Rythme et poème en prose

Sur quel pied danser?

j'étais assis au mcsorley's (lu par Gabriel Armelin)
i was sitting in mcsorley's (lu par Ami Xherro)

Le poème en prose, une première hésitation

Entrée en matière

Si le poème en prose a déjà été considéré par plusieurs comme une tentative d’aller au-delà du langage ou comme le souhait d’inventer une parole ineffable, il perturbe par son polymorphisme et son apparente indescriptibilité. Qu’est-ce qu’un poème en prose? Un drôle d’oxymore, une tentative de subversion, un élan moderne? Voilà qui pose une première hésitation : devant les interrogations sur le genre, le vague entourant la question de la métrique devant la modernité et l’effort romantique de se détacher du classicisme, certain.e.s poète.esse.s en sont arrivé.e.s à utiliser le genre dans une recherche pour se créer un langage individuel, une individualité. Cette individualité sera ici étudiée par une tentative de traduction du poète moderniste états-unien E. E. Cummings grâce à une approche axée sur la poétique de la traduction.

L’approche d’Henri Meschonnic tend à se concentrer sur une strate inhérente du langage : le rythme. L’exploration du rythme d’un poème en prose de Cummings, i was sitting in mcsorley’s., est proposée ici par la démarche empirique de la traduction, car cette activité permet un acte quasi total sur le langage : une écoute, une réécoute, une lecture, une relecture, une écriture, une réécriture… (Meschonnic 2007) En retraçant d’abord les origines du genre du poème en prose, nous entreprendrons l’établissement de bases pour une compréhension du genre littéraire qu’a utilisé E. E. Cummings pour son poème dans son historicité. Une présentation des différentes définitions du genre sera abordée pour tenter de clarifier les nuances à son propos. Comme le rythme commence par le sujet, et que le sujet du poème se développe à partir de son rythme, une brève présentation du poète E. E. Cummings et de sa poétique seront faites. L’approche employée pour la traduction passe ici par l’enregistrement sonore afin de mettre en valeur ce qui se perd à l’écrit : la voix et son rythme. Les enregistrements sont présentés avec les textes source et cible pour une meilleure écoute et lecture. La démarche traductive sera ensuite appuyée par l’approche théorique de Meschonnic, de même que par celle de Zumthor, ainsi que par un court développement sur la notion de voix, d’oralité. Ceci tentera de mettre en lumière les hésitations retenues quant à l’interprétation du texte. Enfin, la dernière partie abordera de manière générale la méthode de traduction employée pour le texte de Cummings et l’utilisation de l’enregistrement. La démarche d’ensemble tend à dévoiler la poétique d’un sujet, E. E. Cummings, qui émane de son rapport à l’écriture par la recherche du rythme singulier de celle-ci, pour ensuite chercher une transposition dans une langue autre : le français. Le choix d’un poème qui sort de l’opposition binaire entre poème et prose et la démarche épistémologique qui valorise le continu dans la critique d’une vision binaire du signe traduisent la volonté d’aborder la question traductologique autrement, soit en dehors de l’opposition entre fidélité et adaptation. Outre les visées traductologiques, l’hypothèse est qu’un tel travail permet une vaste expérience sur le langage dévoilant une voix qui en arrive à devenir un texte, puis un nouveau une fois proféré, créant ainsi ce que Meschonnic appelle le texte en mouvement, un palimpseste – une relation éthique et politique entre le poème, les poète.sse.s et les lecteur.rices.

Balbutiements

Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience?
(Baudelaire 1869, 1)

Il est d’usage d’attribuer le crédit pour l’invention du poème en prose à Charles Baudelaire pour son recueil Le Spleen de Paris, ou Petits poèmes en prose paru en 1869, mais le poète en est-il vraiment l’inventeur? D’un point de vue historique, il est évident que d’autres se sont adonnés au genre avant Baudelaire. Ce qui serait alors attribuable au poète est l’inscription du genre « poème en prose » dans le champ et la théorie littéraire occidentale par la publication de son recueil Le Spleen de Paris, ou Petits Poèmes en prose (1869, rédigé entre 1857 et 1864). De la citation ci-haut, on souligne l’emploi du terme « prose poétique », genre déjà pratiqué en France au xviiie siècle par Rousseau et Fénelon, entre autres; un genre qui, toutefois, diffère du poème en prose. En Angleterre, Shakespeare pratique la prose poétique dans Hamlet, avec le passage « What a Piece of Work is a Man ». Puis, William Blake écrira plus tard les Proverbs of Hell (1793), qui sont de la prose poétique. Quoiqu’il en soit, la réflexion sur la prose poétique a mené à celle sur le poème en prose dont la pratique a débuté en Europe pendant le romantisme. Alors que l’Allemand Schlegel, dans son recueil d’aphorismes Athenaeumsfragment (1798), réfléchit déjà à une fusion entre poésie et prose, c’est le poète allemand Novalis qui la met en pratique avec Hymnen an die Nacht (1800).

Selon Suzanne Bernard (1959), il est possible de mentionner Alphonse Rabbe avec Album d’un pessimiste en 1835, puis Aloysius Bertrand avec Gaspard de la nuit en 1842 comme précurseurs du genre en France. Les formes brèves qu’il utilise pour déconstruire les normes métriques du poème s’accordent aux caractéristiques qui seront proposées pour définir le genre. Viennent ensuite Rimbaud et Mallarmé qui influenceront grandement les modernistes tels que Reverdy avec Poèmes en prose (1915), et Max Jacob avec Cornet à dés (1917). La pratique se poursuivra pendant les années 1940, avec des poètes tels qu’Henri Michaux et Francis Ponge, jusqu’à nos jours. Aux États-Unis, paraissent certains poèmes d’Emerson comme Woods, A Prose Sonnet (1839), ou de Poe tels que Shadow – A Parable (1835). Poe a d’ailleurs publié Eureka : A Prose Poem (1848), qui est plutôt un essai sur la nature de l’univers. Il faut toutefois attendre la publication, en 1890 à New York, d’un recueil intitulé Pastels in Prose – From the French, rassemblant des poèmes en prose français de Villiers de l’Isle-Adam, Judith Gautier, Huysmans, Baudelaire et Mallarmé traduits en anglais par Stuart Meryll, pour voir apparaître la popularisation du genre dans le monde anglophone. En Angleterre, les écrivains décadents tels qu’Ernest Dowson, William Sharp et Oscar Wilde (Poems in Prose, 1894) pratiquent le genre avec enthousiasme. Aux États-Unis, il faut attendre le modernisme avec Gertrude Stein et Tender Buttons (1914), qui constitue le premier recueil états-unien publié de poèmes en prose. Suivront les modernistes comme William Carlos Williams avec Kora in Hell: Improvisations II (1920), ainsi qu’E. E. Cummings, qui nous intéresse dans le cadre de cet article.

Éclaircissements

Si le genre du poème en prose a vu le jour sous l’impulsion de poète.esse.s voulant se libérer des contraintes des écoles littéraires et de leur formalisme, on peut se demander s’il reste régi par des règles définitoires. Le poème en prose se distingue de la prose poétique parce que sa forme est courte et compacte, et il se distingue du vers libre parce qu’il n’y a pas ou peu de récurrence dans les sauts de ligne. L’historien de la littérature et de l’art Gustave Lanson utilisait le terme « prose d’art » pour désigner une prose qui utilise de fortes ressources rythmiques et d’intenses effets plastiques (Vincent-Munia 1997, 111). La définition la plus fréquente que l’on rencontre pour le genre ambigu est : un poème qui est écrit en prose – définition quasi tautologique, mais fonctionnelle. Dans son ouvrage monstre, Suzanne Bernard suggère cette définition : « […] un texte en prose, formant une unité et caractérisé par sa “gratuité”, c’est-à-dire ne visant pas à raconter une histoire ni à transmettre une information, mais recherchant un effet poétique » (1959, 15). Qui plus est, elle présente quatre caractéristiques récurrentes du genre : il faut qu’il soit un tout organique – en ce sens qu’il peut y avoir un effet narratif; il faut qu’il soit intemporel – en ce sens qu’il ne contient pas de référence temporelle; il faut qu’il soit bref – qu’il ne comporte pas d’explication et de justification comme la prose; finalement, sa seule fin doit être poétique – critère entendu comme la gratuité (Bernard 1959, 14).

Tel qu’une approche historico-littéraire le souligne, la pratique du genre a débuté avec la volonté des romantiques de se défaire des écoles classiques. De même, beaucoup attribuent au poème en prose une poétique de la subversion, comme Margueritte S. Murphy (1992) l’a présenté, puisque la pratique aspire à aller à l’encontre de la norme, comme cela a été le cas pour les romantiques, les symbolistes, les modernistes… C’est donc un discours subjectif qui entre en relation avec le collectif par sa dimension politique et éthique. Il appert que le doute y est inhérent, car les motivations du genre sont de remettre en cause la notion de poésie, et parfois celle du langage comme nous le verrons dans la pratique de Cummings. C’est une technique foncièrement basée sur l’hybridité qui participe à une réflexion sur l’esthétisme d’une œuvre et sur sa réception dans un champ donné. L’abandon d’une rythmique périodique, les discontinuités typographiques, syntaxiques et temporelles participent à générer ce que Suzanne Bernard appelle un tout organique, un poème en lui-même avec sa méthode propre. Le genre, avant ces considérations, a pourtant été longuement dévalué à ses débuts en France. Par exemple, Aloysius Bertrand parlait de ses poèmes comme des « bambochades1 » (Vincent-Munna 1993, 11). Il n’y a pas si longtemps aux États-Unis, en 1978, le poète Mark Strand s’est vu refuser le prix Pulitzer parce que l’un des membres du jury ne considérait pas le poème en prose comme poème. Il a fallu attendre 1991 pour que Charles Simic remporte le prestigieux prix pour son recueil de poèmes en prose The World Doesn’t End. Voyons maintenant comment, dès 1922, Cummings a utilisé la forme.

Lower case Cummings, poète agrammatical

Un bref portrait

Celui qui a été surnommé « lower case cummings »2 par William Carlos Williams du fait de son utilisation scrupuleuse de la minuscule en poésie naît en 1894 à Cambridge aux États-Unis sous le nom d’Edward Estlin Cummings dans une famille à croyance unitariste. Son père est professeur de sociologie à Harvard, université que le poète, écrivain et peintre fréquente de 1912 à 1917 avant de partir avec le corps ambulancier de Norton-Harjes pour la Première Guerre mondiale en Europe où il se lie d’amitié avec l’écrivain Wiliam Slater-Brown.

Les deux auteurs sont foncièrement pacifiques. Cummings est emprisonné en France, car il est soupçonné d’espionnage, après qu’on ait intercepté des lettres pour les États-Unis manifestant son peu d’enthousiasme à combattre – expérience qu’il raconte dans son roman autobiographique The Enormous Room publié en 1922. Il est renvoyé aux États-Unis en 1918, puis retourne à Paris en 1920 où il entreprend la rédaction de son célèbre recueil Tulips and Chimneys qui est publié en 1923 et qui souligne déjà une poétique réputée pour ses formes grammaticales et typographiques atypiques et inventives. L’éditeur retire un grand nombre de poèmes de cette édition, qui seront autopubliés dans un recueil intitulé & en 1925, dans lequel figure i was sitting in mcsorley’s.3, ainsi que d’autres poèmes en prose. Un autre recueil qui rassemble les poèmes refusés de Tulips and Chimneys intitulé XLI Poems est publié par The Dial Press en 1925. On peut donc en déduire que le recueil autopublié & contient les poèmes refusés par deux fois par les éditeurs. Le fait qu’ils étaient des poèmes en prose était-il à l’origine de leur refus?


Avec ces publications, Cummings se bâtit une réputation de poète de l’avant-garde. On l’associe d’ailleurs au poète français de l’Esprit Nouveau Guillaume Apollinaire du fait de ses « poempictures ». Probablement influencé par l’importance de la religion unitariste dans sa famille, Cummings possède un puissant univers spirituel motivé par une vision transcendantaliste de la vie. Norman Friedman, qui lui a dédié nombreux articles et ouvrages, n’hésite pas à qualifier la philosophie de vie du poète de « transcendantaliste, romantique, prélapsaire, organiciste et individualiste mêlant les influences d’Emerson, de Whitman, de Thoreau et de Dickinson » (Friedman 1957, 1044). 

De fait, Cummings est considéré en partie comme un moderniste des années 1920. David Perkins souligne qu’il a été influencé par la première vague du modernisme en littérature et en peinture – le poète a fréquenté Pablo Picasso en 1920 à Paris. Cummings a aussi été influencé par les réflexions sur le langage formulées par Ezra Pound et les dadas. Toutefois, sa démarche n’est pas complètement destructrice; à la différence des acteurs du dadaïsme et du surréalisme, il ne souhaite pas remplacer complètement les traditions littéraires, mais plutôt les modifier pour les améliorer (Heusser 1995, 16). L’évolution de la poétique de ses œuvres le démontre : Cummings utilise le poème en prose dans la continuité d’un idéal de libération à l’aliénation du langage. 

Il est aussi influencé par l’utilisation contemporaine du stream of conciousness d’abord esquissée théoriquement par William James. Ce dernier ayant été lui-même influencé par les travaux du philosophe Henri Bergson sur la notion du temps, selon laquelle l’expérience subjective du temps se réalise dans un rythme qui lui est propre. Bergson a aussi amené l’idée de l’intuition aux modernistes, laquelle se base sur le primat de l’expérience créatrice, une idée de l’art pour l’art, et l’existence d’une mémoire pure contenant la totalité de nos états conscients, fusionnant le passé et le présent en un tout organique (Delville 1998, 48).


À cette époque, ces théories influencent le moderniste William Carlos Williams pour l’écriture de ses poèmes en prose – ses « improvisations ». C’est pour lui un moyen d’explorer les possibilités poétiques de l’anglais états-unien par la poésie. Il choisit une prose dite simultanéiste inspirée des poètes français Apollinaire et Cendrars. C’est sous l’influence de Williams que Cummings écrit des descriptions rhapsodiques de New York rassemblées dans le recueil &, dont fait partie i was sitting in mcsorley’s. À la suite de la publication de & et de XLI Poems, le poète voyage entre autres en URSS. De ce voyage, il publiera un récit (EIMI, 1931) écrit dans une prose abstraite versifiée au sein duquel on sent une influence prégnante de Joyce (Ulysses, 1922) et de T. S. Eliot (The Waste Land, 1922). S’ensuit la publication de nombreux recueils (dont 95 Poems) et de quatre pièces de théâtre, sans compter les nombreuses toiles qu’il a peintes. En 1952, l’université Harvard lui accorde un titre honorifique de professeur. Il donne des conférences en 1952 et 1955 sur la poésie, intitulées i: six nonlectures. Il meurt à l’âge de soixante-sept ans en 1962 en étant l’un des poètes états-uniens les plus lus de l’histoire du pays et en laissant en héritage une œuvre littéraire riche qui a porté le flambeau d’une réflexion sur la poétique du langage et mis de l’avant des innovations typographiques, syntaxiques et morphologiques dans la pratique du poème qui ont été perpétuées par nombre de poète.esse.s de langue anglaise et autres ipso facto.

Une poétique déviante?4

Dans la perspective d’une poétique de la traduction axée sur le rythme du poème, l’étude, au moins brève, de la poétique du sujet est inhérente. Tout d’abord, sa poésie est empreinte des thèmes que répertorie ici Haskell S. Springer :

He is concerned primarily with the importance of sex, the hypocrisy of society, the sterility of science, philosophy, and theology, the crassness of American “unculture”, the love of a man and a woman, the idiocy of war, the beauty, strength, and timelessness of nature, the delights of childhood, and the all-importance of the present moment.
(Springer 1967, 8)

Ensuite, on peut observer plusieurs récurrences dans la poétique de Cummings, à commencer par le mouvement. L’auteur écrit une poésie active avec des changements rapides et engageants sur plusieurs strates. C’est une poésie mixte qui fonctionne sur trois modes d’énonciation : l’archaïsme – caractérisé par l’utilisation d’un vocabulaire suranné, voire mièvre, ainsi que la reprise de formes poétiques connues; la neutralité – caractérisée par l’utilisation de mots ayant une valeur propre à la poétique de l’auteur; et le burlesque – caractérisé par l’utilisation de la moquerie, de la satire et de langage familier, de sociolectes, souvent dans l’optique d’une critique sociale (Friedman 1957).

Cummings mélange principalement ces modes d’énonciation dans le vers libre, bien qu’il ait souvent utilisé la forme du sonnet shakespearien et, bien entendu, celle du poème en prose. Un même poème peut comprendre les trois modes en plus d’une combinaison de voix comme c’est le cas de i was sitting in mcsorley’s. Ces combinaisons de voix ont pour effet de surprendre et d’engager le lectorat dans le poème. De plus, cette mixité tend à créer un écart entre ce qu’on attend du texte comme langage et ce qui advient d’une manière autre, déviée. Cela se traduit entre autres par l’utilisation de mots aux graphies très proches. Par exemple, lorsqu’on s’attend à voir le mot « friend », apparaît le mot « fiend ». C’est l’une des manières utilisées par Cummings, selon Theodore Spencer, pour contrôler la lecture du poème. Il force ainsi les lecteur.rice.s à participer au processus poétique. Ceci traduit l’insatisfaction du poète face à la capacité limitée du langage littéraire à rendre compte de la réalité (Springer 1967, 10).

Les autres méthodes utilisées par Cummings sont les pratiques grammaticales et typographiques déviantes, ainsi que les néologismes. Son agrammaticalité (ungrammar) se manifeste par des structures syntaxiques qui transforment et manipulent le signe linguistique. Le poème suivant, premier du recueil 95 poems, représente bien cette écriture nommée « anti-écriture » par Meschonnic (1982, 204) :

l(a

le
af
fa

ll
s)
one
l

iness
E. E. Cummings, « l(a (A Leaf Falls with Loneliness) », 95 poems, New York, 1958

Comme proposé par Penelope Sacks-Galey, cette technique permet « la disjonction souvent musicale des lettres sur la page, jointe à la verticalité des compositions [qui] concourent à nous donner l’impression de lire une partition musicale » (2011, 37), et ainsi renforcer l’effet rythmique, élément inhérent de l’approche meschonnicienne.

Les formes typographiques déviantes utilisées par le poète peuvent se manifester par l’emploi récurrent de la parenthèse laissée ouverte ou fermée qui a pour effet d’introduire un discours dans un discours, ou un moment d’intimité; la suppression des blancs et des espaces qui renforce l’effet rythmique; l’ajout inusité de point-virgule ou de virgule, utilisés comme une pause obligée à la lecture; l’utilisation de la majuscule dans des mots qui ne le requièrent pas, ce qui met l’emphase sur le mot, ou, à l’inverse, de la minuscule lorsqu’une majuscule est nécessaire pour altérer l’importance du mot.

Ensuite, d’autres éléments fondamentaux chez Cummings sont les mots forgés (néologismes) et les morphologies déviées. Le poète emploie des éléments du discours dans une autre fonction que celle qu’on entend habituellement. Par exemple l’utilisation d’un verbe comme un substantif est fréquente. Le linguiste Richard D. Cureton a répertorié neuf erivations morphologiques récurrentes chez Cummings, comme l’exemplifie cette citation : « The unworld is a How-town where people are consumed with ifs, whens, wheres (i.e., alternatives, times, places) – the “how” of existence rather than the “why”. » (1979, 238) Ces dérivations morphologiques agissent sur le sens, mais génèrent aussi un voile interprétatif, comme il est possible de le lire dans la pratique de Cummings. Elles deviennent le foyer d’une rythmique qui dépasse le sens seul du signe linguistique pour tendre vers un tout continu, grâce à des effets prosodiques, qu’on peut voir comme des assonances, des allitérations, des onomatopées, etc. Ce foyer rythmique reste un tout, un continu qui s’inscrit dans une narrativité propre au poème en prose, i was sitting in mcsorley’s., ce qui génère l’homogénéité de la poétique du texte au sens de Meschonnic (la forme-sens, dans une critique du signe linguistique binaire de Saussure). Les dérivations récurrentes répertoriées par Cureton sont : l’ajout du préfixe négatif un- à des formes nominales ou adjectivales afin de créer des effets conceptuels (unworld, unalive, unsmall); l’ajout du suffixe -ingly à des formes verbales afin de créer des adverbes inusités agissant comme véhicules pour la métaphore (climbingly, cryingly, crylaughingly); l’ajout du suffixe -fully à des formes nominales et adjectivales afin d’animer ou de personnifier des objets ou des essences, et du suffixe -ly pour traduire une intense conscience de la vie (birdfully, brightshadowfully, foreverfully, mistfully; treely, moonly, sunly); l’ajout du suffixe -lessly à des formes nominales et adjectivales afin de créer des effets conceptuels (crylessly, banglessly); la conversion de formes pronominales en noms pour leur donner un caractère humain et des formes verbales en noms pour les rendre plus dynamiques et réelles (whos, whichs, whoms; cant’s, ams, weres); la conversion de mots fonctionnels divers en substantifs (ifs, maybes, nows) afin de rapprocher sa poésie de l’action et des mots quantitatifs (mosts, alls) et transmettre sa vision de l’individualité humaine.

Ces modes d’expression s’agencent à l’observation transcendantaliste que pose le poète sur le monde, ou le non-monde (« the unworld ») tel qu’il l’entend, ce qui permet de prendre brièvement le pouls de sa poétique et de la positionner dans une politique et une éthique comme nous l’avons supposé à la lecture de son poème et à sa traduction. Observons maintenant par la lecture et l’écoute du texte ce qu’accomplit cette pratique poétique déviante.

Traduction de « i was sitting in mcsorley’s. » (1922), « j’étais assis au mcsorley’s. » (2023)
Traduction de « i was sitting in mcsorley’s. » (1922), « j’étais assis au mcsorley’s. » (2023) (suite)
Traduction de « i was sitting in mcsorley’s. » (1922), « j’étais assis au mcsorley’s. » (2023) (suite)

Un texte en continu

La traduction comme expérience

Traduire ce que les mots ne disent pas, mais ce qu’ils font.
(Meschonnic 2007, 55)

Comme l’écrit a évolué et a été modifié par la traduction-relai de textes dans un Occident cosmopolite en veille d’asseoir son hégémonie politico-économique sur le monde, la traduction est devenue un effort éthique généré et motivé par une altérité, mais aussi par le politique5. Ainsi, il demeure que le langage évolue par les échanges, la communication orale et écrite, ce qui amène la langue à évoluer du même fait. L’ouverture à de nouveaux textes, à de nouveaux discours, à de nouvelles manières influence les formes d’écriture, comme nous l’avons observé en exposant brièvement l’histoire du poème en prose. C’est pourquoi traduire demeure un acte empirique essentiel au développement d’une théorie du langage : un acte qui permet de dépasser le signe et de penser le langage par le continu.

Les travaux d’Henri Meschonnic, depuis les années 1970, avec la publication de Pour la poétique (1970), puis de Critique du rythme (1982), ont permis de remettre en cause les théories structuralistes basées sur le rapport binaire signifiant-signifié de l’arbitraire du signe linguistique. Cette reprise du flambeau allumé par Émile Benveniste dans Problèmes de linguistique générale T. I (1966) et T. II (1974) propose l’étude de l’énonciation du discours6 en observant le rythme non pas comme un sujet de la forme, mais comme une organisation du discours. De cette manière, Meschonnic prolonge la critique pour penser non plus une sémiotique, mais une sémantique sérielle qui considère le rythme comme un moyen d’organisation du sens dans le discours. Le rythme en français est généré par l’accentuation de groupes et de prosodie. Le sens n’existe donc plus seulement dans le signe comme le structuralisme l’entend, mais apparaît dans l’ensemble – la phrase, le vers, le texte, etc. –, d’où la notion de forme-sens qui deviendra la forme-sujet.

Par conséquent, la sémantique sérielle est ce qui fait sens en dehors du signifié. Ce qui fait sens « dans le continu rythme-syntaxe-prosodie, dans l’enchaînement de tous les rythmes, rythme d’attaque, rythme des finales, rythme de position, rythme de répétition, rythme prosodique, rythme syntaxique » (Meschonnic 2007, 33), c’est une sémantique basée sur l’oralité. L’oralité se définit selon le linguiste comme le primat du rythme et de la prosodie dans l’écrit, ou encore par la théâtralité du langage. Elle est différenciée alors du parlé, car l’oralité existe par et pour l’écrit : c’est la présence du corps dans le texte. Le corps, ou le sujet, devient le rythme de cette manière : la subjectivité profonde utilisée par la personne qui écrit pour réaliser la littérarité de l’écrit.

Dans Poétique du traduire, la théorie traductologique traditionnelle est remise en cause, présentée comme binaire : soit sourcière – près du texte source –, soit cibliste – adaptée au public cible. Meschonnic soutient qu’un tel dualisme tend à se concentrer à traduire uniquement le signe linguistique (traduction linguistique), et non la poétique du discours. Selon lui, le texte est un discours avec une subjectivité qui n’est pas une fin en soi, car la traduction met le texte en mouvement (Meschonnic 1999, 175). Le texte devient un palimpseste généré par de multiples transformations et retraductions à considérer dans leur historicité et leur anthropologie, la traduction étant une réalité intrinsèque du langage.

L’approche traductive mise en branle adopte donc comme modus operandi celui de traduire le rythme pour le rythme, l’oralité pour l’oralité. Elle tend à transposer les effets prosodiques et rythmiques vers la langue d’arrivée – dans ce cas-ci, le français. Le poème i was sitting in mcsorley’s. est truffé d’éléments rythmiques comme : des jeux typographiques, des ponctuations fortes, des fusions morphologiques, des sociolectes (par exemple, mots mâchés, ou inventés, pour imiter l’effet de l’intoxication par l’alcool dans l’articulation), une narrativité qui rend le poème homogène et cohérent, des pauses, des blancs, des récurrences, etc. Ces effets d’oralité rendent le poème particulièrement intéressant dans le cadre de ce type d’expérience qui cherche non plus à traduire le signifié et son signifiant, autrement dit le terme, non plus à adapter vers une culture autre, mais d’abord et avant tout à recréer l’effet du texte : sa poétique.

Dans la pratique, cela passe d’abord par « une écoute du continu dans le poème » (Meschonnic 2007, 33) comme une première interprétation, le continu étant ce qu’on peut voir comme la voix qui lie le texte, la matière. Le cas du texte de Cummings est particulièrement intéressant, car le poète invoque différentes voix au sein du même poème dans le but de créer un tout organique : l’atmosphère du McSorley’s. La polyphonie utilisée peut paraître déstabilisante, on passe du « » présent au tout début comme un narrateur-personnage du poème, à la voix du poète même qui décrit le bar, à celle des clients du bar pour finalement revenir au « ».  De même, le poème n’est pas structuré par les conventions métriques, mais plutôt par l’alternance de ces voix. Par conséquent, une interprétation du rythme et de la prosodie est requise. Lorsque la prosodie perd son aspect quantitatif associé à la métrique, elle devient un chant qui s’ajoute au signifié par des successions phonétiques de voyelles, de consonnes, d’accents, d’intonation… Comme ce passage le démontre, les effets prosodiques sont indépendants d’une métrique, ils sont ici surlignés par un code de couleur, ainsi que la recherche d’équivalence prosodique en français :

Extrait du poème en anglais d'e. e. cummings et sa traduction française mis en parallèle

Ainsi, le rythme est une organisation du mouvement de la parole dans le discours, donc une organisation de ses marques syntaxiques, de ses phrases, passant par la ponctuation. Cummings a d’ailleurs exploité cette sensibilité poétique dans la disposition de son texte et de ses ponctuations, typographies, syntaxes, etc. Tel que la première phrase du poème le présente, la distance typographique, ici manifestée par l’espacement entre « mcsorley’s. » et « outside », agit aussi comme une distance géographique entre le dehors et le dedans.

Extrait d'un poème en anglais d'e. e. cummings et sa traduction française mis en parallèle

Tout fait alors sens, un sens sériel à sauvegarder par la traduction, car c’est ce que génère le texte, ce qu’il produit chez le lectorat – ce que l’on peut mettre en lien avec ce que le langage fait naître dans le corps, affects ou autres pulsions, par la poésie et la littérature, par leurs rythmes. Voici d’ailleurs ce qu’a souligné Malinowski : « En dernier ressort, la signification de tous les mots est toute entière issue de l’expérience du corps. » (1974, 297)

La méthode présentée ici prend en compte le discours d’abord, le mode de signifiance – dans ce cas le poème en prose. Cela suggère l’hésitation suivante : peut-on traduire un poème en prose sans savoir ce qu’est un poème en prose, si c’est le mode du discours? Et encore, si Meschonnic propose de traduire l’effet suscité par le texte, lui-même fortement lié à la poétique de l’auteur, cela suggère une seconde question : peut-on traduire E. E. Cummings sans connaître sa poétique? Ce sont des hésitations justifiables pour lesquelles la réponse est claire : il ne s’agit pas seulement de traduire ce qui est écrit, mais la manière dont c’est écrit, ce qui demande plus qu’une connaissance linguistique. Voilà que la question de la manière de traduire intervient, et c’est là le travail épistémologique proposé par la théorie du linguiste, que l’on pourrait résumer de manière très sommaire par : chercher à rendre l’affect esthétique généré par le texte source en reproduisant son rythme et son oralité.

Ce que Cummings cherche à faire par sa poésie, c’est d’abord engager le lectorat dans un pacte de lecture constamment remis en question par des manipulations langagières. C’est donc une véritable exploration des possibilités du langage par ce qu’il fait au corps. Il demeure pourtant que « le plus difficile est de savoir ce qui reste du corps dans l’écrit » (Meschonnic 1982, 654), autrement dit de la voix qui s’est perdue dans l’écrit – ici, qui plus est, par le facteur de distanciation historique. Cet écart génère une dimension éthique de la traduction et marque l’importance de l’étude de la poétique du sujet. Si la voix est ce qui se perd, l’expérience tente alors de la faire revivre.

Quelle voix entendre?

Comment alors entendre, puisqu’on ne peut pas nécessairement les voir, ces choses qui sont dans le texte? C’est en pensant à Flaubert et à sa fameuse technique du gueuloir que l’idée d’enregistrer le poème et sa traduction proférée nous est venue. Le test du gueuloir fait partie d’une des multiples étapes de révision que l’auteur utilisait pour retravailler ses textes. Selon son ami Guy de Maupassant, Flaubert « écoutait le rythme de sa prose, s’arrêtait pour saisir une sonorité fuyante, combinait les tons, éloignait les assonances, disposait les virgules avec conscience, comme les haltes d’un long chemin. » (Conard 1857, 547) Chaque détail passait par ce travail minutieux afin de rendre au mieux ce qui, pour lui, était le texte. Dans l’optique de traduire le rythme d’un texte, cette étape semble tout à fait appropriée si l’on souhaite considérer l’oralité d’un texte et son articulation corporelle. C’est d’ailleurs ce que le poète anglais Gerard Manley Hopkins a appelé le « record of speech in writing ». Hopkins décrit la poésie comme un « speech framed for contemplation of the mind by the way of hearing or speech framed to be heard for its own sake and interest even over and above its interest of meaning » (Wimsatt 2006, 4). Difficile de ne pas faire écho à Meschonnic qui, lui aussi, souligne l’importance du discours et la nécessité de dépasser le sens du mot. Hopkins met l’accent sur « the inscape of speech » (cité dans Wimsatt 2006, 19) – autrement dit, la singularité ou la subjectivité profonde du discours, du poème. Dès lors, il est important de percevoir le poème par sa singularité en dehors d’une métrique l’enclavant dans des poncifs surannés.

Dans un contexte de traduction, cela peut devenir un défi de taille car il est difficile de savoir à quelle distance on se tient de la vérité – raison pour laquelle la traduction parfaite n’existe pas. C’est pourquoi l’exercice présenté ici est appelé tentative. Il ne s’agit pas d’une traduction finie : c’est plutôt une traduction-en-devenir, un état d’entre-deux qui importe pour une expérience sur le langage cherchant à voir et à entendre ce que le texte fait, car il souligne les erreurs, les processus, les tentatives, les hésitations. La traduction proposée n’est donc pas une fin, elle est un en-devenir. Elle cherche par son enregistrement à souligner les hésitations formulées par le contact avec le texte : c’est un palimpseste à demi écrit, dit à demi-mot – et par cette manière, elle devient mouvement. En observant la traduction comme lieu pour l’altérité, il semble que le langage devient un moteur rythmique de transmission. Pour écouter le conseil d’Ezra Pound : « Listen to the sound that it makes » (1934, 201), il semble ainsi qu’il faille passer par la voix et revenir aux origines du poème.

Mais quelle est cette voix qui en obsède certains, comme Valéry, pour qui elle caractériserait la « poésie pure »? Selon Arnaud Bernadet, il s’agit d’« un ensemble de procédés et d’effets, variables et distincts, que ce soient le travail sur le vers, les innovations syntaxiques et lexicales, et surtout l’action des prosodies et du phrasé. » (2014, 13) La présente pratique met en exergue le fait que « […] la notion de voix renvoie à une théorie de la lecture et du public, liant de la sorte le sujet à la société » (Bernadet 2014, 15), parce que le poème est lu – pour le cadre de cet exercice – par une autre poète que Cummings, en l’occurrence Ami Xherro. Sa lecture poétique permet alors de lier le poème au contemporain pour une réinterprétation, puis une traduction qui tente de rendre compte de l’historicité du texte et de sa voix.

Bien entendu, la problématique de l’écart historique devient importante : comment lit-on un tel texte? Le lit-on comme en 1922? C’est peut-être là l’importance de la poétique. Une hésitation qui trouve dans le rythme un ancrage des plus fiables selon le médiéviste Paul Zumthor :

D’où, au sein d’une tradition culturelle, l’extraordinaire résistance qu’offrent à l’usure du temps les formules rythmiques : mieux que tout autre élément de l’art poétique (rhétorique, thèmes, le rôle social même), aptes à se maintenir, inchangées ou presque, par-delà même l’effritement d’une langue, le bouleversement du contexte idéologique, le dépérissement d’une esthétique, les déplacements géoculturels.
(1982, 115)

Autant Pound que Zumthor donnent l’exemple de la chanson médiévale qui évolue selon des prosodies et des métriques variables. La métrique apparaît comme une tentative de « maîtriser le temps » (Zumthor 1982, 129), alors que le temps est subjectif au poète ou à la poétesse et que le rythme existe sans la métrique – d’autant plus, dans le contexte du modernisme, sous l’influence du philosophe Bergson et de sa théorie sur le temps subjectif qui a influencé la génération de Cummings. De même, les récurrences décrites par Zumthor comme « le moyen le plus efficace de verbaliser une expérience spatio-temporelle et d’y faire participer l’auditeur » (1982, 116) motivent l’enregistrement du texte et de sa traduction. Au sujet des récurrences, le médiéviste distingue les litanies – répétitions de structures syntaxiques; le tuilage – répétitions de parties de textes; et les échos régularisés – répétitions de sons aux variations infinies (Zumthor 1982, 116). Ce sont tous des éléments rythmiques qui sont observables dans la poésie d’E. E. Cummings et que nous avons tenté de rendre dans notre traduction française. Ainsi, une lecture poétique, la performativité du poème et son enregistrement mettent en valeur une voix et des composantes inhérentes à l’oralité du texte, des éléments intrinsèques à une théorie de la traduction comme entendue par Meschonnic. Une voix antérieure à l’écriture, comme Jean-Paul Goux la nomme :

Dans l’écriture de la voix et dans le désir d’écrire la voix, on peut être en effet amené à cerner les éléments essentiels d’une esthétique et d’une fabrique du continu dès lors qu’on a reconnu dans la voix l’un des fondements d’une expérience de la continuité et de la discontinuité temporelle; dès lors qu’on a reconnu qu’elle faisait jouer, dans sa liaison avec la parole, le désir d’une coulée sonore continue; qu’en tant que médium entre corps et langage, constitué par son rythme et par une oralité qui ne se confond pas avec le parlé, elle avait les propriétés dynamiques de la pulsion et les propriétés liantes des pulsions justement dites de vie.
(1999, 11)

Du texte à la voix, de la voix au texte

L’écoute du poème proféré et enregistré comme solution aux hésitations formulées à la lecture permet de soulever des tensions rythmiques situées dans le texte qui pourraient passer inaperçues autrement. Postérieure aux recherches sur le poème en prose, puis sur la brève poétique d’E. E. Cummings, la méthode utilisée pour la traduction présentée dans cet article est la suivante : 1. enregistrement du poème; 2. écoute de l’enregistrement; 3. annotation des effets de voix, du prosodique et du rythmique; 4. traduction du poème vers le français; 5. enregistrement de la version française à des fins de comparaison.

Un code de couleur a été utilisé pour souligner et annoter ces effets : les allitérations et les rimes, les pauses faibles, moyennes et fortes (ponctuations), les changements de voix dans le poème, les sociolectes, les déviances grammaticales, les répétitions, les échos et les emphases. Une équivalence de la valeur rythmique et prosodique de ces difficultés a ensuite été recherchée afin de rendre l’effet du texte en français. Voyons-en un exemple (E. E. Cummings, « i was sitting in mcsorley’s », &, New York, 1925) :

Extrait du poème en anglais d'e. e. cummings et sa traduction française mis en parallèle

Cet extrait présente entre autres les jeux d’échos, de récurrences de certains phonèmes (wh-, y, -ish, s-), la valeur sémantique accordée à la saleté, ainsi que la discordance provoquée par des procédés agrammaticaux, discordance qui tend pourtant à se transformer en effet rythmique. Par exemple, on a tenté de rendre l’emploi de « gently », qui clôt le passage comme une résonance étrange par sa sémantique déviée, par un effet de rime en français (« saleté d’un collier souillé »), puisque la syntaxe française ne permet pas un tel positionnement pour le mot « gentiment ». Le travail de la traduction est alors assujetti à rendre un effet pour un autre, dans une constante négociation entre ce qui est perdu, ce qui peut être perdu, et ce qui ne doit pas être perdu. Cette expérience soulève le fait que la profération et l’utilisation de l’enregistrement aident à percevoir l’articulation du poème entendue ici comme « l’expressivité des phonèmes » (Bourassa 2015, 213). La multimodalité devient alors un outil hors pair pour l’interprétation dans un tel processus de traduction.

Toutefois, ceci pose une problématique plus grande : le poème ayant été lu par une poétesse anglophone ayant des notions de poétique et connaissant le travail d’E. E. Cummings, quels effets sur la scansion, le rythme et le prosodique seraient advenus, entendus, si une autre personne l’avait lu? La scansion suprême serait-elle alors celle du poète? Existe-t-elle? Ce sont des questions concernant le sujet-écrivant, le sujet-proférant, le sujet-lisant, le sujet-traduisant qui sont primordiales, et qui d’autant plus motivent et justifient la recherche sur la poétique du sujet-poète.

Ces questions trouvent leur compte dans une altérité : le texte qui devient mouvement, et par le fait même se transforme en une éthique. Reprendre le rythme comme fondement du poème, et donc de la littérature, fait revenir le poème à ses origines et permet de déconstruire la considération épistémologique amenée par les études littéraires et linguistiques des siècles derniers, puis tend à ouvrir, ou plutôt rouvrir la porte d’une poétique du rythme comme mouvement du langage par le corps, et mouvement du corps par le langage. La question de la corporalité se lie ainsi à celle de la performance de l’individualité dans une éthique qui prend en compte le collectif, une individualité qui existe par le collectif et qui devient tout à fait représentative de pratiques littéraires qui tendent à construire une poétique faite de mouvements successifs, récurrents et ininterrompus générés par le rythme de la matière du texte, écrit, réécrit, traduit, retraduit en contexte globalisé. L’hésitation toutefois demeure : face à une marée de palimpsestes, sur quel pied faut-il danser?

  1. 1Définition : source TLFi : Tableau représentant un sujet populaire, grotesque ou pittoresque.
  2. 2Cummings bas de casse, ou cummings minuscule, est un surnom qui a été relevé dans le Harvard Wake du printemps 1946. Dans les publications sur l’auteur ou de l’auteur, on rencontre autant son nom écrit en minuscules, e.e. cummings, qu’avec des majuscules, E. E. Cummings. Norman Friedman (1996, 114-121) mentionne que l’utilisation de la minuscule a été instaurée par ses éditeurs qui avaient tenu pour acquis cette forme compte tenu de l’utilisation iconoclaste de la minuscule et de la majuscule par le poète, p. ex. pour « » qui est toujours en minuscule dans sa poésie, mais qu’on retrouve en majuscule dans ses lettres. Une brève analyse de sa signature dénote l’utilisation de la majuscule, et la femme de Cummings a dénoncé la pratique de la minuscule chez les éditeurs. Dans tous les cas on retrouve l’utilisation des deux formes, comme dans cette anthologie mise en ligne récemment : https://cummings.ee/.
  3. 3Le McSorley’s, ouvert en 1854, est le plus vieux saloon irlandais de New York, il a été fermé à plusieurs reprises, mais il demeure ouvert encore aujourd’hui. Cummings a fréquenté l’endroit pendant ses études, c’est un bar qui a été interdit aux femmes jusqu’en 1970, et alors que toutes les brasseries commençaient à vendre des frites avec de la sauce au fromage et des ailes de poulet, le McSorley’s continuait de vendre de la saucisse de foie et des sandwiches à l’oignon. Il s’agit d’un pilier du olde New York.
  4. 4À ce sujet, l’emploi du mot déviant – au sens de « qui dévie de la norme » – est un calque de l’anglais deviant, largement utilisé dans les études sur Cummings en anglais. L’article principal auquel on fait référence ici est celui de Cureton (1979), mais plusieurs auteurs (Wegner 1965; Norman 1972; Friedman 1960; et Marks 1964) parlent des « deviant aspects of his language » (Cureton 1979, 213).
  5. 5Voir les travaux, entre autres, de Michel Ballard sur l’histoire de la traduction (2013).
  6. 6Par discours, il est entendu ici tout message produit oralement, gestuellement ou à l’écrit par un sujet.