Bob Kaufman fait des manières
Mai 2025
Poétique du beat
Même si Bob Kaufman a participé en 1959 à la création du magazine Beatitude, un pilier pour la Beat Generation aux États-Unis, l’apport du poète se situe au-delà de sa situation sociologique dans le champ littéraire. En effet, si Bob Kaufman peut avoir été l’un des acteurs centraux de cette génération, sa poésie s’est longuement située en marge de celle-ci en perturbant autrement la littérature. Il serait ainsi vain de caractériser son apport littéraire par une étude biographique, car autant le poète que son entourage et la critique ont participé à construire une mythologie autour des évènements de sa vie. On lui a par exemple longtemps attribué l’invention du terme beatnik, alors qu’il viendrait vraisemblablement d’Herb Caen, un journaliste du San Francisco Chronicle qui a forgé le mot pour critiquer vertement ledit poète dans une chronique (Damon 1993, 33). Ce genre d’anecdote biographique n’a finalement donné lieu qu’à des qualificatifs sensationnalistes, comme « the original beatnik », qui semblent plutôt souffrir du symptôme classique de vouloir catégoriser le singulier et l’inclassable dans une recherche essentialiste. Certes, Kaufman1 était connu pour son mode de vie particulièrement bohème qui était fortement ancré dans le mouvement de la contre-culture aux États-Unis – ce qu’attestent certains faits biographiques2. Ceci a d’ailleurs donné lieu au surnom de Black Rimbaud attribué par le champ français (Kaufman 2019, XII), basé sur un parallélisme entre les vies bohèmes des poètes, alors que leurs poésies n’ont que peu à voir l’une d’avec l’autre. Puis plus récemment, Raymond Foye (2019), le dernier éditeur du poète, l’a qualifié d’afro-surrealist (Idem).
Encore ici, si on ne peut réduire cette poésie à ce qualificatif, c’est sans doute la catégorisation qui se rapproche le plus du sujet-poème. Le sujet-poème, je l’entends ici sous l’angle d’une poétique, comme l’invention d’une individuation poétique correspondant à une manière. Le sujet-poème est différent en ce sens du sujet-poète, que considérerait une approche biographique, psychanalytique, voire sociologique. La difficulté de retracer le vrai et le faux de la biographie de K. n’est pas la seule motivation pour privilégier l’étude matérielle, directe et de près du poème. Conséquemment, il importe d’observer en quoi la poésie s’inscrit dans la littérature en l’étudiant par l’écrit.
J’utiliserai à ce titre la notion de manière, telle que l’a reconceptualisée Gérard Dessons (2004) : une « globalité d’unités dont les interrelations sont continues » (Dessons 1995a, 59). Ces unités, ou valeurs, mises ensemble, agissent comme la signature de l’auteur·rice. Cette signature est porteuse de l’identité spécifique et irréductible d’une écriture, voire d’une voix. Cette écriture se reconnaît à sa globalité – qui peut se repérer par sa grammaire distinctive –, mais aussi aux échos, aux influences et au positionnement du poème dans une tradition ou un mouvement littéraire. C’est ce que j’observerai ici dans la poésie de K., dans le but de comprendre le continu d’une poésie – ce qui fait que la manière K. est de K. et non pas de Rimbaud par exemple. De fait, K. s’est forgé une identité littéraire subversive dans le mouvement de la contre-culture par des faits plutôt poétiques que biographiques. C’est pourquoi la recherche ici porte sur la spécificité d’une poésie, une globalité qui considère l’anthropologie du dire dans le poème : une manière qui traduit une vision du monde nous faisant découvrir un inconnu par le langage. En ce sens, la manière est trans-subjective, c’est là son caractère éthique. Selon Dessons, « [l]’inconnu du dire comme éthique de l’art » (Dessons 2004, 379) se réalise parce que l’autre ne s’y reconnaît pas. Aborder une manière, c’est alors « dire ce qu’elle fait au dire » (Ibid., 333). Autrement dit, comment réalise-t-elle ce qui a longtemps été perçu comme le je-ne-sais-quoi d’une œuvre, souvent entendu comme l’ineffable, voire le divin dans l’art chez les classiques? Le dire réside d’abord dans l’historicité de l’objet, ce qui inclut son inscription dans l’histoire littéraire, ce qui fait qu’elle y est toujours présente : ce en quoi elle a perturbé la littérature. Cette littérarité correspond à une spécificité qui la rend trans-subjective, car elle implique « le collectif dans l’individuel » (Ibid., 329).
Qu’est-ce qui, alors, génère l’individuation poétique de K.? Par quelle(s) manière(s)? Ce sont les questions qui seront ici explorées en considérant trois esthétiques qui émanent de sa poétique, celle de la subversion, celle du jazz et celle de l’afro-américanité. L’hypothèse est que ces esthétiques se manifestent dans la signifiance du poème qui est tributaire de son organisation. J’observe ici cette organisation par quatre variations rythmiques issues de la musique, soit la dissonance pour ce qui est de l’esthétique subversive, la syncope pour l’esthétique jazz, puis le leitmotiv et l’appel et réponse pour l’afro-américanité. J’entends la signifiance au sens de Meschonnic, qui a repris le terme de Benveniste. Ce dernier l’entendait comme indissociable du sens, du sujet et de l’histoire. J’utilise la signifiance au sens de l’activité de signifier elle-même3; elle sera ici principalement observée dans la prosodie et l’organisation rythmique du poème.
Ce qui motive une telle approche est le fait qu’il y a une importante recherche rythmique dans la poésie de K., comme l’atteste cet extrait d’une lettre adressée au San Francisco Chronicle, sous forme de poème :
[…] That silent beat makes the drumbeat, it makes the drum, it makes the beat. Without it there is no drum, no beat. It is not the beat played by who is beating the drum. His is a noisy loud one, the silent beat is beaten by who is not beating on the drum, his silent beat drowns out all the noise, it comes before and after every beat, you hear it in beatween, its sound is [.]
Les deux premières choses que l’on peut remarquer dans cet extrait sont l’interdépendance du silence (« silent ») et du rythme (« beat »). Tout part de ce silence réversible dans la poésie de K., en ce qu’il dépasse sa signification habituelle d’« absence de son » – il est plutôt le début du son. La première phrase rythme le ton par la décomposition de « drumbeat » qui génère des échos prosodiques, puis par la répétition de la forme « it makes ». La deuxième phrase reprend l’écho prosodique [t] du « it » avec « without it », puis à nouveau la répétition syntaxique, « no drum, no beat ». Ces échos prosodiques se poursuivent au fil de l’extrait qui est également alimenté par ceux du [z] : « His is a noisy », « is beaten », « is not beating », « beat drowns », « noise », jusqu’au « is » final. La prosodie atteint même le mot-valise « beatween » qui répète les échos [b] et [i] de « beat », « drumbeat », « beating », « beaten », « before », et qui plus est suggère que l’entre (« in between ») est autant le silence que le bruit. Considérant le format qui est celui d’une lettre, l’absence de point final semble délibérée, elle fait écho au passage « the silent beat is beaten by who is not beating on the drum ». Dans ce cas, autant « in beatween » que le « silent beat » peuvent être associés aux blancs de l’écriture. La poéticité apparaît par l’adresse de la trans-subjectivité, « who is beating », « who is not beating », qui se réalise par le rythme du dire (l’implicite), non par ce qui est dit. Ce qui rappelle cette citation de Pierre Alferi :
[…] la musique sonore de la phrase n’échappe à la fadeur de l’ornementation qu’en accompagnant sa musique intrinsèque, en se mettant à son service. Celle-ci consiste en un rythme essentiellement muet. La syntaxe elle-même est ce rythme. C’est en effet un ordre cadencé, une hiérarchie séquentielle. La construction grammaticale de la phrase est évidemment rythmique – elle segmente en hiérarchisant.
Une manière perturbante
Dans le but de déterminer le contexte historique dans lequel K. évolue, je présente ici le poème « West Coast Sounds – 1956 », qui démontre bien cette « hiérarchie séquentielle ».
WEST COAST SOUNDS – 1956
[…]
Allen on Chestnut Street,
Giving poetry to squares,
Corso on knees, pleading,
God eyes.
Rexroth, Ferlinghetti,
Swinging, in cellars,
Kerouac at Locke’s,
Writing Neal On high typewriter,
Neal, booting a choo-choo,
On zigzag tracks.
Now, many cats Falling in,
New York cats,
Too many cats,
[…]
(Kaufman 2019 [1965], 8)
Ce poème témoigne d’un moment important pour la Beat Generation, qui s’ancre dans le paysage de North Beach à San Francisco. C’est le moment où K décide de se consacrer entièrement à la poésie4. Le bruit (« sounds ») est ici associé à une poésie qui en fait beaucoup, celle des beats, dont K. fait partie. Pourtant, la séquence du poème tombe dans un effet de liste rythmé par la répétition des effets de décalage entre l’actant (le poète beat comme rythme d’attaque du vers), son action et ses compléments, grâce à la ponctuation et les sauts de lignes, par exemple : « Neal, booting a choo-choo, / On zig-zag tracks. » Ces effets sont associés à un effet de syncope que j’aborderai plus loin. La liste des poètes, dits « cats5 », est une séquence hiérarchisante qui se termine par K. (« Me too. »), le sujet-poète. Ce dernier est mis en rapport avec les sardines, plutôt qu’avec les chats qui se doivent d’être « cooler ». La sardine est plutôt dans la séparation, « splitting », et on voit justement à ce moment K. reprocher au mouvement beat un faible engagement politique. Le poète souhaite prendre une tangente artistique différente, ce qu’a relevé Amor Kohli : « Via the deployment of the jazz metaphor, Kaufman effected a similar distancing from other writers with whom he is often aligned. Keenly aware of his own racialized situation, Kaufman presents us, in his jazz allusions, with a guide by which to read his poetry. » (2002, 172) Cette répression raciale du milieu littéraire se révèle par exemple en la personne de Jack Spicer, l’un des « original beats », qui écrira « Nigger » sur une copie de l’Abomunist Manifesto, en sachant que K. allait lire l’outrage (Damon 2000, 155). Ce sera la première publication officielle de K. en 1959 chez City Lights, sous le pseudonyme Bomkauf. Il s’agit d’un texte qui se présente comme une parodie de pamphlet politique proposant une suite de maximes humoristiques antithétiques dont la démarche cherche à ridiculiser et à rejeter les politiques américaines de l’époque.
Lors de sa publication, le manifeste est accompagné d’un lexique, d’une liste d’axiomes, de préceptes, d’un guide pour organiser des élections, d’un hymne national. Ainsi, l’abomunism serait une contraction des mots « communism, atom bomb, Bob Kaufman and abomination » (Fragopoulos 2016, 157). Selon K., l’abomunism se définit comme suit : « A rejectory philosophy founded by Barabbas and dedicated to the proposition that the essence of existence is reality essential and neither four-sided nor frinky, but not non-frinky either. » (Kaufman 2019 [1959], 60) Le dégoût face à son temps se manifeste par le rejet et l’absurdité des conventions, surtout le rejet de son anti-poetry : « ABOMUNISTS SPIT ANTI-POETRY FOR POETIC REASONS AND FRINK. » (Ibid., 57) Mais même s’il rejette la forme du manifeste en la ridiculisant, K. perpétue en partie les traditions dadaïste et surréaliste – mouvements qui l’ont influencé – par le biais d’un pastiche qui utilise aussi le fil conducteur du jazz6.
Encore ici, le pastiche amène à penser la manière. Certains, comme Éric Bordas (2008), ont suggéré que la notion de manière est confuse, en ce qu’on peut la lier à la fois à une approche artistique novatrice qui génère un style avant-gardiste, et, à l’inverse, à une approche qui répète des formes stylistiques déjà bien connues reprises en pastiche, ou en parodie – d’où l’expression à la manière de. Cette confusion peut effectivement advenir dans le cas où l’on considère ces deux approches dans un rapport d’opposition qui accepte une théorie de la tabula rasa. Toutefois, je considère ici l’importance de prendre le sujet-poème dans une historicité qui découle de sa relation avec le langage, une relation qui est une construction historique comme l’attestent les reformulations opérées par K. dans son manifeste7. Quant à l’expression à la manière de, Dessons la définit par deux normes d’imitation : la répétition – qui ne génère pas d’individuation poétique, mais qui est plutôt une contrefaçon (Bernadet 2008) – et la continuation – qui est associée au pastiche. Cette forme se définit habituellement comme l’imitation d’une œuvre dans un but parodique. Dans le cas du manifeste de K., il s’agit de l’imitation d’une forme, celle du manifeste, récupérée des surréalistes8. Comme Bernadet l’a toutefois souligné, « [à] première vue incompatible avec l’originalité, l’imitation ne se dissout pas cependant dans une reproduction servile des modèles. » (Bernadet 2024, 56) C’est manifestement le cas ici, car K. s’éloigne d’une quête du dépassement des antinomies par la dialectique hégélienne – fondement des manifestes surréalistes de Breton. K. entre plutôt dans une déconstruction soulignant le caractère parfois despotique du manifeste en cherchant à valoriser l’antilogique et ses antinomies dans une recherche de globalité. Je souligne le mot « frink », un néologisme qui semble vouloir dire tout et rien à la fois. La définition du mot est « censored » dans le lexique proposé par K. Sous la forme « frinkinism », il fait référence à une sous-culture interdite dans l’« abomunism ». Le mot a été réutilisé par Amiri Baraka dans son éloge à K.9, il est lié à une critique de la condition afro-américaine. Quoiqu’il en soit, K. semble chercher une anomie politique, s’éloignant de la pensée marxiste au cœur de la pensée surréaliste, mais aussi de l’aspect rassembleur de la forme. Dans ce cas-ci, le manifeste n’a pas été signé par plusieurs artistes de la Beat Generation.
Il affiche des formes rythmiques emphatiques comme l’utilisation unilatérale de la majuscule et des rythmes d’attaque en début de vers qui contribuent à créer un effet de commandement pour nourrir le pastiche du manifeste. Le poète utilise aussi la dissonance. En musique, ce sont des notes qui viennent rompre avec l’harmonie d’une gamme diatonique. Plus particulièrement en jazz, la dissonance est utilisée pour l’improvisation et pour repousser les limites de la musique. Les notes dissonantes peuvent sembler légèrement agressives à l’oreille, mais elles sont utilisées intentionnellement pour créer une tension dans le phrasé musical grâce à un positionnement précis dans sa rythmique. K. semble transposer cet effet jazzé en l’utilisant comme une figure rythmique placée à des endroits choisis pour heurter la sémantique de la phrase et, par conséquent, sa lecture. Autrement dit, là où on s’attend à voir apparaître un mot cooccurrent d’un autre, un autre mot survient pour détonner et contribuer à l’univers sémantique d’une poétique, par exemple : « ABOMUNISTS REJECT EVERYTHING EXCEPT SNOWMEN10. » Cette pratique a pour effet de créer soit un effet d’étrangeté et d’inconnu, soit, dans bien des cas pour ce poème, un effet humoristique. La dissonance fonctionne alors comme un écart entre la convention de la langue et la poétique du sujet. Cet écart vient influer sur le rythme de la phrase entre autres à l’aide d’une syntaxe choisie par le poète. Le positionnement du signifiant « SNOWMEN » en fin de vers provoque une tension rythmique, par l’effet d’étrangeté provoqué par l’écart. La dissonance est ici utilisée consciemment et rythmiquement par le choix d’une syntaxe précise. Elle n’est alors plus un simple manque d’harmonie, elle devient une valeur déterminante dans sa poétique.
Gérard Dessons (1995b) a précisé que les rapports historiques entre pastiche et manière sont forts, entre autres parce que liés à l’expression à la manière de comme mentionné plus haut. Le premier est une forme déshistoricisante de la seconde, en ce qu’elle est une imitation qui dénature dans le but d’une continuation de volonté artistique. Elle est donc l’invention d’une spécificité poétique par une « éthique de la continuation » (Dessons 2004, 262). Le procédé, sans prendre en compte sa valeur sémantique, a pour but l’ironie ou le rire (Dessons 1995a, 60), comme c’est le cas pour l’Abomunist Manifesto. Au-delà du comique, le dégoût s’insère dans cette manière comme une vision du monde en réaction aux politiques américaines. Pensons à la bombe sur Hiroshima, le Maccarthysme, la guerre froide, les lois Jim Crow et la violence générée par le dualisme idéel des blocs de l’Ouest et de l’Est. Il se manifeste par le rejet des conventions (« REJECTONARY PHILOSOPHY »), encensé tout au long du manifeste. Dans ce cas-ci, le pastiche est constitué par l’accumulation de syntaxes anaphoriques. La manière est repérable par les formules antilogiques et antinomiques, spécifiques à la dissonance et liées à une syntaxe particulière. Sa spécificité réside dans la subversion de l’anomie politique proposée d’où résulte l’aspect perturbateur de K. : une perturbation qui s’affiche dans la poétique rythmique du sujet et ses formes jazzées.
Une manière jazzée, syncopée
La question du jazz comme esthétique littéraire a d’abord été étudiée comme une modélisation rythmique du texte s’inspirant de la musique. Elle a aussi été pensée par la linguistique comme l’utilisation de jargon hipster ou de vernaculaire afro-américain, et réfléchie à partir d’un angle historique parce que cette esthétique s’inscrit en concordance avec l’histoire musicologique. Mais elle est aussi foncièrement politique parce qu’elle est liée à l’émergence du libéralisme économique et surtout aux droits des personnes afro-américaines aux États-Unis. Ce dernier point a dévoilé son côté foncièrement éthique qui apparaît par une pratique enchâssée dans le collectif.
Comme plusieurs critiques l’ont soulevé, la poétique de K. s’ancre définitivement dans une poétique jazzée et dans une tradition appelée la jazz poetry. T.J. Anderson III souligne dans son Notes to Make the Sound Come Right : Four Innovators of Jazz Poetry (2004) que le jazz découle d’une force tant individuelle que collective; une poétique qui tente de s’en inspirer tend donc vers ce même procédé. Le poète jazz est vu comme un soliste utilisant le mot comme une note dans un ensemble entendu comme un solo : le poème. Je rappelle ici que la musique bebop se construit sur une suite d’improvisations cadrées par les lead sheets (partitions qui présentent une mélodie synthétique dans une gamme donnée). Anderson III relève tout de même une différence majeure entre la musique et l’écriture, soit celle de la spontanéité du solo jazz en comparaison avec celle du poème d’abord écrit. Mais encore, le critique Steven C. Tracy (2001) a soulevé dans une étude sur Langston Hughes que même en musique l’improvisation ne sort pas complètement de nulle part parce qu’elle est tout de même encadrée par un genre prédéfini et des gammes. En parallèle, on peut voir chez K. une récurrence des syntagmes qui correspondent à des valeurs réutilisées à la manière de notes qui cultivent le poème.
Il y a deux genres musicaux qui l’ont influencé : d’abord le bebop11, comme ce fut le cas pour les autres beatniks12, Kerouac et Ted Joans par exemple, puis le free jazz. K. adorait Charlie Parker et écoutait sans cesse Cecyl Taylor. Pour la réflexion poétique sur le jazz, il faut remonter au poète moderniste Hart Crane – influence majeure de K. – qui a aspiré à mettre le jazz en mots :
The poetry of negation is beautiful, alas too dangerously so for one of my mind. But I am trying to break away from it. Perhaps this is useless, perhaps it is silly but one does have joys. The vocabulary of damnations has been developed at the expense of these other moods. Let us invent an idiom for the proper transposition of jazz into words! Something clean, sparkling, elusive!
L’idée part de l’invention d’un langage, par conséquent de l’invention d’une poésie qui cherche à traduire le rapport du langage à une vision du monde empreinte d’une sensibilité jazzique. On voit Langston Hughes mettre en pratique l’idée lancée par Crane, dès 1926, avec The Weary Blues. La poésie de son recueil travaille une forme imprégnée de jazz qui a été définie comme la jazz poetry. Elle se démarque en ce qu’elle est intimement liée au sort des personnes afro-américaines. Voici ce que ce dernier affirme en 1926 dans un article publié dans le magazine The Nation :
But jazz to me is one of the inherent expressions of Negro life in America; the eternal tom-tom beating in the Negro soul—the tom-tom of revolt against weariness in a white world, a world of subway trains, and work, work, work; the tom-tom of joy and laughter, and pain swallowed in a smile. (1926, 694)
Cette pratique sera continuée par des poètes comme Jayne Cortez, Amiri Baraka, Gil Scott-Heron, et évidemment Bob Kaufman. Les soirées de jazz-poésie aux cellars et Bagel Shop Café de North Bay deviennent l’un des fondements de la poétique de K., qui a intégré la tradition par cette voie13. À l’époque, il présente ses proférations bien souvent accompagné de musiciens jazz ou avec de la musique jazz enregistrée comme trame de fond. Le poème « O-JAZZ-O » (Kaufman 2019 [1967], 117) est un très bon exemple de la manière dont le poème intègre des variations rythmiques issues du jazz comme la syncope.
En musique, la syncope est soit une anticipation, soit un retardement d’une note sur la partition servant à générer un déséquilibre momentané ou un effet de surprise. Elle sert à générer un rapport d’intensité ou de durée : lorsque la note est anticipée, elle est d’intensité moindre, lorsqu’elle est retardée, elle est d’intensité supérieure. Le mot fait aussi référence, en linguistique, à une suppression de voyelle qui rappelle le langage parlé. En poésie classique et en métrique, l’équivalent générique de cet effet est la discordance, qui apparaît sous trois effets : l’enjambement, le contre-rejet et le rejet. Le problème est que la métrique utilise le terme discordance, qui insinue qu’il existe d’abord une concordance : la coïncidence des articulations métriques avec les articulations grammaticales – très souvent absente à partir de la poésie moderne. Pour cette raison, je tends à considérer en poétique la syncope comme un décalage de l’accentuation qui apparaît grâce à des jeux syntaxiques, des jeux de blancs, ou encore par des sauts à la ligne scindant des groupes grammaticaux, ce qui provoque un retard ou une anticipation dans la lecture par l’augmentation ou la réduction d’une accentuation14. On peut observer cette variation rythmique dans le poème « JAZZ-O-JAZZ », dès les premiers vers : « Where the string / At / Some point ». Les sauts de lignes cherchent d’abord à doubler l’accentuation mise sur « string » en scindant en trois ce qui pourrait être un seul vers. L’importance du mot « string » est prégnante, sa polysémie sert cette poésie en faisant aussi bien référence aux instruments à cordes d’un orchestre jazz, qu’à la corde qui lierait les éléments du poème, ou encore au fil, un fil de vie, par exemple. Dans ce cas-ci, il agit comme une liaison entre le jazz et la vie, ce qu’a relevé Kohli : « The “umbilical jazz,” a nutrient essential for life and passed on with all other prenatal nutrients, shows up as key in the unbroken string of tradition and memory. » (2002, 178) Le même effet reporte ou insiste sur les accentuations du poème tout au long de sa lecture, en plus d’utiliser des effets prosodiques et d’user d’un jeu sur le signifiant dont le sens fait acte dans l’organisation du poème en devenant une composante rythmique, comme les vers suivants l’indiquent : « Pitter patter, boom dropping / Bombs in the middle / Of my emotions ». Le syntagme « Pitter patter15 » annonce un tempo qui sera généré par l’accent prosodique /b/ du « boom » (ou du /m/), qui revient dans le « bombs ». La syncope apparaît par le fait que le vers est coupé en son milieu (« middle »). La séquence rythmique se concrétise par la répétition de l’accent prosodique /s/ de « bombs » sur « emotions ».
Force est de constater que ce genre d’effet est redoublé par une lecture à voix haute. Dans le cas de K., la profération du poème coïncide avec l’atmosphère, la géographie, l’histoire, la musique et la voix. Ces composantes sont inhérentes à sa manière, car ce sont elles qui inspirent le dire du poème. Le poème de K. débute bien souvent par la voix, l’écrit comme retranscription devient ensuite le point de départ pour une improvisation qui advient lors d’une nouvelle profération. La mise en voix de son poème participe à son processus d’invention de spécificité, en plus d’assurer la continuation de sa poétique. Des valeurs comme « string », « some », « cross », « steel », « broken », « father », « sound », « mother », etc., de « O-JAZZ-O » deviennent inhérentes par les relations rythmiques qu’elles entretiennent. La globalité de sa poétique est générée entre autres par les nombreux échos intratextuels qui passent par la permanence du jazz. Cette permanence apparaît par exemple par la publication d’un poème titré « War Memoir: Jazz, Don’t Listen to It at Your Own Risk » en 1981. On le retrouve sous différentes formes dans les trois recueils de K., il évolue comme un palimpseste dans son œuvre. En 1967, dans le recueil Golden Sardine, le poème est publié à la suite de « O-JAZZ-O » sous le titre « O-JAZZ-O War Memoir: Jazz, Don’t Listen to It at Your Own Risk ». Ce poème est sensiblement identique à la version publiée en 1981, à la différence du titre et des derniers vers16. Mais l’écho ne s’arrête évidemment pas à ces vers. Le poème « O-JAZZ-O » est essentiellement différent de « O-JAZZ-O War Memoir: Jazz, Don’t Listen to It at Your Own Risk », mais il s’inscrit dans la même lignée, par les échos aux valeurs du père, de la mère, de la vie, de l’amour. Mais pour revenir aux titres encore, « War Memoir » est un poème paru en 1965 dont le premier vers est « Jazz – listen to it at your own risk » : un écho à « Jazz, Don’t Listen to It at Your Own Risk », mais non pas le seul, comme certains vers de « War Memoir » en témoignent17. Il s’agit manifestement d’un discours intralittéraire propre à la poétique du poète. Il faut noter que ces changements sont advenus parfois lors des transcriptions des proférations au fil des années.
Appels et réponses, en répétition
Le jazz est une musique intrinsèquement liée à la libération des communautés afro-américaines. Son apport a été de permettre de briser et de perturber les illusions (par exemple celle du self-made man) d’une Amérique qui a longuement favorisé l’hégémonie des communautés WASP18 aux dépens des autres. Pour penser le jazz avec la poésie, il faut nécessairement inclure le rapport entre poésie et identité afro-américaine, qui est marqué dans la poésie de K. et qui a inspiré les poètes du Black Arts Movement, dont Amiri Baraka. Comme je l’ai suggéré, en tant que fil de vie, le jazz semble aider K. à se libérer d’une catégorisation raciale ou religieuse – sa mère était afro-américaine et son père juif – pour créer une spécificité. Après la découverte par Raymond Foye des poèmes non publiés de K., le dernier recueil de celui-ci, The Ancient Rain : Poems 1956-1979, est publié en 1981. Déjà à l’époque d’« Abomunist Manifesto », le poète critique le racisme des sociétés occidentales. C’est d’ailleurs ce qui le fait s’écarter de sa génération en tant qu’agent perturbateur. L’une des choses qui font que K. intègre la tradition de la jazz poetry est la continuité d’une rhétorique qui pense le jazz comme un outil de critique d’une structure d’oppression sociale, plutôt qu’une musique liée à la libéralisation des mœurs, comme c’est le cas pour Kerouac par exemple. À la différence d’« Abomunist Manifesto », le poème « The Ancient Rain » n’est pas du tout humoristique. Il est possible de le considérer comme un chant oraculaire au vu des leitmotivs préférés par le poète. L’enregistrement sonore d’une lecture du poème par K. permet de dénoter une voix prophétique à la limite du cri dans l’urgence de dire. Cette urgence de proférer participe à l’affirmation sans compromis d’une identité, et plus largement des identités afro-américaines.
Selon John Gillis (1994, 5), l’activité commémorative est sociale et politique. Par ce fait, le choix de la personne commémorée correspond bien souvent à une rhétorique politique qui propose une construction de l’histoire. Par la répétition du nom de « Crispus Attucks19 », K. tente d’utiliser la figure du martyr pour revaloriser la résistance et la rébellion des personnes afro-américaines dans l’histoire américaine. Comme Browne l’a mentionné (1999), l’érection de la statue commémorative du massacre, nommée « Crispus Attucks », a été longuement débattue à la fin du xixe siècle, car on a voulu associer le martyr à un vandale, alors que d’autres voulaient plutôt célébrer Attucks comme symbole de la résistance. Le poète célèbre le martyr dans le poème en proposant une vision positive : « Crispus Attucks is my son, my father, my brother, I am Black » (Kaufman 2019 [1981], 164). Ce rapprochement est intimement lié à une volonté d’introduire une dimension politique et historique à sa poésie. Il va en revanche critiquer les médias de masse qui sont pour lui associés à la culture occidentale. Il associe par exemple la culture télévisuelle aux nazis : « meanwhile the humorous Nazis on television will not be as laughable, but be replaced by silent and blank TV screens » (Idem.); puis fait référence à Hollywood et au Ku Klux Klan : « [The Ancient Rain] shall kill D.W. Griffith and the Ku Klux Klan » (Ibid., 165).
L’image de l’« Ancient Rain » pour K. est une image totale, la « source of all the things » (Idem.). Un peu comme le jazz, la pluie sert à atteindre un état de pureté, car elle annihile la violence de l’humanité (« it shall kill genocide » (Idem.)), fait renaître le monde sans inégalité, en plus de lui permettre de conserver la mémoire et le fil de ses racines africaines. Car la pluie lave ce qui est sale, ce qui par l’histoire a tué et a détruit sur plusieurs générations, ses références historiques sont ainsi martelées pour être dénoncées, ou pour en faire l’éloge. Elle permet aussi de se laver de la discrimination et de la haine : « The Ancient Rain wets my face and I am freed from hatreds of me that disguise themselves with racist bouquets. » (Ibid., 167)
Le syntagme « The Ancient Rain » devient une entité nominalisée par ses majuscules, elle possède autant une valeur biblique comme référence au grand déluge, qu’une valeur immémoriale générée par l’adjectif « ancient » très présent ailleurs dans la poésie de K. L’adjectif est utilisé pour faire référence aux origines du monde dans l’idée d’une critique du christianisme. Le choix de ce signifiant construit un pont avec l’Afrique, tout en apparaissant comme une image surréaliste, entre autres en raison de l’écho à l’imaginaire du syntagme « Ancient Egypt20 » qui intègre par exemple la valeur du sphinx, utilisée dans « The Ancient Rain », « Untitled » et « The Poet » du même recueil – et présente dans le surréalisme (voir Nadja de Breton). La référence à l’Afrique dans ces poèmes participe à la construction d’une identité afro-américaine qui, recadrée dans une mythologie de l’origine du monde, intègre le collectif.
[…]Negros, Negros, Negros, Negros. […]para el topo, la aguja del agua.
No busquéis, negros, su grieta para hallar la máscara infinita.
Buscad el gran sol del centro hechos una piña zumbadora.
El sol que se desliza por los bosquesseguro de no encontrar una ninfa,
el sol que destruye números y no ha cruzado nunca un sueño […]
[…]Negroes, Negroes, Negroes, Negroes. […]
for the mole and the water-jet.
Black man, never search in its cleft
the immemorial mask.
Seek out the great sun of the center,
be the hum in the cluster.
Sun gliding through groves
with no expectation of dryads,
sun that undoes all the numbers, yet never crossed over a dream […]
[…] Black Man, Black Man, Black Man
For the mole and the water jet
Stay out of the cleft.
Seek out the great sun
Of the center.
The great sun gliding
over dryads.
The sun that undoes
all the numbers,
Yet never
crossed over a
dream. […]
Pourtant, l’influence majeure que l’on peut déceler dans le poème est espagnole : celle de Federico Garcia Lorca. Elle apparaît grâce à la variation rythmique de l’appel et réponse (Locatelli 2012), une pratique inhérente à la musique jazz qui est la réponse, par une phrase musicale, à une phrase musicale, à un chant, au public, etc. Plus largement, dans la culture afro-américaine (Sale 1992), ce phénomène exprime la nature collective de l’art. Dans ce cas-ci, elle apparaît par l’intégration des vers du poète espagnol dans le poème, et par la réutilisation de certaines valeurs (par exemple : « crackling blueness » (Kaufman 2019, 164-169) – « azul crujiente »; « tooth-covered cars » – « automóviles cubiertos de dientes » (Lorca 2004, 63-69). C’est le cas en particulier pour le poème « Los negros » du recueil Poeta en Nueva York. Selon la critique Maria Damon (1993), K. aurait eu accès à la traduction en anglais de Ben Belitt. Voici les vers qu’il reprend :
Il est intéressant d’observer dans cette comparaison que c’est la manière qui modifie la structure initiale du poème. Par exemple, les vers « Seek out the great sun / Of the center. » sont scindés pour générer une syncope rythmique caractéristique, séparant le sujet de son complément. Outre les sauts de lignes ajoutés, je souligne l’insertion de blancs dans le même but, soit un retardement syncopé de la lecture : « The sun that undoes / all the numbers, / Yet never / crossed over a / dream. […] » Et manifestement, le vocabulaire connaît une transformation majeure par rapport à la traduction de Belitt de 1955, qui proposait « negroes » pour traduire « negros » de l’espagnol, alors que K. utilise « black man ». Il y a une réelle réécriture qui cherche à manipuler la phraséologie initiale et celle de la traduction, afin de générer des recoupements rythmiques qui sont liés à l’oralité. Selon le critique Aldon Nielsen (2002), ces échos récurrents à Lorca dans la poésie de K. agissent comme une transsubstantiation de la modernité du début du xxe siècle21. Cette transsubstantiation apparaît dans un africanisme inspiré des modernes recanalisé dans une identité afro-américaine et dans le jazz. Mais K. énonce tout de même vouloir faire rupture avec l’Europe, par conséquent avec la tradition moderniste. La rupture s’annonce par le jazz : « The music of the Ancient Rain is heard everywhere. The music is purely American, not European. » (Kaufman 2019 [1981]), 166) Cette musique est celle du umbilical jazz, un lien avec l’Afrique, comme il le déclare dans le poème « Countess Erika Blaise: Chorus » : « […] open to a new sound, one complete as yet unexplored world, jazz, Africa’s other face, stranded—in America, yet to be saved. » (Ibid., 127)
La recherche identitaire est attachée à celle du jazz comme un « unexplored world », un monde des possibles. Si le poète est loin de se cantonner à l’une ou l’autre de ses origines, il décide plutôt de se définir par ce qu’il n’est pas, comme le présente le poème « I, too, know what I am not », dans lequel la voix poétique lui sert à devenir le sujet-poème :
I, too, know what I am not
[…]
No, I am not shriek of Bantu children, bent
under pennywhistle whips.
No, I am not whisper of the African trees,
leafy Congo telephones.
No, I am not Leadbelly of blues, escaped from guitar jails.
No, I am not anything that is anything I am not.
Dans ce poème, le leitmotiv « No, I am not » insiste sur la spécificité de sa voix poétique, car les entités qu’il convoque, celles qu’il n’est pas, se rapportent pour la plupart à l’imaginaire du son22. Comme l’affirme K., il n’est rien de ce qui compose cette liste, il détourne plutôt le signifiant pour exister par la signifiance du rythme martelé du leitmotiv. Le vers est scindé dans la plupart des cas au niveau du complément du nom, ce qui génère un effet de syncope. L’individuation du poète, liée à cette non-identité, est générée par une poésie du rejet qui rappelle l’« Abomunist manifesto »; ici, par le refus de tout étiquetage provoqué par la répétition du « No ». C’est à la fois une figure qui permet de dire « en disant qu’on ne dit pas » (Dessons 2004, 357) et qui soulève le problème de l’art, celui de l’indicible (ou autre, par exemple je-ne-sais-quoi). Ce qui est indicible, ce que fait l’art, dans ce cas le poème, c’est l’implicite de l’écriture qui peut apparaître, selon Dessons, dans « la verticalité des reprises anaphoriques [qui ressortent] à une rhétorique de la prétérition » (Idem.). Ce qui n’est pas dit par les mots, K. le définit par ce qu’il n’est pas. Ainsi, il cadre la spécificité d’une individuation poétique générée par le rythme insistant d’un leitmotiv. Cet effet de répétition provoque une réflexion sur le rapport entre identité, poème et voix.
Cette voix s’affirme tantôt par une réconciliation avec ses origines africaines, tantôt par son positionnement par rapport au jazz, puis par la revalorisation historique des personnes afro-américaines suggérée dans « The Ancient Rain ». À ce sujet, le recueil The Ancient Rain commence par la note éditoriale de Raymond Foye qui cite une conversation qu’il a eue avec K., dans laquelle ce dernier affirme : « I want to be anonymous… I don’t know how you get involved with uninvolvement, but I don’t want to be involved. My ambition is to be completely forgotten. » (Kaufman 1981, ix) Son ethos de poète semble se construire autour de l’idée d’un sujet vacant, un sujet dans l’effacement qui occupe une non-place dans l’espace littéraire. Cela se traduit par son aspect perturbateur : un dégoût profond pour les structures de pouvoir américain qui résonne comme une anomie, apparaissant dans sa poésie par une déconstruction des formes du texte sur la page, le détournement des signifiants, la réitération d’un discours apolitique et l’esthétique jazz.
La manière Kaufman
La question de la manière, comme l’a fait valoir Dessons, découle d’une problématique plus grande qui est celle de l’art et par conséquent celle du langage. Comme ce dernier le postule : « l’art, c’est ce que des œuvres font au langage. Plus précisément, c’est ce que des objets font au langage, dans leur devenir-œuvre » (Dessons 2004, 359). C’est ainsi que je reviens sur la déclaration23 capitale d’Hart Crane, qui souhaite réfléchir ce que le jazz peut faire au langage, ce qui implique nécessairement de réfléchir ce que le langage peut faire au jazz. L’objet de l’invention suggérée, ici, est le poème. Ce qui a donc été démontré c’est la manière qu’un poème a de dire, puis ce qu’il dit, pour devenir une manière spécifique. Pour le cas de K., ceci implique de dire le jazz avec des mots, ce qui est indicible, et par conséquent résonne comme une manière. La question du dire devient centrale : dire ce que la manière fait au dire24, comment elle renouvelle l’art, c’est alors la considérer dans le langage. Dès lors, la manière est éthique parce qu’elle s’organise dans un système de valeurs tributaire de la poétique d’un sujet suggérant une vision du monde qui « pense [le] continu de l’individuel et du social » (Dessons 2004, 20). Elle est une notion à valeur heuristique, car elle « se théorise en même temps que se théorise l’art […] ce qui fait qu’une manière personnelle accède au statut de manière collective » (Idem.). À ce sujet, elle pose la question du devenir-œuvre (qu’est-ce qui fait qu’une œuvre est une œuvre?), elle « devient un concept majeur de la question de l’artisticité, de la littérarité. L’art y est rapporté nécessairement à la valeur et à l’historicité. » (Idem.) L’historicité se présente alors comme intempestive25. Pour ce cas-ci, la continuation de la manière K. se situe par exemple dans la poésie de ses successeurs, comme Amiri Baraka. C’est pourquoi dans le cas de la présente étude, j’ai abordé ce qui fait que l’œuvre de K. est une œuvre. C’est la raison pour laquelle elle est restée comme un présent toujours d’actualité en ce qu’elle a perturbé le champ littéraire américain : sa spécificité. Une lecture de près de plusieurs poèmes a permis de relever des variations rythmiques spécifiques à cette poétique : la dissonance dans « ABOMUNIST MANIFESTO », la syncope dans « O-JAZZ-O », l’appel et réponse dans « The Ancient Rain » et le leitmotiv dans « I, too, know what I am not ». Ces variations sont des outils de construction de la poétique d’un sujet. La dissonance génère l’un des fondements de la littérarité d’une poétique en ce qu’elle ancre des valeurs propres à sa spécificité dans une organisation du vers choisie par le poète. La syncope oriente la lecture du poème par ses retardements et ses devancements. Le leitmotiv est autant un effet d’affirmation du sujet que d’emphase sur des valeurs récurrentes et caractéristiques de sa poétique. L’appel et réponse construit un rapport éthique entre le collectif et l’individuel. Comme l’a fait remarquer Dessons, la manière « fait que la grammaire d’un poème, comme sa sémiotique, est personnelle, comme, a fortiori, sa syntaxe et sa prosodie. » (Dessons 1995, 90) Il s’agit là d’une signifiance propre à K., qui apparaît par une combinaison de formes syntaxiques, de ponctuations, de positionnements, etc. Cette signifiance de l’œuvre est nourrie par des échos prosodiques inhérents eux aussi au rythme de l’écriture (Meschonnic, Dessons 1998), ce que j’ai abordé en introduction. Toutes ces composantes du poème viennent marquer son rythme qui est lui aussi spécifique à la manière du poète, à sa signature. Le rythme est alors entendu comme une « production de signifiance26 » (Meschonnic 1982, 216), c’est l’inscription du sujet-poème dans une historicité. Cette signifiance démarre tantôt de la voix, tantôt de l’écrit, s’inscrit dans le politique, comme suggéré, puis dans une éthique. C’est particulièrement ce rapport éthique qui a fait se distancer K. de l’« avant-garde » de son temps. C’est finalement ce rapport éthique généré dans et par le texte qui le place en agent perturbateur. Son œuvre a en ce sens certainement inspiré par la suite des auteurs du Black Arts Movement, sans parler des poètes contemporains comme Will Alexander, qui s’en réclame. Il s’agit somme toute d’une œuvre qui a généré des formes poétiques cherchant à résister à la culture de masse et à la critiquer, que ce soit par l’humour, le jazz, la négation, l’apolitisme, la revalorisation des personnes afro-américaines, etc., inscrivant Bob Kaufman dans l’histoire comme un poète aux manières qui perturbent et qui perdurent.
- 1À partir d’ici la lettre K. fera référence à Bob Kaufman.
- 2K. passe sa jeunesse dans la marine, pendant laquelle il voyage à travers le monde. À la suite de son adhésion à la National Maritime Union, le FBI le fiche comme communiste. Dans les années 1950, il quitte la marine et New York pour se diriger vers la côte ouest dans le quartier de North Bay à San Francisco. Dans les années 1960, on le connaît pour ses irruptions dans les bars et les cafés où il profère ses poèmes debout sur les tables. Il est arrêté plusieurs fois pour des délits liés au désordre public et à sa consommation de stupéfiants. Il subit plusieurs traitements aux électrochocs en raison de ces arrestations. À la suite de l’assassinat de Kennedy, le poète fait un vœu de silence bouddhiste de 1963 jusqu’à la fin de la guerre du Vietnam, en 1975, où il reprend ses activités de poète jusqu’à sa mort en 1986.
- 3C’est-à-dire « […] [qui] neutralise l’opposition du signifiant et du signifié [...] [Une] neutralisation [qui] implique une fonction représentative du langage comme discours, à tous les niveaux linguistiques, dans l’intonation, la phonologie, la syntaxe (l’ordre des mots), l’organisation du discours [...], etc. Il n’y a plus alors un signifiant opposé à un signifié, mais un seul signifiant multiple, structurel, qui fait sens de partout, une signifiance (signification produite par le signifiant) constamment en train de se faire et de se défaire. » (Meschonnic 1975, 512)
- 4Les multiples références aux acteurs de la Beat Generation (Allen, Corso, Rexroth, Ferlinghetti, etc.), et à une géographie précise (San Fran, Monterey scene, Mexico, etc.) sont essentielles. Par les cellars, K. renvoie à The Cellar qui est un bar de San Francisco où l’on voit apparaître les premières soirées jazz et poésie. San Fran devient une terre promise pour les artistes beatnik de New York qui traînent au Chelsea Hotel, à Greenwich Village, et plus tard au Gaslight Hotel, lieu de la contreculture; sans oublier le Mexique, où beaucoup dont K. se rendront. Il y a manifestement à l’époque une pérégrination des artistes de l’est vers l’ouest, la Beat Generation le représente bien.
- 5Ce jargon d’époque provient de la racine « hepcat » qui signifiait « quelqu’un qui comprend tout en jazz, qui a toutes les réponses » (Calloway 1944, 256). « Hepcat » a dérivé en « hipster », pour désigner des jeunes branchés. Le « cat » a été conservé dans la musique pour désigner un·e musicien·ne jazz, puis par extension et troncation, un·e hipster.
- 6L’hymne du manifeste, l’« Abomunist Rational Anthem », est un chant scat, ce qui suggère sa volonté de placer le jazz et la tradition afro-américaine au centre de sa démarche.
- 7Par exemple : « IN TIMES OF NATIONAL PERIL, ABOMUNISTS, AS REALITY AMERICANS, STAND READY TO DRINK THEMSELVES TO DEATH FOR THEIR COUNTRY. » (Kaufman 2019 [1959], 57)
- 8Ceci est assumé chez K., comme l’atteste le poème « Sollen Bakeries of Total Recall » : « I acknowledge the demands of Surrealist realization. » (Kaufman 2019 [1965], 31)
- 9« Frink / /// / Kauf meant thought /// Banged /// Back », (Baraka 1996, 80)
- 10Référence aux personnes blanches.
- 11Le bebop s’est d’abord développé pour des raisons commerciales. Il résulte d’une volonté des musiciens afro-américains de continuer les innovations musicales en termes de jazz pour en garder le statut d’inventeurs par rapport aux musiciens suivant les influences de l’Europe, puis ainsi d’en faire une musique difficilement copiable (Anderson III 2004, 69). La seconde motivation du bebop est de lutter contre les pratiques abusives de l’industrie musicale envers les musiciens afro-américains, entre autres en ce qui a trait au droit d’auteur. Les musiciens comme Charlie Parker ont été au cœur de la poésie beat.
- 12Chez les beatniks, l’émergence du bebop continue la réflexion dans le même sens, Jack Kerouac enregistre des poèmes avec des orchestres jazz en 1959, un an après que Langston Hughes s’y soit adonné. Les livres de Kerouac comme The Dharma Bums (1958) cherchent à s’imprégner de jazz, puis évidemment on retrouve cette note au début de Mexico City Blues (1959) : « I want to be considered a jazz poet / blowing a long blues in an afternoon jam / session on Sunday. I take 242 choruses; / my ideas vary and sometimes roll from / chorus to chorus or from halfway through / a chorus to halfway into the next. » (Kerouac 1959, 1) Ginsberg, dans une conférence de 1988, raconte la méthode de Kerouac qui est d’écouter le rythme du vernaculaire afro-américain des gens de Harlem dans la rue pour retranscrire le rythme du parlé sous forme de poème. Pourtant, même si l’un des apports de Kerouac semble être d’avoir intégré officiellement la dimension jazzique dans la pratique des beatniks, il semble selon bon nombre d’experts qu’une figure plus emblématique et plus représentative de la tradition de la jazz poetry réside en Bob Kaufman.
- 13Avant que sa poésie soit publiée, K. est connu jusqu’à Harvard pour ses proférations dans le quartier de North Beach à San Francisco. L’université Harvard l’invite en 1960 à faire une performance poétique dans le cadre d’un séminaire, mais Kaufman ne répondra jamais à l’invitation.
- 14Catherine Clément dans La syncope – Philosophie du ravissement a aussi réfléchi ce rapport entre l’enjambement métrique et la syncope (1998, 17).
- 15Clappement ou battement en français.
- 16« Jazz, scratching, digging, blueing, swinging jazz, / And listen, / And feel, & die. » (« O-JAZZ-O War Memoir: Jazz, Don’t Listen To It At Your Own Risk », Kaufman 2019 [1967], 118). « Jazz, scratching, digging, blueing, swinging jazz, / And we listen, / And we feel, / And live. » (Ibid., [1981], 140).
- 17« What one-hundred-percent redblooded savage / Wastes precious time listening to jazz / with so much important killing to do? » (« War Memoir », Ibid. [1965], 39).
« What one hundred per cent red blooded savage, would wasted precious time / Listening to jazz, with so many important things going on / But even the fittest murderers must rest » (« O-JAZZ-O War Memoir: Jazz, Don’t Listen To It At Your Own Risk », Ibid. [1967], 118).
« What one-hundred-percent red-blooded savage, would wasted precious time / Listening to Jazz, with so many important things going on / But even the fittest murderers must rest » (« Jazz, Don’t Listen To It At Your Own Risk, Ibid. [1981], 140).
- 18Acronyme pour White Anglo-Saxon Protestant.
- 19À ce sujet, le leitmotiv est une autre variation rythmique caractéristique de cette poétique jazzée. Il s’agit d’un motif martelé créant un effet rythmique de répétition passant par la réitération d’un même syntagme, ou d’un bout de phrase, qui correspond à une valeur précise dans l’économie sémantique d’une poétique. En effet, après « It shall be The Ancient Rain », le second leitmotiv du poème est « Crispus Attucks ». Dans l’histoire américaine, Crispus Attucks a été présenté comme la première victime de la Révolution américaine. C’est une personne qui a été identifiée comme métisse ayant des origines africaine et autochtone. Attucks est mort lors du Massacre de Boston en 1770, il faisait partie d’une bande qui s’est révoltée contre des soldats britanniques en leur lançant des boules de neige et des pierres, puis en les attaquant avec des bâtons, les soldats les ont massacrés. L’histoire américaine présente cet évènement comme celui qui poussera les patriotes à se rassembler et à se révolter contre la couronne en 1775. Un monument commémoratif pour Crispus Attucks a été érigé en 1889 dans le parc Boston Common à Boston. K. fait sans cesse référence à ce parc dans « The Ancient Rain », ainsi que dans d’autres poèmes.
- 20Dans la poésie américaine, l’imaginaire de l’Égypte ancienne se retrouve d’abord chez les poètes modernistes comme H. D. avec Helen in Egypt. Il sera ensuite repris par le Black Arts Movement avec Amiri Baraka et Sun Ra. On suggère que l’utilisation de cet imaginaire par les poètes afro-américains participe à l’idée de revalorisation de leur identité.
- 21Ce n’est d’ailleurs pas le seul écho aux artistes modernistes, car le poète a écrit sur Apollinaire, sur Mirò, sur Picasso…
- 22Par exemple : « singing », « yells », « piano tuners », « noise », « curse », « sighs », « cry », « peal », « muted », « silenced », « call », « shriek », « whistle », « telephone », « blues », « guitar ».
- 23« Let us invent an idiom for the proper transposition of jazz into words! » (Crane 1968 [1922], 89)
- 24« Le langage s’invente comme dire de l’inconnu du langage. L’art est alors l’activité même du je-ne-sais-quoi, au sens où l’inconnu de l’art est en même temps l’inconnu du langage. Ce qui fait de l’art une activité critique dans le langage par le langage. Elle fait l’épreuve du dire comme historicité, c’est-à-dire la recherche d’une spécificité. À ce titre, les modes de discours se trouvent interrogés dans leur capacité à constituer le dire en recherche de la poéticité du langage. » (Dessons 2004, 361)
- 25Entendue ici « [s]ur le plan de la théorie du langage et de la littérature, [comme] le statut contradictoire entre une situation historique donnée, qui est toujours la circonstance d’une activité, et la capacité de cette activité à sortir indéfiniment des conditions de sa production en continuant d’avoir une action, et d’être continuellement présente à des présents nouveaux. » (Meschonnic, Dessons 1998, 234)
- 26Voir la définition du terme en introduction.