En forêt de lumière

Maria-Mercè Marçal et l’espace symbolique de subversion

Mai 2025

Le grenier est un lieu qui revient à maintes reprises dans l’œuvre poétique et critique de la poète Maria-Mercè Marçal (1952-1998). Dans son deuxième recueil, Bruixa de dol (Sorcière en deuil), la narratrice d’une séquence poétique de douze fragments termine son parcours sous les combles, ou plutôt à la descente du grenier, au bas des marches. Au fond de ses poches, un peu de réconfort, quelques miettes récupérées là-haut.

Je monterai la tristesse au grenier
avec la poupée aveugle et le parapluie brisé,
le carnet vieillot, la tarlatane usée.
Puis descendrai les marches vêtue de joie,
d’une robe tissée par des araignées déraisonnées.
Il y aura de l’amour émietté au fond des poches1.
(Marçal 1989, 106)

Le grenier apparaît comme espace symbolique dès les premiers poèmes, et encore plus explicitement dans un texte rétrospectif de 1995 : « Qui sóc i per què escric (Qui je suis et pourquoi j’écris) ». Marçal y retourne à un souvenir d’enfance, qu’elle nomme la première métaphore : celui d’un grenier habité par un serpent. Pour empêcher sa fille de grimper une échelle dangereuse, la mère invente un serpent menaçant vivant au grenier, stratégie qui ne fonctionne qu’à moitié. « Furtivement, je montais, jusqu’à deux ou trois marches avant d’arriver au sommet, où je le voyais, je voyais le serpent qui se réveillait et, d’effroi, je me mettais à courir tout en bas. Pour y retourner, encore et encore, incorrigible. Tentation ou défi, transgression et manque : l’écriture.2 » (Marçal 2004, 24)

Poète francophile, Maria-Mercè Marçal avait peut-être lu Gaston Bachelard, pour qui le grenier est un lieu symbolique crucial. Dans La Poétique de l’espace, il interprète la maison comme un lieu de réconfort et de solitude poétique. Elle est l’espace protecteur fondamental, maternel : « la vie commence bien, elle commence enfermée, protégée, toute tiède dans le giron de la maison » (Bachelard 2005, 26). Elle est donc un espace de cohérence, de continuité, mais contient ses zones d’ombre – la cave et ses obscurités infinies (Ibid., 37) – zones inconscientes fertiles pour la création : « Nous y retournons toute notre vie en nos rêveries » (Ibid., 27). Marçal fait-elle allusion au grenier solitaire et rapailleur de la Poétique de l’espace? Ou rapproche-t-elle instinctivement ses premières transgressions enfantines et les transgressions poétiques? Quoi qu’il en soit, ce texte énonce clairement le projet poétique : celui du déplacement, du bouleversement (trasbals). La créatrice transgresse elle-même les murs qui l’enserrent, monte au grenier où réside le serpent, la métaphore originelle. L’image sur laquelle Marçal insiste lors d’un moment-clé de sa trajectoire d’écrivaine (la publication d’une anthologie) est subtilement transgressive. En déplaçant une fillette de trois ans au grenier, Marçal occupe l’espace bachelardien essentiellement masculin (avec sa prérogative de solitude créatrice) et y met en scène la petite fille et la mère. Elle affirme qu’elles aussi habitent l’espace poétique, l’espace des métaphores et de l’imagination, l’espace de liberté sous l’autorité flottante des parents.

Dans « Qui sóc i per què escric », Marçal démêle plusieurs fils conducteurs de sa pratique. En empruntant la métaphore originelle de la montée au grenier, elle lie l’écriture poétique à un espace réel, mais surtout symbolique, proche de celui conceptualisé par Bachelard. Selon le philosophe, « l’escalier du grenier plus raide, plus frustre, on le monte toujours. Il est le signe de l’ascension vers la plus tranquille solitude. » (Ibid., 41) En outre, Marçal insiste sur le déplacement personnel, intérieur, entraîné par la poésie. L’écriture est décrite comme une activité « vertebradora » (Marcal 2004, 21) : qui articule des éléments entre eux, trouve des lignes directrices, et qui est, par extension, soutenante, dans son sens actif. Sous-entendue encore par un mouvement vertical, l’écriture est subjectivante : instrument de connaissance et de création de soi, au sens foucaldien du terme. Par des « techniques de soi » (Foucault 2014, 36), dont l’écriture, la subjectivité peut être construite, modelée. Le serpent en fournit à nouveau l’image, avec ses mues saisonnières3. Le serpent est sinueux, rampant, horizontal, mais il loge au grenier. Il surplombe, appréhende le monde d’un autre point de vue. Transgression de cadres collectifs oppresseurs (murs), dépassement des images de soi (mues) : ces deux visées sous-tendent le projet poétique de Marçal. Son œuvre est militante et subjectivante, à la charnière entre intime et politique. 

En réponse au réel oppressif ou aux murs symboliques, Marçal crée ses propres espaces. Un monde où les mots communs, les mots du quotidien (la ruralité, la nature, la maison, le corps) sont bouleversés (trasbalsats), déplacés en terre de métaphores. Un monde où les femmes regardent au-delà des clôtures, marquent le paysage de leur présence, dévoilent des fissures dans l’ordre des choses. C’est le langage de Marçal qui sera ici brièvement analysé, d’abord dans son aspect clairement visuel, mais aussi dans son lexique singulier, et à travers quelques métaphores-maîtresses : faire trace, dévier des chemins, suivre le fil des ancêtres oubliées. Les œuvres de Marçal seront lues en parallèle avec quelques théoriciens de l’espace : Peter Sloterdijk, Paul Zumthor ou Deleuze et Guattari, dont les conceptions très symboliques s’approchent parfois d’une théorie de la poésie.

Présentation : l’autobiographie d’une âme

Peu connue hors de Catalogne, Maria-Mercè Marçal y est pourtant reconnue comme une poète incontournable, canonique. Dans la même mouvance qu’Audre Lorde ou Adrienne Rich, elle a réfléchi autour de la mémoire, de l’identité féminine, du désir lesbien, du corps. Comme Marina Tsvetaïeva ou Renée Vivien, elle s’est préoccupée des intrications dangereuses de la vie et de la littérature. À la manière de Sylvia Plath, elle s’est inspirée des imaginaires mythiques ou de la musicalité des comptines pour bâtir son monde poétique. Ainsi, il est approprié de situer Marçal parmi un mouvement littéraire féministe et combatif, cristallisé autour des années 1970, et dans une lignée de poètes féminines. La réception des féministes anglo-saxonnes est particulièrement vivante en Catalogne, grâce à la traduction (Riba 2015, 206). Cependant, son projet d’écriture naît d’un lieu précis, d’un temps concret, celui de la campagne catalane et de la fin de la dictature franquiste, où la langue publique, ou langue du régime, devient le castillan, et où le catalan survit dans la sphère privée, intime.

Née en 1952, Marçal grandit dans la Plaine d’Urgell, région majoritairement agricole. D’abord scolarisée en castillan, comme l’oblige le régime de Franco, elle est éduquée en catalan à l’université (Abelló et Díaz Vicedo 2014, 13). Marçal vit une époque de transition importante, faisant partie d’une génération de femmes ayant grandi sous l’idéologie conservatrice de la dictadura. Élevées dans une attente de soumission, elles développent pourtant une identité féministe collective, s’impliquent politiquement dans la lutte antifranquiste. « They shaped a new feminist consciousness that eventually led to a collective identity and agenda as feminists. » (Nash 2018, 281)

À travers sa biographie et ses écrits, Marçal affiche en effet une vive sensibilité aux enjeux sociaux comme littéraires. Elle possède à la fois une conscience aiguë des structures de pouvoir et des structures de domination au sein du langage, sans doute liée au contexte d’oppression linguistique catalan (la seule langue dans laquelle elle écrira).

Comme Bachmann, qui par excessive conscience linguistique a dû se taire pendant des années pour recommencer à écrire, Marçal a aussi dû soumettre son exigeante conscience linguistique à des dilemmes philosophiques sur l’histoire et l’organisation symbolique de l’inconscient collectif, dans son cas les dérivés de la condition féminine4.
(Ibartz 2004, 12)

Après cinq recueils de poésie, Marçal se concentre sur l’écriture de son unique roman : La Passió segons Renée Vivien (La passion selon Renée Vivien, 1994), œuvre polyphonique structurée autour de la figure de Vivien, poète parisienne de la Belle époque. La Passió exemplifie parfaitement l’hyperconscience de Marçal. Le roman lui sert de laboratoire de pensée, par exemple autour de la biographie littéraire, un problème insoluble, comme le médite un érudit français qu’elle met en scène. « Oui : toute biographie de celle qui avait vécu seulement pour la littérature était un contresens.5 » (Marçal 1994, 89). Ce sont les vers, au contraire, qui permettent d’approcher la vérité de l’âme, selon l’érudit, et peut-être selon Marçal.

Plutôt que de se situer dans un lieu d’énonciation fixe, le discours s’éparpille, emprunte plusieurs perspectives. Celle d’un érudit juif, celle d’une fille de Pigalle, celle d’une princesse ottomane, qui compare le monde occidental de Renée Vivien et le sien dans une lettre : « Et, au contraire, c’était d’elle-même [Vivien] dont elle parlait. Et des murs invisibles qui emprisonnent l’esprit des femmes dans votre culture – que je sens aussi en partie mienne –. “Une prison qui est partout et qui n’est nulle part”, disait-elle.6 » (Ibid., 217) 

Dès les années universitaires, le travail littéraire s’entrelace définitivement avec l’engagement social. À vingt ans, Marçal fait partie des fondateur·ices d’une maison d’édition, Llibres del Mall, qui publie des jeunes poètes aux tendances expérimentales et formalistes, antibourgeoises (Frayssinhes Ribes 2012, 12). En pleine transition démocratique, Marçal milite auprès d’un parti socialiste catalan. Plus tard, elle sera une des fondatrices du comité d’écrivaines du PENCatalà et travaillera pour la revue féministe Dones en lluita (Femmes en lutte). « Marçal n’a jamais abandonné son militantisme au sein du mouvement féministe, même si elle s’est petit à petit consacrée davantage au domaine culturel et littéraire. » (Ibid., 14) 

Selon les mots de Marçal, tenter une esquisse biographique frôle le non-sens et la poésie est plutôt ce qui s’approcherait d’une « autobiographie de l’âme7 » (Marçal 1994, 89). Elle-même écrit depuis un lieu intime, non loin de ce qui sera qualifié de confessionnalisme, ce qui ne signifie pas qu’elle arrête de penser l’être-ensemble. Les deux versants se complètent – ou forment une ontologie, proche de la pensée de Peter Sloterdijk. Dans un chapitre de son gigantesque projet Sphères, le philosophe allemand réfléchit les sociétés en tant que projets « sphéro-poiétiques » (2010, 176), qui délimitent leurs frontières par des cercles symboliques (ou des murs réels) séparant le dedans du dehors, la protection du danger. Sloterdijk postule d’entrée de jeu une solidarité, une sociabilité primaire précédant l’individualisme et la sociabilité contractuelle. L’humain est ontologiquement politikón;« les êtres humains sont d’emblée ceux-qui-ne-vivent-pas-seuls » (Ibid., 174). Marçal pense un Être-avec avant même un Être, ce qui découle sans doute de sa conscience féministe – et de sa conscience linguistique, ayant grandi dans ce contexte d’exil langagier. L’intimité s’inscrit dans un langage commun et, dirait-elle, atavique, marqué. Un langage « avec les lèvres ébréchées de moulte vie8 » (Marçal, 1989, 91). Cette écriture ancrée dans le politique, elle commence à la travailler avec Cau de llunes (Terrier de lunes,1977).

Le cercle : en quête de franchissement

Cau de llunes annonce plusieurs thématiques et expérimentations stylistiques qui seront poursuivies ultérieurement. Le recueil s’ouvre avec une devise, aujourd’hui les mots les plus célèbres de Marçal : « Je rends grâce au hasard de ces trois dons : être née femme, de basse classe, de nation opprimée. Et de ce trouble azur d’être trois fois rebelle.9 » (Marçal 2013) Les poèmes qui suivent cette devise explorent la solitude mélancolique et le désir amoureux, ou une passion plus solidaire et militante. Plusieurs commémorent les héros tombés du socialisme, d’autres illustrent les luttes particulières des femmes. Le livre est ancré dans un imaginaire à la fois populaire et érudit (Toda i Bonet 2012, 34), scandé par les bouleversements causés par la lune10. C’est l’espace de la ruralité qui est le plus présent : Marçal installe son « terrier », son microcosme carnavalesque, dans un imaginaire rural, mais insiste surtout sur le savoir rural. Les phases de la lune rythment l’existence11, la chouette est clairvoyante12, les blés, l’avoine, les mûres arrivent au bon moment. La quatrième section du recueil porte la dédicace suivante : « À mes parents : eux savent qu’à l’Urgell les mûres n’arrivent pas en juin13 ».

Dans la section la plus clairement politique, titrée « Atzeituní14 », se trouve un rare poème visuel, composé de deux mots (voir la figure 1), formant un palindrome. Les deux termes ont une forte connotation agricole, qui s’élargit aisément à des sens plus éloignés. Le solc est le sillon tracé dans le sol par la charrue, et donc par extension toute trace longiligne laissée sur une surface, jusqu’à la traînée de fumée de l’avion dans le ciel. Le clos, proche de sa signification française, est à la fois adjectif, nom et action. À la fois la qualité de ce qui est fermé, mais aussi le terrain fermé en lui-même. Anciennement, il s’agit du pâturage clôturé (le fameux enclosure). Plus largement, la signification englobe aujourd’hui ce qui termine, ce qui trace la limite. Par exemple, la dernière partie d’un bâtiment ou le dernier sillon tracé par la charrue – ce qui complète le cercle, en retournant au solc initial.

Figure 1 : Poème sans titre, Cau de llunes.

De ces deux termes devenus idéogrammes mis en parallèle, Marçal oppose plusieurs paradigmes : le fermé et l’ouvert, ce qui est contenu et ce qui s’échappe, la ligne et le cercle. Le S majuscule rappelle le serpent, sinueux et rusé, d’ailleurs un terme féminin en catalan : la serp. Deux espaces sont opposés ou mis en relation par ce poème : l’espace clos du O majuscule, ou du cercle, et l’espace ouvert de la ligne serpentine.

À la manière du cercle de Sloterdijk, le cercle de Marçal contient tout autant qu’il ouvre vers l’extérieur. Dès qu’il y a frontière, il y a « impulsion du franchissement » (Sloterdijk 2010, 189). Les murs qui enserrent la condition féminine existent forcément par rapport à un extérieur-des-murs, un autre territoire possible. C’est ce qui pourrait être évoqué par la majuscule. Le O semble être en train de prendre de l’expansion, de gagner de l’espace sur le reste du mot.

À ce cercle, il est facile de rapprocher le motif de la fenêtre, si fréquemment associé à la féminité, à la contemplation du monde extérieur depuis le confort de la demeure, par-dessus les murs du jardin, depuis un lieu sécuritaire, à part. Dans un article sur ce poème, Maria Antònia Massanet comprend le ClOs/Solc comme l’illustration du passage de l’individualité (passive) à l’action collective (2012, 111), du soi renfermé sur lui-même au germe de l’action militante. Le mouvement téléologique entre l’espace privé et le public n’est pourtant pas si clair chez Marçal, qui réaffirmera toujours l’importance de la solitude poétique, par exemple avec le mythe fondateur du grenier subversif. Si elle se positionne contre l’enfermement idéologique des femmes, elle valorise tout de même la domus15 et le monde de la maternité, des chants, des jardins et s’abreuve de ces sources pour sa première étape poétique. Maria Antònia Salvà, poète romantique « de jardin », est une de ses inspirations centrales. Marçal lui dédie un poème tardif, ici dans la traduction de Montserrat Abelló et Noèlia Díaz Vicedo :

I know you. And knowing you gives me earth, root.
I know you and I know myself in the faithful mirror
of your poem, clinging
crevice stone of opaque silence
- reptile woman, monster woman, dragon woman,
like that cactus, like you, survivor16.
(Marçal 2014a, 38-39)

Par cet appel à Salvà (qui a écrit un célèbre poème à propos d’un cactus), Marçal rend hommage aux femmes-dragons qui ont ouvert la voie. Un hommage à la puissance subversive du serpent évasif, bien ancré dans les fissures. C’est dans le grenier de la masia natale que se trouvent les germes d’un chemin sinueux, différent, symbolisé par la serp (qui est aussi le Solc).

Si par ces deux idéogrammes Marçal appelle à un passage, celui du regard à la parole, de la contemplation à la création, paraît le plus juste. Par le cercle qui prend de l’expansion, Marçal confère au regard une puissance innée, un potentiel d’ouverture vers un ailleurs, vers un autre possible. Le regard contemplatif ou imaginatif a une puissance créatrice, mais il fonctionne en parallèle avec la trace laissée par celle qui agit sur le monde. L’espace de contemplation, la domus typiquement féminine, n’a pas à se faire prison s’il existe un exutoire, une possibilité de faire trace. 

Dans un chapitre de Mille Plateaux, Deleuze et Guattari théorisent deux « natures » à l’espace, qui se traversent l’une et l’autre : ce qui est lisse (indéfini, fluide) et ce qui est strié (aménagé, fixe). « Dans l’espace strié on ferme une surface, et on la ‘répartit’ suivant des intervalles déterminés, d’après des coupures assignées; dans le lisse, on se ‘distribue’ sur un espace ouvert, d’après des fréquences et le long des parcours (logos et nomos). » (Deleuze et Guattari 1980, 600) Dans sa poésie tardive, Marçal s’éloignera de plus en plus du monde de la nature enrégimentée, striée, mais au sein de Cau de llunes, elle s’approprie des métaphores agricoles pour réclamer un pouvoir actif, pour marquer le paysage d’un sillon, marquer la page d’une trace. « Je suis fermière17 » (Marçal 1989, 72), affirme la voix poétique dans le cycle qui clôt le recueil.

Le poème qui suit « ClOs/Solc » est tout aussi visuel, malgré un retour à un fonctionnement uniquement linguistique :

Lune, lucarne de soie,
craquèle
la nuit au cœur
de laque!

Lluna, lluerna
d’atzeituní,
clivella 
la nit de cor
de xarol!
(Marçal 1989, 44)

Dans ce poème-incantation, la lune est encore une fois associée au bouleversement (trasbals), à un pouvoir naturel libéré. Par l’intrusion de la lune païenne dans la nuit paysanne, dans l’espace cultivé du champ ou du jardin, Marçal exprime l’attrait irrésistible de la nature sauvage. À travers la fenêtre ou par-delà le champ, les femmes lancent « un regard fugace, vers la forêt, entrevoyant quelque chose de sauvage et ancestral18 » (Massanet 2012, 105). Par la forêt non-déboisée et son obscurité, par la lune et son magnétisme (associée à l’énergie féminine et aux rites), les domestiquées aperçoivent un monde ensauvagé et originel. C’est le regard vers la lune-lucarne qui ouvre une brèche, qui fissure (clivella) la nuit de silence opaque.

L’imaginaire de la nature débridée sera exploité à son plein maximum dans le recueil suivant, Bruixa de dol. En attendant, le court « Lluna, lluerna » révèle déjà les brèches qui existent à même les mots. Le poème est sobre, et le peu de contexte leur donne plusieurs sens possibles. La lluerna est-elle le puits de lumière ouvert vers le ciel, ou le ver luisant produisant la soie? Le poème contient de plus deux termes extrêmement précis, quasi intraduisibles : atzeituní, un type de soie médiévale, et xarol, un vernis à cuir laqué. Les termes techniques (technologiques, presque) se marient aux termes vagues ou polysémiques. Et ainsi, une autre traduction est possible :

Lune, luisante
ver à soie,
fissurela nuit au cœur
de cuir!

La brèche : errance et tradition

Là où Cau de llunes s’ancrait dans un espace clos, celui de la masia paysanne et du champ, Bruixa de dol (1979) existe hors des clôtures, dans le bois et son désordre. Marçal retourne vers un Moyen Âge fantasmé, peuplé de forains, lutins, fées et magiciens, pour figurer la perte de contrôle ou la passion amoureuse. Le recueil s’ouvre dans la solitude de la demeure, puis décrit une chevauchée folle, « loin de toute raison19 » (Ibid., 131), celle du désir. Marçal se fait trobairitz, chantant pour tracer les contours troubles d’une passion qui mène hors de soi, qui mène à l’errance. Dans La mesure du monde, Paul Zumthor s’arrête un instant, au cœur de sa topographie du Moyen Âge, à l’espace poétique : « regard et désir, élan vers un autre révélé par l’opération même du langage, mais irrémédiablement là-bas; la poésie, volonté de migration, exil, nomadisme sans fin; le poète, chevalier errant de la forêt sans repères » (1993, 377). La voix narrative de Bruixa de dol, cavalière errante, se perd sur les chemins flous du désir et dans les jardins « sans porte ni clôture20 » (Marçal 1989, 88). « La pluie effacera tous les chemins du jour », les « chemins que le désir oublie », « le désir sans balustrade21 » (Ibid., 163; 113; 130). La fin de l’errance amoureuse signale le retour à la solitude et à l’écriture.

Peut-être comme remède à cette solitude, la poète monte un carnaval résolument féministe. Les sections finales sont dédicacées aux femmes de l’entourage de la poète et lancent des appels à la collectivité. Le poème-clôture « Huit mars » est un manifeste, s’éloignant des structures ancestrales et complexes pour mettre de l’avant le message. « Héritières des femmes / qui brûlèrent hier / nous ferons feu de joie / de la ruine et de la peur.22 » (Ibid., 169) Plus subtilement, les dédicaces et les discours directs des derniers poèmes établissent des liens à une collectivité féminine, les invitant dans le texte. Tous les poèmes (sauf deux cançons) sont dédicacés ou adressés à une personne précise. Les dédicaces et épigraphes illustrent « une volonté déterminée de se situer et de s’en remettre à des points de référence exclusivement féminins23 » (Cornudella 2011, 2906). 

Le langage de Marçal est, dans ce recueil, particulièrement abouti, cohérent, malgré des textes aux formes variées, aux racines multiples. « One section draws inspiration from folk songs in the manner of Garcia Lorca (one of Marçal’s great inspirations); another explores fractured postmodern sonnets; another, modernist free verse. » (Moneyhun 2015) Plusieurs types de chansons populaires servent de modèle, comme pour le poème « Brida24 », bâti sur un refrain et à la structure circulaire.

À la foire aux Fous
moi, je m’y rendrais.
J’arriverais qui sait d’où
-et nul ne le saurait-
les lèvres ébréchées
de moulte vie,

porteur de chansons
à cheval sans licou.
[…]

En chaîne, les prisons
et je m’en sauvais
par la ruelle des brigands
au point du jour.
À la foire aux Fous
moi, je m’y rendrais.

porteur de chansons
à cheval sans licou.
A la fira dels Folls
jo hi aniria.
Vindria qui sap d’on
-i ningú no ho sabria-
amb els llavis oscats
de molta vida,

traginer de cançons
en cavall sense brida.
[…]

Cadenes són presons
i jo en fugia
pel call dels bandolers
a trenc de dia.
a la fira dels Folls
jo hi aniria

traginer de cançons
en cavall sense brida.
(Marçal 1989, 88)

Un autre exemple évident est « Magdalena, lluna plena », dédicacé à sa sœur, Magdalena Marçal, et rappelant une chanson populaire25 (Cornudella 2011, 2912). « Madeleine / lune pleine / qui t’a fait / le mal au pied? […] Madeleine / lune pleine / où vas-tu perdre / le dé à coudre? Aïe, si tu brodes / de basses brumes / à l’aiguille / tu perdras sang!26 ». Le poème évoque aussi les contes de fées, aux origines lointaines et multiples, où les jeunes filles se piquent au fuseau ou parcourent seules les bois, espace liminal d’apprentissage. « Madeleine / lune pleine / ne perds pas / le mouchoir : / dis adieu / à la masure. / Cours, lune / avec la vague / sur les talons!27 » (Marçal 1989, 144). Dans le triptyque final, Marçal s’inclut directement dans le texte, en train de parler à une fillette d’un an : « Tzais? Maiameicè tzaime zusqu’au tziel28 » (Ibid., 165). Non seulement elle transgresse l’espace codé de la Grande Poésie, en y incluant, à nouveau, la voix d’un enfant, mais elle rappelle l’importance de la lignée féminine, problématique qui sera de plus en plus centrale dans les recueils suivants. Cette transgression, par contre, ne défait pas la rime ni la structure très serrée du poème.

Une particularité de Bruixa de dol est en effet sa révolte qui se déroule dans un cadre linguistique strict. Plusieurs poètes féministes empruntent le vers libre pour s’affranchir de la Littérature masculine, de ce que Cixous et Derrida appelleront le phallogocentrisme. À contre-courant, le souci formel de Marçal illustre une autre façon de créer des ruptures; les structures strictes ou les outils de la tradition peuvent tout de même permettre les brèches. A fortiori, Marçal choisit ses modèles. Si la section éponyme « Bruixa de dol »est formée de sonnets, les autres modèles relèvent de la littérature mineure. « Les nuages portaient des confettis dans les poches » se base sur des chansons enfantines : « the folk songs of motherhood as Marçal understood them, shared by women and children, but excluded from the patriarchal canon » (Moneyhun 2015). Comme elle emploie de plus des termes locaux, et quelques néologismes ancrés dans la culture populaire (foguera Joana : littéralement, le feu de la Saint-Jean transposé au féminin), elle s’approche de l’oralité. Caterina Riba insiste sur ce choix :

Dans les chansons et les corrandes palpite le battement que se partagent mère et fille, le pré-langage, avant d’être conditionné par les structures de pouvoir du discours hégémonique. La poésie lui permet de retourner à la naissance des mots, là où cette compartimentalisation n’a pas encore été établie et où toutes les possibilités demeurent ouvertes29.
(Riba 2012, 261)

Plutôt qu’un pré-langage, qui associe encore la féminité à l’inarticulé, à l’éternel silence, il est possible d’y voir une poésie en quête de l’énergie de l’oralité ou du chant, sources de revitalisation langagière. De plus, Marçal « trouble » les hiérarchies poétiques, en mettant sur un pied d’égalité la tradition du poème lyrique et celles de la cançó ou de la comptine. Elle redonne son importance à la poésie orale, sur laquelle s’échafaude l’écrit, interrompant ce mouvement triomphant du monde de l’oralité vers celui de l’écrit. Zumthor rappelle qu’historiquement (et même poétiquement), les frontières entre les deux sont plus floues qu’il n’est admis, et que la supériorité du logos sur l’oralité ne tient pas, lorsqu’on élargit la perspective et qu’on rappelle l’exceptionnalité de la civilisation de l’écrit européenne (2008, 182). 

Riba fait cependant allusion à une composante importante de cette première étape poétique : le passage de la parole poétique à travers des discours et formes anciennes permet une poésie plus ouverte, des mots qui sont plus riches de sens, comme s’ils étaient prononcés pour la première fois. Augmentés du poids de l’oralité, ils interrompent le discours monolithe.

Poésie et musique ensemble, chant pur, le trobar (c’est ainsi qu’il se nomme) confie à la voix humaine le soin d’ouvrir, au sein de l’espace empirique où elle résonne, l’entrée du jardin clos : l’aizi (en occitan), qui est le lieu de l’amour, l’aise (en ancien français), mots où survit le latin adjacens, l’endroit d’à-côté, toujours d’à-côté
(Zumthor 1993, 378).

Comme leur forme est rarement fixée et qu’ils découlent d’une création plus organique, remontant à une origine perdue, ils renferment des résistances à la structuration du texte. Ce retour vers une tradition parallèle et cette évocation de « la voix qui déborde la parole » (Zumthor 2008, 172) sont nécessaires pour déséquilibrer (encore trasbalsar) un langage dont Marçal possède une extraordinaire maîtrise30 (Riba 2015, 210). Ainsi, malgré la précision lexicale et le souci quasi constant de la rime et de la métrique, ses modèles variés permettent une poésie de ruptures plus qu’une poésie de continuité.

Surtout, pour sortir du territoire conquis, de la loi symbolique du Père, Marçal ne parcoure pas uniquement le vide de la « forêt sans repères31 », décrite par Zumthor comme le fantasme de l’espace poétique depuis Mallarmé. Elle revient à une tradition parallèle à la tradition, transmise autrement, se faufilant entre les mailles de l’ordre symbolique, et s’attarde aussi à un autre « vide », cette parole féminine qui se perd dans une origine silencieuse. Marçal la qualifiera de « llengua abolida » (langue abolie), « comme une de ces inscriptions d’une langue perdue dont nous ne connaissons pas le code et dont seulement quelques indices commencent à être déchiffrés32 » (2004, 190). Marçal s’inscrit dans cette langue abolie et parallèle, tradition reléguée à l’espace privé ou à devoir être perpétuellement récupérée dans les angles morts de l’histoire. Le regard est déplacé du héros vers d’autres personnages, la poésie tend vers une nouvelle mythologie, vers « la nostalgie d’un conte différent qui commence33 » (Ibid.).

Marçal déplace son univers paysan vers le bois ancestral, païen. Elle se bâtit un monde-forteresse, un monde à part, où peuvent se vivre la solitude et le désir. Le château fort est entouré d’un bois habité de créatures magiques, où les bûcherons se perdent, les haches disparaissent :

En forêt amère chevauche un vent sauvage
Quelle rosée taille les ongles du cheval
et retourne les herbes de ravage?
Il n’y a pas de haches qui émondent le paysage34.
(Ibid., 131)

Marçal récupère un lieu médiéval traditionnel, mais ensauvage le château, y fait entrer tout un bestiaire – araignées, lunes, lézards, oiseaux – à travers une quantité impressionnante de métaphores animales et naturelles. Autour du château, siège de la solitude comme de la passion, gravitent des fillettes qui parcourent le bois, des sorcières et des fées qui voyagent en barque, ou dansent sous la pluie.

We’ll bring galoshes
and a broken umbrella
and a hooded raincoat
poorly done up, with a bag,
and the desire to run,
and unfamiliar joy.
At every single puddle,
we’ll stamp our feet so hard
that we’ll splash all the little
owls in the neighborhood.

Traurem les katiusques
i un paraigua espatllat
i capa amb caperutxa
malgirbada amb un sac
i les ganes de córrer
i un delit prou estrany.
A cada toll que hi hagi
espernegarem tant
que escatxigarem tots els
mussols del veïnat35
(Marçal 2015).

Le choix du Moyen Âge comme arrière-plan poétique à Bruixa de dol n’est pas anodin. Outre la figure évidente de la sorcière pourchassée, et donc le deuil et les cicatrices portées par les générations, l’époque médiévale est aussi celle des abbesses, sage-femmes et béguines. Dans ces espaces de relative liberté parfois surprenants, l’artisanat s’exerçait, les voix féminines se faisaient entendre. Comme le souligne Riba, les troubadouresses servent de modèle crucial :

Pour trouver des femmes qui écrivaient sur les sentiments amoureux et le désir sexuel féminin, Marçal va remonter jusqu’aux trobairitz, les destinataires des poèmes des troubadours, les épouses et les filles des seigneurs, qui composaient à leur tour sur l’expérience amoureuse, et qui firent partie de l’éveil culturel occitan au xiie siècle36.
(Riba 2012, 203)

La récupération d’une tradition parallèle permet à la fois de la revitaliser et de nourrir l’écriture propre. Ce travail de réception s’élargira grâce à la traduction.

Le fil : une mémoire des corps

La volonté de créer une généalogie féminine et féministe est déjà visible au sein de la première étape poétique. Les recueils suivants poursuivent la construction d’un monde symbolique tenant sur une ligne, sur un fil reliant mère à fille à mère. Le travail de traduction fait partie de ce « projet de vie plus ample de récupération de voix féminines et de création d’une généalogie d’écrivaines37 » (Riba 2015, 210). Marçal traduit Anna Akhmatova et Marina Tsvetaïeva (en collaboration avec Monika Zgustová), Marguerite Yourcenar, Leonor Fini, Colette et Renée Vivien (Ibid., 211). Par ces traductions ponctuelles et par les citations dans ses poèmes, Marçal crée une filiation, se place dans une histoire longue – des trobairitz aux romantiques. Ce monde tenu ensemble par un fil est porté à son aboutissement avec la poésie épurée et minutieuse de Raó del cos (La raison du corps).

Peu après que Maria-Mercè Marçalait publié son roman La Passió segons Renée Vivien, un cancer du sein lui est diagnostiqué. Elle mourra deux ans plus tard, à l’âge de 45 ans. Dans l’intervalle, elle tient un journal38 et prépare un recueil, sous les titres potentiels de La raison du corps ou Le livre de Marie (Julià 2014, 8). La vingtaine de poèmes paraît de façon posthume en 2000, accompagnée de certains ayant déjà été publiés dans des revues. Le titre choisi sera Raó del cos. Récemment traduit vers l’anglais par Abelló et Vicedo, le recueil s’ouvre ainsi :

With threads of oblivion
the needle is threaded.
Undoes the tear it sees,
and leaves the one it finds.
Reaches dead
skin, tissue, 
air, raw flesh:
the blind seamstress
sews memory.

Amb fils d’oblit
l’agulla enfila.
Desfà l’estrip que veu,
deixa el que troba.
Encerta pell
morta, teixit,
aire, carn viva:
cus la memòria,
la sargidora cega.
(Marçal 2014a, 22)

Ce premier poème résume les thématiques qui préoccupent Marçal durant les années de maladie : les blessures qui survivent aux générations, l’apprentissage de la perte, le corps et sa matérialité. C’est la ligne qui guide l’écriture de ce recueil : le fil à coudre (woman’s hand weave), la cicatrice (zipper of flesh), la racine (knowing you gives me earth, root), la trace (Like a little girl when she makes her way)39 (Ibid., 42; 24; 38; 78). La nécessité de l’écriture pour faire sens et pour donner un fil directeur, pour remettre en question les limites et s’en tracer des nouvelles, se maintient – même si plus ténue, plus chancelante – lorsque le diagnostic tombe. Mais le fil de l’écriture bute sur une nouvelle frontière; elle commence désormais à la limite, au point final. Raó del cos est constitué d’images de ce qui glisse entre les doigts : écume, mémoire, sang. Marçal apprivoise la défaite en traçant les contours de la perte, en poésie avant tout, comme celle-ci permet de saisir et d’échapper tout à la fois. Les poèmes les plus courts, à la concision presque aphoristique, transmettent cette impression de déprise. Quelque chose y est tracé et défait – la dé-naissance, la dé-mémoire.

Mourir : peut-être 
simplement perdre 
forme et contours 
se défaire, être avalée 
vivante dans l’utérus, 
matrice de dieu 
la mère : dénaître.

Morir: potser només
perdre forme i contorns
desfer-se, ser
xuclada endins 
de l’úter viu, 
matriu de déu
mare : desnéixer.
(Marçal 2014a, 50)

Comme si, confrontée à cette ultime frontière40, Marçal avait eu besoin de se libérer des contraintes formelles, elle construit ses poèmes autour du vers libre. Elle laisse les mots seuls sur scène, dans une nudité qui en devient touchante. « Nothing will be taken from you: only / the moment will come to open / meekly your hand / and release / memory of water / so it may rejoin water / in high seas41 » (Ibid., 48). Le message porté par le poème est ainsi mis de l’avant, se présente dans toute sa simplicité. Les mots et les structures sont simples, et le paraissent encore plus en anglais, dans une traduction sans effets de style, à la syntaxe qui va droit au but. Pour Raó del cos, Marçal ne suit plus de modèle, et laisse plutôt le langage lui-même la porter où il le faut. La forme en devient imprévisible; ce sont les affects ou les aléas du moment qui guident avant tout, dans un procédé plus organique, plus lisse. Le nomos empiète un peu plus sur le territoire du logos

Pour autant, Marçal n’abandonne pas ses expérimentations formelles, ni le recours aux symboles de la tradition. Deux poèmes ont par exemple une forme longiligne liée à ce qu’ils décrivent : le premier, une longue cicatrice sous l’aisselle; le deuxième, un corps incliné :

je m’agenouille devant
le corps
impur
obscène
mortel
premier
pays
vivant
cercueil
ouvert
d’où je viens
il n’y a pas,
mère, une autre naissance42.
(Ibid., 88)

Lors de ces années de maladie, la quête de sens de Marçal passe souvent par un retour à la symbolique chrétienne. Le corps et son opacité silencieuse revêtent les attributs du sacré : « Mon corps à moi : que me dis-tu? / Comme un crucifié / tu parles de la bouche d’une blessure43 ». (Ibid., 74.) Malgré cet élan spirituel, Marçal ne peut simplement prendre les symboles en eux-mêmes, mais remodèle considérablement le dogme chrétien en y replaçant la figure féminine comme toute-puissante. « J’aime l’image divine que Thérèse de Lisieux emprunte à Isaïe d’un dieu avec entrailles maternelles. La mère métaphore de Dieu ou dieu métaphore de la mère?44 » (Marçal 2014b, 41). Dans un triptyque dédicacé à sa mère, elle réutilise l’imagerie chrétienne pour y substituer les rapports de pouvoir entre son père et sa mère. Le poème peut sans difficulté se lire sur plusieurs niveaux : symbolique ou universel, et intime.

Tu m’as dit : ceci 
est mon corps, ceci 
est mon sang. 
Prend, mange et bois 
—vie et linceul. 
[…]
Sous le regard 
obscène d’un dieu 
qui usurpait 
tes paroles.45
(Marçal 2014a, 60)

L’écriture poétique lui sert à la fois à se définir, à s’inscrire dans un sens, et à contester ce Sens passé à travers les générations. Marçal tente de retrouver une solidité à travers une autre parole, une autre mémoire passée à travers les temps – la couturière aveugle coud la mémoire à même la chair (Ibid., 22). Les poèmes du recueil sont préoccupés par le fil (celui qui tisse la mémoire entre les êtres) et par le sang (celui qui ramène à la loi du corps), par l’avancée inexorable de l’histoire et des histoires. « La langue me précède et me survivra46 » (2014b, 43), écrit Marçal dans son journal. La généalogie féminine et la mémoire atavique, espace immémorial, supportent le projet. « Ne pleure pas pour moi mère, pleure avec moi. / Que ton pleur tresse avec le mien le filet / sous mes pieds vacillants47 » (Marçal 2014a, 86). Avec Raó del cos, Marçal porte à leur apogée les questionnements mémoriels et existentiels, touchant aux fondements que sont la langue et le corps. La langue et le corps : les deux portent les cicatrices des générations, ainsi que leurs chants, dont Marçal se fait porteuse, à cheval, sans bride.

À travers ce langage qui tend vers le commun, et cet espace poétique « du toujours d’à-côté », dans les mots de Zumthor, Marçal fait le lien entre regard en soi et extériorité. Les stratégies pour y arriver sont nombreuses : dédicaces et apostrophes, utilisation d’un lexique populaire et localisé, citations et épigraphes, choix de modèles formels de la littérature dite mineure ou de la tradition orale, champ lexical de la paysannerie, de la nature, du corps, et bien sûr, déplacements grâce à l’art des métaphores48. « En chaque lieu de l’être humain agissent des tensions de déménagement. Pour cette raison, son histoire est toujours une histoire des parois et de leurs métamorphoses. » (Sloterdijk 2010, 184)

Tout ceci se déploie sur le fil de l’écriture, parfois instrument de désordre, parfois ligne directrice (vertebradora). Marçal écrit dans son journal, en 1998 :

je me rends compte qu’écrire, exprimer, c’est aussi faire la vie : il me faut un fil qui unifie et ordonne, qui me donne une direction dans cet amalgame de peurs, euphories, nerfs, espoirs emportés et désespoirs pas moins manquants de bride – ou de rampe. Écrire comme le fil qui unifie ce qui est spontanément chaotique. Une certaine discipline, au final, un monde pour contrecarrer leur monde à eux – les médecins, les tests, les résultats, les diagnostics avec prétention de verdict49.
(Marçal 2014b, 61)

Pour faire contrepoids au monde des médecins, et plus largement à l’ordre patriarcal, Marçal crée un monde alternatif, un fil directeur sur mesure, propre à elle, qui suit la trace de l’écriture. Pour faire contrepoids au deuil et à son noir vêtement, à la blessure, elle visite l’ordre de la forêt, sa lumière discrète sous la chape de noirceur. Et sa mémoire vieille des siècles. « En une forêt de lumière : la mémoire50 » (Ibid., 70). L’évocateur Bois de lumière aurait pu devenir le titre d’un recueil; il sera resté une note rapide, entre les pages d’un cahier.

  1. 1Toutes les traductions en français sont les miennes, à moins d’indication contraire. « Pujaré la tristesa dalt les golfes / amb la nina sense ulls i el paraigua trencat, / el catipàs vençut, la tarlatana vella. / I baixaré les graus amb vestit d'alegria / que hauran teixit aranyes sense seny. / Hi haurà amor engrunat al fons de les butxaques. »
  2. 2« Jo pujava sigil·losament, fins que dos o tres travessers abans d'arribar al capdamunt, la veia, veia la serp com es despertava i, de l'esglai, arrencava a córrer fins a baix de tot. Per tornar-hi, un i altre cop, sense esmena. Temptació o repte, transgressió i mancança: l'escriptura. »
  3. 3« D’un seul coup d’œil, cela me séduit de voir, dans le miroir de mes vers, de mes livres, un serpent et ses mues de peau : mues qui parlent et en même temps restent muettes. » (D’un sol cop d’ull, em sedueix de veure, en el mirall dels meus versos, dels meus llibres, una serp i les seves mudes de pell: mudes que parlen i alhora resten mudes.) (Marçal 2004, 23)
  4. 4« Com Bachmann, que per excessiva consciència lingüística va necessitar callar durant anys per tornar a escriure, Marçal també va necessitar sotmetre la seva exigent consciència lingüística a dilemes filosòfics sobre la història i l’ordre simbòlic de l’inconscient col·lectiu, en el seu cas els derivats de la condició de dona. »
  5. 5« Sí : tota biografia d’aquella que havia viscut només per a la literatura era un contrasentit. Els seus versos eren l’autobiografia de la seva ànima. »
  6. 6« I, en canvi, era d’ella de qui parlava. I dels murs invisibles que empresonen l’esperit de les dones en la vostra cultura - que en part sento també meva-. “Una presó que és a tot arreu i no és enlloc”, deia. »
  7. 7« Els seus versos eren l’autobiografia de la seva ànima. »
  8. 8« amb els llavis oscats de molta vida »
  9. 9La traduction est d’Annie Bats. « A l’atzar agraeixo tres dons: haver nascut dona, / de classe baixa i nació oprimida. / I el tèrbol atzur de ser tres voltes rebel. »
  10. 10L’épigraphe du livre est une citation de Joan Brossa : « Mes bouleversements, ils sont apportés par la lune » (Els meus trasbalsaments els duu la lluna).
  11. 11A Ponent, a minvant, a Llevant, en quart creixent, etc. sont les façons antiques de donner le temps : lune ascendante, lune montante, etc. Voir « Tanit » (1989, 29) ou « Corrandes de lluna » (62).
  12. 12« Chouette je suis de bord en bord pupille » (Òliba sóc de bat en bat pupil·la) dans « Xera » (1989, 35), « À l’heure sombre / la chouette claire » (A l’hora foscant / l’òliba clara) dans « Estrelles baixes, veles altes » (73).
  13. 13« Als meus pares : ells saben que a l’Urgell les móres no vénen pel juny ».
  14. 14Tissu de soie travaillé de grande valeur, importé de Chine, populaire au Moyen Âge.
  15. 15L’ethnocritique sépare l’espace en domus, campus et saltus. « La domus (l’espace du domestique, de la reproduction), le campus (l’espace du travail, de la production), le saltus (l’espace du non domestique et du non ‘travaillé’ : la marge, l’in-cultivé, l’invisible etc.) ont des traits définitoires propres mais qui, en fonction des moments et des contextes, s’entrecroisent, s’hybrident, se « dialogisent » en somme. » David et Popovic 2015, 252.
  16. 16« Et sé. I saber-té em dóna terra, arrel. / Et sé i em sé, / en el mirall fidel / del teu poema, aferrissadament / clivella pedra de silenci opac / – dona rèptil, dona monstre, dona drac, / com el cactus, com tu, supervivent. »
  17. 17« Que sóc masovera »
  18. 18« una mirada fugissera, bosc endins, entrellucant quelcom de salvatge i atàvic »
  19. 19« lluny de tot seny »
  20. 20« Junts hem menjat / - foravilers de tarda - / ametllons verds / de la branca més alta / robats d’un hort / sensa porte ni tanca »
  21. 21« La pluja esborrarà tots els camins del día », « Seguiria els camins que el deliri oblida », « el desig sense barana »
  22. 22« Hereves de les dones / que cremaren ahir / farem una foguera / amb l’estrall i la por »
  23. 23« una decidida voluntat de situar-se i de remetre’s a referents exclusivament femenins. Les dedicatòries són adreçades a dones que han compartit un espai professional, artístic o familiar amb Maria-Mercè Marçal. »
  24. 24Une traduction alternative (et complète) du poème par Jean-Claude Morera peut être lue ici : https://www.lyrikline.org/ar/9833/brida-15637?showmodal=fr
  25. 25« L’escriptora empra estils i ritmes tradicionals com ara els romanços, les corrandes, la cançoneta “lleu”, les cançons de bressol o de saltar corda. O també, el poema titulat “Magdalena” –dedicat a la seva germana Magda Marçal- recorda una cançó que cantaven a aquelles xiquetes del poble que s’anomenaven Magdalena. »
  26. 26« Magdalena, / lluna plena, / qui t'ha fet / lo mal del peu? […] Magdalena, / lluna plena, / on has perdut / lo didal? / ai, quan brodis / boires baixes / amb l'agulla / et faràs sang! »
  27. 27« Magdalena, / lluna plena, / no perdis / lo mocador: / fes adéu / a la masia. // Corre, lluna, / amb l'onada / a retaló! »
  28. 28« Zapz? La Maiameixè t’eztima finz al cel! »
  29. 29« En les cançons i les corrandes palpita el batec que comparteixen mare i filla, el pre-llenguatge, abans de ser condicionat per les estructures de poder del discurs hegemònic. La poesia li permet tornar a trenc de mots, allí on aquesta compartimentació encara no ha estat establerta i totes les possibilitats resten obertes ».
  30. 30Riba donne dans son article un exemple frappant : ne connaissant pas le russe et le traduisant en compagnie d’une russophone qui le lui lit à voix haute en langue originale, Marçal note tout haut : « Ça c’est un alexandrin, ça un décasyllabe… »
  31. 31Il se dessine au Moyen Âge un conflit entre deux visions de la forêt : celle qui est en voie d’être domptée, la forêt à combattre pour que s’étende l’emprise de l’homme sur son milieu, le contrôle rationnel du capital; et la forêt de Lancelot ou de Merlin, lieu de révélation, espace imaginaire, non-lieu, (Zumthor 1993, 68). Zumthor oppose la forêt pleine de l’homme moderne à une forêt encore vide, forêt sans repères du fantasme littéraire.
  32. 32« com una d’aquelles inscripcions en una llengua perduda de la qual desconeixem el codi i de la qual només uns pocs indicis comencen a ésser desxifrats  »
  33. 33« Com a metàfora d’una mancança sentida en el moll dels ossos, la nostàlgia d’una altra rondalla que comencés : Hi havia una vegada, quan la llum tenia llum pròpia... »
  34. 34« En bosc amarg cavalca un vent salvatge. / Quin rou talla les ungles del cavall / i retorna les herbes de l’estrall? / No hi ha destrals que esbranquin el paisatge. »
  35. 35La traduction est de Clyde Moneyhun.
  36. 36« Per trobar dones que escriguessin sobre els sentiments amorosos i el desig sexual femení, Marçal es va remuntar a les trobairitz, les destinatàries dels poemes dels trobadors, les esposes i les filles dels senyors, que componien al seu torn sobre l’experiència amorosa, i que formaren part del despertar cultural a Occitània al segle XII. »
  37. 37« una activitat que formava part d’un projecte vital més ampli de recuperació de veus femenines i de creació d’una genealogia d’escriptores »
  38. 38Publié de façon posthume sous le titre La trace de la perte (El senyal de la pèrdua). Écrits inédits des dernières années.
  39. 39« mans de dona teixeixen », « cremallera de carn », « I saber-te em dóna terra, arrel. », « Com la xiqueta que en encetar camí »
  40. 40« Pour les hommes, créatures innées de l’expérience limite, au double sens du terme, le drame de leur changement d’espace intérieur recommence à chaque bord qu’ils atteignent. », Sloterdijk, « Souvenirs de contenants », 189.
  41. 41« Res no et serà pres: vindrà tan sols / l’instant d’obrir / dòcilment la mà / i alliberar / la memòria de l’aigua / perquè es retrobi aigua / d’alta mar. »
  42. 42« Resurrectio : m’agenollo davant / el cos / impur / obscè / mortal / primer / país / vivent / taüt / obert / d’on vinc / no hi ha, / mare, una altra naixença. »
  43. 43« Cos meu: què em dius? / Com un crucificat / parles per boca de ferida »
  44. 44« M’agrada la imatge divina que Teresina de Lisieux agafa d’Isaïes d’un déu amb entranya maternal. La mare metàfora de Déu o Déu metàfora de la mare? »
  45. 45« Vas dir-me: aquest / és el meu cos, / la meva sang. / Pren, menja i beu / —vida i moralla. / Després, el pa / llescat, ferit / pel ganivet / i el vi vermell / vessat, tacant / les estovalles. / Sota l’esguard / obscè d’un déu / que t’usurpava / les paraules. »
  46. 46« la llengua em precedí i em sobreviurà »
  47. 47« No ploris per a mi mare / plora amb mi. / Que el teu plor treni amb el meu la xarxa / sota els meus peus vacil·lants »
  48. 48« Curieusement, en grec, le mot pour dire déplacement, déménagement, est métaphore » (2004, 22), s’amuse Marçal dans son texte rétrospectif.
  49. 49« m’adono que escriure, expressar, també és fer la vida: em cal un fil que unifiqui i ordeni, que em doni un eix en aquesta amalgama de pors, eufòries, nervis, esperances boges i desbocades i desesperances no menys mancades de brida - o de barana. Escriure com el fil que unifica allò que és espontàniament caòtic. Una certa disciplina, en fin, un món que contraresti el món d’ells – dels metges, de les proves, dels resultats, dels diagnòstics amb pretensió de veredicte. »
  50. 50« en un bosc de llum, la memòria »