Préhistoire à l’échelle de l’« homme »

Dimensions humaines dans les livres de dinosaures pour enfants

MATTHEW, William Diller. Dinosaur, fig. 16. http://www.gutenberg.org/files/19302/19302‑h/19302‑h.htm.
Maturité de l’homme : retrouver le sérieux qu’il mettait au jeu, étant enfant. – Nietzsche

Il y a lieu de se questionner sur la présence de ce texte dans le petit corpus publié autour de l’exposition Grandeur de l’empire : essai de comparatisme visuel. Du moins, au premier abord, le titre de mon essai ne reprend pas la terminologie de l’impérialisme socio-politique. Il vaut la peine de formuler une liaison au commencement : qu’est-ce qui relie les livres de dinosaures pour enfants avec le concept d’empire, les notions de mesure et de comparatisme ? Cette association aventureuse mérite une première justification. L’idée de cette problématique a surgi en observant les images de l’exposition, que Boris Chukhovich a dit avoir rêvées en les présentant lors de l’évènement. Dans l’exposition en question, il était possible d’observer plusieurs monuments historiques mis en scène de telle façon qu’ils se retrouvaient surplombés par la grandeur colossale des défuntes tours jumelles américaines. Le contraste avec les différents monuments permettait de concevoir la hauteur démesurée des deux tours. Que ce soit une pyramide d’Égypte ou l’Oratoire St-Joseph, la construction architecturale x paraissait n’arriver qu’à la cheville des gratte-ciel du World Trade Center. Ce mode de comparaison visuel m’a alors fait réfléchir à la représentation des dimensions de dinosaures dans les livres pour enfants ; toutefois, quelque chose me semblait varier d’un cas à l’autre. Cette liaison fictive entre ces deux images, provenant de contextes des plus différents, m’amena à interroger le comparatisme, tant visuel que textuel, et à penser la puissance et les limites de ce terme en « isme » dont la résonance conceptuelle prend part à la « discipline littéraire » que j’étudie actuellement. Nous verrons de quelle manière l’imaginaire participe à cette idée du comparatisme.

En fait, dans le cas qui nous occupe plus particulièrement ici, c’est-à-dire les représentations des dinosaures et non pas seulement celles des deux tours, l’imagination n’aurait pas tort de voir un empire de l’« homme », même à travers un monde aussi lointain que celui de la préhistoire où vivaient les dinosaures. Le présent essai opère une première comparaison à partir du glissement d’une représentation sans cette figure d’homme (Grandeur de l’empire) vers des représentations où cette figure est omniprésente et constitue le point de comparaison essentiel (les livres de dinosaures). Je cherche par ailleurs à montrer comment la silhouette de l’homme et les images du monde contemporain occupent une place centrale dans nos tentatives de compréhension du monde préhistorique. Du moins, les « adultes », éditeurs et vulgarisateurs, semblent avoir eu une préférence dans la présentation des connaissances paléontologiques. Que signifient ces décisions de représenter l’homme un peu partout pour que l’ « enfant » se familiarise avec le monde et le temps des dinosaures ? Il s’agit maintenant d’investiguer sur la question. Elle donnera une perspective différente sur les enjeux du comparatisme soulevés par l’exposition. Les problèmes de la proportion et de l’échelle seront décisifs.

Figure de l’homme

Ainsi, il est fréquent d’apercevoir dans les livres de dinosaures une table de dimensions représentant une figure d’homme « inversement proportionnelle » à celle du dinosaure. Toute personne qui fréquente les livres de dinosaures se retrouve à un moment ou à un autre devant ce type de table, utilisant le système métrique. L’usage de ces tables de dimensions se fait particulièrement remarquable dans le corpus volumineux intitulé Dinosaures : sur les traces des géants de la préhistoire, publié de façon hebdomadaire à la fin du XXe siècle par les éditions Atlas. Ce sera le principal corpus étudié ici, même si les livres de dinosaures pour enfants représentent un corpus évidemment vaste et varié. Mon intérêt ne réside pas dans une explication globale et érudite. Il faut davantage chercher du côté de la mise en scène d’un aspect étonnant de ce corpus. Pour ne donner ici qu’un court exemple de la représentation des dimensions Homme-Dinosaure envisagée dans ce magazine jeunesse, il faut concevoir les deux tableaux suivants : la figure de l’homme sera beaucoup plus petite par rapport à celle d’un Brachiosaure (25m de longueur), tandis que la comparaison avec un Rhabdodon (4m de longueur) produira une figure d’homme plus grande. Il s’agit d’un rapport de proportion inversé : plus l’une des figures grandit, plus l’autre rapetisse, et inversement. L’enjeu qui m’occupe est la différence qui existe entre ce modèle proportionnel et celui de l’exposition, qu’il s’agit de comprendre par l’exercice de la « comparaison ».

Si nous pensons l’empire selon le modèle des tours de l’exposition, il suppose à la fois l’universalisation de l’échelle et l’établissement d’une grandeur superlative. Nous pourrions dire que l’empire souhaite détenir le monopole des échelles de représentation par la fondation d’une échelle unique, universelle. Ainsi, les deux tours du World Trade Center désignaient la hauteur maximale à partir de laquelle la grandeur des autres monuments, relevant d’une époque différente ou non, était mise en perspective. Les deux tours s’imaginent comme des superlatifs absolus, sans commune mesure avec les autres grandeurs, comme des géants n’ayant affaire qu’à des nains, à la manière de Gulliver. Toutefois, la réflexion sur l’échelle, la mesure et le comparatisme dépasse ce premier constat important, ou, pour le dire autrement, ce premier constat nous invite à le dépasser. L’une des manières d’étendre la réflexion entamée sera de déplacer le point focal vers un nouveau terme, implicite jusqu’à maintenant, mais essentiel : à savoir la figure de l’homme lui-même et de ses artefacts comme unités de mesure. Mon intérêt est de savoir comment agissent les figures de l’homme sur ces rapports de grandeur et par ces dispositifs de comparaison. Les tables de dimensions des dinosaures, dont je viens brièvement de décrire l’agencement, proposent un type de comparaison mouvant, dynamique. Les dinosaures se constituent ici comme des superlatifs relatifs, puisque l’homme se trouve au centre du tableau et change de dimension selon la hauteur et la longueur d’un dinosaure x ou y. Pour transposer cela dans la disposition visuelle que présente l’exposition, il faudrait plutôt prendre une image du plus grand dinosaure, un Brachiosaure par exemple, et placer sous lui certaines espèces animales de différentes époques, afin que le lecteur réalise l’immensité de ces géants préhistoriques. Ainsi, l’homme serait animal parmi les animaux et aurait une grandeur fixe.

MARTYNIUK, Matt. http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Longest_dinosaurs1.png, selon les dernières modifications du 18 février 2013, par DinoGuy3.

Or, les auteurs ont préféré un mode de présentation tout autre. Ils considèrent plutôt un système de proportion et de perception qui engage intimement la perspective humaine. En effet, l’homme, la femme, l’enfant, peuvent avoir l’impression d’être plus grands qu’ils ne le sont face à quelque chose de plus petit qu’eux, et plus petits qu’ils ne le sont face à quelque chose de plus grand. Entre la fourmi et les gratte-ciel, je ne ressens pas ma grandeur de la même manière, mais je mesure encore et toujours – depuis l’âge adulte – 1 m 86. Ce n’est pas seulement notre grandeur physique qui change dans le passage de l’enfant à l’adulte, mais la perception de notre grandeur aussi, notre perspective sur les choses.

La présence de la figure malléable de l’homme, pour ne pas dire sa quasi-omniprésence dans le corpus étudié, constitue le cœur du problème de cet essai. Une dernière remarque permettra de saisir comment l’« apparition » de l’homme, un peu partout dans ses représentations du monde préhistorique (et historique), développe une heuristique fondée sur des anachronismes délibérés, sollicitant l’exercice de l’imagination, de l’esprit littéraire, pourrions-nous dire. Sur les représentations de Grandeur de l’Empire que j’ai décrites, il s’agissait d’ériger des tours disparues derrière des monuments pérennes, pour dévoiler le poids symbolique de leur grandeur doublement démesurée : effondrement dans la perpétuité à travers l’imaginaire contemporain. Ces tours maintenant invisibles regagnaient leur visibilité à travers la comparaison anachronique et visuelle. De leur côté, les dinosaures du magazine Dinosaures trouvent leurs dimensions dans un anachronisme inversé. Il ne s’agit plus d’amener l’invisible au visible, le disparu à l’apparition, mais de s’engager dans le mouvement opposé ; le monde contemporain de l’homme et ces unités de mesure de l’espace sont transportés à l’intérieur du monde préhistorique des dinosaures. D’ailleurs, il serait faux de croire que les auteurs de livres pour enfants ignorent qu’il s’agit là d’un anachronisme évident. Au contraire, les 60 millions d’années qui séparent les derniers dinosaures des premiers hommes, cette durée de plusieurs fois plus longue que la très brève existence de l’humanité, sont connus par les scientifiques et quiconque cherche un peu sur la question ou visite un musée d’histoire naturelle. Pourtant, un questionnement persiste à vouloir être formulé : qu’est-ce qui motive alors l’utilisation répétée de ces références prenant l’homme comme point de comparaison ? Et surtout, pourquoi l’efficacité de la vulgarisation paléontologique s’articule-t-elle conjointement à la représentation de l’homme ? Le premier élément de réponse se loge dans l’exercice de comparaison, cette mise en rapport incessante qui imagine ici son port d’attache en la figure de l’homme. Un autre aspect de la réponse s’articule autour d’un moment charnière de la fin du XVIIIe siècle, moment où les sciences humaines et la paléontologie commencent à se développer avec assurance et à s’appuyer sur l’empirique. Moment où l’homme comme objet du savoir et figure représentée surgit. Portons en ce sens notre attention sur cette remarque étonnante de Foucault dans Les mots et les choses :

Dans la pensée classique, celui pour qui la représentation existe, et qui se représente lui-même en elle, s’y reconnaissant pour image ou reflet, celui qui noue tous les fils entrecroisés de la représentation en tableau, – celui-là ne s’y trouve jamais présent lui-même. Avant la fin du XVIIIe siècle, l’homme n’existe pas. Non plus la puissance de la vie, la fécondité du travail, ou l’épaisseur historique du langage. C’est une toute récente créature que la démiurgie du savoir a fabriquée de ses mains, il y a moins de deux cents ans : mais il a si vite vieilli, qu’on a imaginé facilement qu’il avait attendu dans l’ombre pendant des millénaires le moment d’illumination où il serait enfin connu. (Foucault, 1966, p.319)

Dans l’argumentaire de Foucault, l’« homme » devient à cette période à la fois un être empirique connaissable et une figure représentable et représentée par elle-même. C’est aussi dire que la figure de l’homme est historique et n’a pas toujours possédé la même valeur, la même signification, la même fonction, et que sa « naissance » provoque un vaste élan figuratif. Depuis son émergence, en effet, la figure de l’homme a maintes fois changé, tantôt idéalisée, tantôt quantifiée, tantôt dévastée… Aussi, l’homme en tant que figure peut s’envisager comme le dénominateur commun de toute chose, comme l’échelle la plus flexible qui soit. La formule de Protagoras, citée par Socrate dans le Théétète, rend compte de l’ancien héritage d’une conception semblable : « L’homme est la mesure de toutes choses ; pour celles qui sont, mesure de leur être ; pour celles qui ne sont point, mesure de leur non-être » (Platon, [1991], 152 a). Selon Socrate, cette formule exprime une opinion répandue à propos de la science. Le savoir de toutes choses dépend de la perception humaine. L’un dira blanc, l’autre dira noir, tout en parlant d’une même chose. Cette conception, Socrate tentera de la désarmer par la fondation d’une science de l’Un et non du Multiple, science d’ailleurs impossible dans la perspective platonicienne. Le problème s’articule autrement en ce qui concerne la figure de l’homme en tant que figure représentée, plutôt que sujet percevant. Dorénavant imbriquée dans la représentation, la figure de l’homme s’ajuste à toutes choses. Ce n’est plus seulement une question de perception et de devenir, ni un problème du Sujet trompé et trompeur, selon une vision épistémologique, car, puisque l’homme est maintenant au chevet de toutes choses (la science-fiction l’aura dessiné avant le big bang et après l’humanité), il peut s’agencer à leurs dimensions. Ou est-ce encore les choses, les dinosaures, les êtres vivants de toutes sortes, qui doivent se mesurer à l’échelle de l’homme, celui qui les représente et celui qui les « donne à l’existence » ?

Avant d’étudier ce qui relève spécifiquement du corpus des livres de dinosaures, je vais aborder ce problème en analysant l’imbrication de deux notions essentielles pour comprendre la question des représentations de grandeur. L’imbrication des notions de proportion et d’échelle montrera comment l’une ne va pas sans l’autre ; comment celles-ci, au-delà de leur première signification scientifique, sont aussi liées à une conception de l’« homme ». Par la suite, il sera plus facile de comprendre comment cette figure parvient à s’infiltrer dans la représentation des dinosaures.

Proportion et disproportion de l’« homme »

Le concept de proportion existe dans plusieurs domaines et disciplines depuis longtemps. Même si son origine demeure mathématique, son usage est multiple. Ce concept possède une histoire féconde en musique et en architecture, mais il pourrait aussi être décrit en astronomie, en chimie, en médecine, en peinture, etc. Son origine remontrait jusqu’aux Grecs, selon Michel Serres, qui affirme entre autres que c’est l’une de leurs grandes inventions (Serres, 1993, p. 328). Il est vrai que Thalès et son théorème constituent un exemple parlant. Le récit raconte que Thalès aurait trouvé la grandeur d’une pyramide grâce à l’ombre qu’elle projetait sur le sol à un moment précis de la journée. Il remarqua que la longueur de l’ombre est égale à sa hauteur à une certaine heure du jour, selon la position du soleil. Il se fit en ce sens l’un des premiers géomètres. La légende de Thalès explicite l’importance de la géométrie dans l’élaboration du concept de proportion. Les mathématiciens développèrent d’ailleurs un théorème portant le nom du philosophe. Dans leur langage, le théorème de Thalès stipule que « des droites parallèles déterminent sur deux droites sécantes des segments correspondants de longueurs proportionnelles. » (Buzaglo, 2009, p. 217) C’est-à-dire que ces longueurs sont dites proportionnelles parce que le rapport de l’une sur l’autre égalera toujours un terme constant. En mathématique, cette constante contingente selon chaque problème distinct s’appelle le coefficient de proportionnalité. – Mais pourquoi ces détails, quelque peu techniques pour des littéraires ?

Il faut en fait comprendre que ce concept exprime quelque chose de très précis pour les mathématiciens et les philosophes. Quand la proportion est utilisée en tant que terme général, elle se distance de son premier sens mathématique et peut même le trahir. Dans la rubrique « Proportion » de l’encyclopédie Universalis, les auteurs émettent un bémol faisant écho à cette réalité : « En fait, ce concept dégénère souvent dans le langage commun, et le prestige de sa fécondité dans les sciences mathématisables l’a parfois fait utiliser présomptueusement dans certaines théorisations. » (Boudon, p. 835) En effet, le vulgaire, comme le disaient autrefois les philosophes, n’emploie pas toujours convenablement les mots savants, mais la richesse du concept n’est pas pour autant démentie. Que la proportion anime autant notre imagination n’est d’ailleurs pas sans intérêt. Notamment, chez les penseurs du XVIIe siècle, qui ne connaissent pas la figure de l’« homme » comme nous nous la représentons aujourd’hui, la proportion, quoiqu’elle provient bien de l’esprit de la géométrie, revêt parfois plusieurs autres significations et présuppose l’exercice de l’imagination.

Chez Pascal, par exemple, le concept de proportion apparaît de différentes façons et il témoigne de l’importance accordée à l’esprit de la géométrie. La proportion s’enveloppe par ailleurs de l’esprit littéraire du penseur. Entre autres occurrences du concept, Pascal use souvent de la figure du chiasme, représentant une proportion inversée sur le plan discursif. Celle-ci pourrait d’abord être formulée comme l’ancienne figure de l’analogie euclidienne : A est à B, ce que B est à C. Toutefois, en ces termes, la fraction n’intervient pas dans le raisonnement. C’est à partir d’une égalité à quatre termes disposés de façon binaire que l’inversion sera rendue possible. Ainsi, la formule serait plutôt : A est à B, ce que C est à D. Or, dans certains cas, comme celui du rapport entre la justice et la force (Pascal, 1977, p. 94-96), le chiasme ne fonctionne pas harmonieusement. L’inversion ne produit pas un nouveau rapport réciproque. Dans son étude « Pascal’s Allegory of Persuasion », Paul de Man analyse ce déséquilibre et montre comment la force vient briser la possibilité d’une inversion purement proportionnelle des termes. C’est plutôt par sa puissance autre, établissant une autre échelle de pensée, que la force s’impose à la justice et que la justice veut s’approprier les bénéfices de la force. En ce sens, nous voyons que la suite des rapports proportionnels et des inversions qu’ils permettent se dissolvent par l’introduction d’un terme nouveau considéré comme disproportionnelle. Autrement dit, les systèmes de proportion se doivent d’être clos et ne supportent pas le changement d’échelle. Dans le contexte qui nous occupe, le problème se situe en cette notion d’échelle, car l’homme est à la fois considéré comme proportionnel et comme disproportionnel à toutes choses. Il est celui qui dicte l’échelle sur laquelle il se représente.

D’ailleurs, quand Pascal discute de la grandeur de l’homme, le mot « proportion » ne s’assigne plus seulement à une distinction mathématique ou épistémologique. Pensé entre les deux infinis, l’infiniment petit et l’infiniment grand, l’homme ne semble pas être la mesure de tout, mais tout le contraire ; il se pense comme une disproportion par rapport à la nature entière, qui n’est plus de l’ordre du quantifiable. Dans ses Pensées, quand il affirme que « manque d’avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la nature comme s’ils avaient quelque proportion avec elle » (Pascal, 1977, p.155), Pascal explicite en fait comment, à partir de son origine disproportionnelle, voire aproportionnelle, l’homme s’est constitué comme la figure de toute proportion. Son analyse de la proportionnalité de l’homme par rapport aux choses se précise davantage ensuite :

L’homme par exemple a rapport à tout ce qu’il connait. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d’éléments pour le composer, de chaleur et d’aliments pour se nourrir, d’air pour respirer. Il voit la lumière, il sent les corps, enfin tout tombe sous son alliance. Il faut donc, pour connaitre l’homme, savoir d’où vient qu’il a besoin d’air pour subsister et, pour connaitre l’air, savoir par où il a ce rapport à la vie de l’homme, etc. (Ibid., p.159)

Et pour connaître les dinosaures, pourrions-nous traduire, savoir par où ils ont un rapport avec l’homme ? Certains paléontologues et penseurs des sciences récuseront cette façon de s’interroger, avançant que les faits scientifiques traitent de la réalité empirique et ne mêlent en rien la fiction de l’« homme » à la réalité des dinosaures. Autrement dit, peu importe ces considérations à propos de l’homme proportionnel à toutes choses ou non, car le clivage entre ces deux façons de concevoir le réel provient de la différence entre la culture populaire et la culture savante, entre une construction sociale et un fait scientifique. Du moins, c’est ce que conclue quelqu’un comme Keith M. Parsons, philosophe des sciences, qui propose une distinction claire entre le fait considéré comme scientifique et celui dont l’origine se situe plutôt du côté d’une construction sociale (Parsons, 2001). Son texte, Drawing Out Leviathan, se fonde sur les débats contemporains entourant les Science Wars. Pascal discute pour sa part, dans l’extrait précédent, d’une vision de l’homme selon laquelle ce dernier n’est porté à connaître que ce qui le concerne. Et inversement, pour connaitre une chose ou un être, il lui faut se demander quel rapport il entretient avec cette chose ou cet être. Ainsi, au lieu de confronter les paléontologues sur la philosophie de leur science, il s’agit de se demander pourquoi les dinosaures fascinent tant l’homme et pourquoi l’homme, pour se les représenter et les mesurer, importe le monde historique dans le monde préhistorique. L’exercice de comparaison, présenté ici sous le couvert du concept de proportion, nous offre une solution au problème. Si tout est potentiellement comparable, si l’incomparable est comparable, à travers le temps comme l’espace, l’enjeu de la comparaison se décide autour de la question de l’échelle, extérieure au système clos des proportions. L’échelle serait métaphoriquement cette vue d’ensemble que suppose l’acte de comparaison. Celui qui compare devrait donc, par ailleurs, s’interroger sur l’échelle qui enveloppe les termes qu’il met en relation. Dans le cas qui nous occupe, la figure de l’homme se veut l’échelle première et la plus enveloppante.

Si les mathématiques et la géométrie du XVIIe siècle n’offrent pas au premier abord une vision claire de ce problème de l’échelle des proportions, l’architecte du XIXe, lui, pense directement la question, mais blâme, comme les mathématiciens, le mauvais usage de ces concepts dans le langage commun : « On voit que si la notion d’échelle fait son apparition au XIXe, les deux notions de proportion et d’échelle sont loin d’être séparées et la grandeur ou la lourdeur des proportions dénoncent une utilisation métaphorique de la notion de proportion […] » (Boudon, p. 840) Or, encore une fois, cet usage métaphorique de la notion de proportion est évident et justifié dans le corpus étudié. Pour les architectes, cette question concerne la mise en place d’une échelle réelle afin de disposer la virtualité des proportions. Contrairement au géomètre-mathématicien qui s’interroge sur les formes mathématiques idéales, l’architecte applique une échelle pour permettre à ces figures de se réaliser et construire un édifice particulier, par exemple. Ce mouvement de la proportion à l’échelle, du virtuel au réel, paraît toutefois inversé dans le cas des représentations de dinosaures. Les échelles servent ici à augmenter la virtualité. La juxtaposition des échelles permet de construire un espace virtuel, où toutes les grandeurs peuvent se rencontrer, au lieu d’édifier un espace réel. Les magazines de dinosaures font l’usage de cette notion de proportion, à travers un changement d’échelle constant, changement envisagé à partir de l’ « échelle humaine », laquelle est la référence première de l’enfant et du lecteur. La dernière section de cet essai retrace donc les mesures de cette figure de l’homme, à travers ses représentations du monde des dinosaures.

Mesurer et vulgariser le dinosaure « postmoderne »

Le jeu des proportions et des disproportions, des tailles réelles et virtuelles, ainsi que le changement d’échelle incessant, servant à mesurer et représenter l’ensemble des dinosaures, s’insèrent de trois manières à l’intérieur des différents numéros du magazine Dinosaures : sur les traces des géants de la préhistoire. D’abord, l’homme se représente lui-même au côté des dinosaures. Le tableau de dimensions est l’occurrence la plus constante à cet égard. Chaque dinosaure donne lieu à la représentation de sa grandeur, et, dans chacun de ces encadrés, il s’agit de mettre en rapport une silhouette d’homme et une silhouette du dinosaure. En outre, entourant le tableau de dimensions, toute la page elle-même devient grille de mesure et de représentation. À la manière du tableau lui-même, le magazine en tant qu’objet aux dimensions fixes juxtapose différentes échelles. Enfin, le textuel répond à cette rhétorique visuelle. Il se compose de nombreuses métaphores et comparaisons issues de l’univers contemporain à l’homme. Les voitures, les courts de tennis, les chiens, les immeubles, pour ne citer qu’eux, forment tous ensemble un système de représentation, capable de donner des unités de mesure concrètes permettant d’imaginer la taille « réelle » du dinosaure, c’est-à-dire que le lecteur peut avoir une image actuelle de la grandeur des dinosaures à travers le texte. Ainsi, le visuel et le textuel s’imbriquent de manière décisive. Chacun forme une grille flexible, à l’intérieur d’un cadre fixe (le tableau, le magazine lui-même ou le texte), où toutes les échelles peuvent se juxtaposer les unes sur les autres.

Toute cette rhétorique de la mesure se justifie et se légitime par l’orientation générale du corpus. L’organisation du magazine en tant que tel est d’ailleurs saisissante. Les méthodes de « popularisation » des dinosaures opèrent de façon diversifiée et inventive. Elles cherchent à la fois à rendre compte du métier de paléontologue, à vulgariser le discours scientifique et à immerger le lecteur dans le monde préhistorique, avec le plus d’approches possibles. Naguère, à l’achat du magazine, l’enfant recevait quelques pièces miniatures du squelette d’un dinosaure (notamment un tyrannosaure et un tricératops). Progressivement, d’un numéro à l’autre, acheté chaque semaine, le lecteur reconstituait le squelette, reproduisait le geste du paléontologue ; puis, en consultant les différentes sections, il enquêtait sur ces traces, comme le précise le titre du magazine. La bande dessinée, l’illustration, le portrait en 3 dimensions, le jeu-questionnaire, l’abécédaire (tentant de lister tous les dinosaures), – toutes ces approches constituent dans chaque numéro un arsenal de modes de représentation visant à « attirer » l’attention du lecteur. Au cœur de ces approches variées, la figure de l’homme s’invente et s’imagine comme mesure de tout, c’est-à-dire comme une échelle intégrant toutes les autres.

Prenons un dinosaure en particulier : soit le Tricératops, ce fameux dinosaure herbivore à trois cornes (p. 25-27). Le tableau de dimensions présente sa silhouette en 2 dimensions, au côté de la silhouette d’un homme. Une ligne de quelques centimètres au dessous du Tricératops spécifie que la longueur de ce quadrupède est de 9 mètres. L’homme représenté à son chevet n’est nul autre que le paléontologue lui-même tenant un petit marteau [3]. Sur le papier, il mesure environ un centimètre et demi. Si nous traduisions cette grandeur selon l’échelle du tableau, l’architecte aurait grosso modo une grandeur de 1 m 80. Ainsi, considérant les dimensions du dinosaure, le haut de la tête du paléontologue toucherait à la mâchoire du tricératops.

MARTYNIUK, Matt. http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Eotriceratops_scale.png, selon les dernières modifications du 6 août 2010, par DinoGuy3.

Le tableau nous permet d’imaginer la grandeur « réelle » du dinosaure. Le sens de réel sera ici : selon la perspective et l’échelle humaine. Il s’agit d’un mode de comparaison des tailles. Pour que cette impression de proportion soit conservée d’un dinosaure à l’autre, il faut inévitablement changer l’échelle de mesure à l’intérieur du tableau au cadre fixe. Par exemple, dans le cas du Mamenchisaurus (22 m de longueur), pour que le dinosaure occupe approximativement le même espace dans le tableau, pour qu’il n’excède pas le cadre, l’échelle devra doubler (p. 148). Ce changement d’échelle réduira de moitié la grandeur de la silhouette de l’homme. Nous pourrions tout autant utiliser ce raisonnement avec un dinosaure plus petit : pour le Compsognathus (1 m de longueur), il faudra diminuer l’échelle, au moins de moitié. L’ « homme » grandira et son image le dépassera alors.

Fig. 3 : MARTYNIUK, Matt. http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Compysizes1.png, selon les dernières modifications du 20 août 2011, par DinoGuy3.

Ainsi, ce tableau de dimensions suppose deux principes de représentation, l’un spatial et l’autre temporel. L’anachronisme permet tout d’abord la rencontre du dinosaure avec l’homme. En fait, nous pouvons le rappeler ici, le paléontologue travaille avec des fossiles et non avec des êtres vivants. Il ne rencontre pas des dinosaures debout, mais « couchés » ou aplanis, écrasés sous plusieurs strates géologiques. Tout un travail de reconstitution est nécessaire afin de rendre le dinosaure « présentable », afin qu’il tienne debout dans un musée ou qu’il soit représenté par un illustrateur dans un livre.

En outre, l’espace de représentation à l’intérieur du cadre est une autre virtualité, une sorte d’espace vide où l’échelle de mesure peut être mobile. Cette dernière caractéristique apparait aussi à l’extérieur du petit tableau décrit. La page entière ouvre sur ce type d’espace infini. Reprenons ici notre exemple du Tricératops. Sur la même page où il a découvert les dimensions du dinosaure entier, le lecteur peut aussi apercevoir une image du squelette de la tête du Tricératops (p. 26). Une ligne de mesure au bas de la mâchoire, dont la longueur réelle sur le papier est approximativement la même que celle décrivant les dimensions totales du dinosaure (dans le tableau de dimensions), nous indique cette fois-ci qu’elle vaut 2 m. Autrement dit, la mâchoire mesure deux mètres en réalité. Et non sans compliquer notre effort de compréhension, une troisième ligne, en retrait dans la marge, utilise directement l’échelle de la page. Pour sa part, cette mesure représente la longueur réelle (18 cm) de la corne nasale. Sur la même page, sur le même espace fini, nous avons donc au moins trois échelles de valeur différente qui sont superposées. Sans l’aide de l’imagination, ces échelles seraient difficilement représentables dans l’esprit de l’enfant et du lecteur. Au contraire, ce mode de représentation présuppose un esprit capable de comparer les différentes échelles. Ici l’« homme » n’est plus flexible en tant que figure et représentation, mais plutôt en tant qu’il est celui qui représente, celui qui applique l’échelle de son choix pour mesurer les choses.

Cette liberté dans la représentation visuelle des grandeurs se tisse avec autant de témérité à travers le texte. L’anachronisme prend d’autres formes surprenantes. Ce n’est plus seulement l’homme qui se dessine auprès des dinosaures, mais tous ses artefacts et les différents mammifères qui lui sont communs, qui sont institués comme unité de mesure. Il faudrait presque parler d’une poétique originale et propre à la vulgarisation des grandeurs dinosauriennes tellement les images se multiplient. Voyons comment le texte décrit notre Tricératops : « Il est aussi long que 2 voitures et pèse autant que 5 rhinocéros. » (p. 25) Le Mamenchisaurus lui sera aussi long que « 3 voitures rangées par-chocs à par-chocs. » (p. 148) Et dans la même famille des sauropodes : « Le Brachiosaure a la longueur d’un court de tennis, il est aussi grand qu’une maison de trois étages et fait le poids de 10 gros éléphants. » (p. 73) Finalement ces deux derniers : le Galliminus qui « aurait eu une amende pour excès de vitesse dans les villes » (p. 125) et l’Ankylosaurus qui « est bâti comme un tank. » (p. 48) Ici la formule d’apparence neutre Tricératops = 9 m change radicalement. De façon beaucoup plus métaphorique, le texte nous dit que le Tricératops = 2 voitures. Les images utilisées comme mesure ne cherchent pas à remplacer l’exactitude du mètre ou du centimètre, elles s’ajoutent plutôt aux efforts de figuration décrits jusqu’à maintenant. Si deux Toyota mesurent bel et bien 9 m ensemble, tandis que deux Honda auraient pour longueur 8 m, ceci ne compromet pas ce que tentent de représenter les images véhiculées par le texte. Nous pourrions dire que l’utilisation de ces images sert à nous donner un « ordre de grandeur » du dinosaure. Nous utilisons en effet cette formule pour exprimer la façon selon laquelle il nous devient plus facile de nous représenter une grandeur, sans devoir s’imaginer abstraitement une longueur de 9 m. De plus, si l’Ankylosaurus ressemble à un tank, ce n’est pas parce qu’il possède un canon ou une peau en métal, mais parce que sa constitution extérieure est aussi robuste et a des propriétés aussi défensives qu’un tank moderne, semble-t-il. Il n’est pas difficile de constater toute la charge symbolique que portent avec elles ce type de comparaisons et de métaphores. Ces images sont omniprésentes dans le monde contemporain des Occidentaux. Parfois, l’anachronisme entre le monde contemporain et le monde préhistorique se veut parfaitement apparent. Comme dans le cas du Galliminus, ce dinosaure qui aurait dû payer une contravention pour excès de vitesse. Ce mouvement du préhistorique vers l’historique est moins fréquent, mais il témoigne de la liberté avec laquelle ce magazine de vulgarisation envisage la représentation des dinosaures.

Tout fonctionne en fait comme si le monde des dinosaures et celui des hommes existaient simultanément dans un espace et un temps virtuels (espace et temps virtualisés par la fiction du magazine). Cela permettrait donc les passages d’un monde à l’autre, à travers les figures de l’ « homme ». Du moins, les figurations de l’homme paraissent pouvoir se mesurer de cette façon à toutes choses ; ainsi le problème concerne davantage l’« homme » que les dinosaures, mais il reste que leurs relations demeurent problématiques. Il faut dire que cette manière de concevoir la question poserait problème à un philosophe comme Keith M. Parsons, qui a combattu cette idée selon laquelle la connaissance des dinosaures s’entremêle avec la figure de l’homme et ses fictions. Notamment, dans son livre Drawing Out Leviathan, il critique un livre de W. J. T. Mitchell, The Last Dinosaur Book, où il est affirmé que les dinosaures sont des icônes culturelles qui mêlent les faits à la fiction. Selon cette approche, Mitchell construirait de toutes pièces un dinosaure « postmoderne » (Parsons, 2001, p.108). Pour Parsons, dont l’essai se positionne dans le contexte des Science Wars, l’enjeu est de prouver l’indépendance des sciences exactes vis-à-vis des sciences humaines. Mon essai ne prend pas directement position dans ce débat, mais il faudrait tout de même se demander comment ce dinosaure « scientifique » cohabite avec ce dinosaure « postmoderne ». L’enjeu de la vulgarisation, qui n’est pas explicitement traité par Parsons, serait essentiel à la compréhension de cette question.

La vulgarisation est pensée ici comme nécessaire et coexistante aux discours scientifiques. Le passage par Pascal serait décisif à ce sujet. Car, pour connaître une chose, selon la thèse de Pascal, l’homme doit d’abord être en mesure de se la figurer en rapport avec lui. Si l’intérêt de Parsons est de bien distinguer ce qui est un fait scientifique à propos des dinosaures et ce qui est de la fiction, l’argument du présent essai est plutôt orienté par une enquête à propos de l’« homme » en tant que figure représentée et représentable au côté de toutes choses. Il s’agit d’ailleurs de deux échelles de pensée, deux perspectives de réflexion. Pour argumenter sur la thèse tentant de savoir si ces figurations de l’homme sont inextricables à notre représentation des dinosaures, il faudrait adopter une tout autre perspective et vouloir s’engager dans le débat des Science Wars. Mon intention dans cet article est plus humble et cherche seulement à expliquer comment l’esprit de comparaison rend possible l’anachronisme de l’homme au côté des dinosaures, créatures si lointaines de son époque.

Comparatisme visuel et jeunesse disproportionnelle

Par cette brève analyse, j’ai cherché à la fois à exposer par son emploi un aspect du comparatisme véhiculé par la littérature comparée et à porter l’attention du lecteur sur la façon dont la figure de l’homme organise son empire sur les représentations (des dinosaures en l’occurrence). Mon enquête a concerné davantage l’imaginaire que les fondements scientifiques de la paléontologie, mais mon propos visait tout de même à interroger cette frontière supposément étanche ; la prochaine étape serait en effet d’investiguer sur cette question. Le thème de l’enfant est resté secondaire, mais il resurgit au moment où je veux conclure. Cette maturité de l’homme nietzschéen, homme qui retrouve le sérieux avec lequel il jouait, étant enfant ; ce sérieux retrouvé et transformé, quel est-il ? Ce pourrait-il que les « comparatistes » aient ce rire, témoin d’un tel sérieux ? Pourquoi parler de dinosaures de cette façon, dans une revue littéraire et dans le cadre d’une exposition sur les Grandeurs de l’Empire ? Ne s’agit-il pas de thèmes si éloignés qu’il nous est finalement impossible de les réfléchir sans trahir une trame de pensée pour une autre, sans jamais atteindre nulle part au véridique, ayant trahi les limites des objets d’étude spécifiques à notre « discipline » ? Notre devenir ludique peut-il s’infiltrer à la rigueur et au sérieux, et leur donner un goût autre, une saveur différente ? Quand ces questions recommencent à me hanter, je me remémore l’aphorisme de Michaux : « Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage. » (2001, p.452)

À cette époque où beaucoup de disciplines et revues des sciences humaines revendiquent leur place au palmarès de l’inter- et du trans-disciplinaire, une attention particulière au comparatisme, pensé comme exercice de l’esprit et de l’imagination, n’est pas sans intérêt. Au contraire, il s’agit de se demander comment cette porosité des frontières disciplinaires se met en place et devient davantage possible. Cette interrogation trouvera peut-être une part de sa solution dans le déploiement d’un champ de savoir comme celui de la littérature comparée. Toutefois, même en littérature comparée, où nous confortons cette idée du transdisciplinaire intrinsèquement liée à nos origines, les thèses publiées révèlent une certaine préférence pour la critique textuelle. Nous nous amusons souvent à nous dire qu’« en littérature comparée, nous pouvons étudier n’importe quoi », mais le commentlefaire constitue une épreuve de taille. L’essai de comparatisme visuel que représentait l’exposition Grandeur de l’Empire m’inspira l’élan comparatif de cet article. Il faut constater que l’usage de l’anachronisme et de la comparaison visuelle provoque une série de glissement qui ouvre la voie à la pensée, lui donne un prétexte pour – une fois de plus – s’élancer dans l’infini discursif de la réflexion. Contre cet infini, qui est tout aussi infini pour la figure de l’ « homme » que pour son langage, la conception d’un empire se fonde sur une maitrise de la représentation.

Ainsi, il ne s’agit plus seulement de mesurer, car il faut encore ordonner ces mesures. Leur donner un nom, une valeur. Apparaît alors le duo de notions exposé par Foucault dans Les Mots et les Choses, cette imbrication de la mathesis et de la taxinomia. Le rapport entre la proportion et son échelle recoupe la trajectoire de ces réflexions. À la manière de la mesure et de l’ordre, l’échelle englobe la proportion et vient s’y greffer de l’extérieur. Le propre de l’« échelle humaine », selon l’analyse articulée ici, est sa flexibilité et son caractère enveloppant. Le problème entre ce qui représente et ce qui est représenté devient particulièrement complexe, surtout en constatant que l’ « homme » se retrouve des deux côtés de cette limite. La vulgarisation joue avec cette ambiguïté conceptuelle proprement humaine, dont l’échelle ne peut être unique. Cette échelle se caractérise justement par la pluralité de ses valeurs. Or, lorsque nous nous imposons l’utilisation d’une seule échelle de mesure, de plus en plus grande (par souci de tout englober), nous provoquons du même coup l’effacement de la figure de l’ « homme ». Sa figure n’est plus au cœur de la comparaison ; elle n’est plus considérée comme point de référence dans les représentations. Pensons par exemple à juxtaposer cette figure de l’« homme » au sein du dispositif visuel dont il était question au début de l’article : à savoir la représentation des deux tours avec les autres monuments. Juxtaposer la figure de l’« homme » à l’échelle déjà en place nous donnerait un homme pas plus grand qu’un tout petit point, minuscule, à peine visible. L’impression de la personne au sommet des tours, qui regarderait un homme en bas, ne serait pas différente. Plus l’échelle grandit, plus l’« homme » s’efface. Pour le ramener à sa visibilité, il faudrait changer d’échelle. C’est précisément en augmentant, en accumulant les échelles, que les perspectives se modèlent à la figure de l’« homme ». Et réciproquement : que la figure de l’« homme » s’agence et se rend proportionnelle aux choses et aux êtres représentés.

Nous avons donc deux logiques de construction d’un empire. Critiquée par l’exposition dont il est question, la première suppose l’utilisation d’une échelle unique, sur laquelle toute mesure devrait être lisible, tandis que la seconde, exposée dans l’analyse des livres de dinosaures pour enfant, s’articule à travers la juxtaposition d’échelles irréductibles les unes dans les autres, mais représentées néanmoins sur le même espace fini. Dans les deux cas, l’exercice de la comparaison permet de rendre compte, de rendre visible les changements d’échelle. L’usage de ce « comparatisme » dépiste justement les méthodes de construction impériales. La question de l’échelle, une fois qu’elle est posée, surtout lorsqu’elle s’adresse à la figure de l’« homme », nous révèle les anthropomorphismes et les anachronismes qui animent notre imagination. Ces problèmes articulés du dehors, à partir d’une extériorité, nous exposent à la fois les failles des systèmes que nous supposons clos et les ouvertures possibles. Ils envisagent l’homme à la fois en tant que figure proportionnelle et disproportionnelle à toutes choses. Ils illustrent les fictions de l’ « homme », à une époque où tout semble tendre vers son effacement.