Compte rendu du livre Les féministes blanches et l’empire de Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem

Boggio Éwanjé-Épée, Félix, Magliani-Belkacem, Stella, Les féministes blanches et l’empire, Paris, Éditions La Fabrique, 2012, 144 p.

Les féministes blanches et lempire, essai de Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem, paru aux éditions La fabrique en 2012, propose une réflexion, mais surtout une remise en question des présupposés du féminisme institutionnel tel que conçu à notre époque. Passage à travers l’histoire, non pas celle que nous écoutons répétée encore et encore, mais celle des voix que l’on a préféré enterrer dans le sol et dans les archives, le texte tente de donner la parole à celles que nous nous plaisons parfois à défendre, mais que nous préférerions ne pas avoir à écouter : « Le féminisme français fait partie de la tradition émancipatrice des oprimé.e.s et, comme l’ensemble de cette tradition, il est marqué par la contradiction, des ambivalences, des point aveugles, notamment quant à la question coloniale et raciale. » (Éwanjé-Épée et Magliani-Belkacem 2012 :16) Ce qui est pointé et dénoncé dès le début du texte semble être un réseau d’alliances souterraines entre certains groupes féministes de gauche – tel que Ni putes, ni soumises, par exemple – et les politiques de droite, celles de l’empire et de ses « possessions », de l’occident impérialiste.

Remontant un peu le temps afin de mieux comprendre les soi-disant débats entourant l’interdiction du port du voile à l’école, les auteurEs nous montrent comment la mise en récit de la libération des femmes en France, dès le début, s’est vue liée à l’imposition coloniale. Ce qui frappe alors, c’est combien la mise en discours dans la sphère publique et politique permet de masquer les présupposés de la pensée impériale.

Le but de cette analyse n’est pas pourtant de jeter la pierre aux femmes qui ont fait l’Histoire – la grande, celle que l’on entend – mais plutôt de donner un aperçu de la parole de toutes ces autres femmes, qui elle, n’a pas été écoutée :

L’instrumentalisation de l’émancipation des femmes pour servir l’idéologie raciste, ainsi qu’elle a été conduite dans les années 1950, n’aurait pas été aussi facile à mener si déjà, dans les années 1920 et 1930, le mouvement de suffragettes n’avait pas si clairement appuyé sa revendication première sur la plus grande aptitude des femmes dans la mission civilisatrice aux colonies. (201 : 29)

En reparcourant l’histoire du féminisme et sa relation aux politiques coloniales, c’est une toute autre image des suffragettes qui nous est proposée. Là où d’ordinaire il est bien vu de célébrer la prise de pouvoir des femmes par les femmes, il devient soudainement impossible d’ainsi considérer les choses, puisque finalement la liberté des unes n’était que factice – alors que les françaises menaient leur « mission » en Algérie, elles n’avaient toujours pas accès au droit de vote – tandis que celle des autres était forcée, dictée, n’étant finalement qu’une mise en scène de la liberté – les Algériennes étaient forcées d’enlever le voile lors de cérémonies de dévoilement publiques et ceci sous la menace de la torture.

C’est ensuite à l’analogie entre les luttes contre le racisme et celles contre le sexisme que les auteurEs nous invitent à porter attention. Le lien entre les deux oppressions n’est évidemment pas nié ; cependant, ce qui est souligné c’est un point aveugle puisque les femmes non blanches sont victimes du racisme aussi bien que du sexisme. La chose semble évidente, pourtant, en retraçant l’histoire de cette comparaison, ce qui apparait manifestement c’est l’évacuation de cet aspect au profit d’un discours centré exclusivement sur les féministes blanches et leur émancipation.

Malgré la présence en France de plusieurs groupes – comme la Coordination des femmes noires – tentant de dénoncer les abus liés à l’histoire de cette analogie, des mouvements importants tels que le MLF n’ont pas cru bon de tendre l’oreille à ces voix :

[…] ce que nous voulions souligner ici, c’est que les faiblesses du mouvement dans sa théorisation des rapports de domination à l’œuvre en son propre sein – notamment racistes – ont laissé les féministes sans instruments théoriques et stratégiques pour contester les nouvelles formes de racisme qui se sont directement appuyées sur l’incorporation de thématiques antisexistes. (2012 : 57)

Si les auteurEs critiquent de manière assez totale les assises du mouvement féministe français, ce n’est pourtant pas seulement pour en pointer les contradictions, les abus et les erreurs. Bien au contraire, ce travail de relecture tente aussi de donner des pistes pour aller de l’avant :

Le privilège blanc représente un atout pour les mouvements d’émancipation blancs (prolétariens comme féministes) mais il constitue en même temps un point aveugle, dans la mesure où il invisibilise des luttes radicales ou des franges des oprimé.e.s susceptibles de les radicaliser ou de leur donner un nouveaux souffle. (2012 : 76)

Les catégories de pensées se doivent donc d’être réanalysées et les présupposés qu’elles entendent, admis. Pour ce faire, l’universalité du sens doit aussi être remise en question ; le mot femme n’a pas le même sens partout, la notion de liberté et d’émancipation non plus, mais pour pouvoir repenser tout cela, il est nécessaire de sortir d’une vision impérialiste et capitaliste.

De la même manière, les catégories de genre participent à une exclusion, une mise en mot et en contact qui refuse l’autre dans la différence, et c’est ce que soulignent et étudient finalement les auteurEs : « […] le développement du capitalisme est indissociable de sa dimension coloniale et impérialiste. Or, les nouveaux États capitalistes et coloniaux n’ont pas manqué d’imposer aux pays colonisés leurs propres catégories liées aux genres et aux sexualités. » (2012 : 87) Ainsi, c’est par l’analyse du discours que le pouvoir et la violence sont pointés, découverts. Non pas que la mise en mots même soit une menace, c’est plutôt l’oubli de l’historicité de notre langage et de nos catégories qui nous coupe de toute une partie du monde puisque c’est à l’image du nôtre, où nos présupposés sont universalisés, que nous décidons de l’aborder. Le but n’est évidemment pas ici de nier la possibilité d’une identité basée sur l’orientation sexuelle, mais plutôt de la remettre en contexte, de souligner aussi combien les discours dominants cachent et étouffent tout un réseau de luttes ne s’inscrivant pas dans un cadre institutionnel :

[…] le féminisme hégémonique n’est pas un simple corps de doctrine qui rejetterait le voile ou qui se focaliserait sur « l’homophobie et le sexisme dans les banlieues ». Les logiques de ses actions et de ses modes d’ordre sont façonnées par les dynamiques que nous avons ici relevées pour différentes époques. Parmi ces dynamiques, on a pu souligner l’incapacité à prendre en compte le privilège blanc dans les modes d’organisation et de politisation féministes, l’absence d’analyse matérialiste de la diversité des conditions des femmes et des sexualités, et l’inscription de la lutte féministe dans les appareils d’État et les pouvoir publics. Or ces logiques sont puissantes. Elles jalonnent l’histoire du féminisme en France.

Ce que les auteurEs proposent, c’est un mouvement de la marge jusquau centre (106) afin de redonner un souffle au mouvement féministe, afin de nourrir de nouvelles possibilités de penser, de concevoir la place des femmes dans le monde, tout en prenant en compte la diversité et la multiplicité qu’implique l’idée de femme, et celle de monde aussi. Il ne s’agit donc pas de nier le pouvoir de la lutte féministe, mais plutôt de repenser sa mise en discours ainsi que ses affiliations avec le pouvoir en place.

À cet essai, de nombreuses voix ont voulu répondre, certaines offensées, inquiètes, sur la défensive, (comme par exemple la réponse de Josette Trat, membre du collectif Les Cahiers du féminisme sur Europe-solidaire ou la note de lecture de Serge Halimi dans Le Monde diplomatique) d’autres, plus calmes, ont tenté de poursuivre les réflexions proposées, de voir comment travailler ces luttes, comment nuancer certaines approches aussi (comme le fait Emmanuelle Caccamo dans sa critique « Pensée complexe et féminisme français » sur le blog Trahir ou Aurélia Léon dans le compte rendu qu’elle présente sur la Revue.org) Les critiques ont été nombreuses, quelques éloges présentes, beaucoup d’incompréhensions aussi ont pu se lire dans les réponses de certainEs. Ce qui finalement semble bien montrer combien le sujet est d’actualité, combien il est pertinent de parler encore, de repenser l’histoire toujours, de ne pas laisser le passé au silence de ses tombes.