mai 2025

Perturbations

De l’art de déjouer la domination gravitationnelle

Texte de présentation

Déjouer le chemin tracé

Résistances et désobéissances pour perturber le littéraire

À la fin des années 1930, face au désarroi généré par le bombardement de Guernica et la progression internationale du fascisme, Elio Vittorini écrit Conversazione in Sicilia. Ce roman, qui échappe à la censure car considéré symbolique, adresse en réalité, par le biais du signe et du signe devenu symbole, l’appel du « monde offensé1 Â» (Vittorini 2000, 305) et « les offenses au monde et au genre humain2 Â» (Ibid., 309). Si le vin devient le symbole de l’aliénation et de la distraction collective, le personnage du père, cantonnier de profession et acteur par choix, devient celui de l’art comme torche qui éclaire l’injustice et, donnant corps aux phantasmes, les ancre dans la souffrance humaine :

Mais quelqu’un, Shakespeare ou mon père shakespearien, s’emparait d’eux [des phantasmes] au contraire, entrait en eux, éveillait en eux la boue et les rêves, et les forçait à confesser les fautes, à souffrir pour l’homme, à pleurer pour l’homme, à devenir des symboles de la libération humaine. Quelqu’un avec le vin, quelqu’un sans3.
(Ibidem)

La description du cantonnier-acteur s’incarne dans la matérialité d’un charriot utilisé « le jour, pour les travaux de pelle le long de la ligne; la nuit, pour Hamlet4 Â» (Ibid., 310) et qui transporte le père-cantonnier-acteur sur le chemin de fer :

Puis il percevait quelque chose, à l’oreille, et criait :
— Qui va là?
Il s’agissait d’un autre chariot sur la ligne, devant nous.
— Polonius, – telle était la réponse.
Ou bien : — Fortinbras.
Ou encore : — Horatio.
Et tous étaient des hommes nus et fous, qui s’emparaient des fantômes par la vertu du vin
— Ô monde offensé, monde offensé5!
(Ibid., 310-311)

Image puissante, celle d’ouvriers qui se rassemblent, le long d’une même ligne, et occupent le lieu de travail pour en faire un lieu de création. Or, le narrateur rappelle que l’art peut mettre à nu, et dans ce roman la nudité est symbole de manque d’ardeur et de soumission. Les ouvriers-artistes demeurent nus et fous s’ils acceptent de rester sur le chemin tracé – ici, un chemin de fer â€“, et leur désobéissance est nudité et folie.

Ce numéro de Post-Scriptum lance le défi de repenser, tout en restant sur le chemin tracé, la résistance et la désobéissance. Nous envisageons moins l’analyse d’une contre-littérature ou d’une rupture, qu’elle soit esthétique ou thématique, avec la norme, mais plutôt celle d’une déviation qui transforme le canon de l’intérieur et aussi depuis les marges, les espaces liminaires, les lieux où les limites de ce qui est légitime sont franchies. La déviation a aussi le potentiel de pluraliser le profil des personnes reconnues comme des écrivain·es, de faire de la place à des sujets jusqu’alors considérés comme indignes du littéraire. En d’autres mots, nous invitons à réfléchir autour de la question de la perturbation comme pratique de transformation de l’institution littéraire, sans proposer de contre-institution ou la destruction de l’institution.

Cette réflexion s’avère d’autant plus nécessaire que, comme le remarquait déjà Dubois (2005, 88-93), l’implication sociale des littéraires, qu’ils.elles soient écrivain.e.s ou critiques, est bien plus réduite que dans le passé. Le débat social se passe de l’opinion des intellectuel.le.s, et d’autres moyens, plus agiles que les romans ou les essais, forment et performent l’idéologie dominante. Cette marginalité de la res litteraria est en réalité l’occasion de repenser le combat pour la transformation de la superstructure et, à travers celle-ci, de créer les conditions pour répondre concrètement, voire socialement et collectivement, aux « offenses au monde et au genre humain Â». Privé de sa chaire, le prêcheur doit revenir à un humanisme horizontal; renonçant à la verticalité de la relation discursive, le combat est mené par des micro-fractures plus que des ruptures, des transformations plus que des révolutions, des signes de rébellion plus que des révoltes du langage. 

Quand l’auteur.e s’intègre à la multitude et, renonçant à changer le monde, s’y essaie pourtant, c’est le chemin de la perturbation qu’il.elle emprunte. En d’autres mots,puisque, dans le passage de la société disciplinaire à la société du contrôle (Deleuze 1990) que nous vivons, nous sommes l’Empire et pouvons donc transformer celui-ci à notre image et ressemblance, la perturbation s’avère être un moyen de garder intacte la radicalité du geste de désobéissance. Pour citer Toni Negri et Michael Hardt, qui ont réfléchi profondément à l’action politique dans le contexte contemporain :

Notre tâche politique, avancerons-nous, n’est pas simplement de résister à ces processus mais de les réorganiser et de les réorienter vers de nouvelles fins. Les forces créatrices de la multitude qui soutient l’Empire sont tous aussi capables de construire de façon autonome un contre-Empire, c’est-à-dire une organisation politique de rechange des échanges et des flux mondiaux. Â»
(2000, 20).

Jouer avec les mots le long d’un chemin de fer ne nous fait ni nus et folles, ni fous et nues, mais il s’agit de comprendre que nos mots et nos pelles donnent la direction du chemin et nous pouvons, collectivement et individuellement, lui faire prendre une nouvelle direction. 

Ce numéro dédié à la perturbation en littérature s’ouvre avec un article intitulé « Perturber depuis l’insignifiance Â», où Glenda Ferbeyre Rodriguez explore la puissance transformatrice de la marginalité à travers une lecture de Le vent du nord dans les fougères glacées, de Patrick Chamoiseau. La position marginale y devient une condition pour perturber les structures dominantes, en offrant un regard nouveau sur le monde qui révèle la valeur théorique des choses jugées insignifiantes. 

Maxime Poirier-Lemelin présente également une réflexion sur les outils théoriques qui émergent des textes littéraires où les corps marginalisés sont représentés et modelés par la langue. Les textes de Billy-Ray Belcourt et de Joshua Whitehead, à la croisée de plusieurs genres littéraires, deviennent des prismes de lecture de savoirs théoriques et corporels. Dans l’analyse de Poirier-Lemelin, l’ambigüité, la mouvance et l’insaisissabilité au sein des récits indigiqueer constituent des stratégies de résistance face à l’emprise coloniale, car elles déstabilisent le récit hégémonique. Une mise en œuvre de la perturbation à même le texte accompagne la réflexion et matérialise la portée éthique de cet article.

Dans « Relecture queer des adolescences dans Le Roman de Silence et le Torikaebaya Monogatari Â», Adélaïde Pilloux prône l’abandon d’une conception de l’adolescence la réduisant à une phase de transition entre l’enfance et l’âge adulte. Au contraire, en évoquant une « logique de l’adolescence Â», l’autrice souligne que, tout comme la queeritude, celle-ci est marquée par l’incertitude, et donc par la possibilité de négocier le rapport de l’individu au corps, au genre, aux autres et aux normes sociales. À travers une perspective queer, elle compare les représentations de l’adolescence qu’offrent Le Roman de Silence, paru en France à la fin du xiiie siècle, et le Torikaebaya Monogatari, paru au Japon à la fin du xiie siècle.

Shaghayegh Orouji analyse Two Years Eight Months and Twenty-Eight Nights de Salman Rushdie en soulignant le travail de réécriture de la figure d’Ibn Rushd, connu en Occident sous le nom latinisé d’Averroès, que l’auteur érige en double littéraire et intellectuel. La plume de Rushdie ne se limite pas à une reconstruction du personnage historique du philosophe arabe, soutient Orouji : elle vise à perturber la représentation dénigrante que l’Occident s’est construite de lui, et à recentrer son importance – en Orient comme en Occident – en tant qu’avant-gardiste de la pensée athée.

Sarah Labelle explore la construction des lieux symboliques de subversion à travers l’espace intime de la poésie de Maria-Mercè Marçal en proposant une lecture qui articule la dimension intime avec la lutte politique, féministe et langagière de l’autrice. Cette imbrication se réalise dans le texte à travers une écriture poétique qui naît dans la langue de la campagne catalane vers la fin du régime franquiste. Par une analyse demeurant attentive au travail langagier de Marçal, Labelle parvient à montrer comment l’écrivaine crée des lieux alternatifs aux espaces d’oppression du réel et du symbolique.

Gabriel Armellin reprend la notion de « manière Â», telle que conceptualisée par Gérard Dessons, afin d’analyser la poésie de Bob Kaufman. Inclassable, le poète à la biographie fantomatique développe une manière d’écrire qui lui est propre et qui est analysée, dans « Bob Kaufman fait des manières Â», à travers quatre variations rythmiques issues de la musique : la dissonance, la syncope, le leitmotiv et l’appel et réponse.

Alexandru Fechet se consacre à l’étude de la pulsion de mort telle qu’elle apparaît dans le roman Tu aimeras ce que tu as tué de Kev Lambert. En maîtrisant la lecture que Kristeva propose de la théorie lacanienne – notamment l’irruption du non-symbolisable dans l’ordre symbolique – il met en lumière le retour du refoulé dans la représentation de la destruction apocalyptique de Chicoutimi. L’œuvre de Lambert permet ainsi de perturber le retour au « lyrisme tellurique Â» et de contredire ceux qui reconduisent la littérature québécoise à une forme de « néo-terroir Â».

Ainsi, les articles de ce numéro mettent en lumière une panoplie de formes, discours, méthodologies et postures qui transforment, sans pour autant détruire, les structures dominantes. Une évidence ressort de la lecture de ce numéro : il n’y a pas qu’une seule manière de perturber l’institution littéraire. Bien ancrées dans différents contextes géographiques et temporels, les formes de création, nécessairement plurielles et variées, illustrent la diversité constitutive des expressions de la résistance, tout comme de la constante présence de celle-ci dans les panoramas littéraires et culturels qui font l’objet de ce numéro.

  1. 1« offeso mondo Â». À moins d’indication contraire, toutes les traductions sont de nous.
  2. 2« le offese al mondo e all’umano genere Â».
  3. 3« Ma qualcuno, Shakespeare o mio padre shakespeariano, si impadroniva invece di loro [delle fantasime] ed entrava in loro, svegliava in loro fango e sogni, e le costringeva a confessare le colpe, soffrire per l’uomo, piangere per l’uomo, diventare simboli per l’umana liberazione. Qualcuno nel vino e qualcuno no. Â»
  4. 4« di giorno per i servizi di badile lungo la linea; di notte per Amleto. Â»
  5. 5« Poi avvertiva qualcosa, nell’orecchio, e gridava
    — Chi va là?
    Si trattava di qualche altro carrello sulla linea, avanto a noi.
    — Polonio, â€“ era la risposta.
    Oppure :
    — Fortebraccio.
    Oppure :
    — Orazio.
    E tutti erano uomini ignudi e folli che si impadronivano delle fantasime per virtù del vino.
    — O mondo offeso ! Mondo offeso! Â»
  • Bibliographie

    • Deleuze, Gilles. « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ». L’autre journal, n. 1 (mai 1990). 
    • Dubois, Jacques. L’institution de la littérature. Loverval : Éditions Labor, 2005.
    • Hardt, Michael, et Negri, Antonio. Empire. Traduit par Dens-Armand Canal. Paris : Exils Éditeurs, 2000. 
    • Vittorini, Elio. Conversazione in Sicilia. Milano : Rizzoli Libri, 2001.
Éditeur·rice(s)
  • Ana Kancepolsky Teichmann
  • Samuele Ellena
Révision
L’équipe de Post-Scriptum
Mise en ligne
L’équipe de Post-Scriptum