L’ambiguïté comme résistance indigiqueer à la sédentarisation du sens
Mai 2025
Je me rappelle distinctement, il y a presque une dizaine d’années, sortir d’une toilette publique et tomber face à face avec une dame. Perplexe, elle avait alors fait un pas de recul, vérifié le pictogramme affiché sur la porte et posé à nouveau son regard sur moi. Sur le coup, la scène m’avait amusé·e et, le sourire aux lèvres, je m’étais empressé·e de raconter l’anecdote à ma famille et mes ami·e·s. Les réactions tour à tour compatissantes et offensées auxquelles j’ai eu droit n’étaient pas du tout celles que j’attendais. Je ne l’avais pas encore identifié, mais c’était une de mes premières expériences d’euphorie de genre1.
À travers ma transition, l’ambiguïté a été pour moi une source de joie, d’inconfort, et, par ces affects, une force me poussant à élaborer des réflexions critiques. La pratique de l’écriture créative et inclusive m’a donné le droit d’explorer et de me dire dans une ambiguïté à la fois corporelle et linguistique, ce que me refusait le français normatif2. Bien sûr, tout ce qui déstabilise ou s’écarte des normes dérange, faisant des personnes queers et trans des cibles de choix3. L’ambiguïté est une posture risquée, justement parce qu’elle a le pouvoir d’être un outil de subversion. L’expérience de la marginalité permet de développer une distance critique envers les structures qui nous marginalisent. En cela, j’ai trouvé dans les œuvres indigiqueers un espace où l’ambiguïté était à la fois célébrée, explorée et mise en pratique.
L’ambiguïté a été définie comme le « [c]aractère de ce qui est susceptible de recevoir plusieurs interprétations » (CNRTL) ou encore le « [c]aractère de ce qui manque de netteté et inquiète » (Ibid.). Or ces deux définitions décrivent l’effet produit par l’ambiguïté et non ce qu’elle est. Elles impliquent une réception, se développent en fonction d’un œil extérieur. L’ambiguïté y est explicitement définie comme un manque par rapport à l’a priori et à l’idéal colonial de la clarté. La définition étant elle-même un outil de cette clarté, tenter de cerner l’ambiguïté est un non-sens, un paradoxe : puisqu’elle cherche à résister aux délimitations fixes, toute tentative de préciser ce en quoi consiste l’ambiguïté se pose contre la pratique même de celle-ci.
À ce propos, l’auteur queer Billy-Ray Belcourt, de la nation crie de Driftpile, affirme que « [w]e are all caught up in the singularity of coloniality, but each book, each poem, each story is against the trauma of description » (2021, 147). Belcourt explique ce « trauma de la description » comme étant « those ways of reading and listening that make vampires out of people, possessed by an insatiable hunger for a racialized simplicity that makes us into objects of study to be fed through the poorly oiled machines of analysis » (Ibid.). En effet, la recherche en contexte universitaire implique généralement une hiérarchie entre une personne chercheuse et son objet d’étude. Cette logique a donné lieu à des pratiques extractivistes en recherche qui n’ont pas épargné les études littéraires. Les textes de groupes marginalisés ont particulièrement été touchés par cette approche qui, à partir d’une posture extérieure, a cherché à les définir, la plupart du temps par la négative, à travers des recherches « damage-centered » (Tuck 2009, 409) et, par le fait même, à simplifier les réalités qui y sont exposées. Définir, c’est établir des frontières, c’est circonscrire et figer le sens : en d’autres termes, c’est un processus de colonisation et de sédentarisation sémantique. La description, ou la définition, tout comme la sédentarisation, sont autant de moyens de baliser ce qui échappe au contrôle. Les réserves sont le fruit de l’obsession de pouvoir de l’entreprise coloniale, qui cherche à contrôler les terres, les ressources, mais aussi les gens. Le nomadisme remet en question la légitimité de cette prise de contrôle et des frontières mises en place pour l’imposer. En cela, l’ambiguïté est à la définition ce que le nomadisme est à l’établissement colonial des frontières. Par son instabilité et sa pluralité sémantique, elle émerge comme une avenue de choix pour déstabiliser la fixité coloniale.
Afin de tenter d’échapper à cette forme de colonialisme culturel, certain·e·s auteurices autochtones trouvent des moyens pour éviter d’être sédentarisé·e·s et décrit·e·s. Dans cet article, je propose de déconstruire les définitions coloniales de l’ambiguïté en observant plutôt comment elle s’incarne dans des œuvres indigiqueers4. Publié en 2020, A History Of My Brief Body5 est un mémoire de Billy-Ray Belcourt qui prend la forme d’une suite de fragments essayistiques. Paru deux ans plus tard, Making Love With The Land se présente comme un recueil d’essais de l’auteur bispirituel indigiqueer Joshua Whitehead, de la nation oji-crie de Peguis. Tous deux explorent, entre autres, l’intersection des identités autochtones et queers à travers une écriture à la fois poétique et critique. À partir de ma lecture de A History Of My Brief Body et Making Love With The Land, je fais valoir que l’ambiguïté est une stratégie, voire une façon d’être, à la fois queer et anticoloniale en ce qu’elle refuse les frontières et les catégorisations hégémoniques de la société coloniale. Bien qu’elle se décline de multiples manières dans les œuvres à l’étude, je me concentrerai principalement sur l’ambiguïté générique des œuvres, sur l’expression d’une corporalité ambiguë et, finalement, sur les liens qu’entretiennent l’ambiguïté et la relationnalité. Cette étude me permettra non seulement de développer une réflexion sur les outils théoriques que les œuvres mettent en place, mais également de les mettre en pratique afin de les approcher de manière éthique.
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Vers 1500, on utilisait le mot « queer » pour désigner quelque chose d’« oblique, [d’]off-center » (OED). En 1740, le terme renvoyait plutôt à une chose ou une personne qui est « open to suspicion, doubtful as to honesty » (Ibid.). Un glissement du sens s’est produit depuis un « décentrement » purement matériel jusqu’à un soupçon identitaire : est d’abord queer ce qui est littéralement désaxé, « off-center », puis ce qui est suspect, puisque marginal et incompris. À l’instar de l’ambiguïté, le queer est défini à partir d’un « centre » auquel il est étranger. Historiquement utilisé comme outil de marginalisation et de persécution envers les personnes issues de minorités sexuelles et de genre, le terme « queer », une fois réapproprié par ces mêmes communautés, devient un symbole de ce qui dérange les structures. Il représente aujourd’hui le pouvoir de la marge de remettre en question l’ordre établi, celui du genre et de la sexualité, mais également de tous les systèmes qui le mettent en place. Sa force provient précisément de son caractère ambigu, de sa capacité à échapper aux définitions : définir le queer limite son pouvoir subversif. Les chercheuses Sarah Hunt et Cindy Holmes, respectivement kwakwaka’wakw et allochtone, mettent de l’avant le fait que
[a]s a verb, queer is a deconstructive practice focused on challenging normative knowledges, identities, behaviors, and spaces thereby unsettling power relations and taken-for-granted assumptions. Queerness is then less about a way of “being,” and more about “doing,” and offers the potential for radical social critique.
Le queer réside donc dans l’action, le mouvement constant, et résiste activement à l’immobilisation des idées et des identités.
Cette importance fondamentale, pour le queer, du mouvement, de l’action, est partagée par la pensée anticoloniale. Pour Frantz Fanon, théoricien martiniquais de l’anticolonialisme, la décolonisation est un acte profondément transformateur : « elle modifie fondamentalement l’être, elle transforme des spectateurs écrasés d’inessentialité en acteurs privilégiés, […] introduit dans l’être un rythme propre » (2002, 45). Les chercheureuses Eve Tuck et K. Wayne Yang (2012), respectivement unangax̂ et allochtone, insistent d’ailleurs sur le fait que le terme « décolonisation » qualifie d’abord et avant tout l’action de rapatrier les terres spoliées aux peuples autochtones par les colonisateurs. Selon Tuck et Yang, l’utilisation excessive et métaphorique du terme « décolonisation » par les universitaires participerait à domestiquer la perspective concrète d’une décolonisation politique. Pour ces raisons, je préférerai utiliser le terme « anticolonial », que j’envisage comme une résistance active aux structures coloniales de toutes formes, plutôt que leur démantèlement politique. Si l’anticolonialisme n’est pas nécessairement décolonial, la décolonisation, elle, est toujours anticoloniale.
Si le colonialisme consiste en « a system of clarity in the visual sense » (Belcourt 2021, 143), cherchant à ériger des évidences, la décolonisation propose plutôt « de changer l’ordre du monde » (Fanon 2002, 45) et, en cela, consiste en « un programme de désordre absolu » (Ibid.). L’ambiguïté, en déstabilisant la structure même du savoir colonial, serait ainsi une posture anticoloniale. Plutôt qu’un « manque » par rapport à un impératif colonial d’ordre et de clarté, l’ambiguïté anticoloniale constitue un acte de résistance. En effet, Belcourt stipule que « one of the most vital modalities of decolonial life is that of remaining unaddressable to a settler public that feasts on our misery » (2021, 95-96). Il ajoute cependant que « [m]ost of the time, writing a book seems incompatible with this » (2021, 96). Belcourt semble ainsi ambivalent quant au pouvoir anticolonial des écrits autochtones qu’il met lui-même de l’avant. D’une part, pour des personnes dont les voix ont historiquement été tues, comme les membres des communautés autochtones et queers, l’écriture est une façon de regagner une agentivité sur leur image et ainsi de s’inscrire dans la textualité autrement que par la fétichisation coloniale. En se trouvant à l’intersection d’identités marginalisées, l’écriture indigiqueer devient, par sa seule existence, un acte subversif. D’autre part, l’écriture d’un livre rend matériellement accessibles à un public de colons des réflexions qui ne s’adressent pas nécessairement à lui. Cependant, comme le prouvent Belcourt et Whitehead, les auteurices indigiqueers ne sont pas sans recours : iels peuvent écrire tout en restant insaisissables. L’ambiguïté se conçoit ainsi à la fois comme une stratégie de protection et de réaffirmation culturelle et identitaire.
Ambiguïté générique
À l’instar de plusieurs écrivant·e·s autochtones, Belcourt et Whitehead ne semblent pas vouloir se conformer aux catégories génériques préexistantes. Dans sa « Author’s note », en exergue de A History of my Brief Body, Belcourt affirme : « If I were to rank my aesthetic concerns, ambiguity would come before veracity. […] My story isn’t linear, and in these pages I marshall the forces of poetry and theory to create a kind of memoir that stretches well beyond the boundaries of my individual life » (2021, s. p.). Belcourt introduit ainsi son projet d’écriture, un résumé qui pourrait aussi bien être celui de Whitehead. Il place ainsi son œuvre sous la large catégorie générique du « memoir », à la croisée de la poésie et de la théorie, de l’individuel et du collectif. Il ne manque toutefois pas de spécifier qu’il cherche à écrire « a kind of memoir » (je souligne), tenant du même coup la catégorie générique à distance. Mise à part cette première entrée en matière, Belcourt aborde peu ou indirectement l’aspect générique de son œuvre, s’attardant plutôt à mettre en action cette esthétique de l’ambiguïté. Il investit davantage sa posture de poète, laquelle devient indissociable de son identité indigiqueer (Belcourt 2021, 57).
En contrepartie, Whitehead lutte plus explicitement avec les catégories génériques. Il affirme d’abord préférer la catégorie de « biostory » à celles d’autobiographie ou d’autofiction, puis passe à celles de « creative non fiction to theory to essay to biotext » (Whitehead 2022, 91), mais aucune ne lui semble concluante. Finalement, plutôt que de tenter de définir son projet, il se tourne, comme Belcourt, vers sa posture d’auteur. Il se reconnaît ainsi dans le terme « otâcimow », qui, explique-t-il, signifie « not only storiers but also legend-speakers […] historians and cultural theorists, informers […] academics and researchers and confessors […] journalists and poets » (Whitehead 2022, 80). En plus de se placer lui-même au centre d’un processus actif, à l’instar du queer et de la décolonisation, se définir comme otâcimow offre à Whitehead un ancrage culturel et lui permet d’éviter la catégorisation de son œuvre.
Puisant de façon significative dans le vécu de leurs auteurs, les œuvres à l’étude peuvent aisément être prises pour des textes autobiographiques. Cependant, Whitehead se questionne sur les effets de cette catégorisation, faisant un rapprochement entre le pacte autobiographique et les traités coloniaux par lesquels le gouvernement canadien s’est approprié le contrôle du territoire : « Is autobiography a treaty-making, if the treatise is the narrator as subject? Is the treatise of such a treaty the desire to petrify and archive? » (2022, 77). Le pacte autobiographique, en tant qu’entente sur les frontières du réel, donne le droit aux lecteurices de scruter les auteurices comme des avatars de leurs textes, devenant à leur tour des « objects of study to be fed through the poorly oiled machines of analysis » (Belcourt 2021, 147). La catégorisation des œuvres comme autobiographiques a donc pour effet de figer non seulement le sens, mais aussi les individus. Résister aux catégories génériques représente ainsi un moyen de « dash through the definitions of genre and form, to enact decolonization, turn it from simply a definition into animated verb » (Whitehead 2022, 104). En déjouant la catégorisation générique, les œuvres autochtones et queers déstabilisent les cadres d’analyse et nous obligent à adopter ou développer de nouvelles approches analytiques.
Plusieurs critiques autochtones ont dénoncé la tendance de la recherche à rapprocher les récits et épistémologies autochtones des mythes, ou encore du réalisme magique (Bowers 2020, 57). Cette catégorisation erronée découle d’un refus des systèmes de savoir coloniaux d’accepter que les fondements du réel puissent changer d’une culture à l’autre, que ces derniers ne soient pas toujours ancrés dans une soi-disant objectivité scientifique. Whitehead renverse cette vision du monde en affirmant que
the presumptions of reality within a settler colonial imaginary are in fact the fantastical; […] the building of border and boundary around form and genre, the prescription of these enmeshments upon our stories and storytellers, is and was a means of entrapment and caging
En d’autres termes, la réalité telle qu’elle est envisagée par le système colonial est en fait une construction rigide qui décrédibilise et restreint la portée des œuvres autochtones. Chez Belcourt, la réalité coloniale consiste en une chose dont on « threaten to pin [him] to » et il est, affirme-t-il, « interested in something far more real » (2021, 33). Si Belcourt ne précise pas ce qu’il entend par ce qui serait « plus réel » que la réalité telle qu’elle est entendue par les systèmes coloniaux, je me risquerai à postuler que les récits et les rêves, alors qu’ils sont relégués au domaine de l’imaginaire dans l’univers colonial, sont considérés, dans les épistémologies autochtones, comme aussi réels, sinon plus, que la réalité au sens occidental du terme. Bien qu’ils se tiennent à l’écart d’une prétention de réalité objective, les rêves « teach [one] to listen fiercely, to focus on what is pleading to be heard […] and to engage » (Whitehead 2022, 25). En cela, les rêves sont des récits à valoriser, qu’il faut décrypter et auxquels lea rêveureuse doit demeurer attentifve, puisqu’ils recèlent une fonction didactique. À l’instar des rêves, il faut écouter attentivement ce que les récits ont à dire : ils contiennent leur propre cadre théorique.
Plutôt que d’enfermer les textes dans des catégories génériques qui orientent leur analyse, il me semble plus astucieux, voire plus éthique, de prêter attention aux outils théoriques qu’ils développent d’eux-mêmes ainsi qu’à ceux qui résonnent avec leurs préoccupations. Parallèlement à Whitehead et Belcourt, les approches critiques de story as theory et de l’autothéorie se construisent sur des critiques similaires : elles s’opposent à la propension hégémonique de la théorisation et, en réponse, se définissent de manière non prescriptive. Alors que Lauren Fournier « hold[s] space for the term’s [“autotheory”] possibilities as it is reworked, reimagined, and reiterated in different ways » (2021, 6), la théoricienne tanana athabascan Dian Million « usually tr[ies] to avoid prescription about how theory is done [and] work[s] in large suggestive brushstrokes about its action, [trying] to be suggestive about what the power of it is » (2009, 33). Ces approches se positionnent ainsi toutes deux contre le trauma de la description. Plutôt qu’une nouvelle catégorie générique, elles représentent selon moi une manière de contextualiser les œuvres, de montrer comment elles s’inscrivent dans des conceptions autochtones et queers du savoir. Ce faisant, j’espère les approcher tout à la fois comme des récits, des enseignements, de la théorie, de la poésie.
Telle que théorisée par la chercheuse stó:lō Lee Maracle et par Dian Million, l’approche de story as theory a comme postulat principal que la théorie ne réside pas dans l’abstrait, mais toujours dans le concret du récit. En effet, Million, rejoignant le discours de Hunt et Holmes sur le queer, et de Fanon sur la décolonisation, s’exprime en ces termes : « Theory, theorizing is […] a verb, an action. I think that theorizing is something that we do plainly every day, in any moment where we make a proposition about what is happening and why » (Ibid., 32-33). Maracle insiste elle aussi sur l’aspect profondément actif de la théorie : « We believe the proof of a thing or idea is in the doing. Doing requires some form of social interaction, and thus story is the most persuasive and sensible way to present the accumulated thoughts and values of a people. » (2015, 161) Plutôt que les définitions et les postulats fixes, c’est plutôt dans les exemples, c’est-à-dire les récits, que se développe la théorie. Selon les théoriciennes, l’enseignement ne se fait pas en affirmant, mais bien en démontrant et en laissant l’auditoire cheminer et arriver à ses propres conclusions. En produisant de la théorie de façon narrative, le sens est au moins partiellement laissé à interprétation plutôt que prescrit. La théorie se retrouve dans les histoires et dans le quotidien; c’est une action qui engendre à son tour une responsabilité éthique de participer. Tout comme le rêve qui enseigne à Whitehead « to engage », les lecteurices et auditeurices occupent un rôle actif et constitutif dans la construction du savoir. Le récit, nous dit Maracle, est reçu, interprété collectivement, puis cette interprétation affecte elle-même le récit et sa portée (2015). Les récits deviennent donc un espace de co-construction du sens, du savoir et de réflexions critiques à partir de la subjectivité de chacun·e.
Comme plusieurs approches autochtones, l’autothéorie s’émancipe de la vision abstraite et désincarnée de la théorie, revendiquant la valeur théorique de l’affect et de la subjectivité. Contrairement à l’autobiographie qui établit une équation univoque entre l’auteur et le sujet, l’autothéorie élargit la portée de ce dernier. L’individu et son expérience du monde deviennent un tremplin vers une réflexion sur le collectif. Comme Belcourt qui affirme écrire à partir du « theoretical site that is [his] personal history » (2021, 9), Lauren Fournier caractérise l’autothéorie comme l’élaboration d’une réflexion critique à partir d’expériences personnelles. C’est une approche qui est « fundamentally transdisciplinary » (Fournier 2021, 2), où la théorie émerge de la subjectivité, de l’expérience du corps ainsi que des récits. En effet, comme le souligne Whitehead, « [t]o remove story from theory is to remove the storyteller’s body from the body of their text » (2022, 92). L’aspect narratif de la théorie est une façon de l’incarner.
En se posant à l’intersection de plusieurs genres littéraires, ainsi qu’en se définissant d’abord à partir de leurs postures d’écrivains, Belcourt et Whitehead obligent les chercheureuses à réévaluer les cadres à partir desquels les œuvres autochtones sont appréhendées. La catégorisation représente un enfermement du récit, mais également du corps de son auteurice. Les œuvres, en refusant de s’y soumettre, demeurent mouvantes, actives. À l’image de la généricité plurielle et imprécise des textes indigiqueers, les corps écrivants se dispersent, se confondent avec les corps de leurs textes.
Ambiguïté corporelle
Whitehead, en parlant des corps écrivants marginalisés, affirme que « the physical body we inhabit, in its zippered coat of skin, will always be tied to the body of text we create » (2022, 73). Une écriture désincarnée, objective, serait ainsi impossible, particulièrement pour les personnes qui sont constamment renvoyées à l’espace que prennent leurs corps dans le monde. À travers les œuvres de Belcourt et Whitehead, le rapport à la langue et au texte devient une expérience profondément corporelle. Les corps y sont représentés à un carrefour paradoxal puisqu’ils s’inscrivent, d’une part, dans une relation symbiotique avec les textes et, d’autre part, dans une relation parasitaire avec le langage.
Rejoignant l’idée que développent la story as theory et l’autothéorie selon laquelle les récits sont intimement liés aux corps qui les produisent, Whitehead affirme : « story is attached to me integrally, umbilically, and we feed and nourish one another like regurgitant birds » (2022, 74). Les textes et les corps, qui remplissent le même rôle de transporter ou, pour emprunter l’image de Marie-Ève Bradette (2024), de « portager » les récits, se confondent, leurs frontières devenant de plus en plus poreuses. Ils entretiennent ainsi une relation symbiotique, les deux se posant parfois même comme des équivalents : « Don’t touch my skin, it is a text in the making » (Belcourt 2021, 99). Engagés dans une dynamique de proximité et de réciprocité, le texte et le corps deviennent des métaphores l’un de l’autre.
Si le corps est texte, le langage, incarné par la langue coloniale, représente pour sa part une menace pour le sujet. Chez Belcourt, les mots occupent, parasitent le corps; ils y sont accumulés de force, « [w]ith each lispy word Modern History aggregates inside him like a wasp colony » (2021, 54). L’utilisation du mot « colony » ainsi que cette image d’une multiplication inquiétante ne sont certainement pas fortuites : elles donnent à voir comment le langage peut être un outil de colonisation des corps. L’écriture, elle, représente une manière de se débarrasser de ces mots parasitaires, qui collent à la peau à la manière de sangsues :
To write so as to peel sentences from one’s skin, so that words fall flat onto the floor without the hope of resuscitation—this is the NDN7 writer’s work. This usage of the English language at least matches the intensity with which words have been flung at us like grenades.
Pour Belcourt, les littératures autochtones se dressent contre le trauma de la description, c’est-à-dire la mise en danger des corps que la langue coloniale et ses représentations iconographiques marginalisent.
Dans son essai Excitable Speech : A Politics of the Performative, lea théoricien·ne allochtone Judith Butler se prononce sur les différents pouvoirs du langage : « To be called a name is one of the first forms of linguistic injury that one learns. But not all name calling is injurious. Being called a name is also one of the conditions by which a subject is constituted in language » (1997, 2). Pour plusieurs personnes marginalisées, les mots identitairement constituants, ceux qui permettent de se nommer et se réfléchir, sont aussi injurieux. Ces mots, qui renvoient les corps indigiqueers à des représentations iconographiques figées, réduisent les individus à des corps, cristallisé·e·s entre hyper- et acorporalité.
Chez Belcourt, le corps queer est hypercorporalisé, rendu trop visible, puisqu’il défie les normes coloniales de masculinité : « The biopower of each and every “faggot” hurled at me at the grocery store, at the university, in northern Alberta, courses through my veins, making my body feel too much like a body, a feeling I’ve wanted to evade my entire life » (2021, 72). Une double lecture du « body » est possible ici : d’une part comme « corps » et d’autre part comme « cadavre ». Les mots traversent le corps, le violentent; les injures font du corps une cible humaine, réactualisent en lui la peur de n’être plus qu’une statistique. Cette crainte de figurer parmi une longue liste de personnes indigiqueers disparues et assassinées prive par anticipation le sujet de toute corporalité : « Statistically, I become arithmetic here, removed from my body entirely. I float aromatically, watching myself, too, churn into industry, mechanical almost » (Whitehead 2022, 42). Devenir un chiffre, une statistique, éloigne l’individu de la réalité affective de son corps, le déshumanise.
Alors que Belcourt suggère que « there is something queer to be said of the act of running around without a skin » (2021, 33), il soutient parallèlement que les Autochtones sont « without a flesh to signal [their] futurity, overwrought by signification, in the no man’s land of a wild imaginary » (2021, 49). Les images uniques, exotisantes, censées représenter des groupes, en excluent pourtant chaque individu, chaque corps. Il y a donc effacement, remplacement de la réalité, des individus, par une image de leur « tortured embodiment, [their] bodylessness, which is televised and made into bad art » (Ibid., 49). À ce propos, l’auteur et universitaire cherokee Thomas King affirme que
North America no longer sees Indians. What it sees are war bonnets, beaded shirts, fringed deerskin dresses, loincloths, headbands, feathered lances, tomahawks, moccasins, face paint, and bone chokers. These bits of cultural debris—authentic and constructed—are what literary theorists like to call « signifiers, » signs that create a « simulacrum, » which Jean Baudrillard, the French sociologist and postmodern theorist, succinctly explained as something that « is never that which conceals the truth—it is the truth which conceals that there is none. »
King nomme « Dead Indians » (Ibid.) ces images créées de toutes pièces par la société coloniale. Ces débris culturels avec lesquels les Autochtones sont confondu·e·s (cet amalgame historiquement et identitairement confus de signifiants) les figent dans une temporalité qui n’a pourtant jamais existé. N’étant représenté·e·s que par ce simulacre, iels sont réduit·e·s, dit Belcourt, à vivre « as abstraction and ideality, not as [them]selves, never fully material, never allowed to inhabit [their] messy materiality. Such is the fate of NDNs the slow violence of being made to live as ideas do » (2021, 150). Dépourvues de leurs corps, les personnes autochtones deviennent des idées, des concepts. Le trauma de la description correspond aussi à l’incompatibilité entre les représentations iconographiques coloniales et la présence réelle des corps qui dérangent ces images fixes et semblent donc de trop.
Mais cette « iconography of erasure » (Belcourt 2021, 35) est d’abord et avant tout le produit de la langue coloniale, qui structure et rigidifie le sens. Pour Whitehead, une façon d’écrire contre le trauma de la description est de sortir du cadre restreignant de l’anglais :
In this heating and ridding, where English enflames trauma to its boiling point, saturated and pressurized, I run from your properness, English. I want to move like a mirage and ghost myself beyond this structuring as this is an arena wherein spirits are eaten : ᓈᓈᐦᑌᑌᐤ.
En se faisant fantôme, mirage sémantique, l’auteur indigiqueer passe outre son enfermement linguistique. Whitehead y parvient, dans le quatrième chapitre de son livre, dont est tirée la citation précédente, en ayant recours au nêhiyâwewin, la langue crie. Bien que l’auteur y fasse appel à travers l’entièreté de Making Love With The Land, l’usage qu’il en fait dans le chapitre « A Geography of Queer Woundings » se distingue par l’emploi de l’alphabet syllabique. L’utilisation d’un alphabet différent de celui utilisé en anglais introduit dans le texte des éléments défamiliarisants et modifie le paradigme de lecture. À leur première apparition, les mots en alphabet syllabique sont, entre parenthèses, transcrits en alphabet latin et suivis d’une traduction en anglais. Au fil du chapitre, le nêhiyâwewin prend de plus en plus de place et est de moins en moins traduit. Cela oblige lea lecteurice à fournir un effort et à adopter une posture d’apprenant·e. Le pari de Whitehead porte fruit : j’ai fini par reconnaître certains mots sans avoir besoin de retourner à leurs traductions. Le nêhiyâwewin infiltre l’anglais; Whitehead, en se faisant ôtacimow, met en pratique l’idée selon laquelle les récits ont une portée pédagogique anticoloniale.
L’utilisation du nêhiyâwewin permet à Whitehead de représenter plus adéquatement les nuances de sa pensée, d’élargir plutôt que de limiter ses possibilités sémantiques. Alors que la langue coloniale restreint le corps, l’hyper- et le décorporalise, la langue crie s’y intègre naturellement : « Sometimes I wonder where nêhiyâwewin exists, where it moves within the body? I think of English as cerebral and nêhiyâwewin as kinetic; I move through language as it mutates in my flora » (Whitehead 2022, 126). La langue et le corps s’investissent et se contiennent mutuellement. Ils mutent, se transforment au contact de l’autre. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’environ la moitié des termes en alphabet syllabique dans le quatrième chapitre renvoient au corps. De son « ᒥᐦᑕᐊᐧᑲᕀ ᒥᐢᑎᑲᐧᐢᑭᕁ (mihtawakay mistikwaskihk/eardrum) » (2022, 50) à son « ᒥᑐᑲᐣ bone (mitokan miskan/pelvic bone) » (2022, 51), en passant par ses « ᐊᐧᐃᐧᑲᐣᑲᐣ (wawikankah/vertebrae) » (2022, 48), Whitehead se réapproprie son « ᒥᔭᐤ (miyaw/body) » (2022, 47) à travers le nêhiyâwewin. Alors que l’anglais « often forcibly remove[s] limb and tooth from [his] story’s […] aesthetics » (Whitehead 2022, 91), l’usage du nêhiyâwewin participe à recorporaliser le texte indigiqueer.
Finalement, en présentant un rapport corporel au texte et au langage, en accomplissant « this act of getting lost in the textual » (Belcourt 2021, 125), Belcourt et Whitehead proposent « a spur to life, to aliveness, for those who have been barred from, whose barring makes possible, the biosphere of Canadian Literature » (Ibid., 125). En effet, comme le souligne la théoricienne Métis Jo-Ann Episkenew, « if one examines the text of works of Indigenous literature without examining the context from which it is written, Indigenous people become abstractions, metaphors that signify whatever the critic is able to prove they signify. » (2017, 323) La matérialité de leur corps étant mise en danger par la langue coloniale, les auteurs indigiqueers infiltrent l’édifice littéraire, supplantant ces « Indiens morts » pour leur substituer une corporalité textuelle souveraine. Pour Belcourt, les récits personnels recèlent une portée sociologique lorsque le sujet est marginalisé·e puisque les expériences partagées dans ces textes sont rarement représentées : « To tell a story of the possibility that swells up even where it is negated requires a sociological eye, an epistemological standpoint, that is born out of experience, of knowing what it is to be a map to everywhere and nowhere » (2021, 147-148). Parler de soi pour parler du collectif à partir d’un corps marginalisé par la langue coloniale représente ainsi une manière de renverser les propos généraux et désincarnés qui ont pour effet d’effacer l’individu.
Ambiguïté et relationnalité
En créant une intersection, l’entrée en relation met à mal les récits univoques, démultiplie les perspectives, donne à voir l’ambiguïté du monde. La relationnalité, qui constitue une des bases essentielles des épistémologies autochtones, est, fait remarquer Whitehead, inscrite à même la langue crie : « All of nêhiyâwewin is simultaneously singular and plural, so I take it upon myself to think in terms of all my relations—because no one mends in singularity » (2022, 145). Ici, l’auteur explique la relationnalité par une action, celle de raccommoder. À l’instar de la théorie, du queer et de la décolonisation, la relation n’est pas simplement une interconnexion, mais quelque chose d’actif. Le terme « kinship » représente bien cette vision de la relation : « Kinship is the complex, embodied practice of sovereign belonging. It’s not just about our ties to one another, but to the willing, intentional re-creation and reaffirmation of those ties in daily interactions—we choose to be kin, and we’re chosen. » (Justice 2018, 104) Tel que je le comprends, le raccommodage est un acte collectif et réciproque de soin. Belcourt met d’ailleurs de l’avant le caractère foncièrement collectif du soin : « [t]o care in a more feminist sense is to think outside of a singular life, and to do this is to participate in a process of self-making that exceeds the individual. With care, one grows a collective skin: “the fact of being touched by what we touch” » (Puig de la Bellacasa 2017, 20 citée dans Belcourt 2021, 117) La construction du soi ne se fait jamais en vase clos : elle est toujours tributaire de nos expériences, rencontres et communautés. En se constituant textuellement, les auteurices participent à leur tour à développer un discours sur les milieux et communautés auxquels iels appartiennent. Cela est particulièrement vrai pour les personnes marginalisées, qui donnent à voir des réalités peu représentées. Les récits personnels et autothéoriques mettent ainsi en scène la réciprocité de la relation. Le soin implique un réseau complexe de relations interpersonnelles : « Care doesn’t easily retrieve us from the fragilities of cohabitation; it plunges us into a zone where everything shape-shifts, where everything is a potential site of severance and constitution » (Belcourt 2021, 124). La rencontre des subjectivités se pose ainsi comme un espace fertile, en raison de son ambiguïté constitutive.
La relationnalité est un lieu de rencontre où se mélangent les affects et les points de vue, ce qui a pour effet de brouiller les identités. Dans Making Love With The Land, Whitehead donne à voir ce brouillage dans son utilisation des pronoms. Plus de la moitié des mots en nêhiyâwewin dans « A Geography of Queer Woundings » renvoient au corps, mais ceux utilisés le plus fréquemment sont des pronoms. « ᓂᔭ » (niya/je/me/moi/mon/ma) est le premier mot à être employé ainsi que le seul à ne pas être traduit, puisqu’on peut facilement en comprendre le sens dans le contexte de la phrase. « ᓂᔭ » et « ᑭᔭ (kiya/you) » (Whitehead 2022, 45), de loin les mots les plus employés, sont ceux qui sont intégrés le plus rapidement à la lecture. Au sein du même chapitre, les pronoms adoptent trois formes différentes, soit l’anglais, le nêhiyâwewin latinisé et le « ᓀᐦᐃᔭᐁᐧᐃᐧᐣ » (Whitehead 2022, 46) syllabique, ce qui démultiplie leurs possibilités sémantiques.
Dans l’œuvre de Whitehead, le pronom « you » fait d’ailleurs l’objet d’une diffraction importante. Tout d’abord, il est intéressant de noter que les deuxièmes personnes du singulier et du pluriel, telles qu’elles sont exprimées en anglais, se regroupent sous un même terme qui se trouve alors être « simultaneously singular and plural ». Assez rapidement au fil de la lecture, un doute plane sur la cohérence de l’usage du « you », que Whitehead décrit comme une « simulation » (2022, 7) : « The “you” I keep invoking is multifacious, shattered glass, and I have only ever been talking to myself » (2022, 8). En présentant une instance destinatrice multiple, en équivalence au moins partielle avec son émetteur, le « I » devient tout aussi pluriel que le « you ». Les contextes d’énonciation du « you » orientent souvent leurs interprétations comme celles d’amant·e·s, dont l’identité change d’un récit à l’autre. Cependant, ce ne sont pas véritablement les amant·e·s qui sont donné·e·s à voir à travers ce pronom, mais plutôt des versions de ceulles-ci réfractées à partir du prisme de la subjectivité de l’auteur. Ce sont des êtres textuels qui permettent à Whitehead de donner à voir des échanges : « ᓂᔭ ask ᑭᔭ how ᑭᔭ feel about that word, ᓀᒋᒧᐢ[nîcimos/partner], ᑭᔭ tell ᓂᔭ ᑭᔭ prefer the word “interlocutor” » (2022, 49). L’établissement d’une équivalence entre l’être aimé et un rôle d’interlocuteur met en lumière cette dynamique d’échange qui existe simultanément à plusieurs échelles. Ce mélange des subjectivités amoureuses est aussi visible chez Belcourt : « With each date, after I ask you to be my boyfriend and you say yes, I inch closer and closer to a Not-I. I end up at the gate of a becoming-us, which is a non-place at best » (2021, 115). Le « I » se trouve ainsi dans une position liminaire, n’étant plus en concordance avec le soi ni encore complètement avec un nous. À travers la discussion, les identités se contaminent, l’autre est intégré à soi. Une relation, qu’elle se produise sur un plan affectif, physique ou intellectuel, est un échange transformateur.
Ainsi, l’intertextualité se présente comme une sorte de relationnalité textuelle. Dès la première page du livre, Whitehead se positionne comme lecteur, et donc interlocuteur, de l’auteur vietnamien Ocean Vuong : « Ocean asks me : “Who will be lost in the story we tell ourselves? Who will be lost in ourselves? A story, after all, is a kind of swallowing” » (Vuong 2019 cité dans Whitehead 2022, 2). Plutôt que d’employer le verbe « avaler », je traduirais « swallowing » par « engloutissement » ou encore « phagocytose ». Il me semble qu’à l’image du récit, qui absorbe des individus pour en faire des personnages, la lecture est l’action d’ingérer puis de dissoudre cet autre, voire ces autres, en soi, dans le récit de nous-mêmes. La lecture est une rencontre, une discussion entre différentes subjectivités : les idées se transmettent et se transforment à travers l’esprit de lea lecteurice. Whitehead donne donc à lire Vuong à travers sa propre subjectivité, l’ayant intégré à son propre récit.
Cette image de la phagocytose comme mise en relation est d’ailleurs reprise, transformée, par Whitehead dans Making Love With The Land. L’auteur y fait le récit d’une excursion de chasse en compagnie de « nohtâwiy and nocâwis », son père et son oncle (Whitehead 2022, 12-13), lors de laquelle ils ont rencontré « maskwa », un ours (Whitehead 2022, 13), l’ont tué puis mangé. La digestion de maskwa est décrite par Whitehead comme une expérience d’une grande intimité :
When I ate maskwa, I felt him stirring in the belly—as if maskwa had transplanted himself into me. On a bio-organic level, I dance with maskwa, make love to maskwa. As he churns in the gut, I am nourished and alive. The material maskwa breaks down into a series of amino acids and minerals, and becomes my body’s lactic acids, it’s own enzymes and sugars. I think that we meet here in the navel, that bow of skin, that severed place, my first mouth.
Alors qu’on pourrait s’attendre au contraire, la posture active est laissée à celui qui est digéré : maskwa se transplante, bouge, désintègre sa propre matière. La relation implique donc de céder le contrôle, de se laisser transformer de l’intérieur. Maskwa ne se contente pas de traverser le corps de celui qui l’ingère; il le devient. Il y a donc ambiguïté corporelle : les corps se rencontrent, dansent, se fondent l’un dans l’autre.
La chercheuse allochtone Keavy Martin suggère que « the protocols of Inuit hunting and harvesting can provide valuable guidance in the pursuit of ethical ways of “consuming” Indigenous texts » (2016, 446). Elle note d’ailleurs que « the metaphorical “killing and eating” of texts need not be understood as violent so much as intimately interconnected and powerfully transformative » (Ibid.). L’expérience de la digestion, telle qu’elle est théorisée par Whitehead, offre, elle aussi, un cadre par lequel envisager l’entrée en relation avec les textes autochtones : « [t]o kiss an element, or to kiss on an elemental level, is a type of coupling—the quantum physics of all kinship structures. To bind oxygen with hydrogen makes a covalent bond, is a sharing of electrons » (2022, 14-15). L’exemple de la digestion permet donc de montrer que la relation est un schéma qui, à la manière de fractales, se répète à plusieurs niveaux. En cela, l’auteur met en pratique une autothéorie de la relationnalité.
Les récits, dans les épistémologies autochtones, sont à la base des relations communautaires. On peut alors envisager les relations intertextuelles à la manière des relations interpersonnelles, voire « bio-organic », la lecture des récits comme la digestion de maskwa. ᓂᔭ8 en comprends que le récit devient une partie intégrante de qui le reçoit. La lecture est à la fois active et passive. Lea lecteurice n’est pas lea seul·e à en sortir changé·e. On ne peut réduire un individu à son corps, ni concevoir un récit dans sa seule matière textuelle : les récits et les personnes sont constitué·e·s d’une accumulation de toutes les perceptions, toutes les interprétations qui existent d’eulles. En traversant la subjectivité de chacun·e de ses lecteurices, le récit se multiplie. La lecture, l’interprétation des récits, s’avère donc un acte créateur. Toute mise en relation, qu’elle soit moléculaire, personnelle ou textuelle, produit quelque chose d’hybride qui, s’il est envisagé comme un contre-don, rend hommage au processus d’échange qui l’a mis au monde : « when I defecate I originate—I give back to those who gave to me. The belly is a world-maker, is a Fourth world, is my ancestral grounds » (Whitehead 2022, 15). À ᓂᔭ sens, le produit de la lecture est cet avatar du récit, tel qu’il a été remodelé par la subjectivité : l’analyse.
Cependant, l’analyse littéraire telle qu’elle est pratiquée dans la sphère universitaire ne s’inscrit pas toujours dans une optique relationnelle. Selon Belcourt, la recherche en littératures autochtones doit être approchée différemment :
to hear this story of compromised living, of joy against the odds, of the repeatability of a history that lives in the bodies of those who reap the spoils of colonialism, as something more than a “simple” account of a singular life, is to undergo a process of resubjectification, one that requires the abolition of the position of the enemy, the vampire, the one who describes, the settler. You need to read, to listen, and to write from someplace else, from another social locus, a less sovereign one, a less hungry one
Il ᓂᔭ semble qu’une façon de prendre conscience et de changer la position à partir de laquelle nous écrivons est d’embrasser la subjectivité de la recherche. Comme ᓂᔭ le comprends, le désir d’objectivité est une manière de refuser d’entrer en relation avec les textes. Martin remarque d’ailleurs que ce refus est à la base de l’entreprise coloniale : « the process of colonization is characterized by and perhaps dependent on a series of refusals: the persistent refusal to acknowledge connection and also the refusal of the responsibilities that relatedness entails » (Martin 2016, 447). Plutôt que d’envisager nos corpus comme des objets d’études, il peut être fructueux d’établir une relation plus horizontale avec eux en les considérant comme des collaborateurices, voire des ᓀᒋᒧᐢ (partenaires). Whitehead fait d’ailleurs valoir que « [s]tories are oratory, even when written on the page, for they require animations in order to live—and such animations, in nêhiyaw fashion, make story an animate being, living vocabulary, kin we are accountable to » (2022, 74). ᓂᔭ crois donc qu’il est important d’approcher les textes autochtones avec la même considération et le même respect dû·e·s à des personnes.
La relationnalité rend poreuses les frontières entre les subjectivités, les individus se construisant ainsi au sein d’un réseau d’échange, à travers « all [their] relations » (Whitehead 2022, 145). Le « je » de l’écriture se diffracte, représentant non seulement les auteurs, mais également tous les échanges interpersonnels et textuels qui les ont façonnés. Les textes répondent également à cette logique : ils sont des lieux de rencontre et de transformation mutuelle. L’analyse représente ainsi la fusion du récit et de la subjectivité qu’il traverse. Les chercheureuses, en tant que lecteurices, doivent prendre en compte les responsabilités qu’entraîne l’entrée en relation textuelle. À travers l’analyse, « ᓀᔭᓈᐣ (nîyanân/we) » (Whitehead 2022, 46) pouvons participer à la co-construction et la mise en relation des connaissances et, ainsi, aux récits eux-mêmes. Lorsqu’elle est faite de manière relationnelle, l’analyse peut être un moyen de redonner au récit, de s’inscrire dans une relation réciproque avec celui-ci.
Conclusion
En alliant des éléments poétiques, théoriques, personnels et collectifs, ainsi qu’en refusant de se soumettre à la catégorisation générique, Making Love with the Land et A History of My Brief Body opposent une résistance aux structures et définitions coloniales. Les corps marginalisés, modelés par les textes et la langue coloniale qui les donnent à voir, en deviennent indissociables. L’écriture indigiqueer révèle ces dynamiques et affiche une corporalité qui tente de s’extirper des stéréotypes. Corps et textes s’interpénètrent et cette relation réciproque se pose comme une dynamique englobante, qui organise le vivant et toutes les relations, humaines comme non humaines. Cette rencontre entre plusieurs éléments, objets ou personnes, est le point d’origine de l’ambiguïté, là où les frontières s’érodent. Aucun élément ne ressort intact de cette fusion des subjectivités : à travers la lecture, les récits et leurs lecteurices s’influencent mutuellement. Le résultat de cette rencontre textuelle et affective est l’analyse. Mais celle-ci ne doit pas être entendue dans son sens strictement textuel par la production d’articles, de mémoires et de thèses; l’analyse est l’élaboration d’une réflexion critique commune à travers la discussion et le partage. À ᓂᔭ sens, la recherche littéraire gagne ainsi à multiplier les colloques, les projets collaboratifs, les cercles de lecture et les activités de vulgarisation. Le récit est un espace de rencontre et son étude devrait se montrer à la hauteur de ses enseignements.
La mouvance, l’imprécision et l’insaisissabilité vont toutes à contre-courant du projet colonial et de ce que Belcourt appelle le trauma de la description, c’est-à-dire l’enfermement sémantique des groupes et des textes marginalisés. Les structures coloniales ne peuvent tolérer l’ambiguïté puisqu’elle déstabilise la manière même d’envisager le savoir. En cela, « ᐊᐧᓀᔨᐦᑕᒧᐦᐃᐁᐧᐃᐧᐣ (waneyihtamohiwewin), the act of deranging, perplexing » (Whitehead 2022, 46) semble se rapprocher d’une définition queer et anticoloniale de l’ambiguïté. En donnant à voir les mécanismes coloniaux de marginalisation et d’enfermement, l’ambiguïté les rend, à leur tour, « ᐋᐧᓀᔨᐦᑕᒥᓵᔮᐃᐧᐣ (waneyihtamisâyâwin), […] queer, as in strange, […] uncanny, unsettling » (Whitehead 2022, 46). L’ambiguïté rend ainsi désuète la fiction dominante, que Suzanne Jacob définit comme « [l]a fiction la plus répandue dans une même société, celle qui est la plus en usage » (2001, 35). Cependant Jacob ajoute que « [l]’individu qui est porteur d’une proposition qui ébranle la fiction dominante au point de la rendre désuète met son appartenance à sa société en jeu » (Ibid., 36). L’ambiguïté n’est pas qu’une esthétique, mais une conscience radicale du monde à partir de laquelle se construisent les œuvres indigiqueers. Afin d’entrer dans une relation de réciprocité avec les textes autochtones, ᓂᔭ crois que ᓀᔭᓈᐣ devons, en tant que chercheureuses, tenter d’ébranler, à ᓀᔭᓈᐣ tour, la fiction dominante de l’objectivité de la recherche et, plus largement, de l’institution universitaire. Cela comporte une prise de risque et beaucoup de remises en question, de ᓀᔭᓈᐣ et des structures qui encadrent ᓀᔭᓈᐣ travail : « in order to architect a livable world with someone, a loved one, with you, I have to undergo a process of self-abolition, to be in a position of existential risk » (Belcourt 2021, 116). Déconstruire ᓀᔭᓈᐣ réflexes de recherche signifie en ce sens se laisser transformer de l’intérieur par les récits.
Les réflexions développées dans cet article sont non seulement conceptuelles, mais concrètes. Elles concernent tant les œuvres étudiées que leurs analyses. Cet article cherche à mettre en pratique son propos, notamment en adoptant une posture autothéorique et en intégrant des pronoms en nêhiyâwewin dans le corps du texte. ᓂᔭ ai tenté de démontrer que les méthodologies queer et autochtones ne devraient pas seulement être étudiées, mais mises en pratique afin d’informer et de déstabiliser ᓀᔭᓈᐣ façons de concevoir et de présenter ᓀᔭᓈᐣ recherches.
- 1L’euphorie de genre est un sentiment de bien-être occasionné par une perception d’alignement (corporel, social, etc.) avec son identité de genre. Opposée à la dysphorie de genre, qui tend à médicaliser la transidentité, l’euphorie de genre permet d’aborder la transidentité à partir des émotions et expériences positives qui en sont constitutives.
- 2Dans cet article, je priorise l’emploi de néologismes et utilise le point médian le moins possible. Cet usage prend racine dans ma conviction que le langage inclusif devrait pouvoir se prononcer, qu’il ne devrait pas être restreint à l’écrit. Le langage inclusif à l’oral permet l’intégration de son usage dans le quotidien.
- 3Je ne désire pas m’étendre sur les expériences violentes de la transidentité, dont la représentation est pratique courante et auxquelles j’ai été moins exposé·e, en tant que personne blanche évoluant dans des cercles éduqués et de gauche de Tio’tia:ke/ Montréal.
- 4Dans un épisode du balado All My Relations datant d’avril 2019, Joshua Whitehead affirme utiliser à la fois les termes « Two-Spirit » et « indigiqueer » pour se définir. Billy-Ray Belcourt, pour sa part, se définit par le terme « queer » et non « Two-Spirit ». Dans cet article, j’utiliserai le terme englobant « indigiqueer » afin de qualifier les œuvres de ces auteurs. Dans les mots de Whitehead, le terme « indigiqueer » est « kind of a braiding of the two [identities] », queer et autochtone, et est porté vers le futur. (Keene, Adrienne et Matika Wilbur, hôtes, All My Relations, épisode 6, « Indigiqueer », 3 avril 2019, 33 min., https://www.allmyrelationspodcast.com/post/ep-6-indigiqueer.)
- 5L’édition de A History Of My Brief Body citée dans cet article est le format poche publié en 2021 et non l’édition originale parue en 2020.
- 6« (waneyihtamohiwewin), the act of deranging, perplexing » (Whitehead 2022, 46).
- 7« NDN is internet shorthand used by Indigenous peoples in North America to refer to ourselves. It is also sometimes an acronym meaning ‘Not Dead Native’. » (Belcourt 2019, 9)
- 8Par l’intégration de pronoms en nêhiyâwewin dans le corps du texte du présent article, ᓂᔭ veux mettre en pratique les méthodologies queer et autochtones que ᓂᔭ mobilise. ᓂᔭ crois qu’il est du devoir des chercheureuses de reconnaître que leurs travaux peuvent avoir des impacts concrets, aussi bien positifs que négatifs. En effet, la reconnaissance de ces impacts ne doit pas être cantonnée à la prise de conscience des pratiques extractivistes de la recherche : elle doit aussi être un moteur de réflexion sur le rôle des chercheureuses et doit mener à de nouvelles approches de la recherche. C’est donc dans l’objectif de donner à voir l’apprentissage par les récits et de participer à la transmission des connaissances autochtones, tout en reconnaissant ma position subjective, que ᓂᔭ ai décidé d’adopter les pronoms en nêhiyâwewin pour le reste de cet article.