La chercheuse mineure

Avril 2024

Cette recherche a été rendue possible grâce à la Bourse d’excellence pour étudiants étrangers octroyée par les Fonds de recherche du Québec. Dossier 337170.

Introduction

En 1917, Antonio Gramsci conclut un article, dont la traduction française serait « Les indifférents », avec ces mots : « Je vis, je suis partisan. Donc je hais qui ne prend pas parti, je hais les indifférents1. » (1917, s.p.). Dans ce bref article, il incite les jeunes à s’engager dans la construction de la cité future, c’est-à-dire un espace social dans lequel « la chaîne sociale ne pèse pas sur les épaules d’un petit nombre, tout ce qui advient en elle n’est pas dû au hasard, à la fatalité, mais est l’œuvre intelligente des citoyens2 » (Ibid.). L’hétérodoxie de Gramsci vis-à-vis de la théorie marxiste est appréciable depuis ce texte de jeunesse : ce ne sont pas les tensions et les paradoxes propres au système qui en causeront l’éclatement dans une révolution nécessaire, mais l’action des individus qui sauront reconnaître et profiter des failles « de la vieille cité déliquescente et instable pour faire surgir des ruines sa propre cité3 » (Ibid.). Ce déplacement de l’attention du système à l’action des individus qui le constituent entraîne l’abandon de la théorie téléologique en faveur de la praxis. Si la société est ce que les individus en font, la praxis est la pensée comme action, à savoir l’effort intellectuel d’identifier et de tenter de résoudre les problèmes que la société pose. Mais justement, l’action entreprise par qui? La résolution des problèmes qui dérangent qui? Prendre parti suppose le fait de s’engager en tant qu’individu, sans l’alibi de la masse, ni l’illusion d’une position super partes. Cet article, qui problématise la participation de la chercheuse universitaire4 à la transformation de la société, envisage l’hésitation comme une démarche nécessaire pour que la production de savoir académique puisse se transformer en expression de voix qui demandent à être complémentées dans un dialogue qui mine les inégalités qui le structurent. Prendre parti, donc dire, je vis, je suis partisane. Où l’insistance sur l’énonciatrice du discours contribue à la reconnaissance des responsabilités et des limites d’une voix située dans un lieu spécifique : l’université post-historique.

Dans la première partie, je suggère que l’université post-historique que nous occupons n’a plus la fonction de dispositif d’État que l’université moderne recouvrait. Cependant, elle en est l’héritière. Cet héritage comporte une autorité qui garantit l’exercice de la violence symbolique qui était propre à l’université moderne. J’allègue que la transformation du dispositif de domination en communauté du dissensus est possible seulement si les chercheuses qui l’occupent renoncent à l’arbitraire de leur autorité. Dans la deuxième partie, j’envisage l’hésitation comme une diversion de la pensée qui, en revenant sur le sujet qui la produit, en interroge l’identité. La chercheuse qui assume les conditions sociales et institutionnelles de son regard en comprend aussi les entraves et occupe un lieu de la pensée qui demande les apports complémentaires d’autres chercheuses. Si la praxis implique la volonté de changer la situation dans laquelle la chercheuse opère, la troisième partie explicite le caractère anticolonial de l’hésitation. La chercheuse mineure s’oppose à la figure de l’expert et du maître qui ont hanté le savoir colonial et, par l’acte de reconnaissance de l’autonomie de l’objet d’étude, elle s’ouvre à la possibilité d’être transformée par ce dernier.

Habiter les ruines de l’université

By thinking without alibis, I mean ceasing to justify our practices in the name of an idea from « elsewhere », an idea that would release us from responsibility for our immediate actions. Neither reason, nor culture. […] Such a pragmatism, I shall argue, requires that we accept that the modern University is a ruined institution. Those ruins must not be the object of a romantic nostalgia for a lost wholeness but the site of an attempt to transvalue the fact that the University no longer inhabits a continuous history of progress, of the progressive revelation of a unifying idea. Dwelling in the ruins of the University thus means giving a serious attention to the present complexity of its space, undertaking an endless work of détournement of the spaces willed to us by a history whose temporality we no longer inhabit.
(Readings 1996, 129)

Le constat depuis lequel se bâtit cette réflexion est que le rôle que l’université occidentale recouvrait dans la modernité est désormais déchu, ce qui n’entraîne pas que son emprise sur le présent soit inexistante ou nulle, mais qu’elle existe sous la forme particulière de la ruine. J’assume, poursuivant en cela l’intuition de Bill Readings, que la ruine n’est pas simplement le passé, mais la forme particulière qu’assume le passé lorsqu’il hante, dans sa présence physique, le présent. Suivant ce postulat, il affirme préférer le terme d’« Université post-historique » à celui d’« Université postmoderne », la catégorie de Lyotard étant devenue un alibi qui permet d’imaginer le présent et ses institutions simplement dans l’ordre d’un passé plus complexe, voire une répétition du même dans une forme plus critique. Le terme « post-historique » introduit l’idée d’une survivance de l’institution par-delà le temps historique qui en justifiait l’existence (Readings 1996, 5-6). Ainsi, la ruine de l’université moderne, voire l’université post-historique, garde en soi certains aspects qui étaient propres à l’université moderne, tout en s’en différenciant dans sa logique proprement contemporaine. Il s’agit moins ici d’évaluer ou de comparer les deux moments de l’institution universitaire – le moderne ou le contemporain – que de constater que, dans le passage d’un modèle à l’autre, émergent des possibilités d’œuvrer à une usure des violences qui structuraient l’université moderne et qui se sont transmises, bien qu’affaiblies, dans l’université que nous habitons.

Ce qu’il reste de l’autorité

Dans la modernité, l’université existe comme organe de l’État-nation pour la production et la diffusion de la culture nationale. En cela, elle est l’institution qui assure la production de savoir technique, éthique et esthétique à l’intérieur d’un territoire et, ce qui participe à la production propre du savoir, qui érige les frontières de légitimation qui divisent, pour citer Castro-Gómez, « la connaissance utile et l’inutile, la doxa et l’épistémè, la connaissance légitime […] et la connaissance illégitime5 » (2007, 81). Ce qui fait de l’institution scolaire moderne, dans laquelle l’université joue le rôle de sommet accessible aux jeunes issues des classes privilégiées et aux meilleures des classes défavorisées, un appareil idéologique d’État (Althusser 1976, 67-125), c’est justement la violence symbolique qu’elle produit. Les trois conséquences principales s’avèrent : 1) l’inhibition de la mobilité sociale : la reproduction de la culture dominante, à savoir du groupe dominant, comme seule culture légitime, la possession de laquelle est requise afin de participer au groupe dominant; 2) la formation de la bonne citoyenne : la production d’un habitus, c’est-à-dire la façon d’être au monde du sujet socialisé, perçue par ce dernier comme naturelle; 3) la légitimation des inégalités existantes : enseignement de valeurs comme l’obéissance, le respect du pouvoir et, à la limite, la production de mythes occultant les inégalités d’accès au succès, parmi ceux-ci, le self-made-man. Dans la foulée de 68, Bourdieu et Passeron décrivent la violence propre au système d’enseignement d’État et soulignent que l’éducation produit l’intériorisation de la norme, de sorte que la nécessité de recourir à la coercition physique afin de faire respecter le pouvoir diminue, bien que l’efficacité du pouvoir augmente :

Dans une formation sociale déterminée, le TP [travail pédagogique] par lequel s’accomplit l’AP [action pédagogique] dominante a toujours une fonction de maintien de l’ordre, i.e. de reproduction de la structure des rapports de force entre les groupes ou les classes, en tant qu’il tend, soit par l’inculcation soit par l’exclusion, à imposer aux membres des groupes ou classes dominés la reconnaissance de la légitimité de la culture dominante et à leur faire intérioriser, dans une mesure variable, des disciplines et des censures qui ne servent jamais aussi bien les intérêts, matériels ou symboliques, des groupes ou classes dominants que lorsqu’elles prennent la forme de l’auto-discipline et de l’auto-censure (1970, 56).

L’intérêt que je porte à l’étude que les deux sociologues français font du système éducatif d’État, voire du système d’éducation moderne, est dû au fait que ce n’est pas une caractéristique propre à l’institution scolaire qui en justifie la violence symbolique, mais plutôt la création de l’autorité de cette institution. En d’autres termes, s’il est vrai qu’il y a au sein de l’histoire de chaque institution un moment de fondation, où l’autorité sous la personne d’un roi, d’une figure religieuse ou encore d’un homme de la République délègue son pouvoir autoritaire à l’institution scolaire, l’autonomisation postérieure du système scolaire fait en sorte que l’autorité de ce dernier se montre comme un fait sans fondation. C’est-à-dire que l’autorité de l’institution n’est plus questionnée et que le « double arbitraire » (Ibid., 19-26), à savoir l’arbitraire du savoir qui est enseigné et l’arbitraire de la légitimité de l’institution qui l’enseigne, reste inexprimé. Readings a justement noté que la crise de l’État-nation implique que son dispositif culturel, l’université, se retrouve dépourvu de la fonction qu’il recouvrait, notamment la production, la reproduction et la diffusion de la culture d’État :

The governmental structure of the nation-state is no longer the organizing center of the common existence of peoples across the planet, and the University of Excellence serves nothing other than itself, another corporation in a world of transnationally exchanged capital (1996, 43).

Bien que celle qui domine soit désormais la logique tyranne6 du marché agissant au-dessus des forces de l’État-nation qui se limitent à l’épauler faiblement, l’université continue à être doublement reliée à l’institution étatique. Tout d’abord, parce que cette dernière continue d’exister, bien qu’affaiblie, et que ses dispositifs continuent à exercer leurs fonctions, bien qu’amoindris. En outre, parce que l’autorité acquise dans le passé continue, indiscutée, à avoir de la valeur dans le présent, même si sa source, l’État-nation, se trouve dans une crise d’autorité. Ce qui m’oblige à reformuler la thèse de Readings, à savoir que l’université n’est plus au service de l’État-nation, mais que l’autorité qui lui permet de performer dans le marché global comme une « microentreprise de services7 » (Castro-Gómez 2007, 85) perpétue son affiliation au pouvoir hégémonique du siècle passé. Je me limite à un exemple, parmi les multiples possibles, qui concerne l’exercice de cette violence symbolique légitimée par l’autorité non questionnée. Dans les départements de littérature de langue française, entourée par les expertes de la littérature française de tel ou tel siècle, ou par les expertes d’un genre littéraire spécifique d’un lieu précis (théâtre québécois, poésie romande, etc.), il y a normalement une seule professeure de littérature africaine d’expression française, quand ce n’est pas de littérature africaine et des Caraïbes, ou encore de littératures francophones. Il ne s’agit pas simplement d’un déséquilibre évident entre la spécificité lorsqu’on enseigne la littérature occidentale et la généralité lorsqu’on enseigne la littérature africaine – ce qui exemplifierait simplement une perpétuation de la logique occidentalocentriste. À mon avis, le problème majeur consiste dans le manque de questionnement à propos de l’arbitraire du regroupement sous l’étiquette de « littérature africaine », de « littérature africaine et des Caraïbes » ou de « littérature francophone ». Qu’est-ce qui légitime la cohérence du corpus d’autrices étudiées? 

Une première hypothèse – l’hypothèse historique – serait que les pays d’où ces écrivaines sont originaires ont été marqués par la colonisation française et par l’expérience traumatique de la traite. Cependant, la colonisation et les luttes anticoloniales ont pris des formes différentes dans chacune de ces aires géographiques. En outre, les histoires africaines et caraïbéennes ne se limitent pas à la colonisation ou à la traite, ainsi les œuvres littéraires de cette aire gigantesque abordent un nombre remarquable de thématiques, qui dépassent la représentation de la traite, des plantations ou de la colonisation du continent africain. Ce regroupement met l’accent sur l’histoire que le continent africain partage avec l’Occident, ce qui risque de reproduire l’idée raciste promulguée par Hegel selon laquelle l’Afrique n’aurait pas d’histoire en dehors de ses contacts avec l’Europe (1998, 34-75). En d’autres termes, les autrices africaines seraient étudiées parce qu’elles illuminent d’un autre regard un passé commun et nous permettent de mieux nous comprendre. La violence symbolique est ainsi double parce que l’action réductionniste est accompagnée par une visée opportuniste qui fait de l’autre un miroir à travers lequel se contempler. 

Je ne nomme qu’en passant l’hypothèse raciale qui justifie la cohérence d’un corpus afro-caraïbéen par le fait que les écrivaines soient noires. Cette hypothèse est incompatible avec un espace académique contemporain qui déclare son engagement antiraciste8. D’ailleurs, existe-t-il dans un département quelconque un cours sur des autrices rassemblées en tant que blanches?

 La troisième hypothèse – l’hypothèse linguistique – semble moins politisée : les autrices du corpus parlent la même langue, raison pour laquelle elles font partie du même regroupement. Néanmoins les autrices de l’Hexagone ne sont pas définies comme francophones, mais françaises. En outre, le mot « francophone » et ses dérivés ne devraient pas être employés sans expliciter une prise de distance avec l’utilisation qu’en a fait son créateur, ce qui en alourdit tout usage : Onésime Reclus façonne le néologisme dans des textes aux titres qui résument bien leur contenu colonialiste (France, Algérie et colonies, 1886 et Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique, 1904), où l’imposition de la langue française est envisagée comme une stratégie de consolidation de la domination coloniale. De surcroît, de nombreux auteurs ont publié en différentes langues – par exemple Boubacar Boris Diop qui a publié en français et en wolof ou Valentin-Yves Mudimbe en français et en anglais, ou encore Ahmadou Kourouma qui écrit en français mais avec une syntaxe malinké. Comment classer les auteurs et autrices bilingues ou polyglottes qui, d’ailleurs, sont la majorité dans ces contextes linguistiques extrêmement riches? Je ne suis pas en train de soutenir qu’il ne faudrait pas étudier la littérature africaine d’expression française parce qu’elle est difficile à classer. Bien au contraire, son caractère indiscipliné est une des raisons pour laquelle il faut l’intégrer et l’intégrer plus radicalement dans les départements de littératures de langue française. Néanmoins, qu’il soit justifié linguistiquement, historiquement ou racialement, le regroupement perpétue des violences symboliques qui sont sanctionnées par l’autorité qui n’est pas questionnée.En d’autres termes, les trois hypothèses que j’ai proposées ne sont pas explicitées. Ce qui garantit la cohérence du corpus n’est nullement le corpus en soi, mais l’autorité du département, voire l’autorité de l’université. Ma proposition, à savoir le fait d’habiter les ruines de l’université, implique d’assumer la perte de l’autorité en dévoilant l’arbitraire qui la légitime, au risque de disparaître : « une AP [action pédagogique] qui viserait à dévoiler dans son exercice même sa vérité objective de violence et à détruire par là-même le fondement de l’AuP [autorité pédagogique] de l’agent serait auto-destructive. » (Bourdieu, Passeron 1970, 26). Je fais ainsi le pari d’une transformation profonde de la recherche et de l’enseignement qui ne mènerait pas, comme le suggèrent Bourdieu et Passeron, à la fin de l’institution, mais à son devenir ruine, c’est-à-dire à une existence au long des lignes de fuite qui portent de la violence symbolique à la communauté du dissensus.

Assumer la vulnérabilité

À plusieurs reprises, j’ai fait référence à l’essai de Readings parce qu’il avance une proposition d’université post-historique qui me semble tout à fait envisageable. Il plaide pour la constitution de la communauté du dissensus, qui est un groupe dont le lien n’est ni identitaire ni assuré par la poursuite d’un objectif commun, mais dont les obligations sont perpétuellement sous négociation. Le sujet n’est pas assujetti par l’institution ou son objectif culturel, mais la constitue par sa différence des autres sujets. Non seulement chaque individu apporte une parole spécifique, mais accepte que sa parole puisse être interprétée et greffée sur des réflexions et avec des résultats que le locuteur ne pouvait pas imaginer :

The University is where thought takes place beside thought, where thinking is a shared process without identity or unity. Thought beside itself perhaps. The University’s ruins offer us an institution in which the incomplete and interminable nature of the pedagogic relation can remind us that « thinking together » is a dissensual process; it belongs to dialogism rather than dialogue.
(Readings 1996, 192)

J’allègue que la détérioration de l’État-nation ne suffit pas à garantir l’hétérogénéité nécessaire pour que la communauté du dissensus puisse se constituer. L’autorité des expertes, à savoir les possesseures du savoir, implique une hiérarchisation à l’intérieur de la communauté et des rôles définis. On retrouve ainsi qui définit et qui est définie, qui transmet son savoir et qui l’acquiert, tout en renonçant à l’univers dont elle est porteuse. Par opposition à l’autorité de l’experte, perçue comme arbitraire, je propose la figure de la chercheuse mineure, qui assume sa vulnérabilité et en fait le point de départ pour la constitution d’une manière autre de mener la recherche et de penser la pédagogie universitaire. Avec l’adjectif « mineure », Deleuze et Guattari ont décrit une littérature capable de déterritorialiser le langage dominant en l’obligeant à s’exprimer d’une forme atypique, une littérature dont l’expression est toujours politique et dont l’énoncé n’est pas individuel, mais le résultat d’« agencements collectifs d’énonciation » (1975, 33). Néanmoins, ce qui m’intéresse dans cet article est moins un ensemble de caractéristiques qui définirait une littérature particulière9 que la valorisation de la minorité comme forme d’être en groupe sans disparaître dans l’ensemble, le groupe non-axiomatique. Le philosophe et le psychanalyste français l’envisageaient lorsqu’ils imaginaient le mouvement révolutionnaire comme une « connexion de flux, composition d’ensembles non dénombrables, devenir-minoritaire de tout le monde » (Deleuze et Guattari 1980, 590). La minorité n’est pas un état immuable ou la condition d’un sujet mineur, mais plutôt conçue comme un travail de déplacement hors de l’espace rassurant de la norme majoritaire, vers une étrangeté assumée :

[…] trouver son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers monde à soi, son désert à soi. […] Problème d’une littérature mineure, mais aussi pour nous tous : comment arracher à sa propre langue une littérature mineure, capable de creuser le langage, et de le faire filer suivant une ligne révolutionnaire sobre ? Comment devenir le nomade et l’immigré et le tzigane de sa propre langue ? » (1975, 33, 35)

La chercheuse mineure choisit d’être étrangère à la matière qu’elle travaille et à l’institution qu’elle occupe, dans le sens qu’elle « n’est pas une possesseuse de sol » (Simmel 2010, 664). Elle ne possède pas, c’est-à-dire qu’elle renonce à une maîtrise absolue de son objet d’étude et elle n’est pas l’ayant droit, par naissance ou par acquisition, de la parole vraie. Autrement dit, la chercheuse mineure renonce à l’autorité de l’experte, montre le double arbitraire qui structure l’autorité de la savante et se prive ainsi du pouvoir d’imposer sa vérité. Pour faire cela, elle assume la vulnérabilité qui lui est propre10.

Je considère ce déplacement en dehors de l’espace familier – dans le double sens du mot en français : bien connu, mais aussi domestiqué – comme une vulnérabilité nécessaire pour que la communauté du dissensus reste imaginable. Assumer la vulnérabilité ne s’avère pas simplement la reconnaissance d’une condition commune à tout être humain (Butler 2004, 128-151), mais la réévaluation de cette condition comme possibilité d’ouverture et d’apprentissage. Comme l’écrit Gilson :

Thus, vulnerability is understood to be a more general term encompassing conceptions of passivity, affectivity, openness to change, dispossession, and exposure, which are the basis for certain fundamental structures of subjectivity, language, and sociality. […] Vulnerability is not just a condition that limits us but one that can enable us. As potential, vulnerability is a condition of openness, openness to being affected and affecting in turn (2011, 310).

Cette condition d’ouverture n’est rien d’autre que le lieu inconfortable de la rencontre entre des individus qui ont renoncé à toute hiérarchisation préalable et font valoir une égalité en face de l’incertitude. Ce qui ne se présente pas comme un remaniement du nihilisme, mais une pratique concrète qui vise à la démocratisation du savoir par le biais d’une renégociation des formes de production de celui-ci. Pour que cette perturbation de l’institution universitaire puisse se produire, l’hésitation s’avère une voie incontournable. Il ne s’agit pas de proposer une sorte de technique de l’hésitation, ce qui reviendrait à exprimer une foi en une forme unique et toujours valide de mener la recherche. Je propose plutôt des points que je considère comme importants pour la formation d’une praxis, c’est-à-dire une façon d’agir afin de résoudre un problème réel – dans ce cas la persistance de l’arbitraire de l’autorité et la violence symbolique qui en dérive. Une praxis qui doit être perpétuellement réactualisée et adaptée au contexte d’application.

L’hésitation comme mise en question du je

Ce n’est jamais le logos que vous écoutez ; c’est toujours quelqu’un, tel qu’il est, de là où il est qui parle à ses risques et périls, mais aussi aux vôtres.
(Castoriadis 1975, 9)

L’hésitation, telle que je l’entends, n’est pas un arrêt de la pensée, un blocage du sujet qui se trouve figé dans l’embarras d’un choix. Il s’agit plutôt d’un mouvement similaire à celui de l’inflexion de la voix, qui ne cesse pas de répandre le son, mais qui, grâce à une action spécifique, produit, ou tente de produire le résultat souhaité, à savoir un changement de la même voix. De même, l’hésitation s’avère l’effort du sujet pour détourner la pensée. Le flux de la pensée est empêché de suivre son cours habituel et il est ramené par un effort critique à réfléchir (verbe utilisé dans son sens littéral) le sujet qui pense. Ce qui permet au sujet de penser « correctement » occupe une place centrale dans la philosophie occidentale. Cependant, ce n’est pas cela qui m’intéresse ici, mais presque son contraire. C’est-à-dire de reconnaître que si l’on abandonne toute sûreté métaphysique, ce qui reste au sujet qui interroge sa capacité de penser est seulement le sujet lui-même avec ses entraves et ses attributs. C’est le « je » qui, démuni de toute autorité, se penche vers l’objet de son étude, sachant que son regard sera d’autant plus efficace qu’il aura su reconnaître les fantasmes qui le conditionnent. L’hésitation correspond donc à ce travail particulier de déconstruction qui oblige d’abord le sujet à constater que sa perception de la réalité, et donc les réflexions qui en dérivent, sont circonscrites à son être particulier au monde. Puis, qu’un dialogue entre les porteuses d’une vision fragmentaire devient possible si chacune en reconnaît les limites et parvient même à expliquer, à soi-même et aux autres, les conditions qui les ont produites. En ce sens, l’hésitation n’est pas simplement le repli de la pensée sur soi-même, qui oblige le sujet à la prudence, mais une démarche d’ouverture et d’érosion des frontières restreintes de la vision particulière.

Cette prochaine partie traite de l’hésitation comme exercice de diversion (de vergere) de la pensée vers le sujet, non pas pour le légitimer, mais pour le dépriver de son autorité et le rendre vulnérable, à savoir apte à la participation à la communauté du dissensus. Ce n’est pas par hasard que Barthes insiste autant sur la subjectivité de l’enseignant-chercheur, lorsqu’il inaugure en 1977 l’entrée de la sémiologie littéraire au Collège de France. Il fait sienne la préoccupation d’un enseignement qui « ‘‘tient’’ un discours sans l’imposer : ce sera là l’enjeu méthodique, la quaestio, le point à débattre » (Barthes 1977, 42). Pour y parvenir, il évoque le regard strabique – un œil sur l’objet d’étude, un œil sur le sujet qui étudie – que j’attribue à la chercheuse mineure : « c’est le spectacle même de cette bizarre coïncidence, de ce strabisme étrange qui m’apparente aux faiseurs d’ombres chinoises, lorsqu’ils montrent à la fois leurs mains et le lapin, le canard, le loup, dont ils simulent la silhouette » (Ibid., 37).

Situer le je social(isé)

La productrice de signes est elle-même produite. La subjectivité résulte de l’incorporation d’une série de dispositions, qui sont introjectées par l’enfant et modulées par l’adulte. Je ne veux pas défendre un déterminisme social, mais simplement constater que, bien que souvent cela se fasse inconsciemment, le sujet reproduit les façons d’être au monde de son groupe d’appartenance. J’utiliserai, pour désigner les façons d’être au monde de l’individu, le terme popularisé par Bourdieu : « l’habitus ». L’habitus ne concerne pas simplement l’action – qu’elle soit physique ou verbale –, mais aussi la perception de la réalité et l’autoperception de soi : ce que l’individu peut imaginer comme faisable ou ce qui sort de son imaginaire. Bourdieu a insisté, dans l’essai déjà cité, sur le fait que le travail pédagogique forme l’habitus du sujet. Par conséquent, le monopole sur la formation officielle de l’habitus implique une forme de contrôle et d’homogénéisation des habitantes d’un espace. Or, comme toute tentative d’explication systémique, celle de Bourdieu fait abstraction des trajectoires imprévisibles des individus. Un système complexe qui envisage la formation des habitus d’un groupe devrait tenir compte de la tendance systémique à l’homogénéisation de la formation et, en même temps, des oscillations hasardeuses des sujets. Ainsi, les habitantes d’une même région, exposées au même régime éducatif national, appartenant à la même classe, au même genre et traitées par la société comme appartenant à la même « race », auront de fortes probabilités de voir les questions d’une façon similaire, bien que non égale. C’est au cœur même du problème, à savoir que le regard est produit socialement. L’hésitation de la chercheuse s’avère alors d’abord l’acceptation du regard comme regard social(isé), pour citer Cornelius Castoriadis :

Je ne verrai jamais rien de toutes les places possibles à la fois; chaque fois, je vois dans une « perspective ». Et je vois signifie je vois parce que je suis moi, et je ne vois pas seulement avec mes yeux; lorsque je vois quelque chose toute ma vie est là, incarnée dans cette vision, dans cet acte de voir. Tout cela n’est pas un « défaut » de notre vision, c’est la vision. Le reste, c’est le phantasme éternel de la théologie et de la philosophie (1975, 59).

L’hésitation permet à la chercheuse de poser le problème, c’est-à-dire de reconnaître que le regard de l’individu est l’expression personnelle de son groupe d’appartenance, mais le savoir, le constater même par l’analyse minutieuse des angles morts de la vision d’un sujet socialisé donné, ne résout pas le problème. Justement, il le pose, œuvrant ainsi pour que la solution puisse devenir envisageable. Si l’individu est l’expression personnelle de son groupe d’appartenance et en porte en soi les limites, seul un espace pluriel et cohabité par des actrices dépourvues du monopole de la vérité – la communauté du dissensus – permet d’atteindre une vision complexe et plus complète de l’objet d’étude. La désobéissance épistémique (Mignolo 2009), c’est-à-dire la fragmentation d’un regard unique parce que partiel (et donc tendanciellement partial) en une pluralité de regards socialisés différemment, ne renvoie pas seulement au domaine de l’éthique – le droit de parole qui doit être reconnu à toutes –, mais à une stratégie épistémique gagnante. Si l’intérêt à la complexité de l’objet d’étude gagne sur la volonté d’exercer un pouvoir par le biais de la production de savoir, alors le lieu de la pensée ne peut qu’être pluriel, et le sujet de la pensée, qui s’est découvert par le biais de l’hésitation, ne peut pas le posséder, mais l’habiter comme une étrangère, comme une chercheuse mineure.

Situer le je institutionnal(isé)

Dans cette partie, il s’agit de conjuguer les réflexions sur les limites du regard social(isé) de la chercheuse que je viens d’exposer avec le constat d’un maintien de l’autorité comme arbitraire indiscuté. L’hésitation comme détournement de la pensée envers le sujet pensant amène la chercheuse à se reconnaître comme l’énonciatrice située dans le hic et nunc. L’ici et maintenant de la chercheuse mineure est celui d’une université héritière de l’autorité octroyée dans le passé, de sorte que la vision fragmentaire de la chercheuse se retrouve légitimée par le simple fait d’appartenir à l’institution. Raison pour laquelle l’hésitation ne peut pas impliquer le simple constat des limites de la vision particulière. Il faut prendre en compte l’inégalitaire distribution du pouvoir de résonance au sein de la communauté. Estelle Ferrarese, dans un article qui adopte les outils de la théorie critique afin de problématiser l’institutionnalisation de la vulnérabilité dans un contexte pluriel, souligne que la perception et l’analyse du problème – dans son cas ce qui devrait être pris en charge par une communauté qui choisit de soigner médicalement ses membres – sont socialement formées et, pour cette raison, deviennent des « opérateurs de pouvoir » : « Car le cadre au sein duquel, et au moyen duquel, nous ‘‘enregistrons’’ est saturé politiquement, il émerge du passé collectif, et à ce titre notamment, il est un ‘‘opérateur de pouvoir’’. » (2019, 79). Le pouvoir n’est cependant pas dans le cadre en soi, mais dans celui que le sujet-porteur-du-cadre détient à l’intérieur de la communauté. Pour cette raison, concluant son article avec un plaidoyer pour la communauté du dissensus, Ferrarese propose un idéal de communauté politique à construire, où chaque membre a le pouvoir d’obliger les autres à prendre en compte son cadre particulier :

Plus radicalement, il est possible de défendre l’idée que le commun propre au politique résulte de la contrainte, par la résistance qu’opposent les autres à l’interprétation qu’on en fait, à abandonner quelque chose de son expérience de la vulnérabilité. L’expérience de la vulnérabilité ne doit avoir d’effet sur le monde que si elle s’accompagne d’un décentrement, de l’abandon (partiel) d’une posture et d’une prétention, décentrement qui s’opère par le truchement de l’épreuve du désaccord, et qui contraint à l’apprentissage (Ibid., 91).

Je reviens ainsi au besoin de constituer une communauté universitaire d’individus qui diffèrent par leurs compétences et s’égalent dans leur autorité. En même temps, si l’on considère le rapport entre l’institution universitaire et le territoire qu’elle occupe et sur lequel elle agit par le biais de projets, d’initiatives et d’échanges11, une seconde problématisation s’avère nécessaire. En tant qu’institutionnalisée, la chercheuse exerce un pouvoir octroyé par l’autorité de l’institution. Son acte langagier s’avère simultanément perlocutoire – c’est-à-dire qui produit des conséquences parce qu’il convainc à travers son argumentation – et illocutoire – c’est-à-dire qui crée, par le simple fait d’être proféré, un nouveau fait ou une vérité. Dans son analyse des expressions quotidiennes du langage de haine, Claudia Bianchi souligne comme les « actes de subordination ne sont pas accomplis dans une sorte de vide social : ils sont insérés dans un plus large réseau de pratiques d’oppression qui sont culturelles, sociales, économiques et politiques12 » (2017, 32), ce qui témoigne de l’existence de « l’injustice discursive13 » (Ibid.). Le pouvoir de parole est ainsi distribué de façon inégale : si toute locutrice peut essayer de convaincre de la vérité de son énoncé, seule une locutrice qui détient l’autorité – garantie par l’institution depuis laquelle elle parle ou par le groupe social auquel elle appartient – détient le pouvoir de définir ce que l’objet de son énoncé est dans la société, par son simple acte de langage. Par exemple, si un sujet qui détient l’autorité discursive comme une professeure universitaire affirme : « Les pauvres sont pauvres parce qu’elles ne font pas d’effort », son acte langagier est à la fois perlocutoire et illocutoire. Perlocutoire parce qu’il cause des inégalités, justifiant par le mythe méritocratique les conditions inégalitaires qui existent et entraînant des conséquences, comme convaincre la communauté d’approuver des lois qui fragilisent l’État social. Du même mouvement, l’acte est illocutoire si la parlante a le pouvoir de créer par son acte langagier la catégorie de « la pauvre », c’est-à-dire la personne définie par sa condition économique et sa prétendue oisiveté. En revanche, si un sujet démuni d’autorité, je prends le cas d’une sans-abri, affirme : « Les intellectuelles sont paresseuses parce qu’elles ne travaillent pas avec leurs mains », cela pourrait théoriquement produire des effets, par exemple, si elle parvenait à convaincre un nombre considérable de personnes de voter une loi qui obligerait à alterner le travail intellectuel et le travail manuel. Cependant, elle n’a pas le pouvoir de créer ex nihilo la catégorie de l’intellectuelle-paresseuse parce qu’il lui manque la légitimité, voire le pouvoir de la rendre opérationnelle. 

L’hésitation comme exercice d’autoréflexion implique donc de reconnaître l’existence de l’injustice discursive et le fait que la chercheuse y participe, à cause de l’autorité que lui confère l’institution et souvent parce qu’elle appartient en même temps à un groupe social privilégié, à un combat à concurrence inégale. L’hésitation devient ainsi un travail actif de dévoilement de l’autorité, de dénonciation de son arbitraire et de création d’un lieu de la parole échangée et non imposée. Sans cela, il n’y a pas de troisième mission de l’université post-historique, mais encore et toujours contrôle, imposition de rapports de force et exercice de violence symbolique :

Tout pouvoir de violence symbolique, i.e. tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa force propre, i.e. proprement symbolique, à ces rapports de force.
(Bourdieu, Passeron 1970, 18)

L’hésitation comme résistance à la volonté d’emprise

Elle ne commande rien, ne règne sur rien et n’exerce nulle part aucune autorité. Elle ne s’annonce par aucune majuscule. Non seulement il n’y a pas de royaume de la différance mais celle-ci fomente la subversion de tout royaume. Ce qui la rend évidemment menaçante et infailliblement redoutée par tout ce qui en nous désire le royaume, la présence passée ou à venir d’un royaume.
(Derrida 1972, 22)

Dans la célèbre conférence « La différance » que Jacques Derrida a prononcée en 1968 à la Société française de philosophie, il distingue avec le graphème « a » le mot « différence » du néologisme « différance ». Ce qui l’oblige constamment à préciser à quel terme il se réfère, sa voix devenant ainsi l’outil qui différencie les deux termes en raison d’une homophonie qui réduirait autrement les possibilités d’être compris. Cette démarche, clairement ironique, fonctionne comme une mise en abyme du premier aspect de ce qu’il entend par « différance ». Notamment, la mise en lumière de la logique qui détermine la création arbitraire des différences et des oppositions, souvent binaires dans la pensée occidentale. En même temps, l’autre opération propre à la différance s’avère être, comme l’étymologie latine le suggère, le retardement indéfini de la conclusion. Ce qui se traduit, dans le domaine de la pensée, par le travail actif de la chercheuse pour garder ouverte l’interrogation, ne pas lui permettre de se replier sur elle-même, mais l’obliger à l’« errance empirique » et au « calcul sans fin » (Derrida 1972, 7). C’est-à-dire, participer au « jeu du Monde » (Axelos 1974), comme le disait, dans un cycle de conférence qui ont eu lieu dans les mêmes années celle de Derrida, Kostas Axelos, un autre philosophe qui, comme Derrida, était né ailleurs et que les circonstances historiques avaient amené en France14. La penseuse participe au mystère sans cependant se convaincre, ou essayer de convaincre, d’avoir acquis la méthode ou d’être en possession d’un savoir qui détient, à lui seul, le pouvoir de décoder complètement le réel. Cette déconstruction de la toute-puissance de l’intellect commence par la déconstruction de la toute-puissance de l’intellectuelle. La différance assume ainsi la forme d’une hésitation en face de l’identité (aussi) intellectuelle – définition de ce qu’on est par opposition de ce qu’on n’est pas – de la penseuse comme garante de l’efficacité de la pensée et, par la déconstruction du sujet et de la matière qu’il travaille, un engagement dans l’aventure de la chercheuse mineure. 

Je voudrais faire valoir que cette hésitation prend l’aspect d’une tentative d’endiguer la volonté de dominer l’objet, de le posséder par une maîtrise sûre. Ce savoir séculaire qui tente de s’imposer comme seule vérité, ne serait-il pas l’expression intellectuelle d’une volonté de pouvoir absolu ? D’une tyrannie sur les autres savoirs, mais aussi d’une domination de l’objet d’étude réduit à chose immobile ? Les effets de la sublimation dans le domaine intellectuel de ce que la psychanalyse a nommé la « pulsion d’emprise » sont bien trop concrets pour qu’on puisse les ignorer. Dans sa définition de la pulsion d’emprise, Roger Dadoun souligne qu’elle peut se diluer dans toute action humaine :

[…] il faudrait donc la [la pulsion d’emprise] considérer comme une racine, universelle et omniprésente, et véritablement pulsionnelle, du comportement humain. C’est dire que nulle motion, nulle relation, nulle expression humaines ne seraient concevables qui ne portent l’empreinte de l’emprise. Par définition même, toute tautologique certes, n’est-il pas dans la nature de l’emprise de mettre partout son…emprise ? Dès lors qu’elle est, elle est partout. Il n’est donc pas d’amour ni de haine, pas de domination ni de soumission, pas de don ni d’échange, pas de discours ni de mutisme, où ne puisse se repérer, discret ou massif, frivole ou accablant, délicat ou hargneux, un geste d’emprise (1990, 126).

L’hésitation comme différance, à savoir s’interdire de dire le dernier mot et garder l’interrogation ouverte, empêche non seulement tout « royaume » du savoir, comme la citation qui ouvre cette partie le déclare, mais se constitue comme un travail en réaction à la volonté de maîtrise de la chercheuse. Encore une fois, quelle chercheuse ? L’universalité de l’emprise déclarée par Dadoun, je ne la relie qu’au contexte propre de la chercheuse dans l’université post-historique, héritière d’une tradition du savoir qui manifeste tout au long de son histoire les symptômes d’une volonté d’emprise évidente. La chercheuse mineure, parce qu’elle est elle, c’est-à-dire telle chercheuse dans tel moment et tel endroit, réagit, par le biais de l’hésitation, à la forme particulière que la volonté d’emprise assume dans son système : la création du savoir colonial.

Renoncer au mensonge du point 0

Dans cette troisième et dernière partie, je voudrais concrétiser, dans les limites d’une réflexion sur la production de la pensée, ce que l’hésitation de la chercheuse mineure comporte. Notamment, un effort pour bâtir une rupture épistémologique forte vis-à-vis d’une tradition coloniale de la pensée académique occidentale. Par ceci, je n’entends pas simplement la création d’un savoir qui justifie l’acte colonisateur comme une bienveillante action d’évangélisation, puis de civilisation et tout récemment de démocratisation et d’ouverture au libre marché. La déconstruction de l’idéologie coloniale et néocoloniale est une démarche nécessaire qui a déjà produit des résultats remarquables. Ce qui m’intéresse ici est plutôt une analyse de la forme particulière que la violence coloniale prend lorsqu’elle s’organise en pensée. En d’autres termes, il s’agit de rendre visibles, et donc attaquables, les conditions propres à l’émergence de la pensée coloniale : la forma mentis de la chercheuse colonisatrice.

À la différence de la chercheuse mineure qui se situe par le biais de l’hésitation, la colonisatrice est par excellence le sujet qui voudrait flotter au-delà des déterminations sociales et géographiques. Ce qui lui permet de généraliser son regard et de faire de sa vision particulière la vérité universelle. Il s’agit de ce que Ramón Grosfoguel a nommé « l’hybris du point zéro », défini comme la volonté de toute-puissance de la chercheuse qui, se croyant une divinité sans l’être (l’hybris), cache à soi-même et aux autres son lieu de production du savoir (elle invente le point 0) :

Il s’agit, donc, d’une philosophie où le sujet épistémique n’a pas de sexualité, ni de genre, d’ethnicité, de race, de classe, de spiritualité, de langue, ni une localisation épistémique dans une quelconque relation de pouvoir, et produit la vérité à partir d’un monologue dans son for intérieur avec soi-même, sans aucune relation au-delà de soi. C’est comme dire qu’il s’agit d’une philosophie sourde, sans visage ni force de gravité. Le sujet, que rien ni personne n’ont déterminé, flotte sans visage par les cieux15 (2007, 64).

C’est exactement cette posture intellectuelle qui a permis au sujet, ne se percevant pas comme tel, d’exercer une violence qui se décline en trois dimensions. La première consiste à éliminer du spectre du crédible toute vision qui ne coïncide pas avec celle du sujet, c’est-à-dire celle qui se veut universelle. Il n’y a qu’une temporalité, une façon correcte d’être au monde et une voie efficace pour essayer de le comprendre. La deuxième violence consiste à inventer l’autre comme négatif du soi et y projeter ce que l’individu ne parvient pas à accepter de soi – en un mot, ce qui est ressenti comme non-civilisé –, ou ce que le sujet imagine comme la liberté absolue non limitée par la civilisation – le mythe de la précivilité comme paradis perdu. Dans les deux cas, l’altérité est inventée et alimentée par les phantasmes de l’identité. Finalement, la troisième violence implique ce que Spivak a analysé dans la philosophie de Kant, Hegel et Marx : la forclusion de l’informateur natif (1999, 1-111), c’est-à-dire le recours à une altérité inventée ou interprétée de façon intéressée pour qu’elle fonctionne comme contre-preuve de la thèse soutenue, à savoir un élément fictif utilisé pour qu’il garantisse au raisonnement la cohérence et la solidité nécessaires. L’hésitation, mise en question de la chercheuse, de sa légitimité, de sa position sociale et géographique et des intérêts conscients ou inconscients qui pourraient se faufiler dans son analyse, est d’une part nécessaire pour s’opposer à l’hybris du point zéro et aux trois violences que cette posture intellectuelle provoque. Il s’agit, d’autre part, d’adopter la suggestion d’Alia Al-Saji, qui envisage l’hésitation comme une démarche de dé-racialisation du regard comme produit historique et social : « Here, the inner weakness (or potential) of habits of seeing to become aware of their own affective limitations and conditions, to recall their historicity and social horizontality, must be mined. […] I find this critical potential in the form of hesitation. » (2014, 142). Par opposition à une tradition qui fait abstraction du sujet, une recherche anticoloniale ne peut que rayonner d’un lieu spécifique : il est question ici de celui de la chercheuse mineure. Un lieu par rapport auquel la chercheuse cesse d’être simplement produite, mais qu’elle tente d’envisager, par le biais de l’hésitation, puis de façonner par la négociation d’un rapport dialectique.

Aveugler l’œil du maître

Comme la violence propre à la production du savoir colonial a été permise par l’autorité des productrices de ce savoir, la figure de la chercheuse mineure s’oppose à l’image glorifiante de ces dernières comme expertes de l’ailleurs. Lorsqu’en 1925 Roland Lebel publie sa thèse sur la littérature coloniale, qu’il avait précédemment présentée à la Sorbonne, il loue dans l’introduction les écrivains coloniaux qui, comme les autres experts des colonies, maîtrisent désormais parfaitement leur sujet d’étude :

Cette tendance, qu’on voit apparaître dans les récits de voyages, qui se font plus documentaires que descriptifs, dans les travaux historiques, qui modifient leur point d’observation, dans les ouvrages scientifiques, qui deviennent nettement utilitaires, s’affirme plus clairement encore dans le domaine purement littéraire : l’étude psychologique remplace la vision superficielle, et les auteurs, qui ne sont plus des passants, veulent pénétrer l’âme intime du pays et des habitants (2014, 4. C’est moi qui souligne).

Lebel oppose à l’écrivain exotique l’écrivain colonial, qui ne se limite pas à imaginer la colonie, mais qui l’expérimente lui-même, y vit pour une période et donc la connaît. La condition permettant cette connaissance (le système colonial), le rôle et les intérêts propres à l’observateur (colonisateur et intéressé à la perpétuation de la domination), la formation et les cadres de perception (français dans les deux cas) et l’accès restreint à la réalité des colonies (la fréquentation des zones assurées par le contrôle militaire, des locaux dignes d’un colon et les expériences circonscrites à celles qui peuvent être vécues par un homme blanc dans un système racial, voire raciste), tout cela disparaît derrière la supposée expertise acquise sur le territoire. Encore une fois, c’est l’hésitation autour du sujet qui permet d’opposer aux experts, « qui ne sont plus des passants » de Lebel, la chercheuse mineure qui est étrangère et comme telle ne peut pas se cacher derrière un phantasme de maîtrise absolue. L’étrangeté s’avère ainsi la voie pour contredire la narration que le savoir colonial fait de lui-même : l’œil qui voit et comprend tout, c’est-à-dire qui maîtrise la totalité. Le fait d’assumer sa propre étrangeté est un moyen d’aveugler « l’œil du maître », ce « rayon de capture du territoire » (Giroux 2020, 147), mais aussi de tout ce qui le traverse. Dalie Giroux propose une relecture de la célèbre fable de La Fontaine, « L’œil du Maître », où un cerf s’introduit dans une étable sans qu’aucun des valets ne puisse remarquer la différence entre l’animal domestique et l’animal sauvage. Seul l’œil du maître saura repérer la différence et l’indiquer aux valets pour qu’ils tuent l’intrus. Ce n’est pas que l’intérêt propre au maître lui permette de voir ce que les autres, désintéressés, ne voient pas, mais c’est justement cet intérêt qui crée dans son regard une distinction entre « sauvage » et « domestique ». Cette différence n’existe pas en soi, mais elle existe d’abord dans l’œil du maître puis, par son autorité, dans la réalité qu’il gouverne. La différence entre le bœuf et le cerf est ainsi créée par l’organe de différance : l’œil qui maîtrise. L’hésitation devient alors la façon subversive de regarder, en prenant en considération la distorsion que le regard apporte. Ce strabisme de la chercheuse mineure s’oppose à la pratique coloniale et travaille pour la reconnaissance de l’autonomie de l’objet d’étude. Comme l’écrit Castoriadis :

[…] la praxis n’a pas à porter son objet à bout de bras ; tout en agissant sur lui, et du même coup, elle reconnaît dans les actes qu’il existe effectivement pour lui-même. Il n’y a aucun sens à s’intéresser à un enfant, à un malade, à un groupe ou à une société, si l’on ne voit pas en eux d’abord et avant tout la vie, la capacité d’être fondée sur elle-même, l’auto-production et l’auto-organisation (1975, 134).

En effet, la maîtrise de l’experte implique un rapport dévitalisant avec l’objet d’étude parce qu’elle le réduit à un objet complètement saisi ou, à la limite, complètement saisissable parce qu’immobile. La tendance centripète de l’université occidentale s’est historiquement manifestée par son action assimilationniste et réductionniste. C’est-à-dire que le déplacement à partir du centre institutionnel ne s’effectuait que pour assimiler – ramener à une norme –, ou pour cataloguer et transformer l’expression culturelle exogène en un artefact – la muséalisation qu’implique l’acte de soustraire l’objet de son espace sémiotique et donc d’en perturber la signification. L’œil du maître a ainsi un pouvoir de capture, mais aussi de dévitalisation. Par opposition à cette tendance, la démarche de la chercheuse mineure est proprement centrifuge : elle se déplace depuis une institution, mais en sachant son regard porteur de sa propre réalité, ne l’autorisant pas à la capture et à la dévitalisation de ce qu’elle observe. En cela, elle embrasse le modus operandi que les zapatistes ont appris du peuple Tojolabales. Au lieu de proposer des solutions par le biais d’une théorie préétablie, ils pratiquent l’« aller demandant », ce qui est propre, je cite encore Grosfoguel, au

« rétro-gardisme » qui va « demandant et écoutant », au lieu de l’« avant-gardisme » qui va « prêchant et convaincant » […]. Ils partent de l’« aller demandant » […] dont le programme de lutte est un universel concret qui est construit comme résultat, jamais comme point de départ, d’un dialogue critique transmoderne qui inclut la diversité épistémique et les demandes particulières de tous les opprimés du Mexique16 (2007, 75).

Le dialogue critique transmoderne est une autre forme de nommer la communauté du dissensus. Pour la rejoindre, la chercheuse mineure doit renoncer à l’autorité de l’experte, aveugler l’œil du maître et s’approcher de l’objet comme une étrangère. Non seulement elle ne possède pas l’objet, mais elle accepte la possibilité de se faire déposséder de sa propre vérité. Elle prend parti pour la vulnérabilité, à savoir la possibilité de se laisser changer par la rencontre avec l’objet d’étude. Ce qui est, en dernière analyse, la récompense de la chercheuse lorsque, abandonnant les chemins tracés par la tradition coloniale, elle parvient à contrôler sa pulsion d’emprise. Marie-France Lecomte-Emond en témoigne, dans le domaine de la rencontre particulière entre l’analyste et l’analysante, lorsque l’emprise laisse la place à la contamination réciproque :

Avant la cure, l’analyste comme son patient, tous deux, ont une imagerie tronquée de leur personne, le travail de la cure comme rêve réciproque et renouvelé de dévoiler le sphinx, fait qu’en post-cure, ils n’apportent plus la même réponse ; à travers le discours du patient mais aussi à travers le filtre interprétatif soutenu de silence, deux « paroles » se sont conjointes qui ne feront pas forcément un plein jour… mais qui, dans la nocturne lumière du chemin des étoiles, éclaireront autrement et peut-être mieux, le mystère et le destin de l’homme. Il y a dans cette conception de la psychanalyse, une poésie lunaire où les images véhiculées par la parole et ouïes dans la vibration de l’empathie, ont une fonction active et transformatrice assez occulte (1990, 210).

Être partisane de la poésie lunaire, rechercher le lieu où des demi-vérités se contaminent dans une unité incomplète, déserter le pouvoir en faveur du doute de soi, miser sur une aventure où sont à changer, outre que la pensée, les penseuses : d’autres manières de dire l’existence de la chercheuse mineure qui hésite.

En guise de conclusion

Dans cet article, j’ai mis en évidence que l’université post-historique maintient, sous la forme d’un excès du passé qui perdure dans le présent, l’autorité de l’institution. Même si l’État-nation a perdu de son pouvoir, l’autorité de son dispositif culturel continue d’opérer et de générer une violence symbolique qui prend des formes différentes, mais jamais innocentes. J’ai introduit la figure de la chercheuse mineure comme celle qui dévoile l’arbitraire de son autorité et, par le biais d’une praxis hésitante, adopte une vulnérabilité qui seule permet d’envisager une communauté du dissensus. L’effort de visibiliser les composantes sociales et institutionnelles de sa propre position implique de renoncer à une maîtrise absolue de l’objet d’étude, qui n’est plus dévitalisé, mais perçu comme un objet autonome. L’hésitation revêt ainsi la fonction précise d’endiguer la pulsion d’emprise et suggère une pratique de recherche aux antipodes de la production du savoir colonial. En cela elle est anticoloniale.


La boucle est donc bouclée? Je ne le crois pas. La figure de la chercheuse mineure court le risque de fonctionner comme une légitimation de celles qui, dans une contemporanéité en mal d’intellectualisme, continuent à profiter de leurs privilèges tout en s’en déclarant en désaccord. Croire que renoncer verbalement à ses privilèges les ébranlerait relève d’un idéalisme bien redoutable. J’ai, à maintes reprises, fait référence au groupe Modernidad/Colonialidad. Je voudrais, pour conclure cet article, citer le travail de Silvia Rivera Cusicanqui, Ch’ixinakax utxiwa : una reflexión sobre prácticas y discursos descolonizadores, où ce groupe a été défini « un petit empire dans l’empire17 » (2010, 58). La chercheuse souligne que la recherche académique, y compris les discours postcoloniaux et décoloniaux, n’échappe guère aux logiques du marché global. Elle reproduit les dynamiques d’extractivisme dans les pays du Sud Global – dans ce cas l’extraction d’idées et d’analyses de penseuses qui restent anonymes – pour produire des œuvres finies, publiées au Nord et qui donnent du prestige symbolique, ainsi que du capital économique, sous forme de salaires, bourses et publications. L’existence de cette « structure verticale des triangles sans base18 » (Ibid., 67) est la preuve que l’hésitation n’est pas en soi l’avènement de la communauté du dissensus, mais plutôt sa condition préalable. Il s’agit d’une étape intellectuelle nécessaire pour que les habitantes des ruines de l’université puissent œuvrer à sa démocratisation. En d’autres termes, il faut que la pluralité à l’intérieur de l’institution soit envisageable, ainsi que la création de médias de diffusion et de divulgation internationaux et non seulement occidentaux, ainsi que l’élaboration de projets et d’événements en dehors des murs universitaires sécurisés, ainsi que les collaborations interuniversitaires à plein droit, où les rôles ne sont pas figés en récolte de données pour les chercheuses du Sud et élaboration du matériel pour les chercheuses du Nord, ainsi que la normalisation de colloques où professeures, étudiantes et non-universitaires échangent… Une fois que tout cela devient envisageable, voire nécessaire pour que l’institution universitaire garde du sens dans notre contemporanéité, il faut le faire. Comment? Avec quelles ressources? Dans quels délais? Quelles sont les limites à prendre en compte si cette démarche s’inscrit dans le système socio-économique actuel? Tout cela ouvre la voie à un autre débat nécessaire pour que tout ce qui a été écrit dans ces pages devienne autre chose qu’un exercice du privilège de parler, voire une forme subtile de violence symbolique.

  1. 1« Vivo, sono partigiano. Perciò odio chi non parteggia, odio gli indifferenti »
  2. 2« […] la catena sociale non pesa su pochi, in essa ogni cosa che succede non è dovuta al caso, alla fatalità, ma è intelligente opera dei cittadini. »
  3. 3« della vecchia città infracidita e traballante per far sorgere dalle sue rovine la propria città. »
  4. 4Pour cet article, le genre féminin a été arbitrairement choisi par l’auteur comme genre universel.
  5. 5« entre el conocimiento útil y el inútil, entre la doxa y la episteme, entre el conocimiento legítimo […] y el conocimiento ilegítimo. »
  6. 6L’adjectif a la double fonction d’indiquer l’illégitimité d’un pouvoir non-choisi et, en même temps, d’évoquer le symbole ultime de l’agentivité de la multitude : la guillotine.
  7. 7« microempresas prestadoras de servicios »
  8. 8À titre d’exemple, voir la déclaration de la mission pour la lutte contre le racisme de la Sorbonne Université (La mission Lutte contre le racisme, l’antisémitisme, la haine anti-LGBT | Sorbonne Université (sorbonne-universite.fr)); de l’Université de Montréal (L’UdeM s’engage à lutter contre la discrimination et le racisme sur ses campus | UdeMNouvelles (umontreal.ca)); de Duke University (Advancing Racial Equity at Duke) et de Columbia University (Columbia's Commitment to Anti-Racism | University Life).
  9. 9Voir, à titre d’exemple, l’article d’Abbes Maazaoui, où le chercheur ajoute aux trois caractères de la littérature mineure énoncée par Deleuze et Guattari la thématisation de la marginalité et une recherche de littérarité du texte (1998).
  10. 10L’insistance sur le possessif, ici comme dans la citation de Deleuze et Guattari, vaut comme prise de distance d’un quelconque déplacement de la chercheuse qui vise à prendre la place d’une autre vulnérabilité. Il ne s’agit ni de « parler au lieu de », ni de « parler pour », mais de déserter les lieux de son propre pouvoir par les biais de ses propres vulnérabilités.
  11. 11Je ne limite pas la troisième mission de l’université, par-delà de la recherche et de l’enseignement, à sa « vocation entrepreneuriale » (Vorley, Nelles 2008, 147). Je la considère plutôt comme la tentative d’assumer une fonction sociale, voire de participer à la constitution de la communauté et à la négociation de l’occupation et gestion du territoire.
  12. 12« Gli atti di subordinazione non vengono compiuti in una sorta di vuoto sociale: sono inseriti in una rete più ampia di pratiche di oppressione che sono culturali, sociali, economiche e politiche. »
  13. 13« l’ingiustizia discorsiva ».
  14. 14D’origine grecque, Axelos était un réfugié politique parce qu’il avait participé à la résistance contre les nazi-fascistes, puis contre les forces loyalistes soutenues par l’Angleterre et les États-Unis lors de la guerre civile grecque.
  15. 15« Se trata, entonces, de una filosofía donde el sujeto epistémico no tiene sexualidad, género, etnicidad, raza, clase, espiritualidad, lengua, ni localización epistémica en ninguna relación de poder, y produce la verdad desde un monólogo interior consigo mismo, sin relación con nadie fuera de sí. Es decir, se trata de una filosofía sorda, sin rostro y sin fuerza de gravedad. El sujeto sin rostro flota por los cielos sin ser determinado por nada ni por nadie. »
  16. 16« ‘‘retaguardismo’’ que va ‘‘preguntando y escuchando’’, en lugar del ‘‘vanguardismo’’ que va ‘‘predicando y convenciendo’’. […] Ellos parten del ‘‘andar preguntando’’ […] cuyo programa de lucha es un universal concreto construido como resultado, nunca como punto de partida, de un diálogo crítico transmoderno, que incluye la diversalidad epistémica y las demandas particulares de todos los oprimidos de México.»
  17. 17« un pequeño imperio dentro del imperio »
  18. 18« La estructura vertical de los triángulos sin base »