Pour un oui ou pour un non de Nathalie Sarraute
Une écriture de la différance
Introduction
Sur le plan du langage, le XXe siècle aura été marqué par ce que plusieurs ont qualifié de crise : crise du sens (Steiner 1988, 44) ou crise de la représentation (Boué 2009, 9). L’on sait les apports fondamentaux de la linguistique structurale sur la notion de signe et, de la scission constatée entre « le mot et le monde empirique » (Steiner 1988, 46), on interroge les points fixes du langage, sa capacité même de faire sens. En parallèle, on dit aussi du roman qu’il se trouve en état de crise (Jefferson 2009, 113), dans un perpétuel renouvellement. Dans L’Ère du soupçon, son recueil d’essais paru en 1956, Nathalie Sarraute développe des idées essentielles au Nouveau Roman, où, au contraire de l’action, le dialogue « occupe une place chaque jour plus grande » (1956, 108). Le dialogue, pour Sarraute, permet de faire émerger ce qu’elle appelle les tropismes, « des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons » (1956, 8). Si aucun mot ne permet leur expression, l’entreprise d’écriture de Sarraute vise tout de même le déploiement de ces sensations intérieures, quelque part sur la limite entre ce qu’elle appelle la conversation et la sous-conversation, pensées comme différents niveaux de la (prise de) parole. Contrastant le dialogue du roman et celui du théâtre, qu’elle perçoit comme autonome, Nathalie Sarraute semble préférer ce dernier : il « doit se suffire à lui-même et sur [lui] tout repose, [il] est plus ramassé, plus dense, plus tendu et survolté que le dialogue romanesque : il mobilise davantage toutes les forces du spectateur » (1956, 133). En raison de ce soupçon grandissant envers le roman, la romancière s’en détourne dans les années qui suivront la parution de ces essais pour approcher les tropismes par le biais du théâtre, où le dialogue est maître. Ses premières pièces Le Silence (1964) et Le Mensonge (1966) sont alors créées, suivies par Isma (1970), C’est beau (1973), Elle est là (1978) et Pour un oui ou pour un non (1981), qui sera sa pièce la plus mise en scène. Naissant dans une double négation de la parole – celles du silence et du mensonge –, ce théâtre du Nouveau Roman n’est plus contraint par les conventions romanesques : il efface le personnage, le narrateur, même l’action, tous supplantés par le dialogue; ce faisant, ce théâtre se fait essentiellement une interrogation des capacités du langage de faire sens – soit de traduire les plus infimes sensations intérieures : un rien. Le sujet des pièces de Sarraute « est chaque fois ce qui s’appelle “rien” » (Sarraute 1996, 1710)1. C’est ainsi dans les valses-hésitations de la parole que le théâtre se déplie, entre dire et ne pas dire. Pour un oui ou pour un non est en essence une mise en scène de cette tentative sans cesse renouvelée, mais toujours fondamentalement inapte à traduire les sensations intérieures par le langage.
Dans ce logo-drame2, deux vieux amis se retrouvent après un temps. H. 1 s’inquiète de cette distance, et H. 2 révèle qu’il a souhaité rompre cette amitié lorsqu’autrefois, ayant partagé un succès avec son ami, celui-ci lui a répondu : « C’est biiien… ça… ». Ce qui importe ici, ce ne sont pas tellement les mots, mais la prosodie, « un accent mis sur “bien”… un étirement […] et un suspense avant que “ça” arrive. » (1499) Pour justifier son désir de rompre cette amitié, H. 2 fait appel à des témoins, un couple – mais sans succès, puisqu’à travers son procès d’intention, il est vu comme celui qui rompt pour un oui ou pour un non. C’est l’élément déclencheur pour que les rancunes accumulées au fil du temps soient exposées au grand jour, jusqu’à ce que cette amitié, dont il ne reste « rien d’autre[,] nulle part » (1514) que les apparences, se termine précisément sur un oui et sur un non.
L’hésitation est ce qui fait le théâtre dans Pour un oui ou pour un non. Cette hésitation se montre tantôt sur le plan des personnages et de leur parole, tantôt sur celui du texte et du langage mêmes. D’une part, l’angle de l’hésitation interroge ce que l’on perçoit du texte, tant son dicible que son indicible – ce qui est dit veut-il vraiment dire? D’autre part, l’hésitation est à considérer également sur le mode, non pas de l’arrêt, mais du suspens, a fortiori entre ce dit et ce dire; elle relève du transitoire, car les personnages sont portés par un inconscient verbal qui échappe au corps, et qu’il s’agit de capturer, non pas dans ce qu’ils décident de dire, mais dans ce qui vient avec – avant – chaque phrase. Si « [s]es véritables personnages, [s]es seuls personnages, ce sont les mots » (Sarraute 1978, citée dans Bertrand-Jennings 2009, 79), alors le lieu du théâtre dans cette pièce, c’est bel et bien la phrase. Mais la phrase sarrautienne en est une qui hésite, tâtonne et s’avance toujours en direction d’une ouverture, d’un infini, ce vers quoi Sarraute tend explicitement : « Un peintre a dit qu’achever une toile c’est l’achever. Je crains que ce soit ce qui arriverait à mes phrases. » (1972, 1) Passant du mot à la phrase, et de celle-ci au phrasé, il s’agira d’observer, dans Pour un oui ou pour un non, la façon dont l’écriture de l’hésitation se traduit par une transitivité du langage.
« Quelque chose » et « nulle chose » : un langage à définir
Des balbutiements jusqu’à l’ambiguïté manifeste du langage, l’hésitation dans l’écriture de Sarraute est présente sur tous les plans. Certainement, les personnages ne sauraient y échapper, trahis par leurs propres lapsus (« [ç]a t’attire… ça te tire » (1508)) et leurs propres incohérences (« [m]ais, mais, mais… » (1503)). Si leurs bégaiements sautent aux yeux, l’ambiguïté des mots mérite qu’on s’y attarde, car elle témoigne de l’inaptitude du langage à faire sens des sensations intérieures. Ainsi, l’hésitation s’illustre presque comme une suspicion entretenue face aux mots, faisant du théâtre de Sarraute un lieu où chaque parole est un drame, et chaque mot sème un doute.
La pièce tourne autour de l’énoncé « C’est bien… ça… » et de son renversement sémantique. Interprétée comme une insulte par l’un des personnages, la phrase est pourtant sémantiquement méliorative; livrée hors contexte, on ne saurait y détecter quelque sarcasme à l’aide des simples marqueurs prosodiques, soit la pause entre « C’est bien » et « ça » ou l’accent mis sur « bien ». D’une façon similaire, cet exemple d’une réplique de H. 2, qui marque la pièce d’entrée de jeu, met de l’avant le vide sémantique des pronoms : « C’est… c’est plutôt que ce n’est rien… ce qui s’appelle rien… ce qu’on appelle ainsi… en parler seulement, évoquer ça… ça peut vous entraîner… de quoi on aurait l’air? Personne, du reste… personne ne l’ose… on n’en entend jamais parler… » (1498, je souligne) Le passage abonde en pronoms, dont les référents sont absents, en plus d’être marqué par la négation. Un grand nombre de pronoms indéfinis apparaissent, soit « rien » et « personne », mais aussi « on » et « vous », qui ne renvoient pas aux personnages – ceux-ci se tutoient – et dont aucune inférence ne permet de déterminer le référent. Les pronoms « en » et « l’ », tout comme « ce qui » et « ce que », ne sont pas davantage précisés, et renvoient au « ça » seulement par anaphore associative. Quant à ce dernier, ainsi que les autres démonstratifs « c’ » et « ce », ils font l’essence du texte, par cette monstration qui n’est jamais achevée. Pour Kerbrat-Orecchioni, le pronom démonstratif possède un fonctionnement anaphorique et déictique. Il a une dimension spatiale – voire gestuelle –, c’est-à-dire que « ce geste [inhérent au pronom], et du même coup le syntagme nominal qu’il accompagne, ne peut être interprété correctement que dans la situation concrète de la communication » (Kerbrat-Orecchioni 1980, 45). Pour simplifier, le pronom démonstratif est impérativement défini, que ce soit par le regard ou en pointant du doigt ce qu’il désigne. Autrement, selon la linguiste, il rend la phrase « agrammaticale ». Ce qu’elle entend par là, c’est une « inadéquation du comportement “paralinguistique” (mimo-gestualité) au comportement linguistique » (Kerbrat-Orecchioni 1980, 233). Le cotexte permet de soupçonner que le « ça » de ce passage se réfère à l’énoncé « C’est bien… ça », qui ne survient que plusieurs répliques plus loin. Cependant, l’ambivalence subsiste : le référent est-il l’énoncé dans son entièreté, ou bien correspond-il au « ça », l’autre « ça », qui lui appelle encore un autre référent? Et, pire encore, si l’on peut lier le premier « ça » de H. 2 à celui de l’énoncé « C’est bien… ça », à cette réplique, H. 1 lui répond d’emblée que « Ça ne peut pas être ça… » (1499) Indéniablement, le pronom résiste à l’interprétation. Le flottement sémantique ici est omniprésent : à travers les marques multipliées de la négation et l’absence de référents, on se situe au niveau d’un presque-rien du langage, où l’on ne parle vraisemblablement de « personne » ni de « rien » en particulier.
Il importe de s’arrêter un instant sur le mot « rien », car il lève le voile sur ce qu’il y a d’insaisissable dans le langage du théâtre sarrautien. Quelques répliques plus loin, la phrase « ce n’est rien » (1499) devient « ce rien » (1499), transformant l’attribut en substantif. Nominalisé, ce « rien » n’est pas tout à fait « rien », c’est simplement qu’il est caractérisé par ce que Dominique Willems souligne comme un « encore à définir » (1998, 141). Partant de la notion d’« indéfini transitoire » de Damourette et Pichon, elle théorise que les pronoms indéfinis « renvoie[nt] à un référent spécifique, bien qu’encore indéfini » (2005 §10). Cette part transitoire qui caractérise ce type de pronoms les rend cataphoriques, c’est-à-dire qu’ils appellent une définition, ou une désignation – c’est le cas dans l’extrait qui nous occupe : « ce n’est rien… ce qui s’appelle rien, ce qu’on appelle ainsi… » Si le personnage échoue à définir le « rien », c’est bien parce qu’il « n’est rien et [il] est tout; [il] est donc presque rien » (Jankélévitch 1980, 19, l’auteur souligne). Parlant de connaissance méconnaissante, Vladimir Jankélévitch remarque :
[A]vant de savoir ce qui manque, je sais qu’il manque […]. [P]ersonne ne peut dire exactement ce qui « manque » […]. N’étant ni ceci ni cela, mais plutôt tout et rien, le méconnu de la méconnaissance n’est jamais assignable; n’étant ni ici ni là, mais plutôt partout et nulle part.
En effet, le presque-rien du « rien » est cette impression du manque, en fait, la présence du manque en son absence. C’est aussi ce qu’en dit le dictionnaire : dans Le Robert, le pronom « rien » est défini dans un même temps comme « quelque chose » et « nulle chose » (Renaud-Goud 2023).
Cette ambivalence se reflète aussi dans l’expression « pour un oui ou pour un non », qui en réalité signifie « pour un rien ». S’ils titrent la pièce, les adverbes « oui » et « non », qui sont en essence anaphoriques, ne répondent ici pourtant à rien. Prenons le passage suivant, qui pose la question d’une équivalence entre « oui » et « non » (Hersant 2017, 9) :
H. 1 : Pour un oui… ou pour un non?
[…]
H. 2 : Oui ou non? …
H. 1 : Ce n’est pourtant pas la même chose…
H. 2 : En effet : Oui. Ou non.
H. 1 : Oui.
H. 2 : Non!
Bien que les adverbes « oui » et « non » soient entendus par les linguistes comme mutuellement exclusifs – dire « oui » exclut de fait « non », et vice-versa – (Allaire 2020), superposés par la conjonction, ils semblent être proposés comme alternative l’un à l’autre. L’on peut donc supposer, à un certain niveau, une équivalence sémantique entre les deux termes dans les deux premières phrases, si bien qu’elle rend possible leur inversion, soit de dire non pour dire oui – et inversement – comme nous le prouve l’extrait suivant :
H. 1 : Mais tu sais bien comment nous sommes. Même toi, tu n’as pas osé le prendre sur toi.
H. 2 : Non. J’ai besoin qu’on m’autorise.
Ici, donc, l’adverbe négatif a la valeur d’une assertion (Hersant 2017, 4)3; H. 2 aurait tout aussi bien pu dire « oui ». Pour revenir au passage qui nous concerne, et à la réplique qui suit, « Oui. Ou non », les deux adverbes semblent revenir à leur antonymie parfaite, par la scission entre les deux phrases. La juxtaposition maintient toutefois l’opposition ambiguë, mais celle-ci se creuse entre les deux dernières phrases, « Oui. » et « Non! », séparées en deux répliques différentes. La finale de la pièce sur ce « Non! » exclamatif apparaît d’autant plus comme un ultime refus de désambiguïser le sens.
Au cœur de cette ambiguïté se trouve un manque, celui de la capacité du langage à traduire depuis le monde intérieur une sensation ou une pensée, ce sur quoi on ne peut mettre un mot. Tentant de découvrir la raison pour laquelle son ami s’est éloigné de lui, H. 1 déclare « [n]on, je sens qu’il y a quelque chose… » (1497), et insiste encore, plus loin, sur ce « quelque chose… » (1498). Tout comme le pronom « rien », « quelque chose » est cataphorique (Willems 1993, 141), c’est-à-dire qu’il anticipe puis appelle un référent plus spécifique. On se trouve ici encore dans cet entre-deux entre absence et présence de la méconnaissance, car on sait qu’il y a un manque, mais on ne sait pas lequel. Ce qui manque, c’est « quelque chose », ou « autre chose » : on ne peut mettre le doigt dessus. À la limite de ce qui fait et ne fait pas sens, les mots de Sarraute touchent au sentiment du je-ne-sais-quoi : une impression absolument innommable, qui échappe au langage, face à laquelle on appelle toujours « [a]utre chose à l’infini » (Jankélévitch, 1980, 20). Mais au-delà de la difficulté à nommer, il y a un refus également : dans la deuxième moitié de la pièce, les personnages ergotent sur le bonheur, qui n’est pas même sans nom, mais plutôt « [n]i sans nom ni avec nom. Pas un bonheur du tout » (1507); en fait, il n’y a « rien qui s’appelle le bonheur » (1508, je souligne). Ce sont alors les sensations qui comptent, plutôt que les mots, que, de toute façon, « on n’a pas “eus” » (1498). Le pas-un-bonheur dont on parle ici revient à la question du « rien », c’est-à-dire à la réticence à nommer les choses, un acte que l’on soupçonne non seulement impossible, mais peut-être non souhaitable. Si l’indéfini transitoire occupe la pièce de part et d’autre, l’on pourrait postuler que Sarraute, ainsi, préfère laisser les mots dans cet entre-deux hésitant de l’« encore à définir ».
Suspension et prolongement : la phrase en devenir4
Par les distorsions syntaxiques et l’irruption de la prise de parole, la phrase de Sarraute trahit sa nature transitoire, entre suspension et prolongement. Depuis les plus petites propositions syntaxiques, on observe une phrase qui, à tâtons, émerge, hésite puis s’étire. C’est là qu’on retrouve la genèse de la parole sarrautienne, précisément dans la saisie de ces « mouvements intérieurs infimes et compliqués qui ont propulsé le dialogue » (Sarraute 1956, 134) et qui sont si chers à l’écrivaine.
Les interjections, ces courtes instances d’oralité5, trahissent la brièveté et le devenir de la prise de parole; ce sont des actes non prémédités, comme quelque chose qui échappe au corps. Cela s’entend notamment lorsque ces prises de parole sont suivies par un point d’exclamation ou d’interrogation. Comme ponctuation médiane, prenant la place de la virgule, ces signes ont pour effet de mettre en évidence la réactivité des énoncés : « mon Dieu! » (1511), « ah? » (1500, 1501, 1502, 1503), « tiens? » (1504), « hein? » (1508, 1513), « oui? » (1514). La troncation donne elle aussi à voir la parole dans son processus de construction, un parcours constamment entrecoupé de pauses et de silences, et qui parfois s’achève en une phrase finie. Plus qu’inachèvement, la phrase sarrautienne est souvent saisie dans un état de pas-encore. La première réplique de la pièce, « Écoute, je voulais te demander… C’est un peu pour ça que je suis venu… » (1497), fait entendre au lecteur ce qui est révélé comme absent : l’injonction à l’écoute comme l’indice d’un dialogue déjà entamé, la transitivité du verbe « demander », qui se heurte à l’absence de complément, couplée aux points de suspension; bref, tout cela produit l’effet d’un manque. Sans être totalement absence, ce manque laisse entendre dans un même temps un surplus, ou plus précisément un flottement.
La progression de sens apparaît encore plus clairement à travers une construction perpétuelle de la phrase. Le phénomène est présent à de nombreuses reprises dans Pour un oui ou pour un non, notamment dans ce que Noël Dazord nomme une phrase à chute : « un suspens ménagé, à travers des énumérations, par des coupes et des retards produits par des segments intercalés, […] la résolution de l’attente produisant l’effet de chute conclusive sur un seul terme » (Dazord 2003, 15). Ainsi, la phrase à chute est présente dès le début de la pièce, par exemple : « [T]u m’as dit il y a quelque temps… tu m’as dit… quand je me suis vanté de je ne sais plus quoi… de je ne sais plus quel succès… oui… dérisoire… quand je t’en ai parlé… tu m’as dit : “C’est bien… ça…” » (1499, je souligne). La triple répétition de « tu m’as dit » crée une attente, en plus qu’elle retrace les nombreux détours du personnage – détours qui d’ailleurs trahissent un besoin de justifier l’existence de la phrase –, sa difficulté à dire ce qu’il souhaite avant d’enfin y parvenir. Les anaphores « quand je me suis vanté », « quand je t’en ai parlé » et « de je ne sais plus quoi », « de je ne sais plus quel » témoignent, tout comme les nombreuses pauses, des hésitations du locuteur, d’une difficulté à s’exprimer. Notons dans ce passage un « je ne sais plus quoi » rappelant le sentiment de je-ne-sais-quoi discuté plus tôt, traduisant ici encore ce sentiment que les impressions échappent constamment au langage. En effet, si le locuteur achève sa réplique sur les mots « C’est bien… ça… », il admet plus loin que ce n’est « [p]as tout à fait » (1499) ça, car c’est peut-être « C’est biiien… ça » (1499), avec une insistance sur le « i », ou même « C’est biiiien… ça… » (1505), avec une encore plus grande insistance sur le graphème; on ne sait pas. L’on retrouve d’autres exemples de la phrase à chute dans la pièce, comme « [a]dmets, je t’en prie, même si tu ne le crois pas, que ça y était, oui… la condescendance » (1502), où le complément du verbe se retrouve à son exact opposé, à la toute fin de la phrase. Bien que le verbe « admets » soit un impératif, l’on peut se demander s’il s’agit réellement d’une injonction, car il est suivi d’une marque de politesse, d’une concession, d’un premier complément, d’un adverbe d’affirmation, puis d’une pause qui, ensemble, contribuent à retarder, puis à adoucir, voire à annuler l’effet perlocutoire, comme si le locuteur n’avait pas assumé l’impératif jusqu’à la fin de sa phrase : dans tous les cas, ces mots ne mènent en aucun cas à une admission chez l’interlocuteur. On remarque que la subordonnée de cet énoncé comprend d’autant plus une construction disloquée : « la condescendance », sujet du verbe « était », se retrouve en fin de phrase, puisque le locuteur ressentait la présence de la condescendance avant même de se rendre compte de celle-ci. Cet ordre de pensée est tout de suite après explicité dans le texte : « Je n’avais pas pensé à ce mot [condescendance]. » (1502) Encore une fois, la dislocation est significative en ce qu’elle retrace l’émergence de la pensée du personnage. La phrase disloquée, d’après Dazord, « n’est pas encore fondue dans [un] état morphosyntaxique achevé » (2003, 38). C’est ainsi par la réactivité de la parole qu’est donnée à voir la genèse de la phrase chez Nathalie Sarraute. Bien qu’elle se close parfois sur une chute, ou sur son double fini, sa structure syntaxique montre qu’elle est souvent incomplète, hésitante, qu’elle cherche perpétuellement à s’accomplir.
Dans ce rapport à la discontinuité, et depuis la réactivité de la prise de parole, la phrase apparaît comme une pulsion que l’on tente en vain de réprimer. Inévitablement, cette résistance à l’émergence de l’inconscient entraine un éternel recommencement qui témoigne d’une certaine hésitation du texte. Nombreux sont les critiques et lecteurs ayant relevé la répétition au sein même de l’écriture sarrautienne : de l’importance de la phrase « Ce qui s’appelle rien » dans l’œuvre de Sarraute – plus particulièrement dans sa pièce Isma – à celle de « C’est bien… ça… » qui faisait déjà l’objet d’un chapitre de son roman Entre la vie et la mort, ces expressions trahissent une hantise chez l’écrivaine qui n’est pas forcément consciente6. De multiples répétitions se cachent au cœur de Pour un oui ou pour un non, par exemple celle du syntagme « à quoi bon » (1499, 1504, 1514), ou bien celle de la formule qui fâche tout au long de la pièce, à quoi tout revient inlassablement. Mais au-delà des reformulations et des répétitions de syntagmes, les phrases se complètent presque instinctivement, car la parole est faite de conventions : si l’un des personnages commence : « La vie ne vaut plus… »; l’autre le complète : « La vie ne vaut plus la peine d’être vécue – c’est ça. » (1512-1513) Cela fait que les personnages vont citer Verlaine – bien malgré eux, car « la suite venait d’elle-même » (1509). Cet irrépressible ouvre la porte à une lecture psychanalytique, où l’inconscient se manifeste malgré et par le dit, comme un instinct auquel on ne peut résister : « c’est plus fort que [s]oi… » (1498). Évoquant le « ça » freudien, les pronoms démonstratifs dans Pour un oui ou pour un non se font tout autant pulsionnels, en plus d’être presque inconscients : ce sont des mots qu’« [o]n ne sait pas comment ils vous viennent » (1498), qui agissent comme la réémergence d’une sensation réprimée. Dans son célèbre essai « Le moi et le ça », Freud définit le « ça » comme l’appareil psychique et inconscient des pulsions, duquel « quelque chose » tente de s’extraire tout en étant perpétuellement refoulé (Freud 2010, 209-212). Reprenons l’extrait suivant : « C’est… c’est plutôt que ce n’est rien… ce qui s’appelle rien… ce qu’on appelle ainsi… en parler seulement, évoquer ça… ça peut vous entraîner… de quoi on aurait l’air? Personne, du reste… personne ne l’ose… on n’en entend jamais parler… » (1498, je souligne) Ici également, le « ça » est une pulsion : « ça peut vous entraîner… » Mais cette émergence est confrontée à un refus. En effet, la répression marque ce passage : quelque chose n’a pas de nom, et personne n’ose même l’évoquer. Ici, la phrase lutte contre elle-même, et témoigne d’une hésitation quant à sa raison d’être. Malgré l’impossibilité de dire, il se forme toujours un « reste », un concept théorisé par de nombreux psychanalystes référant de près ou de loin aux pulsions refoulées, ce que l’on pourrait caractériser comme « l’expression des mécanismes de l’inconscient » (Lecercle 1996, 271). De plus, les pronoms agissent comme le font les points de suspension. Excessif, le signe ponctuant agit comme le retour du même (Rault 2015) : dans son signifié, refoulé qui tente sans cesse de surgir, mais aussi dans son signifiant, soit la réitération du point en trois fois.
En effet, la pulsion de la prise de parole intervient par ailleurs à travers la ponctuation de la phrase, à commencer par les points d’interrogation qui trahissent un doute, ou du moins un questionnement. Mais les points de suspension sont le noyau de la syntaxe chez Nathalie Sarraute :
Ils donnent à mes phrases un certain rythme, grâce à eux elles respirent. Et aussi ils leur donnent cet aspect tâtonnant, hésitant, comme cherchant à saisir quelque chose qui à tout moment s’échappe, glisse, revient, et cet aspect haché… c’est comme des bribes de quelque chose qui déferlent.
L’écrivaine aurait préféré s’en passer (Sarraute 1972, 1), mais comme le révèle la citation ci-dessus, les points de suspension traduisent en essence l’ambiguïté et l’hésitation qui font cet essai, entre « tâtonnement », « hachure », d’un côté, et de l’autre, « respiration » – l’on pourrait d’ailleurs se hasarder à parler d’ouverture. À la fois interruption et prolongement de la phrase, ces points indiquent ainsi un silence du locuteur sans vraiment l’accomplir; ils soulignent l’absence du fait de dire et, ce faisant, disent. On revient d’autant plus à l’idée du manque évoquée plus tôt, une absence qui appelle une présence, un surplus. En effet, le signe, par sa nature, relève de l’excès, inscrivant un au-delà du texte (Rault 2015, 165). L’on peut noter que le point de suspension doit son origine au théâtre imprimé du XVIIe siècle et représentait textuellement une indication scénique – celle de l’interruption du dialogue (Riffaud 2007, 186). En tout cela, la quintessence de ce signe ponctuant dépasse donc le texte même.
L’on ressent particulièrement un surplus à travers les phrases incomplètes : quelque chose dépasse le texte et ce qui est dit; parfois, cela se déroule au fil de la phrase, comme dans l’exemple : « tu m’as dit… […] tu m’as dit : “C’est bien… ça…” ». On a parlé, pour cette instance de répétition, d’une chute à la fin de la phrase, mais les points de suspension sont tout aussi centraux à l’effet donné par cette phrase, qui en est un d’attente – que la phrase trouve sa chute ou non. Cet excès de la suspension est tangible, puisqu’il rythme la phrase, en y introduisant une temporalité, c’est-à-dire en forçant un ralentissement de la lecture. C’est en effet le cas de « C’est bien… ça… », où la ponctuation souligne la présence entre « “C’est bien” et “ça” [d’]un intervalle plus grand », d’un « suspens » (1499). Elle réalise ici ce qu’Henri Meschonnic a nommé le « physique de l’écriture et de la lecture » (2005 § 2). Si l’on prête attention, on peut retrouver cette ponctuation à des endroits parfois inusités, par exemple précédant une réplique :
H. 1 : Alors?
H. 2, hausse les épaules : … Alors… que veux-tu que je te dise!
Tout le monde connaît l’usage des points de suspension qui est de souligner l’arrêt ou la rupture de la phrase. Mais ici, la ponctuation ne fait certainement pas office d’interruption, et on est bien dans le domaine de l’excès : le point crée un effet d’attente à la lecture, voire agit comme une didascalie pour l’acteur, ce qui situerait le signe au niveau du paraverbal. Julien Rault théorise qu’en position initiale, le point de suspension pourrait suggérer un état de ressaisissement (2015, 75). À partir du contexte, on peut tout du moins supposer une certaine perplexité face au « Alors? » de la réplique précédente, le point agissant ici comme l’attente d’une précision.
Le surplus sous-entendu par le point de suspension est en outre décuplé par sa cooccurrence avec d’autres signes, qui eux « prolongent très souvent la portée expressive d’un point d’interrogation ou d’exclamation » (Chevalier et al. 1964, 37). La cooccurrence de ces signes confère à la phrase une oralité redoublée et, peut-être – on ne peut que le supposer –, une certaine intonation imaginée à mi-chemin entre la montée du point d’interrogation et la descente des points de suspension. On y retrouve également quelque chose qui relève de l’affect : d’après Rault, « [l]’espace graphique introduit par les trois points mime idéalement la distance ou l’intervalle (spatial et temporel) qui sépare le temps de l’écriture du temps des événements narrés […] [et] imprime le processus mémoriel tout en produisant un espace […] de l’émotion et de la perte » (2015, 138). Au début de la pièce, la question suivante est posée, laissée en suspens : « Tu te souviens comme on attendrissait ta mère?… » (1497) Comme un reste mnésique, la ponctuation évoque alors une émergence des souvenirs, encore une fois un surplus qui dépasse ce qui est dit, cette fois-ci au niveau de la réminiscence. D’autres instances éloquentes de cette cooccurrence de signes se situent aussi au niveau de l’évocation, comme la phrase suivante, dont on devine facilement la fin : « [À] quoi bon?… » (1499) Les points de suspension désignent là un manque, créent un effet d’attente, mais surtout une prolongation de la phrase vers son achèvement, de nombreuses répliques plus loin : « À quoi bon continuer? » (1504) Mais dépassant la simple évocation, il semblerait que la cooccurrence des signes soit également l’indication d’une forte émotion, comme le montrent les phrases suivantes : « [J’] ai voulu me valoriser… j’ai été… auprès de toi!… me targuer de je ne sais plus [quoi] » (1501) « Oui. J’ai dit… mais comment ai-je pu?… rien que d’y penser… » (1504) « Pourquoi veux-tu absolument me mêler?… Si c’est comme ça que tu me vois… » (1508)
Comme pour les deux passages précédents, le texte se situe ici au niveau de l’affect, qui serait peut-être plus important que dans les autres moments de la pièce. On peut également tout du moins spéculer sur la présence d’émotions contradictoires, occasionnant une hésitation ou une suspension quant à la reprise de parole, ce qu’on retrouverait peut-être dans cet énoncé également : « Oui ou non?… » (1515) En fin de compte, il reste difficile d’inférer une logique certaine d’un signe si fatalement ambivalent et transversal, qui, comme le souligne Rault, crée inévitablement du doute, entre la clôture de son expressivité et l’infini de son sens (2015, 35).
Vers une ouverture de la phrase
Si le langage est inapte à rendre compte des sensations intérieures, c’est bien parce que celles-ci se trouvent dans la naissance des phrases, ou plutôt de la phrase – une très longue phrase qui traverse la pièce, sans véritable début, ni fin. C’est dans l’attente jamais comblée du devenir et de l’à définir qu’elle dégage un potentiel d’infini, et chaque suspension du discours en est dans le même temps une prolongation.
Bien que chez Sarraute, les sensations échappent constamment au langage et que celui-ci tente incessamment de les traduire, cette translation ne se réalise pas au niveau des mots eux-mêmes, ce qui, d’après Olivier Bravard, rend son écriture verticale (2003). Plutôt qu’une succession de phrases qui forment un sens les unes à la suite des autres sur l’axe syntagmatique, elles coexistent sur l’axe paradigmatique, comme dans la réplique qui ouvre la pièce : « Écoute, je voulais te demander… C’est un peu pour ça que je suis venu… je voudrais savoir… que s’est-il passé? » (1497) Entre « je voulais te demander » et « je voudrais savoir », on se situe plus près de la substitution des paradigmes que dans un rapport de combinaison syntagmatique. Par la liaison de la première question « je voulais te demander » à celle du complément « que s’est-il passé », la phrase de l’écrivaine transcende déjà sa définition au sens strict, qui se borne à la délimiter à la majuscule et au point. En fait, par les instances d’oralité et le suspens de la ponctuation, il conviendrait d’orienter la lecture de la pièce vers une remise en question de la notion de phrase pour l’ouvrir à la conception du phrasé, précisément « [au] devenir d’une phrase » (Bernadet 2019, 74). La subjectivité de la phrase chez Sarraute est contenue en partie dans cette dimension corporelle qui lui est propre, celle qui, toujours, s’essaie à retracer les sensations d’un monde intérieur vers un dehors « dont le dialogue n’est que […] l’extrême pointe » (Sarraute 1956, 144). Depuis ces mouvements intérieurs vers la parole, le rapprochement entre penser et phraser peut se traduire ainsi : « [p]enser donc, c’est chercher une nouvelle phrase; qui ne se cherche qu’au moyen d’autres phrases » (Macé 2023, 16). Alors, depuis son hésitation, son émergence, nous l’avons vu, chaque phrase s’actualise à l’échelle du texte comme un réseau. Penser la phrase sarrautienne comme un phrasé permet de l’inscrire un potentiel d’infini (Bernadet 2019, 103); c’est là que, par les mots et par la syntaxe, la phrase s’ouvre et se réalise.
Véritable drame de la parole, Pour un oui ou pour un non interroge la transitivité du langage par le biais de l’hésitation. Nous avons vu que les pronoms comme les adverbes résistaient au définir; alors fait d’un « presque-rien » dont on sait qu’il manque, le langage reste obstinément imperméable au sens. C’est que le travail de Sarraute réside entre autres dans la pulsion d’une prise de parole. De la troncation à la dislocation, l’écrivaine dresse ainsi la phrase dans son devenir ou dans sa suspension. Quant au langage, il tend vers une infinitisation, faisant de la parole un « temps [qui n’est] plus celui de la vie réelle, mais celui d’un présent démesurément agrandi » (Sarraute 1956, 9), cela pour capturer le tropisme avant son inévitable évanouissement. Cette conception du transitoire rappelle en effet celle du temps de la différance de Jacques Derrida : pour le philosophe, le signe dénote le présent – du sens comme du référent –, présent différé et toujours, en quelque sorte, absent (1968, 47). C’est revenir à cette inadéquation entre le mot et son sens au cœur d’un langage en état d’incertitude. Enfin, c’est ainsi que, dans Pour un oui ou pour un non, l’hésitation est vectrice de l’à définir et du devenir de la parole. Du fait de la différence entre les sensations et cette parole, d’un sens qui est perpétuellement différé, de cette transitivité du signe et de la phrase, l’écriture de Nathalie Sarraute se dessine fondamentalement comme une écriture de la différance.
- 1De fait, le deuxième titre de sa pièce Isma est Ce qui s’appelle rien.
- 2Drame de la parole.
- 3Donnant l’exemple de la question « On arrive? », Yves Hersant remarque que la réponse peut être « Oui, dans quelques minutes, oui », mais également « Non, dans quelques minutes » (2017, 3).
- 4L’expression est empruntée à Noël Dazord et son article « La phrase en devenir de Nathalie Sarraute » (2003), bien que Rachel Boué parlait déjà, dans son ouvrage Nathalie Sarraute : la sensation en quête de parole (1997, 21), d’un « devenir de la parole ». En effet, nombreux sont ceux qui ont qualifié l’écriture de Sarraute comme relevant du transitoire, une notion sur laquelle on reviendra lorsqu’il sera question de phrasé.
- 5Je reprends ici la distinction entre oralité et parlé de Henri Meschonnic : l’oralité n’est pas nécessairement parlée, elle peut être écrite, mais elle est « jaillissement » du corps; « [l]’intégration […] du corps et de la voix dans le discours » (1982, 17-18).
- 6En effet, l’autrice avait vraisemblablement oublié avoir consacré un passage d’Entre la vie et la mort à l’expression, d’après une entrevue accordée à Arnaud Rykner (Rykner 1991, 181).