Perturber depuis l’insignifiance
Mai 2025
Les puissants ne sont forts qu’en apparence, tant ils sont faibles parce qu’aveugles : ils n’imaginent pas ces fragilités devenues des forces, ces îles s’imaginant en univers, ces poussières réinventant l’entièreté du monde.
Introduction
Le geste de l’écrivain créole est par essence un acte ancré dans l’élan de la perturbation. Tout en refusant n’importe quelle forme de militance inscrite dans les horizons du poétique, il se déclare guerrier et transforme l’imaginaire en champ de bataille. Mais quelle est la nature de cette guerre? Pourquoi emprunter le lexique du combat, sinon pour déstabiliser ou secouer quelque chose de fondamental au cœur même de la structure qui l’abrite? Là où le militant suit le programme d’une cause et dépose sur les nuages de la constance son espoir d’intervention dans le monde, le guerrier se jette dans les tourbillonnements d’une violence décisive qui ouvre ou ferme à jamais des portes.
Le « guerrier de l’imaginaire » (Chamoiseau 1997), tel que le conçoit Patrick Chamoiseau, conclut des pactes avec le temps long des interventions stratégiques. La force de son heurt contre la frontière qu’il prétend défaire ne s’érige point en garantie d’un changement immédiat. Il se rêve « effriteur des murailles », « pareur aux certitudes », « semeur des graines sans date sur la table des prophètes » (Chamoiseau 1997, 117). Sa perturbation est celle d’une force motrice qui, en continuité, fait dérailler les étroitesses de la pensée pour laisser place aux rapprochements inédits qui se cachent déjà dans la constante et secrète mise en relation des choses. En même temps, il se propose comme une sorte de savant sans âge, qui sait « en hérésie continuelle » comment « inventer l’autre ciel, en continu, sans happy-end et sans morale de fable » (Ibid.) Frôlant parfois les limites de l’aporie, entre une intervention aux prétentions purificatrices (qui cherche juste à défaire les entraves pour l’émergence de nouvelles formes) et sa volonté prophétique, le guerrier (destructeur/inventeur) de l’imaginaire s’offre à sa communauté comme un astre qui, par la force de ses errances fécondes, ne peut que faire changer le mouvement oscillatoire des planètes qu’il côtoie.
S’il se distingue du militant par le refus d’un programme précis, il lui ressemble par son acte de semer des arbres dont il ne verra jamais les fruits. Il garde aussi la conscience que l’espace d’intervention choisi, l’imaginaire qu’il prétend toucher par le soin de la parole, n’échappe pas à la contingence et s’inscrit dans un réseau de racines connectant la mémoire aux dimensions sinueuses de l’histoire. Cet aspect est peut-être à la base de l’apologie de l’insignifiance qui traverse l’œuvre de Patrick Chamoiseau. Une insignifiance que les lectrices découvrent souvent comme une force dissimulée, surtout lorsqu’elle est accompagnée d’une intention poétique et créatrice. En effet, dans l’œuvre de cet auteur, tout concept associé à la petitesse, au dérisoire ou à l’insignifiant revêt une valeur déstabilisatrice. Celle-ci évoque l’espace de répercussions limitées dans lequel plonge le fait littéraire, face à la complexité des structures sociales, économiques et politiques actuelles. Cependant, si nous acceptons le pouvoir que la pensée caribéenne confère à l’insignifiance, la place réduite qu’occupe la littérature dans les multiples confluences du savoir ne constitue plus un désavantage. Bien au contraire, cette marginalité devient un espace stratégique de réinvention et de résistance, une force subversive au cœur même des structures établies.
Cette analyse explorera comment Patrick Chamoiseau associe l’insignifiance à une force de perturbation potentiellement transformatrice. À travers une étude de son dernier roman, Le vent du nord dans les fougères glacées et d’œuvres antérieures comme Écrire en pays dominé et Manifestes, nous mettrons en lumière la persistance de cette fascination pour l’insignifiance dans sa pensée. Nous examinerons d’abord comment Anaïs-Alicia, personnage central du roman, incarne le noyau de l’insignifiance telle que définie par l’auteur. Nous analyserons ensuite comment l’insignifiance et la perturbation s’entrelacent dans le roman, reflétant la vision des petites nations et leur rôle dans le Tout-monde. Enfin, nous conclurons en démontrant que l’insignifiance, loin d’être un simple détail, dévoile un potentiel créatif et perturbateur au cœur de l’œuvre de Chamoiseau.
Contourner l’insignifiance
Le fil narratif du dernier roman de Patrick Chamoiseau se tisse autour d’une réflexion subtile sur les apparences trompeuses de ce qui est en mesure de faire changer les choses. Pour étayer l’hypothèse du rôle de l’insignifiance dans cette œuvre, nous avons mené une analyse approfondie à l’aide du logiciel AntConc, afin de repérer les occurrences du terme « insignifian* » dans le texte. Cette recherche visait à identifier toutes les variations du mot (telles que « insignifiance », « insignifiances », « insignifiant », « insignifiante », « insignifiants », « insignifiantes »). Les résultats montrent un total de 16 occurrences du terme. Parmi celles-ci, 10 occurrences (62,5 %) sont directement liées à Anaïs-Alicia Carmélite, dont le personnage est également nommé dans le livre sous le pseudonyme « l’anecdote ».
Dès son apparition, au milieu du désarroi laissé dans une communauté des mornes martiniquaises après la disparition de son conteur, son entrée dans l’histoire avertissait déjà les lectrices de porter attention aux détails sans importance. Une isotopie narrative se construit au niveau discursif dans la description de cette jeune femme, par la récurrence de plusieurs caractéristiques, toutes liées à l’insignifiance. Son apparence « pas plus que ça », sa maigreur, ainsi que l’idée que sa présence « ne vaut pas la salive nécessaire », combinées à ses manières discrètes mais résolues de poursuivre sa quête du conteur Boulianno, donnent aux lectrices de nombreuses raisons de condamner rapidement le personnage à l’indifférence. Comme le montre l’extrait suivant, Chamoiseau joue avec cette dynamique en introduisant le personnage :
Il y a des choses que l’on aimerait ne pas avoir à exposer, non qu’elles soient détestables, mais parce qu’elles ne valent pas la salive nécessaire. Seulement, la vie nous joue toutes sortes de jeux-macaques. Parfois, ce qui se présente dans les belles pompes de l’importance s’avère insignifiant; et c’est parfois l’insignifiance, dans son insignifiance même, qui soudain, au creux de l’événement, se révèle constituer le plus gros des dossiers. C’est ainsi qu’en ces temps de tristesse il y eut l’arrivée de cette personne, une jeune fille, inconnue par ici, d’une apparence pas plus que ça, qui se présenta en demandant après notre Boulianno.
Cette citation nécessite de cerner précisément ce que l’auteur entend par « insignifiant ». Selon Audrey Camus, directrice du numéro que la Études françaises a consacré à cette thématique, l’insignifiant peut être défini de deux manières : soit comme ce qui échappe au système sémiotique et, par conséquent, manque de sens, soit comme ce qui est dénué d’importance (Camus 2009). La première acception correspond davantage à une lecture étymologique stricte, tandis que la seconde, qualifiant ce qui semble anodin et indigne d’attention, est plus répandue. Barthes, dans son texte célèbre L’effet de réel, que Camus cite également, associe la littérature à une focalisation poétique sur les insignifiants réitérés. Pour lui, l’insignifiant dans le texte réaliste constituerait tout détail dont le lecteur pourrait bien se passer, tout ce qui ne « participe pas de l’ordre du notable », « des détails inutiles » (Barthes 1968, 85) qui ne touchent pas à la compréhension anecdotique de l’histoire et qui contribuent à créer un effet de réel.
Chamoiseau exploite cette dimension de l’insignifiance tout en en élargissant considérablement la portée. Il ne se limite pas à l’accumulation de détails apparemment futiles, mais les élève au rang de moteurs narratifs, catalyseurs de transformation et de révélation. Cette stratégie, caractéristique de l’écrivain-guerrier, s’apparente à une ruse littéraire : elle capte l’attention du lecteur pour, finalement, dévoiler des vérités inattendues. Loin d’être neutre, l’insignifiant devient un outil puissant, porteur d’une énergie latente qui défie les attentes et renverse les hiérarchies traditionnelles de sens et de valeur. En brouillant délibérément les frontières entre le trivial et l’essentiel, Chamoiseau invite à reconsidérer les dynamiques de perception, de pouvoir et d’attention, tout en insufflant à l’insignifiant une portée transformative insoupçonnée.
Dans cette optique, il apparaît clairement que l’insignifiance, dans l’œuvre de Chamoiseau, conserve l’aspect polysémique décrit par Audrey Camus, rendant difficile toute tentative de définition qui en épuiserait toutes les implications. Cette notion se situe à la croisée d’une tension entre ce qui échappe au système sémiotique et ce qui est jugé dénué d’importance. Cependant, Chamoiseau dépasse cette dichotomie en imprégnant le concept de sa vision personnelle, en faisant de l’insignifiance une valeur systématiquement trompeuse. Celle-ci prend corps dans des figures ou des situations de petitesse physique, de marginalité ou d’apparente impuissance, qui, inscrites dans une structure plus vaste, se révèlent être porteuses de transformations inattendues ou d’une charge symbolique insoupçonnée. En d’autres termes, ce qui semble insignifiant dans un contexte donné peut, dans un autre, revêtir une importance capitale, sans que l’objet ou le phénomène lui-même ne subisse de modification. Cette plasticité ontologique de l’insignifiance, intrinsèquement liée au regard de l’observateur, devient l’un des outils narratifs privilégiés de Chamoiseau. Elle lui permet de remettre en question les dynamiques de pouvoir tout en offrant une critique subtile des hiérarchies établies.
Les affirmations précédentes gagneront peut-être en clarté à travers l’analyse de la construction du personnage qui nous occupe. Effectivement, toutes les arêtes de l’insignifiance enveloppent dès sa première apparition la figure d’Anaïs-Alicia. D’abord, elle se présente, nous l’avons vu, comme un événement qui se pare d’une apparente absence d’intérêt. Par la suite, la deuxième acception proposée par Audrey Camus se manifeste également lorsque la communauté de voisins découvre le désir caché de cette jeune fille : trouver le maître Boulianno afin de devenir à son tour conteuse. Le scandale provoqué par l’énonciation de cet événement impossible finit rapidement par céder la place au détachement, la question échappant en effet aux limites imaginables du cadre sémiotique dont il est question.
La Parole n’était pas une affaire de femmes fout! Écrit nulle part, ce décret était gravé au coutelas dans les têtes. Aucune femme de nos quartiers n’aurait pensé le transgresser. En avouant son véritable projet, l’anecdote s’était enfoncée un peu plus dans un abîme d’insignifiance. Nul ne parla plus d’elle. Nul ne regarda plus de son côté. Rien ni personne ne considérait plus ses extases attendries sur les vestiges de la vieille case, ou ses errances divertissantes dans les chemins de nos quartiers. Elle se mit à relever d’un rien à dire, d’un rien à voir, rien à vouloir et rien à expliquer!
À partir de ce moment, la présence d’Anaïs-Alicia se dissout discrètement dans les équilibres narratifs de l’histoire. Pour les lectrices comme pour les autres personnages, elle devient presque une ombre, acceptant sans résistance la méfiance des autres. Presque par négligence de la part du narrateur, nous apprenons qu’elle écoute, à une distance respectable, les récits que les voisins partagent sur le conteur et qu’elle déambule dans les cases vides à la recherche de son potentiel maître. La perception de sa petitesse physique et de son rêve hors des normes établies, déjà bien soulignés dans les premières descriptions, fait d’elle une entité étrange et étrangère; un symbole de l’insignifiance. Cependant, toute perception de danger éloignée, sa position marginale lui permet de progresser dans ses démarches sans éveiller les consciences, dessinant ainsi un parcours qui commence à révéler les premiers ressorts de la perturbation.
En ne suscitant ni méfiance ni opposition, « l’anecdote » se déplace avec légèreté, semblant s’infiltrer dans les interstices de la réalité, tissant des réseaux invisibles avec la sympathie des lectrices et avec le jeune musicien Romulo. Lorsque, dans la deuxième partie du livre, la volonté collective décide de s’exorciser de la tristesse en formant un convoi de trois autorités, Man Delcas, Bébert et le narrateur lui-même, qui partent « hors des sentiers battus », « plus haut dans les mornes » à la recherche de Boulianno, la présence discrète de la fille, une fois découverte, ne suscite pas de grande résistance : « difficile de lui en vouloir, à cette anecdote, tellement fragile, tellement insignifiante, tellement peu en mesure de changer quoi que ce soit à quoi que ce soit de cette terre! Qu’elle nous suive ou pas reviendrait au zéro. » (Ibid., 65).
Les observations des personnages se révèlent par la suite totalement erronées, notamment dans leur tentative de préserver l’ordre établi. Ce moment de la narration marque la première révélation de la force sous-jacente de l’insignifiance : une capacité à intervenir de manière subtile mais déterminante, échappant aux attentes visibles tout en reconfigurant les dynamiques existantes. Tout au long du récit, l’auteur offre à son lectorat des indices supplémentaires pour approfondir cette relation complexe entre discrétion et transformation.
Rouvrir les yeux pour découvrir la force
Dans les lignes qui suivent, je défendrai l’idée selon laquelle, dans ce roman, l’insignifiance et la perturbation sont enchevêtrées. Pourtant, deux conditions semblent indispensables pour que ce binôme puisse agir de façon organique. Je parlerai d’abord de l’existence d’une intention sous-jacente et d’un décentrement du regard.
Très tôt dans les descriptions d’Anaïs-Alicia il est suggéré par le narrateur que l’insignifiance, à elle seule, ne suffit pas à provoquer une perturbation. Elle doit être portée, d’abord, par une intention capable de déclencher un processus de transformation. « L’intention est une force! » (Ibid., 41), clame Bébert, dans un exposé savant sur l’origine de la tradition du conteur. L’importance de l’intention reste bien illustrée dans ce discours quand il raconte qu’avant même l’existence d’une langue commune, il y avait « le désir d’expression » (Ibid.). C’était alors l’intention d’un langage qui a permis, dans les Antilles, l’émergence de chants autour desquels s’est rassemblée une communauté disparate. Face à l’impossibilité de partager une sagesse collective, l’intention a fait naître, au temps de l’esclavage, le conteur, le tambour et la danse. Il s’agit de cette même intention, porteuse du germe poétique de la création des traditions créoles, qui est insufflée à Anaïs-Alicia et mise en lumière dans la construction de son personnage, avec presque autant d’insistance que sa petitesse.
La deuxième condition suppose qu’un agent externe, en éclairant l’objet jugé insignifiant sous différents angles, révèle sa véritable force. Dans le roman, ce rôle est assumé par l’auteur, qui transforme le regard des personnages en alliance directe avec un paysage semi-sauvage et le franchissement constant des barrières topographiques. Tant pour les lectrices que pour les personnages, l’interaction avec le paysage, qui passe par le contact avec d’anciennes traces des esclaves ou la difficulté d’avancer sur des terrains peu aménagés, joue un rôle fondamental dans l’abandon graduel des préjugés. J’ai qualifié cette stratégie visant à décentrer les perspectives à travers le contact avec la nature et l’éloignement symbolique du centre d’« écopoétique des frontières ». La structure du livre soutient pleinement cette thèse.
Divisée en trois parties – « Silence de Boulianno », « Convoi vers Boulianno », et « Gloriyé Boulianno » –, l’histoire révèle subtilement l’existence d’un lien entre le lieu physique, le mouvement et la pensée. « Convoi vers Boulianno », qui débute avec l’expédition visant à convaincre le conteur de prendre un disciple masculin, se ramifie en trois volets correspondant aux possibles demeures de Boulianno. Cette section du récit dénote la plus grande progression narrative, puisqu’elle décrit le déplacement physique du village vers la troisième et dernière case, qui se situe très haut dans les mornes. Curieusement, elle raconte, parallèlement à la description de l’avancée topographique, le parcours de transformation intérieure qui prépare dans l’esprit des personnages l’acceptation d’une transformation de l’épistémè collective.
Marquée par toutes les caractéristiques du chronotrope du chemin, cette expédition se distingue par la poussée des personnages hors de l’espace où leurs convictions et visions du monde trouvent un appui. À mesure qu’ils s’éloignent du village, Bébert, Man Delcas et le narrateur perdent progressivement leurs repères, confondus dans un paysage de plus en plus omniprésent. L’abondance de références narratives aux brumes des hauteurs, l’ivresse de l’altitude, l’absence de sentiers battus, les frontières franchies et les caps dépassés témoignent d’une désorientation croissante. Le voyage se mue en une véritable quête initiatique, où l’absence de certitudes, représentée métaphoriquement par l’éloignement du village, mène les personnages à solliciter l’apparition des traces :
Difficile de s’orienter là.
La montée était raide.
L’horizon était mort.
Plus de chemins, plus de sentiers.
L’unique possibilité d’avancer était de suivre une de ces traces qui se tortillaient entre les contreforts de racines moussues, les creux de terre et les crêtes de roche, vieilles traces amérindiennes, vieilles traces des premiers blancs colons qui posèrent leur emprise, ou bien traces très subtiles des anciens nègres marrons qui avaient réfugié dans ces pénombres moisies leurs industries de liberté.
Si l’interaction entre franchissement, mouvement et mutation épistémologique permet de parler de poétique de frontière (Schimanski 2017), l’écopoétique se manifeste, à son tour, par l’effet que l’absence de sentiers et les traces laissées dans le paysage entraînent sur l’esprit des personnages. Mais quel pouvoir ce paysage a-t-il exercé, à son insu, pour devenir l’allié du rêve autrefois inimaginable d’une femme conteuse? Comment les akomas1, les fougères et les fibres de vannerie ont-ils pu dissiper cette aura d’impuissance? L’auteur ancre une partie essentielle du potentiel transformateur de son récit dans l’interaction des personnages avec les éléments naturels, qui agissent comme des catalyseurs de réflexion et de changement tout au long de leur parcours. Chaque étape du parcours approfondit l’interconnexion entre les personnages et leur environnement, dont l’influence s’apparente à celle des récits de Boulianno. En effet, l’un comme l’autre jouent sur l’économie de l’attention et sur le dévoilement de la nouveauté, détournant l’esprit des banalités du quotidien pour permettre de percevoir l’immédiat sous un nouvel angle.
De là nous pouvons reconnaitre une mise en équivalence récurrente entre le pouvoir transformateur du paysage et celui de la parole. Cela est particulièrement évident dans la comparaison entre l’art du conteur et le souffle destructeur du vent du nord, lorsqu’un des personnages évoque la « puissance de Boulianno » capable de « déclencher, par l’unique industrie de sa voix, une sorte de vent du nord au fond de votre esprit! » (Chamoiseau 2022, 92). Ce vent, à la fois redoutable et nécessaire, purifie les chemins en balayant leurs impuretés. Le vent et la parole convergent ainsi dans le récit pour ouvrir l’esprit des personnages. Ces deux éléments deviennent de ce fait des alliés de l’insignifiance, favorisant sa redécouverte. Dans ce contexte, dépossédée des ontologies et axiomes pesant sur son être minuscule, l’« anecdote » se transforme d’abord en « jeune fille », avant de devenir, à l’instar du tambour et du conteur, une force vibrante de matière créatrice.
La métamorphose
Avant la montée vers la troisième case, les événements étranges se multiplient, et Anaïs-Alicia, poussée par son intention et mise en valeur sous le regard progressivement décentré de ses compagnons, gagne en estime à leurs yeux. « Moi, je me mis à observer en douce la petite créature. J’ignore si c’est le paysage qui agissait sur elle, comme il pesait sur nous, mais je la trouvais bien moins insignifiante que ça. Je vis une jeune fille », commente le narrateur (Ibid., 84). C’est ainsi que le personnage commence à se libérer de son insignifiance. Peu à peu, elle devient visible dans un paysage dont l’étrangeté croissante modifie les perceptions.
Le moment de l’anagnorisis est d’autant plus réussi que la narration reste dépourvue de toute intention moralisatrice. La transformation d’Anaïs-Alicia se déroule subtilement, presque comme un détail anodin, qui finit par sembler la suite la plus naturelle des événements. C’est comme si les siècles de tradition interdisant à une femme de devenir conteuse se voyaient renversés, ne pesant plus rien face à l’intensité de son intention, désormais amplifiée par la fertilité du nouveau paysage qui l’entoure. Plus que sa taille, c’est « son âme », qualifiée de « vaste » ou « intense », et sa détermination qui commencent à remplir l’attention des observateurs :
Dans ce périple qui nous menait vers lui, son énergie se concentrait sur l’arrivée auprès du maître de la Parole – ce but qu’elle ramenait vers elle, avec l’entièreté de son âme bien plus vaste que son corps, millimètre par millimètre, comme on rapatrie vers soi la corde immergée d’une senne de pêcheur. Ce fut pour moi assez troublant de découvrir cela : l’intensité hagarde qui nous poussait dans ces hauteurs troublantes l’habitait avec autant de force, mais, à mon grand étonnement, elle disposait d’un cran supplémentaire, d’une « décision » aussi bandée qu’un piège à crabes-mantous, et dont la nature nous était inconnue!
Comme il a été proposé auparavant, ce fragment met en lumière l’alliance profonde entre l’intensité du paysage qui habite la femme et la force de son intention. Cette union, faite d’une résolution singulière, permet de transformer la description initiale d’une fille « pas plus que ça » en une figure digne d’une admiration notable.
Lorsque l’équipage découvre la mort du conteur dans la troisième case, la prise de parole d’Anaïs-Alicia, presque fortuite, survient sans que les alarmes de l’ordre établi ne se déclenchent. Cette jeune fille, d’une apparence que ne vaut « pas la salive nécessaire » (Ibid., 14) et incapable de changer « quoi que ce soit à quoi que ce soit de cette terre » (Ibid., 65), anime la veillée de Boulianno avec une maîtrise exceptionnelle de l’art de la parole. Pour la première fois, l’équipe, partie à la recherche d’un maître, prête attention à une femme conteuse. L’indignation des premières pages s’est dissipée, et ils écoutent sans surprise la concrétisation de ce qui avait pourtant été déclaré impossible. À force d’entendre que la perte de repères ouvre des chemins insoupçonnés, la transformation s’opère avec la même évidence qu’une pluie longuement annoncée par les nuages à l’horizon.
Finalement, en accédant au rôle de femme conteuse, Anaïs-Alicia entre en symbiose avec d’autres éléments jusque-là jugés négligeables, comme si une solidarité invisible se tissait entre toutes ces entités marginalisées, se délestant ensemble du poids de leur supposée insignifiance :
Elle parla au nom de la case, de l’akoma bien sûr, des herbes folles émergeant de la mousse, de la pluie vaporeuse, de la nuit scintillante, de quelques broussailles aux reflets argentés, de lucioles et de papillons de nuit, de bambous sans fleurs et de framboises pulpeuses dans la rocaille, avec une conviction telle qu’il était clair qu’elle leur laissait la place, qu’elle devenait ces êtres insignifiants, et qu’ils faisaient partie de ce qu’elle accomplissait pour s’adresser à Boulianno. »
Nous avons souligné à plusieurs reprises que ce changement est sans doute favorisé par une manière singulière de vivre l’insignifiance : silencieuse, en harmonie avec le paysage, tout en gardant au centre de son être une intention qui nourrit sa force intérieure. Cependant, il convient de préciser qu’il ne s’agit pas ici d’une simple morale de fable, prônant un féminisme modéré qui accepterait silencieusement les préjugés pour mieux les renverser. Ce récit dépasse largement cette vision et met en lumière le caractère perturbateur d’une forme spécifique d’insignifiance, celle qui interroge et contourne les imaginaires liés à la Martinique et aux Petites Antilles.
Ainsi, ce qui semble, à première vue, dénué d’importance peut, lorsque l’on change de perspective, révéler une force insoupçonnée. Cette transformation exige une attention particulière à une nouvelle manière de percevoir le monde. Il nous appartient de découvrir cette nouvelle manière, à travers la poésie, assistées par les racines qui se dessinent sous forme de traces, ou par la nature défiante des paysages inconnus.
Déjouer l’insignifiance des Antilles, dans le Tout-Monde
Nous avons souligné que l’insignifiance, dans l’œuvre de Chamoiseau, dépasse le simple détail narratif pour devenir un vecteur de réflexion sur les dynamiques identitaires et culturelles. Cette valorisation de l’insignifiance, telle qu’elle s’opère dans le roman, revêt un intérêt particulier en raison de l’écho qu’elle trouve dans les ouvrages théoriques de Chamoiseau, notamment en lien avec sa vision du rôle des Petites Antilles dans le Tout-Monde. Par ailleurs, une conception de l’intellectuel antillais se déploie, s’affirmant comme une force capable d’insuffler à son espace sémiotique deux valeurs fondamentales qui transforment l’insignifiance en perturbation : l’intention et le décentrement des regards.
L’idée que les Petites Antilles soient perçues, y compris par elles-mêmes, comme des lieux marginalisés et d’influence limitée sur les grands systèmes mondiaux dépasse largement l’œuvre de cet auteur. Le spectre de l’insignifiance, souvent associé à une juxtaposition entre une faible superficie géographique et une influence sociale et politique limitée, hante l’historiographie de la Caraïbe, déjà fragmentée en fonction des logiques discursives des empires coloniaux. Comme dans le roman étudié, cette prétendue insignifiance s’avère trompeuse, car elle est bien souvent imposée par la perspective euro(égo)centrique de ceux qui écrivent l’histoire.
Lorsque Eric Williams (1994) a proposé sa thèse liant la genèse du capitalisme à la traite transatlantique et à l’économie des plantations dans les îles de la Caraïbe, il a fallu un certain temps pour que cette notion s’enracine dans les consciences (Neal et al. 2014, 310). Comme si l’idée qu’un espace si limité puisse changer quoi que ce soit dans le cours de l’histoire collective était difficile à prendre au sérieux. Cette perception réductrice, empreinte d’insignifiance, confine souvent les Petites Antilles à une position marginale, sans impact réel sur les réseaux du Tout-Monde. Aujourd’hui encore, bien que les textes européens reconnaissent les effets de la colonisation africaine du xixe siècle, les auteurs du Cambridge History of Capitalism admettent que les acteurs du discours les plus visibles du Vieux Continent continuent de minimiser ou d’ignorer le rôle crucial des Caraïbes dans l’industrialisation européenne (Ibid.).
Mais la preuve la plus significative de ce lien qui se tisse parfois de façon inconsciente entre les Antilles et l’insignifiance est peut-être la fameuse phrase, attribuée à Charles de Gaulle lors d’un survol des Caraïbes – et citée à plusieurs reprises, dans Manifestes et Le discours antillais – : « entre l’Europe et l’Amérique, je ne vois que des poussières » (Glissant et Chamoiseau 2021, 54). Des poussières, ou des grains de poussière selon les sources; cette métaphore identitaire s’insinue dans la construction d’une identité collective, ancrée dans un complexe d’impuissance profondément paralysant.
Chamoiseau, dans ses essais littéraires, contourne ce sentiment pour mieux le renverser. À l’instar des procédés identifiés dans le roman analysé, ses textes non fictifs présentent l’insignifiance comme une valeur aux multiples facettes cachées, notamment lorsqu’elle est accompagnée d’une intention et d’un décentrement du regard. En parcourant ses écrits et en rassemblant les fragments où ce terme est évoqué, il devient possible de discerner une vision de l’insignifiance cohérente avec celle que nous avons aperçue dans la lecture du roman. Quelques exemples viennent appuyer cette observation.
Dans Écrire en pays dominé, par exemple, l’insignifiance est décrite comme une qualité associée à la petitesse et à l’impuissance, qui peut pourtant se révéler autrement, souvent de manière inattendue, à travers un processus de réapprentissage du réel. Cette idée est illustrée par l’affirmation selon laquelle un bouleversement perceptif survient « lorsque les êtres insignifiants habillent leur silhouette d’un intérêt inattendu » (Chamoiseau 2011, 32), acquérant ainsi une nouvelle signification.
Plus loin dans le texte, l’idée réapparaît, cette fois en mettant l’accent sur la dualité des perspectives dans l’identification de l’insignifiant. Ce phénomène est illustré par l’exemple d’un élève de Chamoiseau en prison, lorsqu’il s’émerveille : « des auteurs, pour moi insignifiants, prenaient en lui d’inattendues ampleurs » (Ibid., 36). L’insignifiance devient ici une qualité évolutive, capable de révéler une profondeur dès lors qu’un regard différent est adopté.
Le lien entre l’insignifiance et la Martinique ou les Antilles se révèle toutefois avec encore plus de clarté dans la reprise de la métaphore de la poussière. Cette fois, l’insignifiance est investie d’une certaine capacité d’agir. Dans une réflexion introspective, la voix narrative commente : « Seules d’insignifiantes poussières, nuées d’un vent impalpable, confient un rien de remuement au monde. » (Ibid., 56)
Notons qu’il est question ici encore de l’expression de l’insignifiance comme petitesse absolue qui, insufflée par une force extérieure, est capable de provoquer de grands bouleversements. Les poussières, à l’image des îles antillaises, sont perçues comme négligeables dans les grands récits. Pourtant, l’auteur renverse cette vision en attribuant à ces éléments marginaux un potentiel unique. Seuls ces fragments, d’un poids physique inexistant, possèdent la capacité de bouleverser les équilibres du monde. Repérons cependant que le remuement n’est ni automatique ni spontané. Il doit être activé par ce que l’auteur appelle un « vent impalpable », une force qui, dans le roman, prend la forme de l’intention créatrice. S’agira-t-il du vent du nord? De l’art d’un conteur du Boulianno, ou de l’office militant des écrivain·e·s caraïbéen·e·s? Ce vent, invisible et insaisissable, est précisément ce qui donne aux éléments marginaux leur puissance transformatrice.
De ce fait, comme nous l’avons démontré au cours de notre réflexion, l’insignifiance, bien que polysémique et difficile à saisir dans la pluralité des contextes – parfois ambigus – où elle est convoquée, est indissociable de la force de la perturbation. Si nous examinons cette conclusion à la lumière de la pensée caribéenne, il est impossible de ne pas remarquer que cette relation intrinsèque évoque l’importance des théories du chaos chez plusieurs penseurs antillais tels qu’Édouard Glissant et Antonio Benítez Rojo. Sous cet éclairage, loin d’être une faiblesse, l’insignifiance, qu’on la considère dans son acception d’impuissance ou de petitesse, détient une puissance d’action équivalente à celle des entités dominantes. Sa force réside non seulement dans son agir silencieux, mais aussi dans sa capacité à provoquer des bouleversements inattendus au sein de processus relationnels jamais entièrement calculables.
Par ailleurs, cette dynamique s’inscrit dans le fonctionnement des « systèmes déterministes erratiques », tels que les décrit Glissant (1996, 84), où la pensée continentale se heurte à l’impossibilité de prédire l’avenir. Tout ce qui semble insignifiant ou dérisoire peut ainsi donner lieu à des soubresauts imprévus.
C’est précisément cet espoir que l’on peut entrevoir dans la revalorisation de l’insignifiance, mise en parallèle avec la volition de l’intellectuel organique des Antilles. Cette revalorisation du petit, cette pensée de la perturbation, offre un cadre où projeter l’envie de bouleversement, souvent écrasée par le sentiment d’infériorité qui règne au sein des populations ou des États-nations marginalisés. Est-ce un discours poétique destiné à raviver l’espoir des petites nations et des populations migrantes, ou une observation détaillée des lois secrètes de la nature qui déjouent l’imposture des puissants? Quoi qu’il en soit, cet éloge de l’insignifiant nourrit un élan d’espoir et souligne la responsabilité collective indispensable à la construction d’une communauté planétaire.
- 1Acomat boucanm, en créole akoma, est un arbre des Caraïbes.