avril 2024

Pratiques de l’hésitation

Pour une observation des tremblements

Texte de présentation

Le temps venu d’hésiter

L’hésitation nous apparaît ici à la lueur d’un espoir, celui de ne plus reconnaître la valeur de nos connaissances à l’assurance de leur expression. Le présent numéro décline ainsi un florilège de textes semblant désavouer la pensée relatée par Wittgenstein à la clôture du Tractatus, selon laquelle « sur ce dont on ne peut parler, il vaut mieux garder le silence. » (1921, 112) Les hésitations ne s’y profilent pas comme des marques à retirer afin d’arriver à une parole directe ou franche, mais comme la précondition même de nos interactions et de nos relations. Si on chancelle, si les lèvres tremblent et si les doigts s’agitent, c’est que le corps, se préparant à la parole, s’exprime visiblement déjà.

Perçues comme l’espace fertile d’une interrogation sur ce qui mène à la parole, les suspensions causées par le doute prennent alors la forme d’une tactique herméneutique réfutant l’approche de la pure rationalité pour faire état des savoirs, esthétiques et politiques découlant de nos relations aux œuvres. L’incertitude peut finalement apparaître comme un antidote à la schématisation d’une déclaration convaincue, différant le moment de son entrée dans le langage, alors que l’illumination se frotte à l’imperfection de son expression. Les multiples postures hésitantes regroupées dans ce présent numéro de Post-Scriptum nous enjoignent d’être à l’écoute des incertitudes qui peuplent nos lectures, et même de concevoir par le biais de celles-ci une véritable éthique de l’interprétation. Favorisant l’irrésolution à la persuasion, l’hésitation s’associe ainsi à une posture de lecture soucieuse d’interroger l’indistinction des voix à l’œuvre dans la réception artistique.

Dans un premier article, Gabriel Armelin envisage le processus de traduction poétique, de même que toutes les hésitations que celui-ci implique en tant que praxis d’analyse poétique. En s’appuyant sur sa traduction d’un poème en prose de e. e. cummings, « i was sitting in mcsorley’s. », Armelin suggère une forme d’éthique de la traduction passant par une attention au rythme. La traduction est vue ici non pas comme tendue entre deux fidélités opposées, celles du sens et de la forme, mais comme la tentative de suivre le rythme d’un texte accueillant une multiplicité de voix qui s’allient.

Le second texte, signé par Robert Séguin, se présente lui aussi comme une forme de mise en pratique d’une lecture. En suivant les traces d’Enrique Vila-Matas et de son invention, dans Abrégé d’histoire de la littérature portative, d’un groupuscule littéraire fictif (formé de figures pourtant bien réelles, dont Walter Benjamin et Marcel Duchamp), Séguin compose un texte sous la forme d’entrées de carnets. Ces pensées éparses poursuivent les réflexions des portatifs dans une mise en abyme de la parole interprétative, où le commentaire prend la forme d’une quasi-fiction.

Dans le troisième article, Marie Chartrand-Caulet explore l’usage du langage dans la pièce Pour un oui ou pour un non, de Nathalie Sarraute. L’écrivaine emblématique de la parole hésitante y emploie un langage tronqué, y multiplie les pauses. Par son attention à l’usage de la ponctuation chez Sarraute, Chartrand-Caulet y observe l’énonciation de personnages parlant à tâtons, englués dans les tropismes du langage quotidien, l’absence de sens et le lieu commun coexistant avec un désir de se livrer.

Emmanuelle Passelande propose par la suite d’explorer l’inscription subjective comme précondition de la lecture par l’observation d’Água viva, de Clarice Lispector. Le texte y est décrit comme un agent déstabilisant, et son opacité est discutée par Passelande comme un lieu d’accueil du regard lectoral. Le texte de Lispector y est réfléchi comme l’invitation à un regard actif, menant à (se) réfléchir pour s’extraire d’une posture objective ou distanciée.

Sous la plume de Samuele Ellena, l’hésitation permet de concevoir la figure de « la chercheuse mineure » comme développement d’une posture de recherche académique soucieuse d’interroger son statut d’autorité épistémique. L’incertitude apparaît ici comme une brèche potentielle dans la relation de maîtrise sous-tendue par l’institution académique. Loin de renvoyer à une instabilité discursive ou à un manque d’investissement vis-à-vis des objets de son regard, elle implique une remise en question des institutions du savoir et répète la primauté des connaissances situées.

L’article de Mohammad Reza Amiri s’intéresse quant à lui aux procédés d’improvisation employés par les cinéastes Jacques Rivette, Maurice Pialat et Jacques Rozier. Considérant en parallèle leurs stratégies de tournage, Amiri fait le portrait d’une ouverture à la surprise et à l’indétermination des corps peuplant les images à venir. La figure de l’autorité créative représentée par le rôle de réalisateur s’allie ainsi, paradoxalement, à une pratique de non-intervention.

Dans le texte suivant, Jeffrey Careyva s’intéresse à la transmutation poétique de l’hésitation, notamment par l’observation de l’inscription du bégaiement et des arythmies vocales dans les œuvres de William Carlos Wiliams, JJJJJerome Ellis et Adam Giannelli. Chez Careyva, ce réemploi d’une forme s’opposant à la rythmique continue du langage quotidien permet de reconsidérer la naturalisation des interactions sociales, et d’ouvrir de nouvelles avenues poétiques. L’hésitation et le bégaiement apparaissent comme des tactiques de déstabilisation et de reconfiguration rythmique permettant d’aménager de nouvelles formes de liens et d’interaction discursives.

Le numéro thématique se clôt par deux explorations créatives de l’hésitation. Maya Berbery signe d’abord une série de dessins explorant l’écriture asémique, c’est-à-dire une écriture sans signification effective. Tendues, au premier coup d’œil, entre une impression de lisibilité et une pure esthétique du langage écrit, les œuvres de Berbery interrogent nos modes de réception par leur statut hybride, devenant tout à la fois des images appelant à la lecture comme des textes se contentant de leur pure observation. Hugo Satre propose quant à lui une exploration poétique intitulée « Le m de l’hésitation », texte intime où se déplient les agencements potentiels contenus dans cette seule lettre, celle-ci se changeant tour à tour en une adresse à la mère, à la maladie, à la mort. La tendre écriture employée par Satre souligne la notion de relationnalité comme second lien thématique qui regroupe la quasi-totalité des articles ici recueillis.

Car c’est effectivement la question du lien et de l’interaction communicative qui se trouve sous-tendue par ce panorama thématique. L’hésitation, avant tout, se distingue dans la rencontre avec le regard de l’autre, comme le souligne Adam Giannelli, cité dans ce numéro par Jeffrey Caryva : « alone in my room I can / speak any word » (2017, 5). Lauren Berlant discute également d’un dérangement constitutif d’une proximité des corps : « the sense of the inconvenience of other people is evidence that no one was ever sovereign, just mostly operating according to some imaginable, often distorted image of their power over things, actions, people, and causality. » (2022, 3) Nous n’aurons pas observé l’hésitation pour exorciser la part d’inconfort qu’elle implique, mais pour relever la nécessité des embarras et pour devenir, finalement, les complices de ces instabilités.


Bibliographie

Berlant, Lauren. On the Inconvenience of Other People. Durham : Duke University Press, 2022.
Giannelli, Adam. Tremulous Hinge. Iowa City : University of Iowa Press, 2017.
Wittgenstein, Ludwig. Tractatus logico-philosophicus. Trad. de l’allemand par G. Granger. Paris : Gallimard, 1993 [1921].

    Image de couverture
    Movement of the Hand, Beating Time: Plate 535 from Animal Locomotion Eadweard Muybridge, 1884-1886.
    Éditeur·rice(s)
    • Thomas Filteau
    Révision
    L’équipe de Post-Scriptum
    Mise en ligne
    • Raphael Nunez