Relecture queer des adolescences dans Le Roman de Silence et le Torikaebaya Monogatari

Mai 2025

The question of adolescence inevitably becomes a question about the present, a question about the meanings we use to make sense of ourselves and others […] One way to consider the question of adolescence, then, is as a hermeneutic of the self.
— Gabrielle Owen, A Queer History of Adolescence, 2020
The adolescent is a very queer creature.
— Dr. Margaret Lowenfeld, Youth and Health, 1934

Introduction 

Crise d’adolescence 

L’adolescence est habituellement présentée comme une phase de transition physique et psychologique entre l’enfance et l’âge adulte (Emmanuelli 2009; Winnicott 2004). Coïncidant avec la puberté, l’adolescence serait une période traversée par l’acquisition de normes sociales et le développement des caractères sexuels secondaires. Elle constituerait la matrice – agitée et troublée – de l’identité adulte stable, faisant des adolescent.es des sortes d’adultes-à-venir. Contre cette logique linéaire et téléologique, Gabrielle Owen oppose dans A Queer History Of Adolescence, une « logique adolescente » permettant de saisir le moi adolescent à travers ses rapports situés et ambivalents au corps, au genre, aux autres et aux normes. Contrairement à l’« adolescence » – qui hérite des connotations médicales et développementalistes du xixe siècle (Owen 2020, 3) –, la « logique adolescente » ne cherche pas à faire sens dans un certain récit du développement des individus. Au lieu de se tourner vers le futur, elle devient un mode d’exploration du présent et un prisme par lequel saisir ce qu’il peut avoir de contradictoire, d’instable ou de fugitif. Formulée ainsi, la logique adolescente de Gabrielle Owen partage des affinités avec la queeritude. En effet, toutes deux apparaissent comme des catégories paradoxales et centrifuges. En parlant de l’une comme de l’autre, nous ne mettons jamais le doigt sur quelque chose d’établi et de fixe (Emmanuelli 2009, 6). Pour reprendre la terminologie physicienne de Karen Barad, l’adolescence, comme la queeritude, est caractérisée par un « principe d’incertitude » (2023, 46) qui empêche les individus de poser des contours ou des contenus stables et intrinsèquement déterminés. Incertaines, elles ouvrent la voie vers une possible dénaturalisation des choses qui les entourent : les normes, les catégories, les identités, les rapports sociaux. Approcher les textes depuis une perspective queer ou partir du prisme adolescent apparaît comme une voie d’accès à des lectures situées et non-totalisantes des rapports au monde. Ainsi, assumant la part d’anachronisme de ces concepts, nous souhaitons proposer une relecture de deux romans pré-modernes : Le Roman de Silence et le Torikaebaya monogatari. Les parcours adolescents qu’ils donnent à lire troublent explicitement les genres, les statuts sociaux et les désirs1. Prêter attention à ces parcours permettra de saisir « par l’oblique » les processus de construction des identités et le rapport aux normes.

Mettre en récit des troubles dans le genre

Le Roman de Silence2 est une œuvre de la fin du xiiie siècle composée par Heldris de Cornouailles, un clerc du nord de la France3. Le récit s’ouvre sur une altercation tragique entre deux sœurs suite à laquelle le roi Ebain d’Angleterre décide d’interdire aux femmes d’hériter. Désirant assurer coûte que coûte sa succession, Cador – neveu du roi – et son épouse Eufémie décident d’éduquer leur nouveau-né comme un garçon. L’enfant, nommé Silence, est élevé selon la volonté de ses parents à l’écart du monde pour bénéficier d’une éducation digne de son rang et conforme à son genre. Or, à son douzième anniversaire, Silence est pris à partie par Nature et Noreture4, deux allégories qui se disputent son destin. Il prend conscience du décalage entre son sexe et son genre et ne sait s’il doit poursuivre son existence masculine ou apprendre à être une femme. Après avoir fugué avec des ménestrels et vécu plusieurs péripéties, Silence rentre servir le roi Ebain en tant que chevalier. Le sexe biologique de Silence est finalement révélé publiquement par Merlin. Silence devient alors Silencia et épouse le roi Ebain. 

Le Torikaebaya monogatari5 est, quant à lui, une œuvre de la fin du xiie siècle composée en japonais (vernaculaire) par un auteur anonyme de la cour de Heian6. Traduisible par « si on les échangeait ! », le titre dévoile le dispositif au cœur de ce récit. Pour le résumer à grands traits, le Torikaebaya fait le récit de la naissance, de l’éducation et de la carrière de deux faux jumeaux à la cour impériale. Nés d’un même père, mais de mères différentes, fils et fille connaissent tous deux de grands destins grâce à leurs extraordinaires qualités. La particularité réside dans le fait (tenu secret) que les jumeaux ont échangé leur place dans leur petite enfance. Wakagimi (l’enfant née de sexe masculin) se sentant plus à l’aise en vivant selon les codes du genre féminin et Himegimi (l’enfant né de sexe féminin) revendiquant une identification masculine, le père décide d’intervertir leur place. À l’instar du Roman de Silence, après une série d’aventures et d’épreuves, les jumeaux sont contraints d’échanger une seconde fois leur place, faisant ainsi coïncider leur position à la cour, leur expression de genre et leur sexe biologique. 

Dans chacun de ces récits, le genre paraît occuper une place prépondérante. À un niveau narratologique, les fluctuations de genre motivent des péripéties, des quiproquos, des effets de retardements et de révélations. Jouant sur « les écarts, les chevauchements, les dissonances et les résonances, les manques et les excès7 » (Sedgwick 1998, 8), ces récits, à un niveau linguistique, mettent à l’épreuve des langues vernaculaires structurées par des distinctions de genre et des catégories grammaticales flottantes (Mason Cooper 1985, 22; Pflugfelder 1992, 352). À un niveau interpersonnel, enfin, le genre cristallise un ensemble de préoccupations liées à l’identité des enfants, mais aussi à l’ordre politique et au désir. Les lectures intersectionnelles et queer de chacun de ces deux textes se sont multipliées ces dernières années mettant l’accent sur l’intersection du genre avec l’ordre économique (Clark 2002) ou sexuel (Perret 1985), ou encore du genre et de l’organisation féodale (Osanai 2002; Kochanske Stock 1997). Dans la lignée de ces travaux, nous souhaitons proposer une relecture de l’adolescence des personnages qui, dans le roman français comme dans le roman japonais, constitue un moment de crise et de profonde remise en question. Sans chercher à y voir des préfigurations de leur identité d’adulte (suivant une lecture téléologique), nous espérons exposer la queeritude des vécus adolescents et de leurs représentations littéraires. Pour ce faire, nous reviendrons dans un premier temps sur le rôle de la honte dans la construction des identités des personnages. Suivant l’intuition d’Eve Kosofsky Sedgwick, nous pensons que la honte peut renseigner positivement nos processus de « constitution identitaire ». La honte apparaît comme un affect clé pour comprendre la performativité queer dans ses implications matérielles et textuelles8. Nous reviendrons ensuite sur la question du passing des adolescents et de ses enjeux. Nous tenterons de déjouer les lectures binaires opposant nature et culture pour lire l’identité des personnages au prisme de la performativité. Enfin, sans pour autant chercher à réduire le vécu queer à une phase adolescente, nous mettrons en évidence combien les problématiques de genre sont prises dans une temporalité particulière souvent synonyme de troubles et de doutes existentiels.

I. Honteuses consciences, honteuses créations

Queer, Id suggest, might usefully be thought of as referring in the first place to this group or an overlapping group of infants and children, those whose sense of identity is for some reason tuned most durably to the note of shame.
— Eve Kosofsky Sedgwick, Tendencies, 1993

Paradoxalement, pour penser positivement la performativité queer, Eve Kosofsky Sedgwick propose de partir de l’expérience, perçue comme négative, de la honte. La honte est souvent décrite comme un affect indésirable, une « maladie à l’intérieur même de l’être » (sickness within the self) (Tomkins 1962, 359). Or, par sa négativité, elle creuse un espace, entre introversion et extraversion (Sedgwick 1993, 6), permettant l’émergence d’une conscience de soi directement en contact avec le monde. Faire l’expérience de la honte, c’est faire l’expérience des normes sociales, ou plutôt, c’est ressentir la collision entre un ensemble de normes et notre moi. Aussi, la honte apparait comme l’un des affects troublant le plus l’idée même d’identité et invite à réfléchir aux stratégies d’ajustement, de résistance, d’alignement ou de désordre. Pour ces raisons, la honte est perçue comme un moteur de l’identité :

[Shame] attaches to and permanently intensifies or alters the meaning of—of almost anything: a zone of the body, a sensory system, a prohibited or indeed a permitted behavior, another affect such as anger or arousal, a named identity, a script for interpreting other people’s behavior toward oneself […] for certain (“queer”) people, shame is simply the first, and remains a permanent, structuring fact of identity: one that has its own, powerfully productive and powerfully social metamorphic possibilities.
(Sedgwick 1993, 12)

Suivant cette intuition, nous commencerons par une analyse de la représentation de la honte ressentie par Silence, Wakagimi et Himegimi9.

La honte dans le Moyen Âge occidental chrétien est, comme le souligne Damien Boquet, un affect ambivalent et protéiforme10. À la honte négative – caractérisée par un embarras, une faute ou un manquement à l’honneur – s’ajoute en effet une honte positive – marquée par une retenue, une modestie honorable et spirituelle. Sous l’influence des valeurs chrétiennes, la honte se dédouble et apparait tantôt comme le pendant de l’honneur – nous pouvons alors le relier à l’humilité – tantôt comme son contraire – il s’agit alors d’humiliation (Zink 2017, 343). Dans chacun des cas, la honte apparaît comme un affect qui relie directement l’individu à son groupe d’appartenance (Robreau 1981). Mais la honte chrétienne entretient aussi une relation profonde avec l’individu lui-même par l’intermédiaire de son corps. Après la Chute, les corps nus, féminins ou masculins, doivent être couverts (Rajyashree 2016, 34), les femmes doivent rester vertueuses et la sexualité est tout entière balisée par des zones teintées de honte. La honte n’apparait donc pas comme un affect mineur ou réservé aux individus queers. Elle est omniprésente et sans cesse réactualisée dans les interactions sociales et publiques et dans les rapports à soi. Nous pouvons ajouter que la honte est un affect tout aussi déterminant dans la culture japonaise et dans la construction du rapport familial ou clanique (Asano-Tamamoi 1987, 118). Dans Le Roman de Silence comme dans le Torikaebaya la présence d’affects honteux n’est donc pas surprenante. Toutefois, le fait que cette honte transparaisse à travers des expressions de genre est inhabituel. Il s’agit donc de comprendre en quoi consiste la honte « queer » qui touche les jeunes personnages. 


Silence, jeune héros éponyme du roman français, a été assigné au genre masculin à sa naissance en dépit de son sexe féminin. Le roi ayant interdit aux femmes d’hériter, Cador et Eufémie – ses parents – décident avant même la naissance de l’enfant de le déclarer garçon afin qu’il puisse hériter de leur titre et de leurs terres. Le genre précède ici le sexe, confirmant sans le vouloir la thèse de Judith Butler11. Silence est donc élevé comme un homme et pense être un « vrai garçon » jusqu’au tournant de son douzième anniversaire, où l’allégorie de Nature lui annonce qu’il a été conçu comme une femme. Cette interaction sème le trouble chez Silence qui, à l’occasion d’un douloureux monologue intérieur, questionne son expression de genre :

Je ne veux plus davantage vivre comme un garçon, prendre mon carquois et mon arc. Pareille histoire arriva-t-elle jamais à aucune femme? Non, jamais! Maintenant, quand je reste habillé pour me tenir à l’écart des jeux ordinaires des garçons, tous mes compagnons raillent : « En voilà un dont le courage sera redoutable s’il obtient de vivre longtemps! » Mais ils ignorent ce qui convient à mon état. Et lorsque je me déshabille, j’ai peur que mon sexe ne vienne à être découvert et ne soit bien méchamment accueilli. J’ai jusqu’à présent vécu enfermé dans une cour de château. Je laisserai tout ceci derrière moi, et dorénavant je vivrai paisiblement.
(v. 2561-2576)

Pour la première fois, Silence réfléchit aux enjeux de son identité. L’adolescence, comme le suggère Gabrielle Owen, apparaît bien comme le moment du « devenir genré12 ». Or, dans le cas de Silence, ce devenir, senti comme incohérent, se transforme en une source d’angoisse et de honte. Il convient toutefois de ne pas précipiter l’analyse de ces affects en les reliant directement ou exclusivement aux problématiques de genre. L’inquiétude formulée dans son monologue apparaît moins centrée sur la conscience de genre que sur celle de non-conformité. Silence oppose « garçon » et « femme » mais oppose aussi l’idée d’une identité cachée et celle d’une identité affichée et perçue par les autres jeunes garçons. Cependant, l’idée d’une véritable nature (qui serait complètement féminine ou complètement masculine) n’affleure pas dans son raisonnement. Silence, au moment d’évoquer la crainte que son sexe ne soit révélé, indique seulement une appréhension quant à la réaction des autres. Autrement dit, il ne dit pas qu’il se reconnait comme une femme, mais comprend que la non-conformité entre son allure, ses activités, son statut et son sexe peut lui porter préjudice. Ses craintes sont fondées dans la mesure où le travestissement et la transitude sont punis par la loi (Lett 2024, 107). La réaction de Silence témoigne de sa connaissance des normes et de son écart avec elles, c’est-à-dire de sa honte. La volonté qu’il exprime de vouloir mettre fin à son existence masculine pour vivre « paisiblement » (comme une femme) apparaît alors comme une solution construite en réponse à cet affect. Ce choix n’a rien d’évident car l’identité de Silence est tout entière prise dans des jeux économiques et familiaux. Renoncer à son identité masculine reviendrait à renoncer à son héritage. Il ne s’agit alors pas de simplement révéler sa véritable identité féminine et de restaurer un ordre naturel, mais de choisir entre continuité lignagère et coïncidence sexe/genre (De Lauretis 2007, 43).


À l’instar de Silence, les faux-jumeaux de la cour de Heian développent une conscience de genre en grandissant. La gêne suivant cette prise de conscience suscite des réactions physiques et affectives singulières que le récit transmet dans un style entre discours indirect libre et discours narratif :

Tandis qu’ils grandissaient doucement tous deux, le jeune seigneur ne cessait de montrer une gêne (物恥ち13) surprenante, au point que le regard de simples dames d’honneur, pour peu qu’elles lui fuissent tout à fait familières, l’indisposait, et que même son père provoquait en lui ce sentiment de gêne qu’eut suscité un étranger. En temps voulu on lui fit étudier les classiques chinois, et il apprit deux ou trois choses qui convenait à sa condition mais son esprit ne s’y intéressait pas. Il ne manifestait que son trouble extrême14 devant des inconnus et se cachait alors derrière des rideaux, peignant et s’amusant à la poupée ou au jeu de coquillage. Son père, parfaitement sidéré, n’avait de cesse de l’admonester, ce qui avait toujours pour résultat de faire venir des pleurs, tant cette gêne surprenante le rendait malheureux. Il ne se laissait regarder que par sa mère, sa nourrice et des enfants vraiment petits […]
(I, 1)

Dans cet extrait, la voix narrative se concentre sur Wakagimi, avant son échange avec sa sœur. Son enfance est assez différente de celle de Silence dans la mesure où ses parents commencent par l’élever d’après son sexe. Né garçon, il est initié aux lettres, aux activités publiques et extérieures. Toutefois, le jeune seigneur se montre réfractaire à tout ce que lui impose sa condition et trouve de l’intérêt et de la joie dans des activités féminines (peindre, jouer à la poupée ou aux coquillages). La particularité de ce passage réside dans la façon qu’a la voix narrative de raconter le développement des goûts de Wakagimi : il est mention à la fois des inclinations provenant de l’enfant et des attentes – souvent déçues – du père. De cette façon, le jeune seigneur se construit manifestement par la rencontre entre son moi et les normes qui l’entourent ou, pour le dire avec Eve K. Sedgwick, le jeune personnage se construit à travers la honte. Les manifestations de cette honte sont d’ailleurs décrites avec précision (« indisposait », « pleurs », « malheureux », « se cachait derrière les rideaux »). Elles témoignent, comme pour Silence, de la conscience du jeune seigneur de sa non-conformité aux normes de genre, mais aussi de l’intrication des problématiques de genre avec des responsabilités familiales. Le père des jumeaux est en effet en passe de devenir Grand Conseiller Surnuméraire à la cour de l’empereur et doit, en vertu de cela, fournir un héritier. Ce qui se joue dans la sévérité du père est ainsi moins une volonté de faire entrer son enfant dans un système de sexe/genre lisible, mais plutôt d’assurer son avenir politique.

Heureusement, le jeune seigneur a une demi-sœur, Himegimi. Celle-ci est construite comme en miroir de son frère : identique physiquement, elle aussi rejette l’éducation genrée qu’on tente de lui imposer. Le père échange donc leur place et les personnages, comme la voix narrative, s’appliquent à respecter les genres ainsi attribués : « quant aux enfants, il semble qu’ils furent alors désignés de la façon dont le monde les nommait : le jeune seigneur était “la demoiselle” et la demoiselle “le jeune seigneur”. (I, 1) » Après l’échange, contrairement à sa sœur, le (nouveau) jeune seigneur profite d’abord d’une enfance masculine heureuse. Il joue à la balle au pieds (kemari), parle fort, apprend les classiques chinois avec un enthousiasme remarquable. Toutefois, au moment de l’adolescence, émerge une conscience de genre inquiète :

Ce jeune seigneur, précisément parce qu’il était encore jeune, ne manifestait guère de curiosité pour son propre corps et ne se laissait pas envahir par le doute, se disant qu’il n’était surement pas seul de son espèce. Tout en réglant sa vie sur les désirs de son esprit, il finit par être informé de la nature humaine et à mesure qu’il acquérait du discernement (non dépourvu d’anxiété) il comprenait l’étrangeté et la gravité de son cas. Mais au point où il en était, il avait beau tourner et retourner tout cela dans sa tête, il n’y pouvait plus rien et ressaisit toujours la même question : pourquoi suis-je si particulier et si différent des autres? Ses sombres réflexions l’incitèrent à maitriser fermement ses états d’âme, et il lui fut assez avisé pour placer avec la même fermeté une certaine distance entre lui et le monde lorsqu’il s’y trouvait mêlé.
(I, 1)

Le récit souligne que la différence entre le jeune seigneur et ses pairs lui était connue avant l’adolescence. Or, avec la puberté – l’expression « être informé de la nature humaine » renvoyant probablement aux premières règles –, cette différence acquiert une signification sociale et suscite la honte. Bien que cette non-conformité soit douloureuse, le jeune seigneur, tout comme Silence, ne formule cependant pas le souhait de devenir une femme pour s’aligner sur son sexe biologique. Il est plutôt inquiet en comprenant que la non-conformité des « désirs de son esprit » et de son corps pourrait avoir de plus sérieuses implications. De la même façon que Silence, en comprenant que le système genre/sexe est inextricablement lié au monde social, le jeune seigneur exprime une volonté de changement. Toutefois, ce changement ne concerne pas son corps ou son esprit mais plutôt son rapport au monde. La solution qu’il trouve pour se soulager de la honte consiste en une sorte d’ascèse loin des autres. Retiré du monde, il espère pouvoir vivre en accord avec son identité impossible. 

Sa sœur et Silence empruntent un chemin similaire prouvant que le secret est l’autre élément central de la construction des jeunes personnages. Nous l’avons vu, la jeune fille du Torikaebaya manifeste très tôt une gêne à l’occasion de ses apparitions publiques et préfère fortement vivre à l’abri des regards. Ce trait s’accentue au moment de l’adolescence. La situation de Silence est un peu différente dans la mesure où ses parents l’avaient déjà placé dans une demeure loin du monde. Cela ne l’empêche toutefois pas de s’éloigner encore plus de la cour en fuguant avec des ménestrels. Aussi, les trois jeunes personnages sont élevés dans des espaces protégés et surveillés, soit parce qu’ils en ressentent le besoin, soit parce que leurs parents leur imposent ce mode de vie. La honte et, avec elle, la crainte du danger et des sanctions motivent la création d’un ensemble de dispositifs matériels inédits autour des enfants et de leur famille. Grâce à toutes ces précautions, l’acquisition d’une conscience de genre marquée par la honte ne provoque pas de véritables renversements à l’endroit du genre, qui se maintient dans une non-conformité douloureuse et secrète. Une fois entrés dans le monde, les enfants performent de façon exemplaire leur genre d’attribution et ne perturbent ni ne mettent en danger l’ordre social. Si, pendant l’adolescence le genre n’est pas un élément perturbateur, les modes de vie reclus, eux, contiennent une véritable dimension subversive. Comme le soutient Gregory M. Pflugfelder :

From the point of view of the central characters and of the tale’s early audience, what was significant about Himegimi and Wakagimi’s predicament was that it was unusual that it set the siblings apart from the rest of society.
(1992, 351)

La récurrence, dans le Torikaebaya, des formules comme yozukazu – signifiant littéralement « qui n’adhère pas aux voies du monde » –, yo ni nizu – « hors du monde » –, hito ni tagau – « inhabituel » ou plus littéralement « contre les gens » – ou encore rei nashi – « inédit », « sans précédent » – montre que ce qui est véritablement transgressif n’est pas l’identité de genre mais l’ascèse et le secret. Si la non-conformité de genre est source de honte et d’une gêne pour les adolescent.es, les normes sociales féodales et courtoises condamnent, elles, les manquements à l’étiquette. Aussi, le plus souvent, ce sont les évocations du retrait du monde qui sont qualifiées d’étranges ou de bizarres (« ayashi », « asamashi », « mezurashi »). De la même façon, Silence met en danger son héritage et le patrimoine de son père non pas en vivant une vie queer – qui est au contraire la condition de son héritage – mais en abandonnant temporairement son statut noble pour suivre les ménestrels. 

Dans Silence comme dans le Torikaebaya, la honte joue donc un rôle primordial dans la construction des enfants. Elle leur permet de prendre conscience de leur place dans un monde encadré par des normes et des obligations. Les voix narratives mettent en valeur ces épisodes en adoptant tantôt le mode du monologue intérieur tantôt celui du discours indirect libre et en ne posant jamais de jugement moral par rapport à leurs expressions de genre. L’accent est mis sur la gêne, l’inquiétude et la honte, mais uniquement telle qu’elle est perçue par les personnages concernés. Les perturbations résident alors plutôt dans les solutions improvisées pour faire face à la honte et au danger. Les pères de Silence et des jumeaux choisissent d’abord d’élever leurs enfants à l’écart du monde. Cette mise en retrait est redoublée lorsque Silence, Himegimi et Wakagimi prennent conscience de leur queeritude. Iels font alors le choix d’un mode de vie ascétique ou d’une transition de classe (Kinoshita 1995, 404).

II. Être, paraître ou devenir?

Pour Gregory M. Pflugfelder, la conception du genre occidental (moderne et pré-moderne) repose sur une distinction entre Nature et Noreture. Toutefois, cette dichotomie ne saurait, selon lui, rendre compte de la fluidité du genre telle qu’elle est représentée dans le Torikaebaya (et plus généralement dans les fictions japonaises) :

Western debate on the basis of gender identity has often been framed in terms of ‘nature’ versus ‘nurture’. It is difficult to apply such a dichotomy to the sex/gender system of Torikaebaya, however, because these categories are themselves highly culture-bound. While the work assigns a role to ‘innate’ factors in establishing gender identity, these are less essentialist and inflexible a force than Western ‘nature’. As we have seen, childhood proclivities are not necessarily permanent, and even supernatural forces may reverse themselves. The importance of nurture, on the other hand, is clearly recognized by the author, although the work implies that gender may be learned and unlearned even in adulthood. More appropriate, perhaps, for understanding the sex/gender system of Torikaebaya than the nature/nurture debate is a perspective that emphasizes the performative aspects of gender.
(Pflugfelder 1992, 354)

Gregory M. Pflugfelder refuse une lecture naturalisante ou téléologique de l’enfance des jumeaux notamment en ce qui concerne leur genre. Il souligne que le genre consiste d’abord en un apprentissage et une reproduction de signes. Ce faisant, il déplace l’attention de la problématique de la vérité et du naturel vers une approche plus fluide, centrée sur la performativité et le passing. Pour Jack Halberstam :

Passing as a narrative assumes that there is a self that masquerades as another kind of self and does so successfully; at various moments, the successful pass may cohere into something akin to identity. At such a moment, the passer has become.
(1998, 21)

Autrement dit, le passing confond inné et acquis, naturel et culturel, rendant ces catégories inopérantes. Il repose, par ailleurs, sur le maintien des critères de féminité/masculinité et ne remet donc pas nécessairement en cause l’ordre du genre. « Passant » comme d’extraordinaires courtisan.es, ni Wakagimi ni Himegimi ne perturbent cet ordre pendant leur adolescence. Cela ne signifie pas que leur identité de genre est négligeable mais plutôt qu’elle ne peut pas être réduite à une transgression du système sexe/genre. Nous pouvons préciser, par ailleurs, que les jumeaux évoluent dans un milieu dans lequel le vêtement supplante le biologique et où la beauté androgyne est valorisée (Caswell 2009, 8). Le genre est envisagé d’abord sous sa dimension performative et est, à ce titre, mis en scène à différents stades de la vie à commencer par la cérémonie de sortie de l’enfance (« coming of age ») qui repose sur une théâtralisation du genre par le vêtement. Le mogi – littéralement « prise de la traine » ou « vêture de la robe » pour les femmes – et le genkpuku – « prise d’habit viril » – sont d’ailleurs tous deux représentés dans le roman. Par cette cérémonie qui associe un individu à une silhouette vêtue, les membres d’une famille font entrer publiquement leurs enfants dans une classe de sexe. Contrairement au vêtement occidental, l’habit pendant la période de Heian ne souligne pas les traits « masculins » ou « féminins » des corps qu’ils couvrent. Au contraire, les multiples couches de tissus floutent les formes et viennent bâtir une silhouette – rectangulaire pour les hommes et triangulaire pour les femmes – lisible comme féminine ou masculine. Les vêtements construisent des identités selon des codes précis permettant en un coup d’œil de connaitre le genre, mais aussi l’âge et le rang de la personne portant le vêtement, ainsi que la saison ou l’occasion (Verschuer 2008, 227). Dans le Torikaebaya, les portraits des jumeaux contiennent souvent des mentions des vêtements, qui clarifient le genre tout en soulignant leur beauté ou leur prestance :

Quand il passa dans le pavillon de l’Ouest, il entendit qu’on soufflait avec énergie dans une flûte traversière. Le son qui montait vers le ciel lui procura une excitation qu’il ne connaissait pas et trouva presque inquiétante. Il écoutait en se demandant si, de ce côté aussi, il n’y aurait pas quelque chose de bizarre, et une fois de plus son humeur s’assombrit, mais il n’en laissa rien paraître et observa le jeune homme. Ce dernier ajusta respectueusement sa posture assise et posa sa flûte.Sur plusieurs vêtements aux teintes combinées en ensemble cerisier et corète, il portait une tunique de chasse en brocart pâle jaune-vert, et un pantalon large à lacets en brocart brun-mauve. Il avait le visage rondelet, le teint d’une éclatante beauté, le regard noble et élégant. On eût dit que sa splendeur débordait et que son charme se répandait jusqu’au bas de ses chausses.

Son père ne pouvait détacher de lui ses yeux fascinés : d’un seul coup, à cette vue, les larmes qu’il venait de verser, l’accablement, furent oubliés. Voilà qu’un sourire l’avait envahi
(I, 1)

Dans ce passage le père du jeune seigneur surprend son fils en train de jouer de la flûte. Le passing de Wakagimi est si convaincant que le père, pourtant inquiet que le secret de ses enfants ne soit découvert, esquisse le premier sourire du récit. Nous pouvons noter que les activités décrites ainsi que les vêtements (dans leurs formes et leurs couleurs) sont tous ceux d’un jeune homme. Aussi, pour le dire avec Gérard Macé : « les corps ont moins d’éloquence que les parures, et c’est un vêtement fétichisé qui parle pour eux » (1987, 30). Dans ces conditions, le passing des jumeaux après leur échange n’a rien de surprenant et l’identité de genre affichée à la cour est présentée comme la seule qui compte. Comme le souligne Renée Garde, « les proches parents finissent même par oublier l’anomalie de départ » (2009, 335).


La dichotomie nature/culture ne peut donc rendre compte de modalités d’expression de genre dans le Torikaebaya,qui semble accorder une place significative à la performativité et au passing. Nous pensons, rejoignant l’hypothèse de Mireille Séguy (2018), que cette bi-catégorisation ne peut pas non plus s’appliquer au Roman de Silence. Dans le roman français, la place du vêtement est elle aussi posée comme déterminante, à tel point que Florence Bouchet résume l’œuvre comme le récit d’une « héroïne allant au rebours de l’usage vestimentaire en vigueur » (2001, 47). Le genre est aussi présenté comme le résultat d’une certaine allure et d’un certain vêtement. Toutefois, si ces questions vestimentaires font bien partie du récit15, la présence de deux allégories – Nature et Noreture – complexifie cette question. Aussi, et de manière paradoxale, nous souhaitons revisiter le débat entre Silence et ses allégories afin de démontrer que ce débat met en évidence les limites mêmes de la binarité qu’il semble pourtant exposer :

Parvenu à l’âge de onze ans, il resta son seul maître. À la gymnastique, au combat, à l’escrime, il faisait à lui seul trembler tous ses compagnons réunis. Ainsi, Silence s’endurcit, car son caractère était forgé dans le secret. Au bout de douze ans, Nature vint le blâmer vivement et le disputer : « C’est bien étrange que tu t’amuses comme un garçon, que tu ailles au vent et au soleil, car c’est avec un moule spécial que, de mes deux mains, je t’ai créée. […] Vraiment, tu m’outrages gravement en te pliant à une telle éducation. Tu ne dois pas vivre dans les bois, lancer des javelots, tirer et chasser à l’arc. Sors de là, c’est Nature qui te le dit! Va faire de la couture dans ta chambre, voilà ce que réclame la loi naturelle. Tu n’es pas Silencius! »
(v. 2492-2530)

Nature ne supporte plus que l’enfant qu’elle avait soigneusement conçu.e comme la plus remarquable des femmes s’avance avec autant d’enthousiasme sur le chemin de la masculinité. Notons par exemple la rime « laidure »/ « noreture » (v. 2523-2524), traduisant la connotation péjorative associée aux « non-naturel ». Elle décide, dans ce passage, de la rappeler à son origine féminine. Elle raconte alors à Silence comment, pour le.a façonner, elle a choisi les meilleurs éléments et les meilleurs « moules ». La métaphore culinaire fait référence à un passage antérieur qui suit la naissance de Silence et où Nature était décrite comme une boulangère qui, au moyen de la meilleure farine, du meilleur tamis et du meilleur moule, façonne la plus noble jeune fille, avant que celle-ci ne soit dénaturée et baptisée comme un garçon (Mason Cooper 1985, 344). Ce portrait de Nature a de quoi surprendre dans la mesure où il repose sur une mise en scène de l’artificialité de la création de Silence. Le « naturel » n’est ici ni évident ni spontané, mais est présenté comme le résultat d’un savant travail et de multiples techniques16. La distinction entre Nature et Noreture apparait ainsi comme moins claire qu’il n’y paraissait. Plus encore, il semble que l’équation ne soit pas à deux, mais à trois termes. Silence est certes le fruit des influences de Nature et de Noreture mais iel possède aussi une certaine agentivité. En plus des volontés des deux allégories, le monologue de Silence mentionne ses propres désirs, ses propres peurs et ses propres aspirations. Dans ces conditions, il paraît difficile d’établir avec certitude qui de l’inné ou de l’acquis a l’ascendant ou lequel des sentiments masculins de Silence et des aspirations féminines de Nature sont le plus « naturels ». Ces instances sont inextricablement solidaires. « La subjectivité ne se réduit jamais pour elle à l’effet du social, mais la subjectivité individuelle ne préexiste jamais non plus à ce dernier, elle est indissociable de l’expérience qui le produit […] », explique Sam Bourcier dans sa préface à l’ouvrage Théorie queer de Teresa de Lauretis (2007, 24). Ce que l’on identifie comme des éléments naturels, des éléments culturels et des éléments subjectifs sont en réalité des dynamiques « a-chroniques » qui construisent simultanément notre rapport au monde. Teresa de Lauretis va même plus loin en affirmant que le genre est une représentation et que « la représentation du genre est sa construction » (1987, 3). Le genre de Silence est ainsi simultanément le produit de la « cuisine » de Nature, du conflit entre Nature et Noreture, de la volonté de ses parents, de son baptême, de sa propre individualité, aucun de ces éléments n’ayant jamais véritablement le dessus sur les autres. Par ses vêtements, son teint et ses aptitudes, Silence passe pour un garçon et c’est en vertu de cette identité masculine qu’il peut circuler dans le récit17. Toutefois, cette masculinité ne peut se réduire à une apparence. En « passant » pour un garçon et en réitérant des gestes d’identification masculine, Silence devient un garçon. Ce qui est transgressif, dans Silence comme dans le Torikaebaya, est ainsi toujours moins les identités de genre que l’exhibition des processus de leur construction et de leur perfomativité.


La question du passing permet ainsi de poser différemment le problème de l’identité des personnages. C’est surtout la question de la présentation lisible de genre qui importe aux personnages « extérieurs ». Le roi Ebain, la reine Eufémie, l’Empereur, la Princesse croient sur parole (et sur « apparence ») les personnes qu’ils ont face à eux et s’adressent à elles selon leur expression de genre. Silence est fait ménestrel puis chevalier du roi, Wakigami monte aisément les échelons de l’administration impériale et Himegimi est rapidement faite dame d’atour (première suivante) de la Princesse. Le récit comme les royaumes progressent ainsi, dans un premier temps, grâce à ces jeunes personnages sans que la question d’un sexe véritable ne soit posée. Les voix narratives et les personnages dans la confidence, par ailleurs, s’adaptent très bien aux fluctuations de genre. Nous avons déjà mentionné comment le narrateur du Torikaebaya explique l’échange des noms des personnages. Nous pouvons ajouter que le narrateur de Silence ainsi que Cador font de même, employant des formes grammaticales masculines, même dans l’intimité (Bouchet 2001, 52). Pareillement, les parents s’adressent et adaptent leurs attentes et leurs exigences au genre performé (Labbie 1997, 63-77). Autrement dit, pendant l’adolescence, les questions de genre ne sont troublantes que pour les personnages concernés et les lecteurs. Il s’agit à présent de nous pencher sur les enjeux de ce trouble en le replaçant dans la « logique adolescente » dont parlait Gabrielle Owen.

III. Teen spirit

Giovanni Levi et Jean-Claude Schmitt, dans leur ouvrage pionnier consacré aux adolescences depuis l’Antiquité, soulignent combien ce moment est perçu, même pendant le Moyen Âge, comme un espace « liminal » plein de « troubles » (Levi, Schmitt 1996, 8).  Selon eux, les jeunes héros romanesques tels que Perceval et Tristan portent en eux la trace de cette association entre adolescence et trouble, transition et doute. Étonnament, parmi ces troubles, ils ne mentionnent ni le genre ni le désir. L’adolescence de Silence, d’Himegimi et de Wakagimi est pourtant moins hantée par le père ou par le poids fantasmatique de la mère que par leur queeritude. Il s’agit donc de voir comment le genre est à la fois au cœur des préoccupations des jeunes personnages et une manifestation d’un ébranlement identitaire plus large lié à l’adolescence. Sans chercher à réduire les expériences queer à des « phases » adolescentes, il nous paraît important de remettre la question du genre dans la temporalité particulière d’où elle émerge. 


Il n’est pas anodin que l’allégorie de Nature visite Silence à son douzième anniversaire. Cet âge correspond, en effet, à la sortie de l’enfance des jeunes filles, autrement dit l’acquisition d’un corps pubère (Lett 2013, 67). Nous avons pour l’instant étudié les questions de parures et de passing sans prêter attention au corps des jeunes personnages. Toutefois, la question physiologique, surtout pour les garçons queers, se pose activement et participe de leur trouble. Dans sa réponse à la tirade de Nature, Silence mentionne, entre des considérations sur le vêtement et les pratiques sportives, une inquiétude plus intime :

Silencius! qui suis jo donques?
Silencius ai non, jo cui,
U jo sui altres que ne fui. 
Mais cho sai jo bien, par ma destre,
Que jo ne puis pas altres es tre!
Donques sui jo Scilentius,
Cho m’est avis, u jo sui nus.

« Je n’ai jamais rien entendu de tel! Silencius! Qui suis-je donc? J’ai nom Silencius, je le crois bien, ou alors je suis autre que je n’ai été. Mais je sais bien, je le jure sur ma main droite, que je ne puis être un autre! Je suis donc Silencius ou je ne suis personne! »
(v. 2531-2538; je souligne)

Deux termes retiennent notre attention : « personne » et « être ». Le premier est très vite senti comme un élément signifiant, difficilement saisissable et encore plus difficilement traduisible. En effet, le terme « personne » choisi par Florence Bouchet correspond, en ancien français, à l’adjectif indéfini « nus ». Toutefois, ce terme peut signifier à la fois « nu », dans le sens de nudité, et « nul » dans le sens de « rien » ou « personne ». Si la critique a systématiquement souligné l’équivocité du terme « nus », nous pensons que la force de cette formule dépasse sa simple polysémie. En effet, « nus » fonctionne dans le texte comme un kakekotoba japonais. S’il fait bien signe vers l’identité de Silence, c’est alors surtout pour souligner son ambiguïté. 

Le kakekotoba est une des figures les plus utilisées dans la poésie classique japonaise et consiste en un jeu sur l’homophonie de deux mots pour dédoubler la lecture d’un poème18. Selon que l’on entend le terme selon un sens ou l’autre, notre lecture change et la réussite du poème tient alors à la coexistence de deux directions solidaires, à la fois exposées et cachées. Ainsi, nous pouvons lire les vers « Donques sui jo Scilentius/Cho m’est avis, u jo sui nus » comme « Je suis donc Silence ou je suis nu » et « Je suis Silence ou je ne suis rien ». Pour Florence Bouchet,

[l]’adjectif nus, qui signifie aussi bien « nu » que « nul », souligne le fait que Silence n’a pour l’instant pas d’autre issue que de porter un nom et des vêtements d’homme, qu’elle n’est rien en dehors de cette identité d’emprunt
(2001, 53).

Les deux lectures se nourrissent mutuellement de leurs connotations en français moderne et brouillent l’interprétation en ancien français. Si nous suivons Florence Bouchet lorsqu’elle affirme que Silence n’est rien d’autre que ce qu’elle présente, nous refusons l’idée d’« identité d’emprunt » qui serait le revers d’une identité féminine véritable. Bien que temporaire, cette identité masculine est revendiquée comme la seule dans laquelle se reconnait Silence. La nudité « accrochée » à l’idée de néant dans le « nus » témoigne de la fragilité de l’identité de Silence et vide du même coup l’idée de « nature » de sa substance. La nudité est littéralement nulle pendant l’adolescence de Silence. Il n’est alors pas simplement une femme secrètement travestie en homme, mais un jeune homme queer qui suspend l’emprise et le sens de la « nature » sur lui.

La répétition du verbe « être » a, quant à elle, été peu abordée par la critique. Son usage par Silence dans sa réponse à l’allégorie de Nature n’a pourtant rien d’évident. Pour mieux comprendre l’équivocité de ce verbe dans ce moment de crise identitaire, nous pouvons une nouvelle fois passer par la critique japonisante. D’après Ashley-Marie Maxwell, la présence dans les langues occidentales d’un verbe « être » qui ferait signe vers une existence localisable, connaissable et en grande partie inéluctable n’existe pas en japonais (2022, 109). Cela permet, notamment dans le Torikaebaya, de recourir à un vaste répertoire de verbes, de syntagmes et de locutions verbales qui présentent des identités moins définitives :

The free-floating nature of genders as cultural scripts is also implicit at the semantic level. Words designating ‘man’ or ‘woman’ often appear with verbs that imply the mutability or superficiality of that very status-‘becoming’ (naru, arisomu), ‘changing into’ (kawaru, kau), ‘making someone into’ (nasu, torinasu), ‘imitating’ (manebu), ‘behaving as’ (motenasu), ‘spending time as’ (sugu), ‘getting used to being’ (narau, narasu, tsukainarasu, arinaru), ‘reverting to’ (narikaeru, kaeriaratamu), and so on. Even the noun for ‘woman’ (onna) has its verb form, onnabu, which a modern dictionary translates as ‘to appear feminine’ (onnarashii kakko o suru). Such locutions suggest a perception of gender rather different from the conventional Western notion of gender as something that we always, inescapably ‘are’.
(Pflugfelder 1992, 355)

Dans la tirade de Silence, les multiples usages du verbe « être » sont essentiellement à la première personne et à l’indicatif présent et pointent effectivement vers une identité profonde localisable. Toutefois, ils sont pris tantôt dans des formes interrogatives tantôt dans un kakekotoba équivoque. Ces occurrences du verbe « être » adviennent, en outre, à travers la parole d’un adolescent qui, comme le signale Gabrielle Owen, ne peut prétendre à une quelconque stabilité identitaire :

While some identity categories (such as “woman” or “adult”) offer the illusion of stability, adolescence is conceptualized as unstable, as transitional, as a time when heterosexuality is practiced but not yet achieved. Adolescence functions as a temporary state of being that one is expected to move through and eventually leave behind. [I aim] to expose these functions of adolescence as contingent and open to fracture.
(2020, 101)

L’idée d’une période non pas simplement d’adolescence, mais de « coming of age », comme le formule la langue anglaise, parait en ce sens particulièrement adéquate. Cette expression signale à travers la valeur aspectuelle du verbe sa dimension non-accomplie, progressive et durative. Silence, Himegimi et Wakagimi ne peuvent être réduit.es à une identité fixe et lisible car iels sont adolescent.es. A l’instar des adolescents étudiés par Giovanni Levi et Jean-Claude Schmitt, ces trois jeunes personnages sont eux aussi « fracturés », soumis aux contingences et aux incertitudes. Comme Perceval, Tristan ou Aucassin, iels questionnent et cherchent leur place dans le monde. Iels se demandent toustes : « Et moi que suis-je donc? Comment suis-je représenté? Comment puis-je m’autoreprésenter? » (Bourcier, 2007, 24) Cette recherche se formule moins, dans Silence et le Torikaebaya, en termes de rapport au père ou à la mère qu’à travers un questionnement sur le genre, sur la (non-)conformité, s’inscrivant dans un topos de l’adolescence troublée. Nous pouvons, par ailleurs, noter qu’Heldris de Cornouailles, avant d’aborder la naissance et les aventures de Silence, revient longuement sur la rencontre entre Cador et Eufémie. Le futur père de Silence, encore jeune homme, tombe follement amoureux d’Eufémie au point d’en devenir gravement malade. Ce n’est pas l’allégorie de Nature ou de Noreture qui vient tourmenter l’adolescent, mais celle d’Amor qui le pousse à combattre un dragon pour épouser une femme d’un rang social inférieur. Autrement dit, Le Roman de Silence présente non pas un mais deux parcours de « coming of age » troublés d’abord par le désir puis par le genre. L’adolescence, comme le soulignait Gabrielle Owen, apparait ainsi comme un espace-temps queer qui questionne les normes, les contours des identités et les désirs. Tiraillé.es, incohérent.es et inquièt.es, les adolescent.es dans Silence et le Torikaebaya sont des « créatures queers » par leur genre mais aussi par leur rapport plus large au monde. Posés ainsi, ces récits s’achèvent sur un retournement attendu (Kochanske Stock 1997, 8) qui permet une conformité sexe/genre et naissance/rang mais n’enlève rien à leur dimension queer.

Conclusion

Ainsi, en nous focalisant sur les adolescences des protagonistes du Roman de Silence et du Torikaebaya monogatari, nous avons essayé de relire ces récits en faisant abstraction du « retour à la normale » final. Nous nous sommes efforcés de considérer la jeunesse des personnages en tant qu’expérience à part entière placée sous le signe du trouble et du doute identitaire. L’adolescence de Silence, de Himegemi et de Wakagimi apparaît marquée par des questionnements queers liés aux problématiques de genre, mais aussi, plus largement, au rapport aux normes ou à l’ordre économique et courtois. Toutefois, nous avons voulu montrer que l’adolescence en elle-même est une expérience queer, fracturant les sujets et troublant les cadres fixes et normatifs. Aussi, leur queeritude ne peut pas se limiter à des questions de genre, et inversement, leurs transitions ne doivent pas être réduites à des phases adolescentes. La période de coming of age est en elle-même une exploration queer qui n’est pas réductible à une étape dans le développement vers l’âge adulte. Elle est, pour reprendre les mots de Paul B. Preciado, une multiplication des « expériences de subjectivité » : « Je pense mon propre processus transgenre et le voyage comme autant d’expériences sur la subjectivité. Rien de ce qui m’arrive n’est exceptionnel. Je fais partie d’une métamorphose planétaire. Le temps est venu de se réinventer. » (2019, 112)

  1. 1Nous nous concentrerons sur le premier chapitre du livre 1 du Torikaebaya monogatari et sur les 2700 premiers vers du Roman de Silence. Ces passages donnent à lire l’enfance et l’entrée dans l’adolescence des trois personnages.
  2. 2Nous nous appuierons essentiellement sur la traduction proposée par Florence Bouchet dans l’ouvrage Récits d'amour et de chevalerie (2000, 459-557). Pour les passages en ancien français, nous mobiliserons la dernière édition proposée par Danielle James-Raoul (2023).
  3. 3Ce texte nous est parvenu à la faveur d’un manuscrit unique conservé à Nottingham. Nottingham, University Library, Mi.LM.6, fol. 188r–223r.
  4. 4Ce terme peut être rapproché de l’anglais « nurture ».
  5. 5Nous utiliserons pour les passages cités la traduction de René Garde (2009). Cette traduction s’appuie sur deux éditions et traductions en japonais moderne : celle de Kuwabara Hiroshi publiée par Kōdansha entre 1978 et 1979 et celle publiée par Iwanami Shoten en 1993 dans le double volume contenant le Tsutsumi Chūnagon monogatari et le Torikaebaya monogatari.
  6. 6L’époque de Heian (794-1184) correspond à une période de paix et de développement notamment culturel. C’est sous cette période que fleurit la première littérature en langue vernaculaire (sous forme de dits, de romans, de chroniques et surtout, de poésie.)
  7. 7Eve Kosofky Sedgwick utilise cette accumulation pour définir, non pas uniquement les jeux sur la langue, mais tout ce vers quoi tend le queer.
  8. 8« In this usage, “queer performativity” is the name of a strategy for the production of meaning and being, in relation to the affect shame and to the later and related fact of stigma. » (Sedgwick 2003, 61).
  9. 9Pendant la plus grande partie du récit les jumeaux sont désignés par leur rang : Naishi no Kami (qui correspond à un des rangs les plus hauts des appartements féminins après les Impératrices et les Princesses, et qui inclut une charge de certaines cérémonies officielles) et Chūnagon (qui équivaut à un poste de conseiller de second rang à la cour).
  10. 10Damien Boquet relève une grande variété de termes affiliés à la notion de « honte » : « pudor, rubor, erubescentia, confusio et verecundia. Il faudrait commenter chacun de ces termes qui occupent un champ sémantique spécifique […] tous ces termes sauf confusio (qui est toujours négatif) peuvent qualifier aussi bien les formes honorables que les formes infamantes de la honte, dans une ambivalence parfaite. » (Boquet 2022)
  11. 11« Si l’on mettait en cause le caractère immuable du sexe, on verrait peut-être que ce que l’on appelle “sexe” est une construction culturelle au même titre que le genre; en réalité, peut-être le sexe est-il toujours déjà du genre et, par conséquent, il n’y aurait plus vraiment de distinctions entre les deux. » (Butler 2005, 69)
  12. 12« Adolescence is constructed as the moment that gendered becoming occurs ». (Owen 2020, 13)
  13. 13物恥ち (monohaji) traduit plus une timidité ou modestie embarrassée.
  14. 14恥しと (hazukashisa) traduit plutôt une gêne teintée de honte.
  15. 15Voir notamment l’analyse proposée par Valentine Eugène (2023) des termes renvoyant à l’allure, au teint et au vêtement de Silence, et le développement sur les termes « parage » et « mirëor » par Loren Ringer.
  16. 16Roberta Kruger (1994) a justement mis en évidence la polysémie du terme « Nature » dans le roman désignant tantôt le sexe biologique tantôt la loi ou encore le statut social.
  17. 17Pour Mary Ryder et Linda Zaerr, cette masculinité est d’ailleurs la seule qui compte dans l’ensemble du récit : « In short, if for each character trace we examine the number of details offered, the degree of development of the character, and the percentage of agentive events, the honorable knight persona is clearly the main character trace for Silence. All the realized events in the story belong to a male character trace rather than a female on. » (2008, 37).
  18. 18Donald Keene utilise la belle expression de « mot porte-manteau » : « kakekotoba. A word that differs in meaning depending on the word it follows and precedes; sometimes also a portmanteau word. » (1993, 1179) (kakeru voulant dire littéralement accrocher au sens de suspendre un vêtement).