Observations de la littérature portative

Il y a de nombreuses années, j’ai enseigné les lettres dans une université du canton de Basel-Stadt. Après avoir joui quelques mois de mes privilèges doctoraux, j’ai fini par ressentir à quel point le cursus était ennuyeux et grande la prétention des hommes. J’ai donc décidé de me faire berger et d’aller vivre en paix dans les montagnes en compagnie des bêtes.

Aujourd’hui, hélas, j’ai acquis la certitude que même la majesté des Alpes peut devenir lassante à force d’être trop contemplée. C’est pourquoi, entre deux migrations, il m’arrive parfois de déposer ma houlette à l’ombre du premier feuillage venu et d’ouvrir un des petits livres que je traîne dans mon bissac. Comme je l’ai déjà professé pendant tout un semestre, il est des divertissements qui sont des études et des études qui peuvent être des divertissements, tout bien considéré. Aussi, à force de mener mon troupeau d’alpage en alpage, troquant à l’occasion un peu de laine contre de nouvelles lectures, j’ai fini par me constituer une bibliothèque portative digne de ce nom – bibliothèque dans laquelle, modestement, ce calepin viendra ajouter sa référence incongrue.


Selon Enrique Vila-Matas, dont l’Abrégé d’histoire de la littérature portative m’accompagne dans ces hauteurs, on peut retracer la naissance de ce mouvement littéraire dans deux scènes survenues à la fin de l’hiver 1924. Soit, la crise de nerfs qu’aurait éprouvée André Biely, « sur le rocher même où Nietzsche avait eu l’intuition de l’éternel retour » (Vila-Matas 1990, 11) et la chute de cheval d’Edgar Varèse qui, non loin de là, « parodiant Apollinaire […] simulait des préparatifs de départ à la guerre » (Ibid.).

Il faut bien reconnaître que sans l’Abrégé d’histoire de la littérature portative, le monde des lettres n’aurait bénéficié d’aucune allusion au sujet de la littérature portative, et je n’aurais peut-être jamais pu apprécier les cimes mal définies que j’ai entrepris d’arpenter ici. Loin de moi l’idée, donc, de vouloir contester les idées du spécialiste en la matière.

Je désire en fait rendre à César ce qui est à César : sans Vila-Matas, la littérature portative n’aurait vraisemblablement jamais vu le jour. Et j’aimerais souligner que son intuition selon laquelle la boîte-en-valise de Duchamp – œuvre contenant la reproduction miniature de ses autres œuvres – peut être considérée comme « l’emblème de la littérature portative et le symbole dans lequel se reconnaîtraient les premiers shandys » (Ibid., 12) est un éclair de génie que nul ne peut sérieusement remettre en question.

Cela étant dit – mon expérience de pâtre-lecteur me confère une certaine autorité en la matière – je crois qu’il ne sera pas inintéressant de consigner dans ce petit calepin certaines de mes observations et de contribuer par ma réflexion à dessiner les linéaments de la mystérieuse esthétique shandie postulée par Vila-Matas.


Quand on cherche à considérer un sujet aussi peu documenté, le commentaire de l’Espagnol selon lequel « devant un tel feu d’artifice, […] l’incrédulité du lecteur augmente à chaque ligne du texte » (Ibid., 107) doit servir de boussole. En effet, depuis que j’ai commencé à consigner mes réflexions sur ce sujet, je me rends compte que penser l’esthétique portative n’est pas de tout repos. Il m’arrive même de me demander si ce n’est pas une activité absolument vaine, tant les sentiers qui permettent d’y arriver semblent se perdre.

Heureusement, la montagne m’a enseigné que faire un pas de côté permet parfois au marcheur de mieux considérer son cheminement. Je me demande donc si les considérations de Vila-Matas ne sont pas encore plus justes que ne le croit leur auteur lorsqu’il affirme, au crépuscule de ses recherches sur le mouvement portatif, que « le passé, tout comme l’éclair de l’insolence, ne consent à se laisser retenir que sous la forme d’une image qui lance, au moment même où elle s’offre à notre regard, un éclat qui ne reparaîtra plus » (Ibid., 136). En fin de compte, le bref mais flamboyant feu d’artifice de la littérature portative n’aurait-il pas laissé une trace plus durable qu’on ne le croit dans le ciel de la réflexion?

Ainsi, pour considérer la possibilité que la littérature portative n’ait pas été qu’un pétard mal défini, je sens que je dois m’arrêter un instant près du rocher de l’éternel retour, comme le fit André Biely en 1924.


Dans Ecce homo, Nietzsche confirme que la conception fondamentale du Zarathoustra remonte à une halte qu’il fit au mois d’août de l’année 1881 « dans la forêt au bord du lac de Silvaplana; près d’un puissant bloc dressé comme une pyramide non loin de Surlei » (Nietzsche 1992, 123). Or, le fait que ce bloc se trouve « à 6000 pieds au-delà de l’homme et du temps » (Ibid.) me semble particulièrement éloquent, dans la mesure où, s’il est impossible de contester historiquement que les shandys ont formé une « société secrète » (Vila-Matas 1990, 12, 15, 17, 19, 31, 39, 48, 57, 69, 82…), cette situation écartée du rocher nietzschéen laisse plutôt croire que la tradition s’est trompée en les qualifiant de « conspirateurs » (Ibid., 45, 46, 51). Comment, en effet, imaginer qu’une conspiration – le terme est sérieux – ait pu naître dans un endroit aussi paisible et inentamé que celui décrit par Nietzsche et revisité par Vila-Matas dans l’Abrégé d’histoire de la littérature portative?

Au contraire, ma désormais longue expérience pastorale m’a enseigné que près de tels rochers, l’âme ne demande pas mieux que le répit et la concorde. Je le confesse : il m’est même arrivé, en empruntant certains cols montagneux, d’oublier mes anciens griefs et de songer abandonner mes bêtes à leur sort pour rejoindre le troupeau de la race des hommes. De cela, je ne peux que conclure que c’est par amour de leur prochain qu’André Biely et Edgar Varèse sont redescendus de l’éternel retour suisse et qu’ils ont décidé de fonder un groupe avec Marcel Duchamp, Jacques Rigaut et Walter Benjamin – compagnons « qui auront permis d’écrire le roman de la société secrète la plus joyeuse, […] héros gratuits et délirants de cette bataille perdue d’avance qu’est la vie, amoureuse de l’écriture à condition d’en faire la plus drôle, mais aussi la plus radicale des expériences » (Ibid., 17).


S’il est une chose que l’on peut retenir de l’enseignement shandy, c’est que parfois, à force d’être trop hautes (ou hautaines), nos réflexions finissent par mourir à petit feu, étouffées par un tisonnier trop insistant, sans jamais avoir donné jour à quoi que ce soit. « Coupons court! » – je me permets de le rappeler – fut l’un de leurs mots d’ordre. Aussi, ne pouvant réprimer un relent d’intellectualisme universitaire et bien conscient du lot de reproches qu’on risque de m’adresser, j’aimerais émettre cette hypothèse avec la conviction qu’elle parlera à qui saura l’entendre : il faut dépenser beaucoup de paroles pour arriver à dire un peu de choses. Peut-être le savoir n’est-il après tout qu’un résidu de l’expérience logorrhéique, et peut-être n’y a-t-il rien en amont de la connaissance qu’une intuition rocailleuse en forme de pyramide?

Quoi qu’il en soit, l’hypothèse selon laquelle le mouvement portatif servirait de couverture à une conspiration laisse croire que, sur le fond, l’Espagnol est encore plus dans le vrai qu’il n’y paraît. Car, considéré depuis la perspective d’André Biely et d’Edgar Varèse, force est d’admettre qu’il advient toujours un moment où la connaissance ne tient plus qu’à un fil, tant la matière que fouille l’esprit est dense, ou étrange, ou le raisonnement inattendu, etc. Ne sait-on pas depuis Platon au moins qu’on ne va jamais vers la lumière en ligne droite sans courir le risque de s’aveugler et, malheureusement, de s’aliéner ses semblables? Qui n’a jamais été pris de vertige, à 6000 pieds d’altitude au-delà des hommes?

Exigeants comme on les connaissait dans leur ascension vers les sommets, il n’est que trop vraisemblable que Biely et Varèse, en retournant étourdis et pantois vers leurs futurs compagnons, aient été pris pour des crabes, et qu’on ait pensé de leur démarche diagonale qu’elle couvrait une conspiration potentielle.

Moi aussi j’aurais été pris de vertigo.


Il est significatif que la société des portatifs ait fait l’expérience d’un vacillement intense, quand ses membres se sont décidés « à aller chercher refuge au fond de la mer et à renouer avec leur activité créatrice dans le sous-marin Bahnhof Zoo » (Ibid., 111) – ce qui, je me permets de le mentionner en passant, n’est pas autre chose qu’une ascension inversée des Alpes grisonnes.

Quelle expérience pélagique ont-ils pu vivre qui expliquerait l’hypothèse (la plus probable) voulant « que ce soit la fatigue qui les ait repoussés vers la terre ferme […] et une certaine angoisse aussi » (Ibid., 123)? Difficile de le savoir avec certitude, l’angoisse étant de ces états par nature indéfinissables et déroutants. Mais l’on sait – c’est une des grandes leçons portatives – que l’indéfinissable est un tremplin vers une ultime définition. Maxime Decout, un autre de mes compagnons de montagne, dit d’ailleurs à ce sujet :

Toute enquête vise à reconnaître, nommer et comprendre l’identité d’une chose, d’un fait, d’un être et à compter les qualités épinglées au nombre de ses propriétés définitionnelles. Elle cherche à assurer des présences, ou à combler des absences, à saturer le monde avec des caractéristiques appréhendables et appréhendées. De sorte qu’elle n’existe que s’il y a une faille, une distorsion, un flottement, un disfonctionnement dans les liens qui unissent les choses.
(Decout 2018, 28)

Je commence aussi à comprendre que ce petit calepin m’aide à rester sensible à ce genre de désaccords entre l’être et la pensée; à cette angoisse fondamentale qui me relie aux portatifs par la conjecture mal définie de leur philosophie.


Plus j’y pense, plus je crois que ce qu’ont ressenti au fond de la mer les occupants du submersible Bahnhof Zoo doit être entendu comme révélateur d’une véritable « posture identitaire (ou désidentitaire) singulière, consistant à sortir de soi, à n’être ni comme tout le monde ni comme personne mais – plus radicalement –, à n’être personne » (Grossman 2008, 37, l’auteur souligne). Posture qui, in fine, constitue « un moyen d’interroger et de mettre à l’épreuve son propre pouvoir de donner du sens » (Decout 2018, 21), parce qu’elle rappelle à l’être pensant que le mouvement qui l’anime n’est rien d’autre qu’un fondu graduel vers et depuis toutes choses.

Sans doute les portatifs n’avaient d’autre choix que d’atteindre l’assise rocheuse de l’océan pour se confronter à la frontière vertigineuse qui séparait leur idéal littéraire de la réalité. Pour ma part, je comprends tout à fait la valeur heuristique qu’ils ont pu trouver à se lancer sans réfléchir sur des chemins tortueux, quitte à se retrouver les jambes flageolantes et le souffle coupé par la majesté du paysage. Et je crois du même coup qu’il ne peut que s’avérer fertile et potentiellement fructueux que les conjectures s’alignent, comme celles de Vila-Matas, sur la posture portative voulant que, pour se retrouver, il faille d’abord se perdre.

Cet idéal de la perdition, quand on le réfléchit en termes shandys, « n’est [d’ailleurs] pas une simple ligne qui séparerait deux espaces autonomes et distincts [mais] une “frontière brumeuse” où l’on trouve à qui s’adresser, dans l’usage de la citation comme mot de passe; une zone frontalière qui sert d’échangeur entre les coordonnées du réel et celles de la littérature » (Bouju 2010, § 4). C’est qu’il y a toujours du brouillard, quand on réfléchit en termes shandys. La voix que l’on croit être celle de notre raison « se révèle souvent [être] d’un niveau fictionnel » (Audet 2013, 23). Moi par exemple, quand je me surprends à méditer comme une jeune brebis satisfaite après avoir fini quelque opuscule portatif, je m’aperçois bien qu’en raison « de son apparition nébuleuse à travers d’autres figures littéraires » (Audet 2013, 23), ma pensée m’appartient moins qu’il n’y paraît. Perdu dans les montagnes d’un calepin obscur, j’ai la désagréable impression que mon identité m’échappe, que je ne suis plus moi-même autre chose qu’un produit de la littérature.


On pourrait qualifier d’insignifiant et d’anodin le séjour sous-marin des portatifs – séjour qui, je le rappelle, n’a vraisemblablement duré, en tout et pour tout, que quelques heures1. J’ose cependant me demander, quand je pense à ma vie, si ce n’est pas parce qu’elle semble si diaphane et si fabuleuse que la plongée du Bahnhof Zoo a quelque chose à nous enseigner. Après tout, n’est-ce pas vrai qu’il faut parfois faire confiance à la plus improbable, la plus incongrue des hypothèses pour franchir la distance qui nous sépare de la connaissance? Les portatifs ne nous ont-ils pas enseigné que toute entreprise doit se vivre comme « la plus radicale des expériences » (Vila-Matas 1990, 17)? Et la littérature ne nous a-t-elle pas déjà appris « que nous n’avons pas toujours besoin d’être sincères, rationnels, voire raisonnables, pour penser » (Decout 2015, 54)?

Je ne m’inquiète donc pas des chimères, quand mon regard se perd dans le paysage et que mon crayon glisse sur les pages de ce calepin. S’il est une chose que j’ai apprise pendant toutes ces années, c’est bien que toute sente conduit toujours quelque part.


Je m’éveille à peine d’un rêve désagréable dans lequel j’étais de retour sur l’estrade d’une salle de classe en train de ressasser une thèse devant une poignée d’esprits moins haut perchés. Personne – y compris moi-même – ne comprenait rien à ce que je professais. Les paroles sortaient de moi comme de l’eau d’une outre percée. Pour chasser la frayeur de ce cauchemar, je crois qu’il me faut être plus précis quant au paradoxe voulant que, plus on réfléchit sur un sujet, moins ce dernier semble clair.

Quelque part dans ce calepin, j’ai affirmé qu’il ne faut pas trop tisonner l’âtre de l’esprit pour ne pas en étouffer les flammes, et plutôt faire confiance au crépitement souverain de ses braises. Loin de moi l’idée d’impliquer que l’esprit critique n’existe pas. Je suis bien conscient de la nécessité de pouvoir arriver à des conclusions objectives et valables en temps voulu.

Mais il me semble que sans une certaine manière de fluctuer, de laisser du jeu à sa pensée, d’atermoyer l’établissement de ses conclusions ou encore de se déguiser, on ne peut espérer atteindre de connaissance véritable – si tant est qu’une telle chose existe. Vila-Matas lui-même reconnaît que c’est « en [se] détachant peu à peu de son projet littéraire [qu’il en est] venu à donner un sens à [son] écriture » (Derain 2010, § 5); « une écriture du renoncement qui trouve sa nécessité dans l’absence de nécessité » (Ibid.).


Au fond, la question qui m’anime depuis toutes ces années est celle de savoir si l’on peut faire confiance à une pensée titubante – telle l’articulation du projet shandy – qui nous entraine hors des chemins battus, tout en sachant qu’elle finira peut-être par buter sur la fatalité d’une roche particulièrement imposante. Au fond, je m’interroge sur le sort de la brebis galeuse.

Pour regagner mes pâturages bien-aimés sans arrière-pensée, je dois mentionner que tout un pan de l’exégèse de l’Abrégé avance que sa composition serait mise à contribution « pour faire en sorte que le lecteur soit convaincu de la validité et de l’authenticité des informations qui lui sont présentées » (Ouellet 2011, 37), mais que, malhonnêtement, viendrait un moment « où le lecteur [ressentirait] un malaise face à cette histoire » (Ibid.). On accuse la littérature portative de produire une œuvre « qui fait naître la confusion dans l’esprit du lecteur pour le conduire sur le chemin de la mystification » (Ibid.).

Fidèle à mes principes montagnards, j’admets volontiers qu’une part de confusion subsiste au sein des réflexions les plus brillantes et les plus honnêtes. Car même l’esprit le plus exigeant se leurre s’il croit pouvoir arriver à circonscrire pleinement l’objet de sa réflexion – comme je l’ai déjà répété, je crois qu’il ne faut pas s’en faire avec cette part incertaine de notre esprit qui toujours nous échappe. Moi-même, après toutes ces années à garder les moutons, il m’arrive encore de courir derrière la harde de mes idées comme un loup enragé, ne sachant plus si ce qui me pousse relève de l’intellect, de l’instinct, ou que sais-je encore?

Toutefois, me fiant à « l’art expéditif de l’abréviation » (Vila-Matas 1990, 126), j’assume qu’il est parfois impératif de couper court au doute et d’accepter la confusion pour ce qu’elle est : une incompréhension passagère sur le pacage d’une révélation à venir.

Avec le temps, la satisfaction et l’harmonie spirituelle finissent toujours par regagner la surface – tel le Bahnhof Zoo après avoir atteint le fond obscur de l’océan. Voilà pourquoi, du haut de ma contemplation alpestre, je dénonce comme une échappatoire dialectique l’accusation de mystification portée à l’endroit de la littérature portative.

J’insiste sur le fait qu’il faut rester vigilants face à l’éventualité que, poussés à bout, nos soupçons exégétiques finissent par miner les fondements de nos plus belles architectures théoriques2. Rien n’est en effet plus nocif que de donner du pouvoir intellectuel à ses doutes en doutant intellectuellement de ses pouvoirs. Et qu’est-ce qu’une mystification, sinon une manifestation particulièrement dubitative du doute?

Je le répète : pour réfléchir, il faut savoir se passer de la compréhension immédiate et accepter humblement que le sens nous échappe. Sans doute, il adviendra par hasard, au détour d’un alpage particulièrement scabreux. La pensée peut très bien, après tout, être vécue « en tant que réalité immédiate, en tant que principe spontané d’existence » (Lukács 2021, 24) sans que cela implique la conscience de quoi que ce soit – sans aucune forme de téléologie. N’est-ce pas là le propre de ce que d’aucuns appellent l’heuristique?


Je n’arrivais pas à dormir, cette nuit, hanté par une question : comment peut-on même se demander à quoi l’on pense, quand on pense que l’objet du savoir découle de l’acte de penser? Voilà où l’accusation de mystification me semble prendre des allures de charrue mise devant des bœufs.


Pour Dominic Ouellet, tondeur de l’action portative, cette dernière ne serait rien d’autre qu’un « discours mensonger qui tend à disparaître sous l’artifice d’une narration au ton pseudo-savant qui manipule la réalité au point de la transformer, en partie, en matériau purement fictif » (Ouellet 2011, 5). Et ce serait parce qu’elle mettrait en place « un discours mensonger présenté comme vrai et accompagné de tous les “à-côtés” qui peuvent témoigner de son authenticité » (Ibid., 6) que la théorie portative serait mystificatrice.

Évidemment, vu sous cet angle, le projet shandy comporte une forte dose de mauvaise foi. J’aurais donc tendance à être d’accord avec Ouellet sur ce point. Pour le dire franchement, je pense qu’il faut avoir un sacré culot pour oser manipuler les idées au point de les transformer en fiction. Malheureusement, s’il est une vérité indéniable, c’est bien que la race des hommes ne manque pas de culot – ce qui peut même en pousser certains à s’écarter du troupeau.

D’un autre côté je me demande s’il n’est pas possible de débrouiller les idées de Ouellet, en les libérant, comme l’aurait souhaité ce portatif avant l’heure qu’était Nietzsche, des carcans traditionnels du vrai et du faux, du bien et du mal, de la réalité et de la fiction. Je prends donc le parti de dénoncer le préjugé – hélas tenace – sur lequel elles reposent : la possibilité de tracer une frontière entre une vraie et une fausse réflexion.

Avant d’aborder ce point, je me permets de retranscrire cette citation de Walter Benjamin qui, en 1929, à l’issue de son expérience shandie3, partageait cette considération qui me semble assez éloquente : « il ne nous avance à rien en effet de souligner, avec des accents pathétiques ou fanatiques, le côté énigmatique des énigmes » (Benjamin 2001, 131).


Si l’on a foi comme moi en ce que dit Maxime Decout, pour qui « c’est le propre du langage littéraire que d’être polysémique comme s’il comportait avec lui, de manière presque naturelle, on aurait envie de dire structurelle, la possibilité de la mauvaise foi » (Decout 2015, 29) et qui avance que « la littérature ne va pas de soi, que la comprendre comme un gage d’authenticité ne relève pas de l’évidence parce que la sincérité y reste toujours mêlée à la falsification, dans une ambiguïté que seule la mauvaise foi permet de décrire » (Ibid., 10), exiger de la réflexion portative qu’elle ait un objet extérieur à elle-même est un obstacle épistémologique au moins aussi important que le fait de supposer que nous ne tournons pas autour du soleil parce que c’est lui que nous voyons tourner dans le ciel au-dessus de nos têtes.

En particulier considérant une méthodologie de recherche aussi intègre que celle d’Enrique Vila-Matas qui reconnaît de but en blanc qu’il lui arrive « de parler avec des citations en croyant être le propriétaire de [ses] idées, tout comme il [lui] arrive d’être persuadé de citer un auteur alors qu’il n’en est rien » (Derain 2010, § 15) et que c’est « sans compter le phénomène inverse mais pas contradictoire, où par ces citations, d’autres se trouvent à parler à travers [sa] propre écriture » (Ibid.). Voilà pourquoi dénoncer l’entreprise portative comme un mensonge ou une mystification me paraît revenir au même que dénoncer le bleu du ciel, à quelque deux mille mètres d’altitude, face à une inspirante et monumentale pyramide de roc, par une belle journée du mois d’août 1881.


Avant d’arriver au bout de mon petit calepin, j’aimerais rappeler que – pour qui réfléchit vraiment – « la forme devient principe générateur du destin » (Lukács 2021, 25), comme l’a démontré Georg Lukács, bien qu’il n’ait jamais été un portatif per se.

En effet, sans la découverte formelle de la littérature portative par Enrique Vila-Matas, au début des années quatre-vingt, le destin de Dominic Ouellet aurait-il été le même? Et ceux d’André Biely et d’Edgar Varèse : auraient-ils été si significatifs pour nous si Nietzsche n’avait été frappé par la présence d’un colossal bout de pierre, quarante-trois ans avant le choc qu’ils vécurent, presque simultanément, au flanc de la même montagne? Bien sûr que non.

Les infimes battements d’ailes de l’éphémère le plus minuscule finissent par écorner des troupeaux entiers, pour peu qu’on demeure attentif à leurs causalités internes.


Certains jours l’esprit ne répond tout simplement pas à ce qui est attendu de lui. Fort heureusement la terre tournant sur elle-même revient toujours remettre de l’ordre dans le mouvement du cosmos. Ce qui détend passablement mes scrupules à confesser par écrit que, bien que je la récuse totalement sur le fond, je trouve malgré tout une immense valeur portative à la théorie de Dominic Ouellet.

En taxant la philosophie shandie de n’être que du vent, que de la poudre jetée aux yeux de lecteurs naïfs et incirconspects, Ouellet se trouve en réalité fonder sa démonstration sur le mensonge même qu’il dénonce – augmentant par le fait même la valeur herméneutique de ce prétendu mensonge. Ce qui s’avère être d’une ironie extrêmement portative, il faut bien en convenir.


Un questionnement trop général sur les phénomènes particuliers de l’existence ne peut produire que des réponses d’un ordre convenu; soit trop vagues soit trop englobantes. Or, il est un enseignement que l’on peut tirer du portatif ultime, qui est celui qui cache son visage « derrière le mur portatif de son livre » (Vila-Matas 1990, 136). Cet enseignement a à voir avec l’éblouissante définition de la contemporanéité que donne Giorgio Agamben dans Qu’est-ce que le contemporain?, petit livre que je garde systématiquement dans la poche de mon gilet : « contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps » (Agamben 2008, 22).

Le portatif est donc celui qui a compris que pour affronter l’existence et les terribles exigences de la réflexion humaine, une protection oculaire s’avère nécessaire.


Je n’ai d’autre activité pour meubler ma solitude alpine que celle de réfléchir avec les bribes du monde qui me parviennent encore. Voilà pourquoi ce mot de Vila-Matas arrive à m’apaiser : « ne nous leurrons pas : nous écrivons toujours après d’autres » (Vila-Matas 2010, 37).


Il ne me semble donc pas vain de prendre en note, sur la dernière page de mon petit bloc, que, premièrement, le projet portatif « comme tout poème, comme tout roman, courrait toujours le risque d’être dépourvu de sens et n’aurait rien été sans ce risque » (Vila-Matas 1990, 71), et, deuxièmement, qu’« on n’entrerait pas dans un livre s’il ne faisait un monde » (Ibid., 136).


  1. 1Je reconnais toutefois qu’il est ardu d’en arriver à un compte exact, vu la difficulté de corréler le peu de sources dont nous disposons sur le sujet.
  2. 2On pourra bien sûr rétorquer que c’est le propre de toute entreprise portative de saper ses propres fondations.
  3. 3En l’absence de consensus avéré sur la dénomination de l’ensemble de principes, pratiques et pensées qui forment le substrat sensible de l’esprit attribué rétrospectivement au mouvement portatif, j’ai choisi de reconduire le terme shandy employé par Vila-Matas, tout en étant conscient des reproches que l’on pourra m’adresser. Néanmoins, à sa suite, je fais le pari que « les shandys composent à eux tous le visage d’un shandy imaginaire, portrait portatif sur les traits duquel on peut lire les faits qui ont configuré sa tragique existence » (Vila-Matas 1990, 131).