
avril 2014
Grandeur de l’Empire
Texte de présentation
Présentation du dossier
Pour marquer la reprise de la revue, après de longues années d’absence, la nouvelle équipe éditoriale a préparé un numéro éclaté, atypique, fonctionnant tantôt comme un catalogue d’exposition, tantôt comme une revue académique traditionnelle. On y trouve, entre autres, les notes de travail d’un musicien, le journal de bord d’un directeur de département, un billet du blog Trahir augmenté et annoté par l’auteur, un compte rendu critique d’un livre controversé ; mais plus encore, ou autrement : un article sur une fausse affirmation de la NASA, une étude s’intéressant à une série de livres pour enfants, ainsi qu’un entretien sur la littérature, les langues et la philosophie avec Barbara Agnese, nouvelle professeure au département. Marqué par des différences profondes, non seulement sur le plan du contenu, mais également sur celui de la forme et de la fonction du médium, ce numéro cherche ainsi à mettre en relief le caractère pluriel de la littérature comparée, en contraste justement avec la notion d’Empire formant son noyau thématique – se voulant, du même coup, une réflexion rétrospective sur l’exposition Grandeur de l’Empire – essai de comparatisme visuel, présentée par le département de littérature comparée à l’automne dernier.
À cet égard, l’idée d’Empire recoupe, au contraire, un désir d’uniformisation du savoir et des genres, de même que l’unilatéralité d’une langue sans faille et sans métaphore, comme une sorte d’hygiène historique dans le temps homogène du progrès. Point d’horizon d’un achèvement humain relevant de l’évidence dans ce discours, cet Empire projette, en apparence, une émancipation radicale des individus, qui se joue en fait aux dépens (ou en l’absence) de chacun, déléguant la conjugaison sociale à des principes de gestion institutionnels, tels d’ailleurs que l’université, qui se trouve au centre d’un conflit d’intérêts croissant de nos jours. Dans ce contexte, la littérature comparée voudrait se considérer comme point de résistance, ou, à tout le moins, désigner ce qui pourrait l’être.
C’est ainsi que doit se comprendre, à nos yeux, la présence d’une exposition telle que Grandeur de l’Empire dans le cadre universitaire où elle s’est installée, en 2013. En effet, l’exposition proposait la définition du trope impérial comme « ce qui demande de voir grand », ce qui fabule la grandeur, et donc, par contraste, ce qui détermine des zones de petitesse, des anfractuosités que le dispositif comparatiste a voulu relever, mettre en conflit. Au sein des collages filmiques de l’exposition, par exemple, c’est par cette myriade de détails et de fragments subordonnés à un environnement « plus grand que nature » qu’une vision critique pouvait s’établir, l’hétérogénéité des images projetées perdant leur différence au sein d’un « master narrative » où leur qualité de fragments résistait néanmoins, détonnait, bloquait l’évidente continuité du propos. Ainsi, le message se dérobait à l’impasse d’un sens unique, pour questionner les possibilités du langage visuel lui-même, sans lui conférer quelque statut gratuit. Car si l’image est une force critique revendiquée par les exposants de Grandeur de l’Empire, c’est dans la mesure où sa mise en scène ne vise pas seulement à présenter une idée, mais à mettre en question le dispositif par lequel celle-ci se présente, se pense ou se donne à voir.
C’est ce que Simon Harel, dans le premier article de ce dossier, relève de son côté, et ce, de manière surprenante, dans un journal de bord personnel interrogeant son rôle de directeur de département, remettant en question certains principes organisationnels régissant le savoir en fonction de la relation qu’ils créent entre l’institution et la personne. Cela, pour Harel, se réfléchit notamment par l’organisation spatiale propre de l’université, dont il fait l’expérience de la discontinuité à travers la mise en œuvre événementielle de Grandeur de l’Empire : longitudinalité des lieux de travail et des corridors anonymes, rencontrant à angle droit la verticalité imaginaire d’un savoir qu’ils mettent en scène. Harel, qui ne trouve que rarement le site de l’exposition sans se perdre, trace dans son parcours un motif contrastant, qui en appelle à la mobilité, au dehors, à la communauté des tâtonnements. Son texte, dans la perspective de la « théorie portative » qui est sienne, fonctionne ainsi comme un seuil : on se trouve, dans ce contexte, au seuil d’une institutionnalisation rectiligne du savoir, mais également d’une forme surprenante, renouvelée de celui-ci, dans les égarements que son dédale provoque sans le vouloir.
Le texte suivant, d’Olivier Gosselin, qui se spécialise dans la composition de trames sonores événementielles, se veut pour sa part un bref résumé de son travail de compositeur, mettant la musique en rapport avec ce voyagement qui organise la structure de son espace. À la fois inspiré par la théâtralité dépouillée des arts japonais et par la technique violente et stridente de drones musicaux, dont la mention n’est pas sans rappeler l’armée américaine, sa trame oscille ainsi entre des relations organiques et des machinations infernales ; entre une relation au monde naissant au contact primitif du son, et la spectralité d’un orchestre technologiquement manipulé.
Cette idée d’une liberté du voyage devenue la forme carcérale particulière de notre temps est essentielle à la compréhension du texte suivant, signé René Lemieux. En contraste avec la verticalité triomphante représentée dans l’exposition par les tours jumelles, René Lemieux rappelle que, là où il y a « phallus », pour le dire comme Lacan, ce n’est pas quelque érection de fait qu’il faut regarder, mais le mouvement incessant de la foule, au contraire, qui court à ses pieds. Son analyse de l’économie signifiante de l’exposition se cadre donc plutôt sur la notion de dette, où la verticalité démesurée des tours fait figure de leurre, par rapport à cette mobilisation du désir qui s’opère, dans le capitalisme, en profondeur, c’est-à-dire en creusant. L’absence du World Trade Center du paysage, en tant que signe supposé de la contemporanéité de l’Empire, cible alors ce dernier comme organisation aplanissante d’un degré zéro du pouvoir, dans la conjugaison de cette double virtualité du manque que sont le désir et l’argent, qui tous deux font « tourner le monde ».
Mon article, quant à lui, s’intéresse au rôle architectural précis que joue l’image dans ce mouvement, de même qu’au rapport complexe entre mesure et dé-mesure qu’elle institue dans l’espace économique et technologique des non-lieux, où l’espace réel devient abstrait, sous la figure d’une image qui en performe l’orientation du sens. Benjamin disait que l’analphabète de demain serait celui qui ne saurait lire les images ; or, c’est dans ce cadre que je situe le lien essentiel unissant la littérature comparée à cet « essai de comparatisme visuel » qu’est Grandeur de l’Empire, une exposition « sans objet » d’où se découpe toutefois la possibilité d’une fouille archéologique, visant à excaver l’image dans ses liens qu’elle entretient avec le pouvoir, notamment dans le régime de la mondialisation postmoderne.
D’ailleurs, si cette image est immatérielle, elle n’est pourtant pas exempte d’une hantise de destruction, que Benoît Faucher aborde de son côté à partir de son propre collage filmique, illustrant à grands coups de superlatifs visuels cette apocalypse qu’Hollywood anticipe depuis toujours. Dans l’article de Faucher, cette construction du monde dans la dialectique de sa catastrophe imaginaire ou indéfinie est analysée sous l’angle de ce qu’il nomme une « nanohistoire », bloquant la pensée historique par un excès localisé de sens. L’ampleur et la démesure que figure l’exposition s’adjoint donc ici d’un caractère paradoxalement microscopique, « nano » c’est-à-dire, dans la sphère médiatique contemporaine. L’aspect tentaculaire, ou hyper-absorbant, des installations filmiques de l’exposition peut se comprendre alors comme une illustration de la difficulté à penser historiquement les événements à leur juste mesure, tandis que se téléscopent les catégories rhétoriques et conceptuelles dans le flux d’information du web, selon un rapport au savoir se vivant sur le mode de l’immédiateté.
Gabriel Tétrault, dans un autre ordre d’idées, propose un article original, où les échelles de mesure et de grandeur de l’exposition s’avèrent, par analogie, l’occasion de penser à la construction d’un « empire du sens » anthropomorphique, par rapport à une autre catastrophe archétypale : l’extinction des dinosaures (essentielle en effet au règne de l’homo sapiens) et la volonté de savoir la dimension de ces géants du passé pour s’y mesurer – problème initiant la curiosité intellectuelle d’un grand nombre d’enfants, dans une pléthore de livres illustrés que la culture leur destine. Tétrault, dans son texte, retrace ainsi les différentes méthodes visuelles et textuelles par lesquelles ce savoir est offert à la connaissance ludique, dont le jeu avec les échelles et les figures devient une façon pour l’humain d’apparaître comme référent universel aux yeux de l’enfant, et comme ingénieur littéraire de l’histoire, parvenant à redresser des figures couchées au plus profond de ses strates géologiques.
Enfin, pour clore le dossier, Aurélie Freytag nous fait le compte rendu du livre Les féministes blanches et l’empire, qui cherche aussi à relever ce que la poussière de l’histoire officielle recouvre justement, ou celles qu’elle recouvre, devrait-on dire, par l’exercice du comparatisme. En effet, en analysant les contradictions au sein de la continuité homogène des discours féministes se dessinent des contre-discours, qui permettent de penser les récupérations transgénétiques, d’une catégorie à l’autre, du pouvoir et de l’oppression dans l’histoire, relançant le récit des luttes d’émancipation dans les sociétés postcoloniales contemporaines.
Puis, pour terminer en beauté ce numéro, nous vous proposons finalement un entretien avec Barbara Agnese, nouvelle professeure au département de littérature comparée de l’Université de Montréal, réalisé par Catherine Lemieux. Figurant comme un texte hors dossier, l’entretien aborde toutefois directement ces enjeux de la différence et de l’inter ou transdisciplinarité que le numéro a voulu mettre en rapport, qui se retrouvent ici discutés sur un terrain spécifiquement littéraire. Agnese et Lemieux, en effet, y parlent de l’importance de la littérature et du dialogue des langues, en tant que brèches dans la pensée unique permettant une réflexion au-delà des textes, vers ce qu’Ingeborg Bachmann nommait le jugement vivant de la pensée – une contrée de l’esprit qui n’a résolument rien d’impérial ni de fossile…
Bonne lecture, donc, et longue vie au renouveau !
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- Éditeur·rice(s)
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- L’équipe de Post-Scriptum
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- Mise en ligne
- Laurence Sylvain