Ibn Rushd vu par Salman Rushdie

Recentrer l’héritage arabo-musulman et l’averroïsme médiéval  

Mai 2025

À sa mort, la vie passée par Ibn Rochd à écrire s’est transformée en roman à recomposer. Un conte modulé par chacun, sur les livres qu’il aurait entamés, les écrits qui seraient perdus et les autres essais abandonnés dont il serait l’auteur présumé.
— Driss Ksikès, Au Détroit d’Averroès

Lorsqu’on réfléchit à la figure du philosophe musulman, Ibn Rushd/Averroès, on ne pense pas immédiatement à sa double vie imaginaire. Cependant, de nombreux récits légendaires, parfois élogieux mais le plus souvent dépréciatifs, voire calomnieux, ont été écrits de son vivant et après sa mort, témoignant de la construction d’un Ibn Rushd imaginaire. De Thomas d’Aquin, qui reconnaît en lui un grand philosophe tout en le réfutant dans Contre Averroès, à Pétrarque, qui le dépeint comme un « chien enragé » (Irwin 2005), ces récits témoignent de la manière dont l’image d’Ibn Rushd a été façonnée par ses détracteurs. Aujourd’hui, l’intérêt pour la figure d’Ibn Rushd se manifeste à travers les romans ou les biofictions1 des écrivains dit « postcoloniaux » : Au Détroit d’Averroès (2017) de Driss Ksikès, Averroès ou le secrétaire du diable (2017) de Gilbert Sinoué, Joseph Anton (2012) de Salman Rushdie, The Book of Saladin (1998) de Tariq Ali, et la nouvelle d’Abdelfattah Kilito « Au Balcon d’Averroès » (2007). Dans cet article, je m’intéresse à un récit contemporain de Salman Rushdie, Two Years Eight Months and Twenty-Eight Nights2 (2016), qui met en scène Ibn Rushd comme personnage de fiction et puise dans l’héritage philosophique arabo-musulman. 

L’attachement de Salman Rushdie à la figure d’Ibn Rushd n’est pas anodin. Il s’agit d’un attachement filial, puisqu’il est hérité de son père, qui a choisi de changer leur nom de famille en hommage à Ibn Rushd, en raison de son appréciation du rationalisme de ce dernier (Rushdie 2012, 35). Ainsi, aux yeux de Rushdie, Ibn Rushd incarne, dans un premier temps, le discours rationaliste qui s’opposerait au discours orthodoxe dominant au sein des sociétés majoritairement musulmanes. Dans un deuxième temps, le choix de la figure d’Ibn Rushd/Averroès réside dans sa double marginalité et son étrangeté. Dans le cas de Rushdie, ce choix est non seulement lié à son expérience vécue en tant qu’écrivain rejeté et incompris, victime de la fatwa du guide de la révolution islamique iranienne, Rouhollah Khomeini (Radio-Canada 2024), mais il s’agit également d’une volonté de réinvestir et réinventer ce philosophe marginal. Certains chercheurs, comme Carlos Fraenkel, s’appuyant sur l’histoire de la philosophie médiévale, ont critiqué Salman Rushdie pour avoir donné une fausse interprétation de la pensée d’Ibn Rushd et de l’avoir instrumentalisé à ses propres fins idéologiques et orientalistes (Fraenkel 2021). Tout en mobilisant la biographie historique et la pensée philosophique du Cordouan, cet article cherche à comprendre pourquoi et dans quelle mesure Rushdie a eu recours à la figure d’Ibn Rushd. Autrement dit, il faut reconnaître que la figure d’Ibn Rushd et la réception de sa pensée ont largement dépassé le cadre spatiotemporel de l’époque de ce dernier et ont donné naissance non seulement à des courants philosophiques divers voire opposés, mais aussi à une série de légendes. Il est donc moins question de se demander ce qui est mieux représenté par rapport à la biographie historique ou à l’histoire de la philosophie, mais plutôt d’examiner ce qu’Ibn Rushd évoque chez Rushdie et comment ce dernier se positionne par rapport aux images et aux représentations à la fois philosophiques et légendaires de cette figure aux identités multiples. 

Ainsi, j’évoquerai d’abord la double marginalité de la figure d’Ibn Rushd, qui prend un aspect universel et transhistorique dans le roman. J’analyserai ensuite le recentrement de son héritage philosophique à travers sa querelle avec Ghazali, le savant persan, sur l’(in)compatibilité de la foi et de la raison, ainsi que la survie de sa philosophie ambivalente chez les différents personnages du roman. Enfin, il s’agira d’examiner pourquoi Salman Rushdie mobilise la figure d’Ibn Rushd en tant que précurseur de l’athéisme.

1. Ibn Rushd/Averroès, la double marginalité transhistorique

Dans Two Years Eight Months and Twenty-Eight Nights, Salman Rushdie dépeint Ibn Rushd comme une figure de marginalité, symbolisant le double rejet – à la fois par le monde islamique médiéval et par l’Occident latin – et incarnant une condition d’altérité universelle transmise à travers ses descendants, les Duniazat.

Le roman débute par la biofiction d’Ibn Rushd non seulement doublement rejeté, mais aussi très tôt décentré dans sa réception via les traductions interprétatives et les commentaires philosophiques de ses postérieurs. Accusé d’hérésie et humilié à la grande mosquée de Cordoue vers la fin de sa vie, Ibn Rushd est envoyé en exil dans la petite ville de Lucena. Une partie importante de ses œuvres ayant été brûlée par des autorités religieuses conservatrices de l’époque, sa pensée sera en grande partie effacée de l’histoire intellectuelle musulmane avant de ressusciter un siècle plus tard en Occident latin sous le nom latinisé d’Averroès. Bien que les textes originaux en arabe soient disparus, la pensée d’Averroès atteint l’Europe grâce aux traductions en hébreu et en latin qui sont à cheval entre la paraphrase et le commentaire interprétatif (Hayoun et de Libera 1991, 6). Ainsi, ce travail de traduction interprétative résulte en la mauvaise compréhension de sa pensée philosophique en Occident latin et aboutit à une deuxième condamnation pour hérésie en 1277 (Tempier et al. 1999), cette fois par l’Église catholique, pour avoir faussé la pensée aristotélicienne et forgé une théorie scandaleuse sur l’intelligence humaine3 qui sous-entendait l’incompatibilité de la foi et de la raison et faisait l’apologie de l’athéisme. L’église catholique bannit alors toutes ses œuvres et tous ceux qui soutiennent ses idées jugées dangereuses pour la société chrétienne. 

Ce double rejet trouve une résonance particulière dans la représentation romanesque qu’en fait Rushdie, où Ibn Rushd devient le symbole d’une marginalité transhistorique et universelle. Dans le roman, le personnage d’Ibn Rushd est décrit avant tout dans sa condition de philosophe banni et exilé chez soi « en raison de ses idées libérales » (Rushdie 2016, 5) par « les fanatiques berbères dont le pouvoir grandissant se répandait comme une peste à travers toute l’Espagne arabe » (Ibid.). Cette marginalité est non seulement individuelle, mais aussi généalogique et mythique, transmise par son union avec Dounia, la princesse des djinns. Leur descendance, les Duniazat, hérite d’une condition de rejet perpétuel. En associant Ibn Rushd à Dounia, dont le prénom signifie « le monde », Rushdie inscrit cette condition dans une dimension universelle, faisant de la marginalité un héritage transmissible au-delà des générations et des frontières.

La marginalité transhistorique d’Ibn Rushd, telle que représentée par Rushdie, souligne une condition universelle d’exclusion et d’altérité double chez les Duniazat. Le personnage incarnant le plus cette double altérité est Mr. Geranimo ou « Hieronymus Manezes in Bandra, Bombay, the illegitimate son of a firebrand Catholic priest » (Rushdie 2016, 26). Il est l’un des Duniazat, voire le double d’Ibn Rushd, un jardinier indien ayant immigré aux États-Unis, dont le nom hybride témoigne déjà de son identité décentrée. Frappé par l’arrivée d’étrangetés sur terre, des événements qui brisent toute relation de cause à effet entre les phénomènes, il se trouve dans une condition à la fois catastrophique et comique : ses pieds ne touchent plus le sol. Le détachement physique de la terre métaphorise le détachement subjectif du personnage de ses racines et ses origines lorsqu’il revient en Inde après des années. En voyant la ville de Bombay devenue Mumbai et la montée des courants nationaux extrémistes, il conclut : « we become outsiders in our own place » (Rushdie 2016, 34). Le détachement physique de Mr. Geranimo de la terre illustre symboliquement l’expérience diasporique, où l’individu perd tout ancrage, non seulement géographique mais aussi identitaire. 

La marginalité d’Ibn Rushd, amplifiée par son héritage fictif, devient ainsi une clé pour comprendre la condition universelle de l’« outsider ». Rushdie associe cette altérité à une multitude de groupes minoritaires – qu’il s’agisse des juifs en Europe, des chrétiens en Inde ou des homosexuels aux États-Unis – marqués par une double exclusion, chez soi et chez l’Autre. Ces groupes, qualifiés ironiquement de « chosen » ou de « cursed by God » (Rushdie 2016, 37), vivent dans une souffrance permanente, définie par leur rejet de la norme dominante. En fin de compte, Ibn Rushd et les Duniazat transcendent leur rôle narratif pour devenir des symboles universels de l’étrangeté et de l’exclusion. Par cette figure de marginalité, Rushdie interroge avant tout les mécanismes d’effacement et de rejet, rappelant leur persistance à travers l’histoire.

2. Le recentrement de l’héritage philosophique d’Ibn Rushd

La présence de la figure d’Ibn Rushd ne se limite pas à la mise en scène de sa double marginalité mais elle reflète encore davantage son héritage philosophique. Le troisième chapitre du roman, intitulé « The incoherence of the philosophers », met en scène, non sans ironie, la querelle entre Ibn Rushd et son rival Ghazali. Bien que moins connu en Europe qu’Ibn Rushd, Ghazali a eu une grande influence sur la pensée philosophique dans les sociétés musulmanes. Après avoir maîtrisé l’héritage philosophique des Grecs en terre d’Islam, il rédige L’Incohérence des philosophes, où il exprime clairement son intention de « réfuter les philosophes » (de Libera 2019 [1993], 120). Deux siècles plus tard, Ibn Rushd répond à Ghazali avec L’Incohérence de l’incohérence, défendant ainsi ses prédécesseurs aristotéliciens musulmans tels que Farabi et Ibn Sina. La réception de Ghazali en Occident latin n’est pas prise en compte par le récit de Rushdie car elle donne une tout autre image du savant persan. Elle se restreint à la traduction partielle de la première partie de son œuvre intitulée Les intentions des philosophes (1145), ce qui, paradoxalement, fait de lui un grand défenseur de la philosophie rationaliste avicennienne aux yeux des chrétiens (de Libera 2019 [1993]). Le récit de Rushdie aborde le théologien et spirituel sûfi, Ghazali, dans sa réception islamique, c’est-à-dire celui qui, en écrivant L’Incohérence des philosophes, se veut en vérité l’adversaire de la pensée philosophique héritée des Grecs.

Ainsi, Rushdie semble baser son récit sur les enjeux philosophiques internes à la société musulmane, tels que la réception musulmane de la pensée rushdienne et de la querelle des Incohérences, comme en témoigne ce passage sur Ibn Rushd :

He had written his own book, The Incoherence of the Incoherence, replying to Ghazali across a hundred years and a thousand miles, but in spite of its snappy title the dead Persian’s influence was undiminished and finally it was Ibn Rushd who was disgraced, whose book was set on fire, which consumed the pages because that was what God decided at that moment that the fire should be permitted to do.
(Rushdie 2016, 9)

Rushdie met en avant, sans doute avec humour et ironie, l’hypothèse de Salomon Munk selon laquelle Ghazali « [porte] à la philosophie un coup dont elle ne put plus se relever en Orient » (Munk cité dans de Libera 2019 [1993], 122), et il souligne plusieurs fois le rejet radical du rationalisme d’Ibn Rushd au sein de sa propre communauté. La pensée d’Ibn Rushd, associée à la « raison » (Ibid., 7; 9), à la « logique » (Ibid.) et à la « science » (Ibid.), est immédiatement opposée à celle de Ghazali, « son ennemi » (Ibid., 8) théologien croyant qui, selon Rushdie, met la foi au-dessus de la raison. Les dialogues d’outre-tombe des deux philosophes sont le fil conducteur des événements majeurs du récit qui se déroulent souvent à l’intérieur d’un espace hégémonique qu’on appelle aujourd’hui, précisément ou non, l’Occident. 

Ce qui attire mon attention, c’est que cette querelle philosophique médiévale venant du contexte islamique est replacée et réévaluée dans un contexte occidental contemporain. Le recentrement de la querelle Ibn Rushd-Ghazali permet non seulement de revisiter l’héritage musulman du Moyen-Âge mais aussi de questionner la définition de cette époque, figée dans l’histoire européenne, mais qui, pourtant, ne correspond pas à la réalité vécue par les populations non chrétiennes de l’Europe, à savoir les juifs et les musulmans, qui, en tant que passeurs de savoirs, contribuaient activement à la traduction et à l’interprétation des œuvres de l’Antiquité grecque.   

Salman Rushdie puise dans un imaginaire orientaliste, se positionnant par rapport à un discours dominant externe à la société musulmane qui tend à nier le rôle des philosophes arabes et juifs dans la Renaissance européenne. La réception orientaliste d’Ibn Rushd au xixᵉ siècle est marquée par la polémique, reflétant le gouffre entre l’Europe et son héritage arabo-musulman, au sein du discours historique et colonial de l’époque. Dans Averroès et l’averroïsme, Ernest Renan affirme qu’Ibn Rushd, ainsi que les autres philosophes musulmans qu’il considère comme « issus de la race sémite » (1997, 3), n’ont absolument rien apporté de nouveau à la philosophie et à la pensée rationnelle (Ibid.). Alain de Libera retrace ce conflit jusqu’au xivᵉ siècle, où les partisans de la pensée averroïste (Averroistae), « sont devenus les Sarrasins de l’intérieur, un corps étranger à la société chrétienne » (Fabre et de Libera 2003, 20). Selon lui, une « polémique antiarabe » (Ibid., 22), en grande partie issue de figures telles que Pétrarque, persistera dans « l’analyse historicophilologique » (Ibid.) d’Ernest Renan. Ainsi, Averroès n’est plus seulement un rival intellectuel à vaincre dans un débat philosophique (comme dans Contre Averroès (1270) de Thomas d’Aquin), mais il devient l’incarnation de l’étranger incompatible avec la société chrétienne, seule héritière de la sagesse grecque. 

Pour décentrer la dynamique selon laquelle l’époque de la Renaissance en Europe serait le résultat d’une pensée chrétienne exempte de toute influence extérieure, Rushdie crée un réseau de textes littéraires et de références philosophiques qui se croisent et se confrontent à travers les personnages des Duniazat. La plupart des descendants « bâtards » (2016, 13) d’Ibn Rushd, vivant huit siècles après lui, se définissent d’une manière ou d’une autre par rapport à ses idées. Cette chaîne textuelle suit les traces d’Ibn Rushd chez d’autres penseurs du monde. On peut donner l’exemple du personnage de Bento à travers lequel Rushdie souligne les traces d’Ibn Rushd dans la pensée de Spinoza :

Bento was proud to bear one version of the first name of the philosopher Spinoza. […] Here in New Amsterdam, I’m proud to be named after Benedito de Espinosa, Portuguese Jew of Amsterdam the Older. From him I take my famous rationalism, also my knowledge that mind and body are one and Descartes was wrong to separate them. […] He in his turn was inspired by the Andalusian Arab Averroës, who was given a pretty rough ride too, which also didn’t mean he was wrong.
(Ibid., 31; 32)

De même, les thèmes abordés dans le Candide de Voltaire sont débattus souvent à travers le personnage pessimiste de Lady the Philosopher, l’opposée du personnage de Dr. Pangloss  chez Voltaire. Lady the Philosopher, inspirée de Schopenhauer et Nietzsche (Rushdie 2016, 41), est propriétaire d’un immeuble, La Incoerenza (l’incohérence), qui évoque la querelle entre Ibn Rushd et Ghazali. À travers le personnage optimiste de Voltaire (Ibid., 30), se tisse un lien avec les idées philosophiques de Leibniz inspirées d’Ibn Rushd (Ibid., 47), qui mettent au défi les réflexions de Lady the Philosopher. Ainsi, Salman Rushdie non seulement rend hommage à l’héritage philosophique du Cordouan chez les philosophes européens, mais il souligne sa continuité, son actualité et sa persistance en Occident.

3. Un double recentrement

Le recentrement de la querelle Ibn Rushd-Ghazali dans un contexte occidental contemporain dépasse la simple réhabilitation de l’héritage philosophique du Cordouan. En entrelaçant biofiction et autofiction, Salman Rushdie construit une dynamique intime avec la figure d’Ibn Rushd, qu’il érige en son double littéraire et intellectuel.

La trajectoire de Salman Rushdie présente de nombreuses similarités avec celle d’Ibn Rushd, notamment dans leur confrontation à des formes autoritaires et exclusives de la religion. Ibn Rushd, philosophe rationaliste du xiiᵉ siècle, a été victime de l’intransigeance des autorités almohades, qui ont condamné son œuvre et ordonné son exil et la destruction de ses livres (Benmakhlouf 2000, 19). Ces mesures répressives, issues d’un rejet des idées perçues comme subversives, s’inscrivent dans un cadre historique où les divergences philosophiques (notamment la pensée grecque) étaient souvent assimilées à des menaces pour l’ordre religieux et politique.

De manière comparable, Salman Rushdie a subi l’exil et une menace permanente sur sa vie après la fatwa lancée par l’ayatollah Khomeini en 1989. Cette décision, prise en réaction à la publication des Versets sataniques, illustre le refus de certaines autorités religieuses contemporaines de tolérer la critique ou l’irrévérence envers des récits sacrés. La violence symbolique et matérielle exercée contre Rushdie, tout comme celle dirigée contre Ibn Rushd, témoigne d’un mécanisme commun de marginalisation des intellectuels, perçus, selon Fethi Benslama, comme des « boucs émissaires » (1994, 19) dans un contexte de tensions religieuses et idéologiques.

Dans Two Years Eight Months and Twenty-Eight Nights, la confrontation entre Ibn Rushd et Ghazali incarne cette lutte intemporelle entre des visions opposées de l’islam : d’un côté, un islam littéraliste et dogmatique représenté par Ghazali, et de l’autre, une pensée critique, ouverte et rationaliste portée par Ibn Rushd. Rushdie utilise cette opposition pour prolonger son propre combat contre les formes contemporaines de fondamentalisme religieux. 

Contrairement à Ibn Rushd dont les « bâtards » (2016, 13) continuent à se propager aux quatre coins du monde sur de nombreux siècles, Ghazali ne possède pas de descendants, et n’a pour alliés que des djinns maléfiques. La pensée rushdienne, souvent associée aux différentes métaphores de procréation comme le jardinage, semer des graines, etc. (2016, 24; 35; 39), est placée en opposition avec une pensée ghazalienne aride et stérile (Ibid., 58). De même, l’athéisme d’Ibn Rushd traverse le temps et se transmet d’une génération à l’autre, jusqu’à ce qu’il arrive à Mr. Geranimo, le personnage exilé et athée d’origine indienne, le descendant d’Ibn Rushd qui lui ressemble le plus et qui, à bien des égards, constitue le double de Salman Rushdie, comme il le précise lui-même dans un entretien avec Jeffrey Brown (Rushdie 2015).

Bien que Rushdie se soit publiquement affirmé athée (Ibid.), son appropriation de la figure d’Ibn Rushd dépasse une simple revendication personnelle de non-croyance. À travers Ibn Rushd, il réinterprète et réinvente une histoire intellectuelle qui légitime un discours critique en marge des traditions islamiques majoritaires. Ce processus repose sur l’assimilation des idées attribuées à Ibn Rushd dans le cadre de l’averroïsme médiéval, une réception européenne de ses travaux qui a durablement influencé la pensée occidentale.

L’averroïsme, né de la traduction latine des œuvres d’Ibn Rushd à partir du xiiiᵉ siècle, a introduit en Europe des concepts tels que la théorie de la « double vérité ». Selon cette théorie, foi et raison seraient deux voies distinctes et irréconciliables pour parvenir à la vérité. Bien que largement attribuée à Ibn Rushd par les penseurs latins, cette idée est aujourd’hui considérée comme une extrapolation de sa pensée, et il est avéré que le philosophe andalou n’a jamais soutenu une telle thèse (Hayoun et de Libera 1991, 81). De même, les accusations d’athéisme portées contre lui, y compris l’association au fameux traité des « trois imposteurs », relèvent davantage de légendes que de faits historiques (Ibid.).

Cependant, Salman Rushdie choisit de s’appuyer sur cette légende pour réimaginer Ibn Rushd comme une figure de l’athéisme naissant. À travers son roman, il ne cherche pas à restituer une vérité historique, mais plutôt à explorer les potentialités intellectuelles offertes par une telle lecture. En mettant en scène une version fictive d’Ibn Rushd qui incarne un rationalisme radical et une critique implicite des dogmes religieux, Rushdie inscrit son récit dans une tradition occidentale qui a longtemps fait de ce philosophe un symbole de la dissidence intellectuelle.

En réinventant Ibn Rushd sous l’angle de l’averroïsme médiéval, Rushdie propose une réflexion contrefactuelle : que se serait-il passé si les sociétés musulmanes avaient, comme l’Europe latine, intégré pleinement la portée critique et rationaliste de la pensée d’Ibn Rushd? Cette question sous-tend une interrogation plus large sur les trajectoires historiques des sociétés islamiques et occidentales et sur les facteurs qui ont contribué à la marginalisation de certaines formes de pensée critique dans les premières. Dans cette relecture, Rushdie ne se contente pas de critiquer le fondamentalisme religieux contemporain, mais il cherche également à redonner une visibilité à des héritages intellectuels oubliés ou marginalisés.

  1. 1La biofiction, appelée aussi « fiction biographique », appartient au champ vaste des écritures de vies mais s’en distingue précisément par le brouillage qu’elle crée entre le biographe et l’objet biographique, de manière à ce que raconter la vie de l’Autre soit révélateur de sa propre vie. (Monluçon et Salha 2007)
  2. 2Toutes les références dans cet article sont tirées de la version originale du roman en anglais. Les citations en français sont traduites par mes soins.
  3. 3Il s’agit de la théorie de « l’intellect agent » selon laquelle il n’existe qu’une seule intelligence partagée entre tous les êtres humains. Cela mettait particulièrement en question l’idée de la responsabilité individuelle dans les actes humains et celle du jugement dernier.