Le refoulé revenant
Tu aimeras ce que tu as tué ou la scène de l’écriture
Mai 2025
Le Chicoutimi de Tu aimeras ce que tu as tué, premier roman de Kev Lambert paru en 2017, est bien loin d’être paisible. Narrée par le jeune Faldistoire, la fiction de Lambert fait état d’une société hypocrite, où règne un conformisme soutenu par divers refoulements collectifs. Or, l’horreur finit par se montrer au grand jour : les enfants de Chicoutimi périssent les uns après les autres, dans de cruelles circonstances. Ces morts brutales sont tant bien que mal balayées sous le tapis de plus en plus ténu de la normalité. À la violence meurtrière que subissent ces enfants, dont Almanach, Sébastien, Sylvie et le petit Croustine, s’ajoute celle de survivre à leur propre mort, comme pour disculper la société qui a mené à leur perte : « Qu’est-ce que ne ferait pas Chicoutimi pour protéger l’homme blanc et honorable […]? jusqu’où irait ma ville natale pour conserver sa pureté infâme? Jusqu’à faire revenir les enfants morts. Leur faire laver les marques de leur propre homicide, les forcer à vivre un peu plus longtemps. » (Lambert 2017, 134) C’est au sein de ces singulières circonstances que Faldistoire fait le récit de son passage à l’école Réjean-Tremblay, de sa jeunesse marquée par la découverte de son homosexualité et par ses rébellions contre un système scolaire mortifère, menées aux côtés de ses ami.es. Or, nous n’avons pas affaire à un narrateur typique de bildungsroman. Non seulement Faldistoire tend plutôt à l’(auto)destruction qu’à l’apprentissage, mais son statut même de personnage-narrateur est trouble, étant donné qu’il incarne aussi une entité omnisciente, qui recueille et dévoile la violence de la société qu’il habite, ainsi que le refoulement hypocrite qui tente de l’enfouir. Son récit se fait le lieu du renversement de la violence de la normativité et de la reproduction sociale, qui culmine avec la destruction de la ville de Chicoutimi par ces enfants-revenants devenus kamikazes, apocalypse que Faldistoire annonce prophétiquement tout au long du récit, et que chaque violence qu’il dévoile contribue à préparer :
C’est pas une tâche facile que tu me donnes, Chicoutimi, de dire cette faille sous les couverts de « qui je suis », d’endosser l’horreur sous le nom de « Faldistoire », de raconter mes enfances et leur sortie, de survivre à toi comme on sort la tête d’une eau boueuse et toxique. […] La mort n’a pas d’emprise sur l’enfant qui dort, l’enfant naïf que tu tentes de broyer, l’enfant que tu violes toutes les nuits et qui, malgré lui, y prend goût – il résistera. Il grandira. Tu tenteras de le saisir. De le calmer. De le punir. Tu tenteras de rasseoir l’enfant à sa place, derrière le petit bureau de la classe en cendres. Mais tu sais, Chicoutimi, l’enfant, déjà, n’en sera plus un. Un jour, il s’éveillera de toute la force que lui aura conférée ce formidable sommeil. Et tu aimeras ce que tu as tué.
Faldistoire incarne donc le révélateur de la faille de l’ordre social. Il est le véhicule du retour du refoulé (la violence, le désir, la mort) d’une société fondée sur son exclusion. Nous voici face à un récit qui subvertit frontalement les supposées caractéristiques d’une littérature québécoise du « néoterroir » qu’on commençait à réfléchir au début des années 2010, marquée par un « retour vers […] le lieu qui est pour [ses auteurs]celui des commencements ou d’un enracinement » et par la « revitalisation d’une certaine forme de lyrisme tellurique » (Archibald 2012, 17). Si Lambert se penche sur le topos de la fondation, c’est pour le faire voler en éclats via l’irruption de toute la violence qui y est refoulée, comme Faldistoire qui ne peut s’empêcher de dessiner son chat noyé dans la piscine lorsqu’une enseignante ordonne à tous les élèves de la classe de dessiner leur demeure. Le seul « lyrisme tellurique » du narrateur n’est pas nostalgique mais apocalyptique : celui-ci désire « ouvrir une faille dans la croûte terrestre et noyer dans la lave le quartier des Oiseaux et Chicoutimi au grand complet » (Lambert 2017, 14).
Jugement dernier, retour du refoulé, pulsion de mort : le mouvement de l’écriture
Pour comprendre cette vengeance des enfants, cette « charge destructrice envers la région et ses récits de fondation » (Langevin 2019, 45), il est intéressant d’interroger le motif du Jugement dernier tel qu’il s’articule dans l’œuvre, et ce dès l’exergue de Chloé Delaume : « Le Jugement dernier s’effectue pour chacun au creux de son quotidien, personne ne s’en rend compte et pourtant nous y sommes, ici l’Apocalypse. » (Lambert 2017, 7) L’écrivain et philosophe Pascal Quignard offre une lecture éclairante du motif en question dans sa Critique du jugement. Il définit le jugement comme une dynamique de normativité, parcourant les sphères linguistique, sociale, religieuse, politique et légale de l’existence humaine, dynamique par laquelle se fonde la communauté et sa reproduction. Par l’exclusion de diverses altérités, le jugement structure le sens commun, la doxa, l’ensemble des significations partagées, tendant à l’uniformisation de la communauté. La filiation constitue la transmission du jugement. Elle forme une « habitude, au cœur de l’habitus » définissant « un enchaînement temporel que la mort rompt mais qui tend par nature à une répétition infinie de ses séquences » (Quignard 2015, 18). Le processus du jugement s’inscrit donc à même la forme du langage, et s’y articule, selon Quignard, en trois dimensions : les oppositions binaires du monde factuel qui articulent des significations univoques, l’enchaînement linéaire du monde temporel, et les distributions hiérarchiques du monde social (Ibid., 20). L’établissement d’un sens commun par le langage dépend donc toujours d’un sacrifice, c’est-à-dire de l’exclusion de ce qui déborde ces principes. À ce processus du jugement, Quignard oppose le Jugement dernier, renversement apocalyptique, indissociable d’un retour des morts, des exclus, du refoulé : « Ce jour, c’est ce-qui-m’a-laissé-en-vie qui revient, c’est ce-qui-a-été-dévoré qui demande des comptes au survivant – dont les joues, les muscles, le ventre rebondi font l’atroce preuve de ce qu’il doit aux morts. » (Ibid., 28) La perspective de Quignard ne manque pas de faire écho à la théorie psychanalytique, où l’objet du refoulement se fait « mettre à l’écart et tenir à distance du conscient » (Freud 1940 [1915], 47) pour éventuellement laisser derrière lui des « symptômes […] en tant qu’indices d’un retour du refoulé » (Ibid., 58) qui, en ressortant, mettent à mal sa cohérence interne. C’est autour de cette dynamique que s’articule le roman de Lambert, non seulement thématiquement, mais également sur le plan de son organisation formelle et narrative.
Julia Kristeva a notamment consacré sa thèse, La révolution du langage poétique, à ce retour du refoulé dans la pratique de l’écriture moderne. À ses yeux, écrire trace l’irruption d’une pulsion de mort inhérente à l’ordre symbolique du langage. Ce dernier s’instaure tout d’abord comme un refoulement du réel, inatteignable sans médiation, au profit d’une chaîne de signifiants1 y faisant écran, structurant le désir et provenant évidemment toujours de la langue de l’Autre (du langage partagé de la communauté). Or, le signifiant étant toujours partiel, béant, le sujet du désir (et de l’écriture) « vit aux dépens de ses pulsions, à la recherche jamais atteinte d’un objet manquant : sa praxis ne s’origine que de cette quête du manque, de la mort et du langage […] » (Kristeva 1974, 121). La pulsion de mort consiste en une charge répétée contre les stases de l’ordre symbolique, « une poussée inhérente à l’organisme vivant vers le rétablissement d’un état antérieur que cet être vivant a dû abandonner sous l’influence perturbatrice de forces extérieures » (Freud 2010 [1920], 96). Dans la pratique du texte, elle s’incarne donc en une poussée de déstructuration du langage normatif, codifié par le champ social. Ainsi, Kristeva pense le texte littéraire comme un ensemble de traces d’un retour de ce que la fonction symbolique a refoulé : la négativité, la mort, ce qui n’est pas symbolisable. Nous trouvons la même idée chez Barthes, lorsqu’il écrit que la jouissance de l’écriture littéraire provient de ce qu’elle nous fait « entrevoir la mort du langage » puisqu’elle est une « pratique de structuration et de déstructuration [du langage et du sujet], passage à la limite subjective et sociale, et – à cette condition seulement […] jouissance et révolution » (Barthes 1973, 15). Ainsi, l’écriture littéraire trace les symptômes d’un refoulé revenant, pulsions non encore symbolisées, négatives et asociales – que Kristeva nomme sémiotiques (par opposition au symbolique) –, et qui défont la cohérence du conscient, comme celle du langage (syntaxe, lexique, significations univoques) et de l’ordre social qui y est inscrit. Triple lecture donc, du même enjeu : essayistique et théologique chez Quignard, philosophique et psychanalytique chez Kristeva, littéraire chez Lambert. La fondation et la reproduction sociale (incarnées par Chicoutimi, le jugement, l’ordre symbolique) recèlent leur propre force d’autodestruction refoulée, dont le roman met en scène l’irruption (incarnée par l’Apocalypse, le Jugement dernier, la pulsion de mort). De surcroît, c’est la forme même du roman, et d’autant plus du roman d’apprentissage, qui se trouve à être rongée de l’intérieur, disloquée jusqu’à la défiguration par l’écriture de Lambert. L’(auto)destruction, incarnée par le retour pulsionnel du refoulé, est donc un thème central de l’œuvre, mais également la matrice de ce qu’elle propose comme invention formelle, esthétique et narrative. Tu aimeras ce que tu as tué incarne la représentation romanesque du procès destructeur et créateur de l’écriture. Ainsi, Kev Lambert déploie un texte à triple fond, où la vengeance des exclus de Chicoutimi rejoue le Jugement dernier et l’Apocalypse, qui rejouent eux-mêmes la scène de l’écriture où le pulsionnel refoulé s’attaque aux structures symboliques du langage et du romanesque. Tant sur le plan formel que thématique, le texte fait « lever […] le refoulement pesant sur un moment de lutte, particulièrement menaçant ou dissolvant la liaison subjective et sociale, mais aussi conditionnant son renouvellement » (Kristeva 1974, 183).
Faldistoire révélateur, Faldistoire destructeur
La fiction de Faldistoire constitue tout d’abord un révélateur de ce que Marie-Pier Lamontagne a nommé « la violence des normes » en tant que « croisement entre violences manifestes et violences symboliques » (2022, 13). Ensuite, la fiction retourne cette violence non seulement thématiquement (par la destruction de Chicoutimi), mais formellement, en s’attaquant à l’ordre symbolique lui-même. Cette mise à mal concerne la forme romanesque, les oppositions binaires, l’ordre temporel et la hiérarchie sociale, et elle fait de la pulsion l’arme de cette attaque. Dévoilant les thèses structurant l’ordre symbolique, la narration de Faldistoire travaille à les défaire : « L’art consiste à ne pas lâcher le thétique tout en le pulvérisant par la négativité de la transgression. » (Kristeva 1974, 68) C’est en plein cœur de cet antagonisme que s’ouvre le roman.
D’emblée, la ville représentée par Lambert arbore une apparence d’uniformité, un « ordre de la répétition du même, […] un circuit clos, habité par des personnes commutables qui participent à la reproduction de manière servile » (Gendron 2022, 51-52). Dès la description géographique infusée d’ironie qu’en fait Faldistoire, dans un chapitre intitulé « Avantages commerciaux », il est évident que nous nous trouvons au cœur d’une société que les préoccupations capitalistes ont transformée en un vaste règne du même, où tant les quartiers résidentiels que les commerces (quasi-uniquement américains et de grande surface) se confondent :
Il y a les quartiers : le quartier des Oiseaux, le quartier Desjardins, le quartier Domaine-du-Roy, le quartier des Écrivains, le quartier Rivière-du-Moulin, le Bassin, le Centre-Ville et le quartier Murdock, la Côte-Réserve et les autres quartiers […] On trouve de tout à Chicoutimi, tout ce qu’un gars peut avoir de besoin, il peut pas mal trouver ça soit à Place du Royaume, au Walmart ou au gros Canadian Tire, soit au Club Price en montant Talbot vers le parc des Laurentides. On a un beau Rona à côté du Club Price, un gros Club Piscine – dans les plus gros.
Cet ordre du même, de l’exploitation et de la transformation du territoire en parc commercial, masque la violence et l’horreur coloniales qui l’ont permis, qui le hantent encore et surgissent au sein du discours de Faldistoire sur l’enseignement scolaire : « aucun mot de vocabulaire qui porte la vérité de notre terre gorgée de cadavres et dont le sol gras sue la mort depuis que le monde est monde, dans lequel on peut plus donner un coup de pelle sans arracher quelque lambeau humain, quelque corps de quelque mort dans quelque génocide oublié » (Ibid., 38-39). Aucun mot du discours pédagogique ne nomme la violence meurtrière de l’organisation sociale. Seul le discours de Faldistoire y parvient par une altération de l’ordre du langage, une torsion poétique qui, au sein du texte, n’est jamais dissociable de l’expression de la violence occultée : « notre terre gorgée de cadavres dont le sol gras sue la mort depuis que le monde est monde » (Ibid.). Ainsi, non seulement Faldistoire dévoile la violence mortifère sous-tendant la société, mais il fait entrevoir littérairement une mort de « la langue dans son état canonique, tel qu’il a été fixé par l’école, le bon usage, la littérature, la culture », pour reprendre Barthes (1973, 14-15). L’école représentée par Faldistoire trouve également des échos dans la critique de l’institution avancée par Bourdieu et Passeron, en tant que moyen symboliquement violent de « reproduction de la culture légitime et de sa contribution corrélative à la reproduction des rapports de force » (1970, 83). Reproduction du langage, reproduction des rapports sociaux, desquels l’écriture fait poétiquement émerger la violence sociale refoulée, et auxquels par conséquent elle résiste. Or, cette reproduction de la violence des rapports de force se révèle dans le discours d’exclusion que porte Faldistoire lui-même à l’égard de ses pairs handicapés isolés dans un autre local, lorsqu’une surveillante scolaire le menace de le forcer à manger avec ces derniers pour le punir :
Sur l’heure du midi, chacun son petit siège autour de la table de la garderie de l’école, où tu manges tes lunchs froids, en silence, sinon c’est avec les handicapés qu’on t’envoie manger, dans le local avec les handicapés, et ça te tente pas parce que t’es pas un handicapé, tes amis rient de toi et disent que t’es ortho, que t’es mongol même s’ils le savent que c’est pas vrai, que t’es pas un handicapé, que c’est juste une punition niaiseuse de la niaiseuse de la garderie […].
C’est donc dans l’intégration dialogique du discours social à celui de Faldistoire, plurilingue au sens bakhtinien, que la reproduction du même qui régit l’institution scolaire devient synonyme d’exclusion violente de l’autre. Le sujet de l’écriture est donc le lieu de la contradiction, de l’hétérogénéité, partagé entre la reproduction de l’ordre symbolique et la charge pulsionnelle qui le détraque : « Si l’histoire ce sont les modes de production, le sujet est une contradiction qui agit la pratique, car la pratique est toujours une pratique signifiante, sémiotique et symbolique […] » (Kristeva 1974, 188). Par ailleurs, l’institution réifie également ses élèves ; le psychologue s’assure que Faldistoire « n’attrape pas la mort » sous couvert de faire de lui comme de tous les autres enfants « un leader responsable qui brille dans la communauté » (Lambert 2017, 140). Par-delà la vacuité de cette prétendue mission-slogan, Faldistoire affirme que la véritable raison pour laquelle l’institution s’efforce de garder vivants ses étudiants n’est autre que l’appât du profit : « Le Lycée, une business déguisée en école, avec toutes les bonnes intentions – fausses […] » (Ibid., 140).
Une communauté tournée tout entière vers des principes de capitalisation et d’uniformisation, « si isolé[e] d’un rapport quotidien et frontal à la mort » (Ibid., 31), ne peut qu’entretenir avec cette dernière un rapport d’altérité absolu. Or, sous la plume de Lambert, elle finit toujours par rattraper les citoyens qui la refoulent. Certains d’entre eux, comme le grand-père de Croustine, tentent de la transcender. Ironie du sort : celui-ci finit empaillé dans son sous-sol, conformément à ses dernières volontés. Le récit transforme ainsi les velléités d’immortalité de ce personnage en un résultat mi-horrifiant mi-grotesque, menant ultimement au suicide de son fils.
Mourir à Chicoutimi semble effectivement presque inconcevable, d’autant plus lorsque cela arrive à l’un des patriarches de la communauté, comme le père de Sébastien, dont le diagnostic de cancer fait demander à ses concitoyens comment une « figure bien connue à Chicoutimi : bras droit du maire […], propriétaire de belles pelouses, ancien agent immobilier dont la photo sur les pancartes des terrains à vendre attirait l’œil, homme aux dents éclatantes et bien peigné […] a pu attraper un cancer si grave? » (Ibid., 84) La mort serait si refoulée qu’il est surprenant qu’une assimilation pratiquement complète à l’ordre social ne constitue pas un rempart contre celle-ci. Faldistoire ne manque pas l’occasion de faire surgir l’horreur pulsionnelle masquée par le refoulement : « le père de Sébastien […] tue et le fils, et la fille, et la mère avec un long couteau de films d’horreur » (Ibid., 122). Madeleine, la mère de cet « homme bien, aimé de toute la ville » (Ibid., 124), qui conserve avec précaution chaque coupure de journal détaillant ses accomplissements, brûle l’édition qui annonce le triple homicide et le suicide de son fils, dans un acte symbolique et désespéré de refoulement. Dans le Chicoutimi de Faldistoire, la mort violente est indissociable de l’ordre social qui tente de la masquer. L’institution scolaire fait état d’un semblable refoulement de la mort. Lorsque la cohorte de Faldistoire devient celle comptant le moins de suicides (deux, en l’occurrence), l’école secondaire, « où l’on manque d’arguments pour nous vendre l’importance de vivre » (Ibid., 139), plutôt que d’œuvrer à véritablement rendre le lieu moins mortifère pour ses élèves, célèbre l’occasion en offrant à ces derniers une bannière déclarant « LA VIE D’ABORD ». Les élèves reçoivent cette dernière avant le temps des fêtes, puis, au début du mois de janvier, « [leur] enseignant de chimie est retrouvé dans son bureau au retour du congé, la cervelle éclatée sur la chaise en cuir et l’émail brisé, au bout des dents, d’avoir mordu trop fort le canon du fusil » (Ibid.). Il devient apparent qu’au cœur du récit, au fur et à mesure qu’il se déploie et peint le portrait de la société chicoutimienne, la violence et la filiation de la communauté sont indissociables. L’une implique toujours l’autre par leur actualisation dans le jugement et l’ordre symbolique, ce mode de fondation et de reproduction qui tend à la dénégation de l’altérité (au premier chef, la mort), dont le retour violent et pulsionnel, porté par Faldistoire2, menace de défaire simultanément l’ensemble social et tous ses mots d’ordre langagiers.
Ce retour du refoulé par le biais de la fiction est également manifeste par son traitement du thème de la sexualité. Tout ce qui n’est pas conforme à une sexualité essentiellement hétéronormative et familialiste est violemment relégué en marge de la communauté. L’école est un lieu où les enfants non-hétérosexuels se font tabasser, voire où les relations homosexuelles reproduisent cette violence, comme celle de Faldistoire et d’Almanach, que le narrateur décrit comme : « Le premier gars dont j’ai été amoureux et que j’ai fait saigner de mon poing fort sur le nez, comme pour lui faire payer sa beauté, son corps raide, son emprise sur mon œil […] » (Ibid., 102). Le bar de danseuses de Jonquière, le JR, est également un lieu symbolisant l’hétéronormativité et le refoulement. Représenté comme un dispositif de reproduction sociale de l’hétérosexualité (notons que Faldistoire s’y fait emmener à plusieurs reprises par son père lorsque ce dernier doute de l’hétérosexualité de son fils), le JR abrite lui-même ses contradictions refoulées que la fiction fait émerger. Faldistoire affirme que les travailleurs y vont pour oublier « leur désir pour le voisin de table, un ami de longue date, un compagnon de chasse », pour enfouir le souvenir d’avoir été « bandé de sentir la chaleur virile dans [leur] dos » (Ibid., 172). Au JR, nous retrouvons également Paule, une danseuse trans dont la transition demeure secrète, mais qui est associée dans les fantasmes de Faldistoire à la destruction à venir de Chicoutimi :
Je lis l’avenir dans les mouvements de Paule […]. Quand elle danse, pendant un instant, je sais que ce qui adviendra est bien noir et terrible, Paule est la précognition physique d’une fin à venir, d’une fin peut-être déjà commencée, partiellement advenue, elle porte en son sexe l’eschatologie transérotique de Chicoutimi; malheureux seront ceux qui ne savent pas capter ses voyances.
Son sexe trans porte l’eschatologie de Chicoutimi, en tant qu’il défie l’assignation symbolique du genre à la naissance, et du même coup recèle l’échec de tout l’ordre social basé sur la reproduction d’un genre jugé « naturel », fixe et binaire.
La mort de Chicoutimi, la mort du roman : la vie de l’écriture
La mort, la violence et les pulsions usent de l’intérieur la cohérence de la ville de Chicoutimi, « constamment menacée par la vérité et ses découvertes morbides » (Lamontagne 2022, 58). Elles engendrent « l’impossibilité de maintenir l’illusion » et « la nocivité pour ceux qui l’entretiennent, [croyant] à l’innocence totale des Chicoutimiens [qui] s’inscrit dans la continuité de l’exploitation, de la colonisation et du système patriarcal. » (Ibid.) Cette destruction sera portée par les enfants morts de Chicoutimi, dont les meurtres sont camouflés, refoulés à même la forme du texte, par des explications qui disculpent leurs responsables. La narration de Faldistoire, contradictoire en ce qu’elle porte à la fois la vérité et le mensonge du refoulement, rejoue à la fois cette disculpation et sa mise en cause. Sylvie, déchiquetée par une déneigeuse, serait responsable de sa perte parce qu’elle jouait dans un banc de neige. Faldistoire lui-même, agressé et noyé par son grand-père, n’est qu’un autre enfant qui n’a « jamais écouté les consignes » (Lambert 2017, 134) et qui se serait noyé par accident. Toutes ces irruptions de violences collectivement occultées s’attaquent à « l’éthique de la fondation qui sous-tend nombre de grands récits québécois, et plus largement occidentaux » tout comme le récit de Faldistoire s’en prend aux rouages du langage et de la forme romanesque (Lapointe 2020, 48). Cette double dynamique culmine dans la destruction physique jouissive de Chicoutimi, menée par ses enfants-revenants devenus kamikazes : « Je porte mes bombes jusqu’à la maison de mon amour défunt, dans son lit froid où une dernière fois je me masturbe en écoutant s’anéantir le monde. » (Lambert 2017, 207) Le Jugement dernier s’opère et ce que le jugement, l’ordre symbolique, la doxa ont enfoui éclate au grand jour, par les voies mêmes du refoulement que la fiction a renversées. Comme l’écrivait l’apôtre Pierre : « Le jour du Seigneur arrivera comme un voleur et alors les cieux passeront dans un sifflement, les éléments embrasés se dissoudront et la terre et ce qu’elle contient seront trouvés. » (1971, 822) La violence imbriquée dans les refoulements que la fiction a révélés, surgissant au travers de la narration de Faldistoire, fait éclater les rouages du jugement, de la filiation et du langage normatif qui structurent la société chicoutimienne, incarnés notamment par le symbole bien connu de la petite maison blanche et dont la destruction s’incarne par une surcharge poétique évoquant la mort qui naît de la terre du cimetière :
La petite maison blanche, celle qui a résisté au déluge, celle qui est devenue par sa blancheur, sa ténacité et son manque de grandeur l’emblème de chaque Chicoutimien, fendille de toutes parts avant de verser par en avant, de dégringoler la falaise au-dessus de laquelle elle trône, et de s’affaisser sur le roc. La terre du cimetière se dilate, les tombelles éclosent comme des cocons d’insectes venimeux.
La filiation est donc physiquement rompue par la destruction apocalyptique, tout comme par l’écriture qui « fait passer dans l’ordre symbolique une pulsion asociale » (Kristeva 1974, 69) et déraille l’ordre du langage. Elle est rejetée d’un bloc, consumée par la violence et l’exclusion qui la sous-tendaient, tout comme les trois dimensions de l’ordre symbolique du jugement qu’énonçait Quignard, que l’écriture de Lambert vient mettre à mal dans une jouissance du texte qui « détruit jusqu’au bout, jusqu’à la contradiction, sa propre catégorie discursive, sa référence socio-linguistique » (Barthes 1973, 58). Cette destruction formelle du jugement est parallèle, voire souterraine à la destruction thématique qui parcourt le récit et elle rend explicites les modalités selon lesquelles la pulsion de mort investit la forme du roman comme tel. Cette destruction paraît tout d’abord dans la dissolution des oppositions binaires. Les exemples en sont nombreux. Évidemment, l’opposition entre la vie et la mort est dissoute par la figure des enfants qui reviennent habiter Chicoutimi à la suite de leur décès, telle Sylvie qui « accroche un dessin à sa propre mémoire pour qu’on l’affiche dans le corridor » (Lambert 2017, 55). Notons également la dissolution de l’opposition binaire des sexes : le personnage de Paule meurt en couches en mettant au monde Croustine, Paule ayant décidé de « vivre sa maternité, une expérience qui lui fera peut-être oublier ce spectral pénis qu’elle sent toujours entre ses jambes » (Ibid., 57). La distinction cisgenre-transgenre tombe également. Faldistoire raconte que, devant Paule, plus d’un client du JR « les voudrait pour lui, ces implants, cette cicatrice à la base de [sa] verge… » (Ibid., 47).
Par ailleurs, d’autres oppositions binaires plus structurantes, comme celle entre fiction et réalité, se voient mises à mal. Pensons tout d’abord à « la belle entorse au pacte autofictionnel [ainsi qu’aux associations référentielles] que constitue la présence d’un personnage nommé Kevin Lambert n’ayant absolument rien à voir avec l’auteur » (Lapointe 2020, 48). Cette déstructuration du lien référentiel fait écho à la mort intériorisée par le sujet de l’écriture, patente chez Kristeva. Ce brouillage des cartes du réel et de la fabulation s’opère également sur un mode intradiégétique, Faldistoire mentionnant à plus d’une reprise sa propension à l’imagination, allant jusqu’à dire que les deuils de sa mère et de son amie Sylvie sont « montés de toute pièce du haut de [ses] neuf ans » (Lambert 2017, 79). Le même effet d’indistinction entre réel et fabulation devient apparent dans certains passages au présent où Faldistoire, personnage et narrateur omniscient, parle de lui-même comme pouvant se trouver dans plusieurs lieux à la fois : « […] ce jour-là, je suis peut-être au chalet, peut-être au centre d’achat avec ma mère qui se suicidera bientôt, je joue peut-être avec Sébastien et Marie-Loup » (Ibid., 86). Enfin, même l’opposition entre Faldistoire et Chicoutimi, dont il jure perpétuellement la destruction vindicative, se trouble au fil de l’œuvre. Vers la fin du roman, Faldistoire s’empresse de rejoindre Almanach en voiture, dans un élan qui mêle la violence au désir : « Il faut qu’il sache qu’il m’aime encore. Il faut que je le fasse saigner et pleurer, que je le frappe, l’engueule et l’embrasse, que je le prenne dans mes bras pour le soigner, masser ses entorses et désinfecter ses coupures. » (Ibid., 186) Pressé et négligent, indistinctement tendre et violent, Faldistoire tue Almanach dans un accident de voiture, pour lequel il blâme sa ville : « Chicoutimi organise son espace, découpe son quartier pour qu’un soir sans lune mon amant traverse la rue précisément à l’arrêt-stop que je fais pas. » (Ibid., 188) Faldistoire devient indistinct de cette société à laquelle il s’oppose, de la cruauté et de l’irresponsabilité de Chicoutimi face au meurtre de ses enfants, refoulant par là même le résultat de sa propre violence et de son désir. À ce point du récit, l’opposition entre lui et Chicoutimi n’est plus opérante, la phrase éponyme qu’il lui adresse, « […] tu aimeras ce que tu as tué » (Ibid., 193), peut tout autant s’appliquer à lui-même. Cette confusion entre Faldistoire et Chicoutimi culmine lors de la destruction de la ville, qui coïncide avec la mort symbolique et réelle du narrateur. Faldistoire se couche dans sa tombe pendant que Chicoutimi se consume, accomplissant la prophétie que le tarot lui a dévoilée plus tôt : « […] il faut tuer Faldistoire pour que, de là, se défasse le reste » (Ibid., 160). L’écriture, en tant qu’elle mêle l’ordre symbolique et la pulsion de mort, scinde son sujet, fait de lui un lieu contradictoire et analogue à la société en mouvement qu’il habite, dont il incarne finalement à la fois le refoulement et le retour du refoulé, la fondation et la destruction.
Ensuite, le caractère temporel du jugement est mis à mal, l’aspect linéaire du récit étant détraqué au profit d’une temporalité faite de répétitions et de prophéties. La destruction de Chicoutimi est constamment annoncée, tout comme le sont les morts qui semblent se faire écho les unes aux autres : « Le jour où Sylvie rejoint les profondeurs du cimetière, je vis prophétiquement l’enterrement de ma mère. […] À quatre pattes dans le gazon boueux, devant la tombe d’un inconnu, je lis le nom de ma mère. Et le mien aussi, petit et noir, en lettres presque effacées qui disaient “FALDISTOIRE” » (Ibid., 62). Parfois, un jeu de tarot annonce l’avenir du récit : la destruction de Chicoutimi « pour former de nouvelles généalogies » (Ibid., 159), cette vengeance tragique qui apprendra à Faldistoire « le désir terrible et essentiel » (Ibid., 160), lui qui par désir se condamnera à répéter les horreurs de Chicoutimi envers Almanach. Les cartes prédisent également les morts de Croustine, de Kevin et du père Lambert (Ibid., 116). Ces annonces structurent un récit qui avance en brouillant sa propre temporalité, en disséminant des indices de sa future dissolution toujours jouée d’avance, comme celle de Chicoutimi et de Faldistoire. À la linéarité temporelle du jugement, à son enchaînement syntagmatique dans le langage, la narration de Faldistoire oppose un temps de la simultanéité, rhizomique, répétitif et funeste.
Enfin, la fiction met à mal le caractère hiérarchique du jugement. Elle rompt les filiations traditionnelles de l’ordre social, comme celle entre le sujet et l’institution, cette dernière s’attelant traditionnellement à la tâche de la reproduction sociale. L’institution familiale est représentée comme étant dangereuse pour les enfants, recelant un immense potentiel de cruauté et d’abus. Pensons notamment au meurtre de Sébastien par son père, ainsi qu’aux viol et meurtre de Faldistoire par son grand-père. L’institution scolaire, comme nous l’avons vu plus tôt, est quant à elle une entreprise réifiant ses élèves, entièrement insouciante de leur bien-être. Notons l’intérêt de certains passages qui relèvent d’une démarche métafictionnelle, mettant en scène la fiction comme une libération potentielle de l’autorité institutionnelle et mortifère de l’école : « Avec Alex, Victor, Félicie, Almanach, on aime inventer les vies de nos profs. Ils deviennent les personnages burlesques de scénarios absurdes et sadiques, on rit fort du fond de la classe, on dérange tout le monde, on se fait mettre dehors pour manque de respect et on se ramasse un autre billet d’absence non motivée. » (Ibid., 155) C’est ainsi par la critique de l’institution, tant familiale que scolaire, que Tu aimeras ce que tu as tué fait imploser le caractère hiérarchique de l’ordre symbolique, tout comme sa syntaxe temporelle et ses oppositions binaires.
Cet anti-bildungsroman de Kev Lambert est non seulement un appel à la rupture des reproductions sociales et symboliques, mais en constitue une mise en acte à travers le geste même de l’écriture, qui fait dérailler poétiquement et pulsionnellement Chicoutimi, son langage, et même le support de sa représentation : le roman, son histoire linéaire, ses personnages distincts et sa narration. Cet investissement jouissif de la pulsion de mort dans l’écriture poétique, centrale à la conception de Kristeva, et impliquant ici une critique de la famille, des institutions, et de tout organe reproducteur de l’ordre social, laisse penser que l’écriture queer dépasse de loin la banale allusion favorable à l’homosexualité. Elle constitue une écriture qui fait place à la pulsion et à la jouissance au détriment de l’assimilation à la reproduction (fût-elle physique ou symbolique). Elle défait la primauté des significations univoques et résiste poétiquement à leur perpétuation :
[…] queerness exposes sexuality’s inevitable coloration by the drive: its insistence on repetition, its stubborn denial of teleology, its resistance to determinations of meaning (except insofar as it means this refusal to admit such determinations of meaning), and, above all, its rejection of spiritualization through marriage to reproductive futurism. Queerness as name may well reinforce the Symbolic order of naming, but it names what resists, as signifier, absorption into the Imaginary identity of the name.
Le premier roman de Lambert tend vers la verbalisation de cette résistance, la mettant en scène dans les événements du récit, mais la poussant jusqu’au bout, jusqu’au délitement formel et poétique du texte, jusqu’au détraquage de ses rouages (narration, identité des personnages, temporalité). L’écriture fait émerger au cœur de la forme du texte une vaste pulsion de mort, la même qui ravage la communauté chicoutimienne. Et cette résistance constitue la condition même de l’art, en tant que l’art est pensé comme une trace de la contradiction entre le singulier qui investit l’universel, entre l’artiste et le matériau esthétique et social, entre la pulsion et l’ordre, entre le refoulé et le refoulement. L’art inscrit dans les formes une résistance, un rejet des déterminations préétablies de la signification dont parle Edelman et qui sont l’objet de la reproduction sociale. Il est ce geste négatif et pulsionnel de pluralisation, d’éclatement et d’ouverture qui décloisonne un espace de réflexion hors de la répétition mortifère du jugement, de l’ordre symbolique, de la normativité : « S’il est destructeur, “pulsion de mort”, le rejet est le mécanisme même de la relance, de la tension, de la vie » (Kristeva 1974, 137). En cela, la forme de l’art est queer, résistante à la reproduction et marquée, « colorée » écrit Edelman, par l’investissement pulsionnel d’un (ou de plusieurs) sujets. L’écriture de ce premier roman semble vouloir frayer une voie vers l’énonciation de cette chose innommable, négative, mettant à mal tant les rouages du langage commun que la sclérose du champ social. Queerness comme cet unheimlich qui résiste et pourtant insiste, pulsion de mort au creux du romanesque et du social, portée à son paroxysme par le geste d’écriture et prophétiquement annoncée par l’une des maximes du narrateur : « Toutes les belles choses ont pour fonction ultime de s’autodétruire. » (Lambert 2017, 129)
- 1Lacan écrit : « Ainsi le symbole se manifeste d’abord comme meurtre de la chose, et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir. » (2014, 204)
- 2Cette transgression de l’ordre symbolique et social par la mort (le refoulé), implicite dans l’acte artistique, est explicitée par Kristeva : « […] l’art assume et traverse le meurtre : il l’assume dans la mesure ou la limite mortelle est placée, par la pratique artistique, comme limite interne au procès de la signifiance […] En d’autres termes, la mort devient comme intériorisée par le sujet d’une telle pratique; s’en faire le support lui est nécessaire pour fonctionner. » (1974, 69)