Main dans la main

Accompagnements et dérives avec Clarice Lispector

Avril 2024

L’écriture de Clarice Lispector propose une expérience de lecture unique, aussi riche que difficile. Envoutée comme je le suis, ses textes m’habitent, me hantent, sans que je parvienne toutefois à saisir cette impression ou à l’exprimer. Les œuvres de Lispector ont remis en question, et ce, à plusieurs reprises, la manière dont j’abordais les textes, dont j’en parlais. Là où plusieurs qualifient ses œuvres d’hermétiques, je préfère les penser comme des lieux libres où l’errance et les aléas sont bienvenus. J’envisage ainsi Água Viva comme un texte où c’est le souffle qui écrit, présente une pensée incertaine, fragmentée et où le lecteur possède une agentivité et peut s’inscrire dans les entrelignes. N’en reste pas moins un certain malaise à se tailler une place dans de tels textes : une tension réside entre le désir de rendre compte de la transformation affective que j’expérimente et la crainte de couper court à la voix de Lispector en lui apposant mes propres interprétations et désirs. J’en reviens alors à la question de comment aborder des textes fascinants, difficiles : comment naviguer entre les réponses émotives, fusionnelles et les approches critiques? Sans souhaiter apporter une réponse tranchée, je propose de lire Água Viva comme un texte nécessitant une lecture qui dévie par rapport à des pratiques purement interprétatives et qui demande une ouverture sensible aux multiples strates du langage. Un effort de réconciliation entre les approches littéraires se dessine et laisse foisonner des possibilités d’espaces où le texte et le lecteur peuvent se construire ensemble sans s’effacer au profit de la tradition. Cixous joue un rôle important dans cette réflexion; l’écriture féminine, telle qu’elle l’a théorisée, possède de nombreuses réciprocités avec l’écriture de Lispector. Je me réfère à cette pratique pour illustrer comment la voix et ses tremblements induisent une autre dynamique de réception. Cela me conduit à prendre comme point d’appui la réception de Lispector par Cixous pour réfléchir à des réceptions alternatives qui mettent de l’avant une sensibilité et un réinvestissement vivant du texte plutôt qu’une fixation dans des limites interprétatives. La présence de ce dialogue ouvre vers une conception du texte lispectorien comme un espace où les lignes de fuite prolifèrent et qu’aucun projet ou idéologie n’encadre parfaitement. Dans cette optique, insérer des réflexions à la première personne fait partie intégrante d’un parcours situé en précisant l’inévitabilité de mon influence sur l’œuvre et la manière dont nous nous affectons mutuellement. Le « je », dans ses ouvertures et ses limites, capte précisément les ambivalences face à une posture critique et met de l’avant une autre forme de savoir impliquée et subjective ici défendue. J’accueille ainsi la part de doute induite par la lecture pour penser à un autre devenir possible au sein des eaux vives.

Água Viva : le rythme de nos souffles et l’écriture féminine

Água Viva est un drôle d’objet littéraire qui ne possède pas de fils narratifs clairement identifiables. On pourrait difficilement le catégoriser comme un roman au sens strict et défini du genre. La narration se construit sur la prémisse d’une voix féminine que l’on sait peintre, le « je », qui écrit à un « tu », un ancien amant, et le guide dans sa quête de vérité intérieure, qui passe par la célébration de l’instant et par une tentative d’en capter l’être avec le langage. Le texte a eu un parcours d’écriture laborieux, ce qui s’apparentait à une autofiction a été, au fil des manuscrits, dépouillé de tout aspect personnel ou biographique, par le souhait de produire un rendu universel de l’expérience. Ce passage du « je » à l’extérieur des considérations identitaires, vers un sujet impersonnel, pose le problème du référent; qui est le « je »? Si aucune réponse tranchée ne peut être amenée, car cela signifierait interpréter et apposer des limites à l’universel, je conçois cette voix dans une continuité et une circularité entre Lispector, sa pensée et sa mise en scène.  La mise en question autour du sujet et de ce que signifie l’écriture au « je » affecte le déroulement  du texte qui prend une forme aussi fluide que fragmentée avec une écriture qui travaille dans les marges de la raison. Dès les premières lignes, l’adresse monologique posée au début du texte prend une autre tournure. Le fil narratif absent, je suis un flux de pensée qui rompt avec les codes tant littéraires que langagiers. J’observe les contours de la voix se mouvoir et refuser une identification genrée claire. Une scission apparait ainsi entre le besoin d’une mise en récit et l’envie de se dépouiller des conditions inhérentes que sous-entend l’écrit. À mesure qu’elle réfléchit sur son expérience de l’instant et de sa traduction en mots, elle exprime le décalage entre le ressenti et l’expression né de la nécessité qu’elle a de s’humaniser pour s’écrire :

Et si je dis « je » c’est parce que je n’ose pas dire « tu », ou « nous » ou « une personne ». Je suis obligée à l’humilité de me personnaliser, mais je suis le es-tu. […] Inutile de vouloir me classifier, je me dérobe simplement, sans laisser-faire, le genre ne me saisit plus. Je suis dans un état nouveau et vrai, curieux de lui-même, si attirant et personnel que je ne peux le peindre ni l’écrire.
(Lispector 2018, 17)

Le « je » de la narratrice pose problème dans la question de l’expression identitaire et fait éclater l’adresse préalablement établie. L’expérience impersonnelle de l’être qu’elle essaie de capter échappe aux codes narratifs et elle ne peut se plier aux règles préétablies du genre. La tâche que la narratrice s’assigne, soit celle de réussir à traduire une expérience authentique de l’être et de l’instant, entre en friction avec la matérialité choisie, les mots. Elle témoigne d’un malaise et laisse paraitre qu’elle n’accepte pas systématiquement le « je ». Elle avertit ensuite le « tu » d’une réalité similaire, aucune adresse ou rôle ne sont ici acquis, il faut travailler ensemble pour faire sens. La confusion des pronoms et des adresses est une problématique qui revient dans de nombreux écrits de l’autrice. Dans le contexte d’Água Viva, plusieurs pistes coexistent sans que l’une ne soit favorisée au détriment d’une autre. Une incitation à une absence d’interprétation trop catégorique se dessine de manière libre et engagée et encourage l’agentivité dans la réception. La lecture correspond alors à une perte de maitrise, où un texte s’élabore dans ses zones d’incertitude et les manières dont je les accueille. En quittant une posture passive et purement analytique, je choisis de me sentir appelée. Je deviens le « tu » et je m’attelle à la tâche qui m’est donnée.

Je propose une lecture de la mise en scène du langage comme étant résistante à une analyse rigide et normative, mais hospitalière au lecteur et à sa subjectivité pour qu’ils puissent s’y inscrire. Le texte encourage un engagement sans limites, qu’il investit dans une économie de don et de partage. La narration interroge ici autant le besoin de singularité induit par la nomination que les rôles normalement attribués à l’émetteur et au récepteur et vient les brouiller en misant sur leur codépendance dans l’acte du texte. Un problème se dessine où la narratrice interroge l’usage naturalisé et habituel de la langue et vient contester l’écriture. Lispector choisit effectivement de mettre en scène une narratrice qui vit un changement de médium d’expression artistique de la peinture à l’écrit. Si le langage oblige à la personnification et à l’adoption de certaines normes, comment les mots, en tant qu’outils de classification et de normativisation, peuvent-ils s’aligner avec l’insaisissable qu’elle tente d’illustrer? Cette nécessité des mots, la narratrice la relie autant au besoin de pouvoir parler au « tu » qu’à un appel de l’instinct :

Je t’écris tout entière et je sens un goût à être et ton goût-à-toi est abstrait comme l’instant. […] Entends-moi alors avec ton corps tout entier. Quand tu arriveras à me lire, tu demanderas pourquoi je ne m’en tiens pas à la peinture et à mes expositions, puisque j’écris rude et de façon désordonnée. C’est que maintenant je sens le besoin des mots – et c’est nouveau pour moi ce que j’écris parce que ma vraie parole est restée jusqu’à présent intouchée. La parole est ma quatrième dimension.
(Lispector 2018, 11)

Ce besoin de l’écrit se laisse découvrir dans la nécessité de briser la solitude de la parole. L’aspect primaire du langage est mis de l’avant, il permet de toucher, de goûter à l’autre, même si cela n’est que dans l’abstraction. Cette exposition du langage laisse voir une dimension de sa parole qui est intouchée, qui n’a pas intériorisé les mécanismes naturalisés imposés à la langue. Son expression est libre, n’étant pas régie par des systèmes de valeurs externes, et permet une meilleure exploration de ce qui n’est pas aisément accessible. Il reste tout de même le problème de la mise en langage de la pensée, cette parole intouchée, qui signifie autant la présence de structures restrictives que l’inévitabilité de sens excédant. Cela sous-tend que, d’une certaine manière, le langage s’exprime toujours pour lui-même et traîne continuellement des signifiés que l’émetteur ne prévoit pas et ne contrôle surtout pas. Ici, pourtant, les mots ne servent pas à affirmer une identité distincte, mais à dépasser cette notion même en s’unissant avec l’autre dans un universel. La narratrice communique alors sa posture incertaine, mais authentique, face aux mots dont un usage hors de la normativité conduit aux manières rudes et désorganisées de son expression. Elle préfère se tourner vers un rapport à la corporalité, à la vocalité, essentiel à cette démarche, autant pour atteindre le destinataire que pour toucher le vivant. Pour pouvoir alors la toucher à mon tour, il est stipulé que je dois adopter un mode similaire; la lire avec le corps. J’accepte d’écouter les vibrations et d’être à l’affût de mes propres ressentis. Pourtant, malgré l’invitation reçue à quitter des modalités de lecture intellectuelle et détachée, un malaise s’installe. La crainte de m’approprier à mal le texte et de le dénaturer me hante. Il faut ici réitérer qu’une posture cherchant absolument un sens ne ferait qu’apposer une interprétation qui reproduirait les mécanismes mêmes qu’elle essaie d’évacuer. Comment alors partager mon expérience à la fois très personnelle et partagée du texte sans l’assécher?

Ces hésitations font pourtant advenir la possibilité d’autres écritures qui sont dans l’investissement et la mise en relation des voix. La lecture présuppose souvent une envie de faire sens. J’essaie de dépasser cet instinct et d’accepter de suivre la voix de Lispector dans les sillons d’une pensée qui excède le langage. Pour goûter cette expérience, une autre vision de l’écriture doit advenir hors des carcans de tradition où la raison domine. Je me tourne vers l’écriture féminine de Cixous, qui conceptualise cette liberté dans l’expression sans prétendre à une maitrise du langage ou de l’expérience d’autrui. Cette pratique possède de nombreuses réciprocités avec l’économie d’écriture d’Água Viva et m’apparait comme un ancrage qui n’opposerait pas de barrages aux eaux libres de Lispector. L’écriture féminine part d’une réflexion sur l’histoire de la philosophie et sur la façon dont les femmes, et tout ce que le système de pensée dominant a associé à la féminité, ont été mises de côté, silenciées. Cixous montre comment cette catégorie érigée autour du féminin a constitué cet autre, altérité silencieuse, permettant au masculin de se définir par opposition. Ce privilège masculin réifié, la structure du discours dominateur fonctionne de manière à se perpétuer dans les productions et les institutions et à être ainsi naturalisée (Cixous 1975, 118). Cela est davantage vrai en philosophie où l’union phallogocentrique a historiquement rangé le féminin du côté de la passivité et le masculin, de l’activité. Elle dresse une liste d’oppositions binaires découlant de ces rapports de pouvoir qui se sont vues naturalisées dans le discours :

Activité/passivité,
Soleil/Lune,
Culture/Nature,
Jour/Nuit,
Père/Mère,
Tête/sentiment,
Intelligible/sensible,
Logos/Pathos. 
[…] Toujours la même métaphore : on la suit, elle nous transporte, sous toutes ses figures, partout où s’organise un discours. Le même fil, ou tresse double, nous conduit, si nous lisons ou parlons, à travers la littérature, la philosophie, la critique, des siècles de représentation, de réflexion. La pensée a toujours travaillé par opposition.
(Cixous 1975, 115-116)

Cette pensée binaire que la tradition a naturalisée fait en sorte que l’on reçoit les productions textuelles avec un regard qui les hiérarchise et leur accorde une valeur selon des codes institutionnels et rigides. Il est possible de relier ce mode de pensée à la manière dont des pratiques légitimes continuent d’accorder une valeur moindre à ce qui est de l’ordre du féminin, de la nature ou encore du sensible. Cette hiérarchie se voit ainsi naturalisée dans l’imaginaire culturel et dans les productions de savoir. À la suite de ce constat, Cixous propose un concept ou, plutôt, une pratique d’écriture qui refuse ces binarités réductrices et qui se veut libératrice (Cixous 1975, 169). En célébrant la différence, et non l’opposition sexuelle, elle incite les femmes à venir vers l’écriture, avec leurs corps, leurs voix et leurs subjectivités. Elle marque ainsi une écriture féminine plurielle face à celle, masculine, dominante et institutionnalisée. Il ne s’agit pas d’une vision genrée ou biologisante de l’écriture, cette pratique n’appartient pas uniquement aux femmes : Cixous s’empare de la logique binaire pour montrer la valeur et l’égalité qu’il y a dans ce que la tradition logocentrée a relégué à l’autre. Elle part avant tout d’une nouvelle conceptualisation des relations, en passant par l’amour, le désir et le don. Lorsque Cixous parle de ceux-ci, elle évoque la possibilité d’un nouvel amour et d’une économie libidinale dans le texte qui ne se soumettrait pas à une dialectique où l’autre doit s’abaisser. Elle propose ainsi des relations libérées des contradictions et des dualités, un endroit où l’autre serait accueilli sans se trouver diminué, sans qu’on se l’approprie (Cixous 1975, 145). Cette pratique de l’écriture féminine ne peut être totalement théorisée ou encadrée, il s’agit d’une pratique libre qui ne se retient pas et transforme les lois :

Pour Hélène Cixous, l’écriture procède du vivant, coule de sources vives. Elle relève d’une économie de la dépense et du don : l’écrivain ne se retient pas et ne retient pas. Ce qui ne signifie pas, bien au contraire – et on sait du reste que ces textes sont réputés difficiles – qu’il n’y ait pas un immense travail sur la langue, sur la forme et, en particulier, sur les genres dont chacun de ses textes à la fois exploite les possibilités et transforme les prétendues lois.
(van Rossum-Guyon et Diaz-Diocaretz 1990, 5)

Il est, avec ce caractère vivant, déjà possible de voir des rapprochements avec Água Viva, texte qui se démarque par sa fluidité et par son aspect inclassable. Lispector adopte un mode de pensée qui joue avec les mêmes binarités exposées par Cixous et qui trompe les a priori. Elle propose, en contrepartie, une communion entre le soi et l’autre qui passe par la voix et ses tremblements.

De cette écriture libre, Cixous identifie tout de même certains éléments qui la façonnent et qui peuvent aider à cerner des aspects du texte lispectorien. Elle affirme, d’abord, que la voix y est privilégiée et elle oppose celle-ci à la parole. Pour les femmes, elle défend que le discours indique une écriture proche d’une corporalité pure et que leurs voix et respirations parlent davantage que les mots : « elle ne “parle” pas, elle lance dans l’air son corps tremblant, elle se lâche, elle vole, c’est tout entière qu’elle passe dans sa voix, c’est avec son corps qu’elle soutient vitalement la “logique” de son discours : sa chair dit vrai. »  (Cixous 1975, 170) L’écriture incarnée dans le corps a une valeur que le discours détaché de la vitalité et du souffle ne possède pas. Cette primauté de la voix indique la richesse se trouvant dans l’intériorité des femmes, dans leurs sons remontant jusqu’aux origines du langage et de la conscience. La vocalité présente un vecteur transcendantal permettant d’explorer l’intériorité et de se rattacher au monde. Cette importance accordée à la voix et au corps par l’écriture de l’expérience sensible entre en écho avec le texte de Lispector. L’incipit met de l’avant une écriture vocale et subjective qui se réclame de la chair :

C’est avec une joie si profonde. C’est un tel alléluia. Alléluia, crié-je, alléluia qui se fond au plus obscur hurlement humain de la douleur de séparation, mais c’est un cri de félicité diabolique. Parce que personne ne me retient plus. Je suis encore capable de raisonnement – j’ai déjà étudié les mathématiques qui sont la folie du raisonnement – mais maintenant je veux le plasma – je veux me nourrir directement du placenta. J’ai un peu peur : peur encore de m’abandonner, car l’instant prochain est l’inconnu. L’instant prochain est-il pour moi? ou se fait-il tout seul? Nous le faisons ensemble par la respiration.
(Lispector 2018, 9)

Avec le cri  « alléluia » et l’indication du désir pour le placenta dans tout ce qu’il possède de plus vrai et d’irraisonnable, cette ouverture montre la primauté du corps dans la quête de l’instant. Cette subjectivité affirmée de l’écrit reflète la pensée de Cixous qui défend qu’il n’y a pas d’Histoire sans histoire de soi et brise l’illusion d’objectivité et d’autonomie entretenue par le discours traditionnel. Cet extrait de la genèse du texte indique un détachement de la raison et des normes établies. La voix narrative annonce quitter le champ mathématique qu’elle connaît pour s’abandonner dans un inconnu qui échappe au système de signes de la discipline. Dorénavant elle s’éloigne du domaine des sens naturalisés pour aller à la rencontre du plasma, du placenta, d’une véritable nature. Il y a un rapport important avec le corps et la procréation, où l’inscription du cri permet une naissance sauvage et non raisonnée. Elle s’engendre elle-même, aucun système extérieur ne peut la retenir dans cette exploration de sa vitalité. Elle exprime toute de même une douleur et un doute dans cette renaissance : elle a peur. L’instant est l’inconnu, elle entre dans un nouveau paradigme sans codes qu’elle peut maîtriser. Pourtant, elle avance la possibilité que l’unisson des souffles du « je » et du « tu » soit créateur de l’instant. Elle s’attache à moi, lectrice, exigeant que je m’élance à mon tour et expérimente la même perte de repères. J’éprouve cette même peur à la lecture, où sans appuis, je dois expérimenter la difficulté de mettre en mots ce que je reçois. La suite est inconnue, nous l’écrivons à deux.

L’expérience permet de quitter un rapport formel à sa vie pour qu’une nouvelle lecture puisse se recréer dans la respiration et dans une nouvelle dimension du vivant. Cette possibilité du langage qui se révèle dans ses excès et qui échappe à une conscience assurée nécessite une posture qui ne cherche pas à maîtriser, mais laisse se cultiver le doute et le silence. La sensibilité prend le dessus et le texte réclame une liberté créatrice qu’une approche objective ne pourrait apporter. Le changement de paradigme de lecture m’ouvre à une expérience vivante de la rencontre où je peux remplir la tâche demandée et rejoindre Lispector dans les interstices :

M’accompagne qui m’accompagne : le cheminement est long, est souffrance, mais est vécu. Parce que maintenant je te parle sérieusement : je ne joue pas avec des mots. Je m’incarne dans les phrases voluptueuses et inintelligibles qui s’entremêlent par-delà les mots. Et un silence s’envole subtil de l’entrechoc des phrases. 
Alors écrire est le mode de quelqu’un qui a le mot pour appât : le mot qui pêche ce qui n’est pas mot. Quand ce non-mot – l’entreligne – mord à l’appât, quelque chose s’est écrit. Une fois qu’on a pêché l’entreligne on pourrait avec soulagement se débarrasser du mot. Mais l’analogie s’arrête là : le non-mot, mordant à l’hameçon, l’a incorporé. Le salut alors c’est d’écrire distraitement.
(Lispector 2018, 36-37)

L’accompagnement est associé à un partage de la souffrance; le cheminement vers l’être des mots est long et il nécessite de l’aide. Dans un excès de langage, elle souhaite que quelqu’un l’accompagne, moi ou toi, pour partager la souffrance de l’expérience du décalage. Plus qu’une demande d’engagement, la narratrice appelle à une sensibilité, à une compréhension alternative des mots et de leur essence. Le mot comme appât cultive l’entreligne et l’incorpore, reflétant ainsi l’impossibilité de saisir son être. Il y a ici une vision vivante du langage qui n’aboutit pas à un sens unique et qui se dérobe d’une simple fonction nominaliste. Elle ne cherche pourtant pas à prétendre à une maîtrise, elle embrasse le surplus que portent les mots et joue avec le dépassement du sens premier pour une exploration des multiples possibilités de l’entreligne. Ce terme de l’entre dévoile le pouvoir créateur de la lecture et l’inhérence d’un sens coconstruit entre nous qui excéderait le mot et rendrait ses limites désuètes. Une économie de don sans retenue parviendrait alors à amener l’écriture hors des lois humaines pour toucher des sources vivantes et innommables.

Pour l’écriture féminine, la vérité se trouve dans le partage de l’expérience authentique de la chair, du corps. Ce besoin de corporalité et d’inintelligible pour vivre l’instant, Lispector le réitère à plusieurs reprises en jouant sur l’aspect primal de son écriture qui ne cherche pas tant à trouver un sens qu’à se débarrasser de sa contrainte :

Et moi ici, je m’oblige à la sévérité d’un langage tendu, je m’oblige à la nudité d’un squelette blanc qui est libre d’humeurs. Mais le squelette est libre de vie et tant que je vis, je frémis toute. Je n’atteindrais pas la nudité finale. Et je ne la veux pas encore, semble-t-il. Celle-ci est la vie vue par la vie. Je ne peux pas avoir de sens, mais c’est le même manque de sens que la veine qui bat.
(2018, 19)

En se définissant comme un être qui frémit et qui est sous l’emprise du vivant, la narratrice se range du côté du corps universel. Elle n’a pas de sens, elle pompe son sang. Elle rend une voix qui s’échappe des codes hiérarchiques de la pensée binaire et qui engendre une écriture libre, naturelle, qui ne domine ni son sujet ni son objet. Cette pratique d’écriture s’arrime à l’écriture féminine, cultive le risque de la perte du sens pour toucher ce qui le précède. Sa voix tremble, elle se trompe dans la recherche de vérité fondamentale. Ainsi les contradictions et les allers-retours sont partie intégrante du rendu de l’expérience. Cela s’observe aussi bien par la non-linéarité que par la forme fragmentée du texte. La pensée ne cherche pas à s’aplanir pour atteindre une valeur institutionnelle, le contact prime sur la compréhension et la voix narrative propose un rapport inconfortable à l’écriture :

Voilà que soudain je vois que je ne sais rien. Le fil de mon couteau est-il en train de s’émousser? Il me semble que le plus probable c’est que je ne comprends pas parce que ce que je vois maintenant est difficile : en ce moment je suis en train d’entrer sournoisement en contact avec une réalité qui m’est nouvelle et qui n’a pas encore de pensées qui lui correspondent, et encore moins de mot qui la traduise. C’est plutôt une sensation derrière la pensée.
(Lispector 2018, 93)

Cette difficulté de la tâche repose en partie sur le fait que la narratrice exprime une séparation avec le monde aménagé et classifié des institutions. En entrant en contact avec son corps et sa nature profonde, elle se voit dans une posture incertaine, inconfortable. Elle ne peut plus se reposer sur des réseaux de sens connus et faciles, elle fait face à quelque chose de plus grand, derrière la pensée. Tout comme Cixous, Lispector exprime une réalité sous-jacente à son intériorité qui ne peut être catégorisée. Son écriture à contre-courant de la logique du discours institutionnel appelle à un éloignement d’une invulnérabilité et à l’adoption d’une lecture célébrant les accompagnements et les dérives. Le rapprochement entre ces deux écritures me permet de cerner davantage ce qui est à l’œuvre; l’acceptation de ce qui n’est ni catégorisable ni saisissable.

Il y a une grande joie à tisser des liens entre des pratiques, à les faire dialoguer et à être le terreau de ces échanges. L’écriture féminine participe ici à mon processus de pensée qui ouvre des portes à des analyses hors des démarches qui rejettent cette part d’incongruité et qui dévaluent ce qui a été associé au féminin. Ces voix rétablissent alors la légitimité des frissonnements et de tout ce que le corps, lors de la lecture et d’un amour de celle-ci, peut ressentir. Lispector fait vivre ce quelque chose et par le fait même, cultive l’incertitude. Cette dernière est contagieuse et nécessite un cheminement partagé. Dans cette perte d’emprise, je sombre avec elle dans l’inattendu. Déstabilisée, ma pensée me conduit vers des zones jusque-là inexplorées qui exigent un changement approprié de perspective. Comment parler de ce que je ne peux mettre en mots, mais qui vibre en moi? Lispector sème les interrogations et il ne me reste plus qu’à lui prendre la main et me laisser guider. En choisissant de m’abandonner, un espace de confiance se dessine alors entre elle et moi. Ressentir cet inexplicable qu’est l’affectivité textuelle me lance ainsi en quête de similarité au sein de mes référents. Je recherche alors des exemples de réception au sein desquelles je me reconnaitrais et où l’errance ne serait ni déniée ni critiquée, des histoires d’amour se jouant dans la jonction des lignes.

Des voix se répondent : L’heure de Clarice Lispector et les possibilités de réceptions rhizomatiques

Puisque la tension entre le désir de rendre compte d’un tel texte de Clarice Lispector et l’incapacité de prendre une distance objective persiste, je décide de me tourner vers des exemples de réception et de travail critique alternatif. Les réciprocités entre Água Viva et l’écriture féminine sont précurseurs d’une relation forte et intime entre les voix de ses deux écrivaines. La lecture de Clarice Lispector par Hélène Cixous est une histoire de réception poignante qui m’inspire à quitter les lieux connus de la réception pour m’aventurer du côté de la passion. Bien que celle-ci n’ait eu lieu que par l’intermédiaire des livres, Lispector étant déjà décédée au moment où Cixous en fait la lecture, un réel dialogue apparait entre les deux autrices, au sein duquel Cixous fait advenir un espace de cocréation et d’intimité. En m’insérant dans cette communion, je parviens à me créer de nouveaux repères et à les ériger comme modèle de ce que peuvent le littéraire et les rencontres au sein des textes.

L’heure de Clarice Lispector précédé de Vivre l’orange est composé de deux textes où Cixous raconte comment cette rencontre l’a habitée et a eu un impact immense sur sa pensée. Elle appelle cette voix venue d’ailleurs simplement « Clarice » et indique comme elle l’a touchée et a réveillé en elle une nouvelle sensibilité :

Et il y a celles dont je n’ai pas envie de parler, pas envie de m’éloigner en parlant, pas envie de parler avec les paroles qui s’éloignent des choses, et le bruit de leurs pas couvrent les pulsations des choses, et avec les paroles qui tombent sur les choses et figent leur frémissement, et les désaccordent et les assourdissent; je crains la chute des paroles sur leur voix. […] Il y a celles dont je ne peux parler au-dehors avec des mots qui sortent en faisant du bruit. Par amour pour l’infinie délicatesse de leur voix. Par respect pour la délicatesse de leur voix.
(Cixous 1989, 11)

Ainsi, elle parle de Lispector en mentionnant à peine son nom, seulement la manière dont elle l’habite. Sa pensée s’élabore autour d’une réception créative à l’intérieur du sensible de la rencontre. Elle ne veut pas alourdir cette voix de mots rigides, voire étouffants, elle souhaite la porter et la laisser libre, ne parlant pas pour elle. Elle parle de ses inspirations et de ses affects plutôt que de construire un système d’analyse ou de dépecer les textes à la recherche d’une ligne de sens. Je conçois plusieurs réciprocités entre la parole de Cixous répondant à Lispector et la vision du littéraire exprimée par cette dernière dans Água Viva. Le texte de Cixous accueille cette voix dans son intériorité et la réinvestit ainsi dans sa propre pensée. Cela s’observe lorsqu’elle se saisit de la pomme, figure récurrente dans l’œuvre de Lispector, pour se l’approprier et la métamorphoser en orange. L’orange est un concept qui est très présent chez Cixous, et ce, même à l’extérieur de ce texte précis. Elle la présente d’abord comme un jeu de mots qui accole Oran (ville natale de l’écrivaine) et le pronom « je » : Oran-Je (Cixous 1989, 15). Il s’agit d’un fruit permettant d’évoquer l’écriture des origines, la recherche de la source primaire. Ce concept d’écriture peut être brièvement résumé comme la quête quasi mystique du commencement ou d’un langage premier, qui passe d’une écriture de l’inconscient à une réécriture de l’Histoire. Elle écrit alors le corps filial et la relation entre l’origine et le soi qui permettent de rejoindre l’Autre dans le processus. Or, dans Vivre l’orange, le fruit désigne le don que la voix de Lispector fait à Cixous, un cadeau qui sera le centre de son obsession dans les pages à venir et le point central de cette section : « Certaines voix ont ce pouvoir, j’en avais toujours été sûre. Elle a remis l’orange dans les mains désertes de mon écriture, et avec ses accents d’oranger elle a frotté les yeux de mon écriture qui étaient arides et couverts d’une taie de papier. » (Cixous 1989, 15) Cette orange-là représente l’innocence, la natalité, la création. C’est le fruit de l’inspiration qui ramène aux premières joies à préserver face à la vie et la modernité. C’est également le fruit qui rappelle les origines et lui fait retrouver le courage d’écrire. (Cixous 1989, 23) Il ne s’agit que d’un exemple de l’échange brillant et irraisonné qui se produit entre elles. Ensemble, elles conjurent un énième souffle qui porte la pensée vers un ailleurs cocréé. Le don littéraire de Lispector est déployé dans le vécu de Cixous avec ses propres figures et codes de pensée, illustrant alors une autre dynamique de réception faite d’échos, de tremblements. Cixous fait foisonner la pensée de Lispector, la réinvestit ailleurs, lui ouvrant d’autres voies, d’autres vécus. Elle reçoit, elle n’interprète pas, évitant ainsi de l’assécher.

Cette reconnaissance de l’autre à l’intérieur de soi-même devient ici intéressante, l’incorporation de la voix serait une forme de cheminement et d’atteinte de l’autre. Klobucka, dans son article sur cette réception de Cixous, avance même qu’une telle proximité des voix engendrerait une symbiose qui en crée une nouvelle, la voix Hélène-Clarice :

This textual enactment of an all-female amorous and discursive relationship is based on a premise of absolute reciprocity, in which “there is no place for an economy of exchange, or of opposition between contraries. The lovers are neither two nor one, neither different nor the same, but un-different (indifferent)” (Suleiman 1986, 13). Yet, while Cixous’s “dialogue” with Lispector in its most intensely lyrical moments appears to call for a complete meltdown of boundaries between (foreign) bodies, languages and texts, it also declares itself respectful of the ultimately irreducible otherness of its counterpart: “Il faut que l’autre reste étrangissime dans la plus grande proximité” (Cixous 1989, 157)
(Klobucka 1994, 49-50).

Cette idée de la proximité sans limite qui, pourtant, tente de respecter l’étrangeté de l’autre est intéressante si l’on considère que Cixous ne s’empare pas de Lispector comme objet d’écriture, mais bien de la voix de Clarice. Elle la désigne toujours comme la voix venue d’ailleurs ou par la familiarité intime de son prénom, mais jamais comme Lispector. L’appellation parvient à conserver ce qu’il y a de particulier, d’étrangissime, dans cette réception, tout en maintenant la part d’intime dans la cocréation. La mention d’amour ou d’économie libidinale dans la rencontre textuelle rend compte de la part affective importante de l’écriture et de son influence sur la lecture. Ici une sensibilité transforme le regard, le rapproche et change le rapport distancé qui peut être encouragé. Dans le contexte d’Água Viva, cette démarche acceptant ces mouvements et désirs est plus qu’appropriée, elle est nécessaire. Sans vouloir louanger aveuglément la lecture cixousienne ou minimiser les contrepoints critiques1 qui y ont été apportés, je pense qu’une réflexion autour d’un mode de lecture qui s’éloigne de la tradition discursive et rigide trace des voies vers des réseaux de sens où l’amour et la sensibilité sont célébrés.

Comme il a été mis de l’avant, Água Viva est un texte qui demande beaucoup d’engagement de la part du lectorat; la narratrice y exige une lecture sensible dans son accompagnement dans l’expérience du flux de l’instant. Elle cherche une réciprocité dans la quête, un abandon complet du « tu » pour qu’il puisse former un « nous » :

Je sais bien qu’il y a un décalage entre les choses, elles s’entrechoquent presque, il y a un décalage entre les êtres qui s’égarent les uns les autres parmi les mots qui ne disent presque plus rien. Mais nous nous entendons presque dans ce léger décalage, dans ce presque qui est la seule forme de supporter la vie pleine et entière […] Nous existons de travers pour ne pas compromettre ce que nous pressentons d’infiniment autre dans cette vie dont je te parle.
(Lispector 2018, 143)

Cet entrechoc entre les êtres, les choses et ce qu’elles portent permet ici de mettre en mots quelque chose qui se produit dans la rencontre de Cixous avec Lispector. Elles se parlent et dans les entrelignes de leurs textes parviennent à expérimenter la pleine vivacité de l’instant. Le mur de la solitude de la lecture est brisé, ensemble elles tendent à exister pleinement. Água Viva crée un espace de rencontre dans le décalage des mots et de la vie pour que le « je » et le « tu » puissent se retrouver sans se compromettre. Elles avancent alors la possibilité de symbiose et de compréhension qui permettrait aux êtres de s’unir, de s’entendre. Cette rencontre exige un travail de lecture et de contact alternatif se déroulant non pas dans le simple écrit, mais dans les espaces silencieux et les décalages : « Tout finit, mais ce que je t’écris demeure. Ce qui est bon, très bon. Le meilleur n’a pas encore été écrit. Le meilleur se trouve dans les entrelignes. » (Lispector 2018, 197) Il s’agit alors de prendre place dans le texte et d’être attentive à cet espace « entre », où le soi peut se réfugier. La réception lyrique, sensible, de Cixous s’inscrit dans cette lignée; en unissant sa voix à celle de Lispector, elle crée un espace tiers où elles se retrouvent. Un travail subjectif de la lecture indique alors une cocréation du sens du texte par la rencontre. C’est dans cette optique que j’avance que le texte demande une réponse sensible et située comme l’esquisse Cixous, et ce, dans la veine de l’écriture féminine, où elle spécifie qu’il s’agit d’une rencontre d’égale à égale qui sait reconnaître l’autre, même en soi.

L’espace généré par l’union des voix se joue alors dans l’entreligne et dans les points de fuite. Cette dimension des mots est intrinsèque au projet d’Água Viva et dévoile une autre approche de la nature du texte. Les réseaux de sens de l’écriture rhizomatique de Lispector permettent de s’y impliquer et de créer un savoir vivant autour de sa voix. Par rhizome, j’évoque ici la pensée de Deleuze et Guattari selon laquelle des textes peuvent être constitués de multiples racines qui se rencontrent et s’entrecroisent, créant ainsi un réseau autour de multiples renvois. En opposition à une pensée unilatérale, binaire ou hiérarchique, ce système de savoir s’ancre dans la présence de lignes de fuite et de leurs mouvements (Deleuze et Guattari 1980, 13). Ne possédant ni début ni fin, mais une multitude de lignes de rencontres souples, ce type de pensée rompt avec la mimèsis et l’idéologie pour s’accoupler avec le monde et brouille les frontières entre études et objets étudiés. J’aime penser Água Viva et la voix de Cixous ainsi, dans les courants de la rencontre qui forme racines et qui s’inscrit dans la pluralité d’un tel type de livre :

Le processus de l’élaboration textuelle de Água Viva met le lecteur en présence d’une stratégie d’autoreprésentation qui, née du questionnement direct du langage, se construit en dehors de la référence, à la manière d’un rhizome fait de « plateaux », désignant « une région continue d’intensité, vibrant sur elle-même, et qui se développe en évitant toute orientation sur un point culminant ou vers une fin extérieure ».
(Besse 1997, 49)

L’image du rhizome m’évoque la figure de l’eau vive et m’interpelle dans cette mouvance où je peux m’inscrire entre les strates sans poser des barrages et récolter les multiples possibilités qui émanent de ma lecture ou qui s’en échappent. Dans ce réseau rhizomatique, j’agis certes en intermédiaire, mais je me dois de respecter les tremblements, les mouvements et les multitudes qui me traversent, me lient et me délient. Ainsi, une lecture purement analytique est quasi impossible à défendre sans trahir la forme du texte. Ce rhizome lispectorien rappelle la force littéraire de l’attraction et de la transformation où l’intelligence du texte ne peut laisser de marbre et engage un processus de symbiose. Quelque chose de bizarre s’y produit et la difficulté à mettre cela en mots rappelle l’ardeur de la tâche de raconter l’instant. Água Viva transmet ses propres problématiques et propage le doute dans les postures du « je » et ses usages langagiers, certes, mais parvient à toucher qui le lit et à engager un dialogue. En dépassant la quête d’un éclaircissement, l’insaisissabilité de Lispector rappelle l’injonction de m’ouvrir à ses zones d’ombres, d’opacité et de les faire vivre en moi.

Je songe ainsi à la manière dont la réception de Cixous et les racines rhizomatiques du texte m’inspirent à poursuivre ce travail de dialogue avec l’œuvre. L’étrangeté fascinante du texte, qui en fait la force, m’enjoint à persévérer à trouver un moyen de lui rendre justice dans l’expression de ma lecture. Quitter les sols froids d’un travail critique distancé et m’abandonner sans limites à son monde m’ont été bénéfiques. Les sources vivantes et fertiles d’Água Viva changent ainsi continuellement ma perspective et ma pratique et y taillent un espace spécial qui accueille l’amour et les sentiments de proximité non raisonnables que j’éprouve. L’acceptation de la non-compréhension et de l’inconfort peut être difficile, mais conduit à l’élaboration de modes de connaissance foisonnants, riches. Il y a des échos entre une approche sensible qui laisse place aux aléas du texte et la lecture de Cixous qui ouvre sur d’autres formes de réponses possibles, à l’extérieur du cadre institutionnel, où la sensibilité du lecteur est mise de l’avant. L’injonction est d’accueillir en soi ces inspirations, doutes et surprises sans les limiter à un sens rigide. Ce livre ne connaît pas de point final, il continue de s’écouler dans le vivant et de se mouvoir aux courants des interprétations. Lispector ouvre les horizons sur une pensée infinie se déroulant dans l’entre des lignes, où je, nous, pouvons nous loger.

  1. 1Cette lecture a beaucoup été critiquée, étant jugée trop utilitaire et envahissante. Plusieurs affirment que Cixous réinvestit de manière non éthique en remodelant selon ses propres codes et obsessions le travail d’une autrice non occidentale peu connue et peu traduite à l’époque (Carrera 1999, 86). L’idée ici n’est pas de se positionner face aux enjeux, mais de faire ressortir la valeur d’un tel exemple de rencontre littéraire sensible et irraisonnée.