Spectralité de l’Empire

Le « degré zéro » du pouvoir dans le capitalisme tardif

À quoi tient le vertige du pouvoir des empires dans l’imaginaire contemporain ? L’exposition Grandeur de lEmpire : essai de comparatisme visuel qui a eu lieu en 2013 à l’Université de Montréal a voulu y répondre à sa manière. Se présentant notamment comme une suite de photomontages où étaient comparés, par juxtaposition, l’image évanescente des tours jumelles du World Trade Center à New York et des édifices représentatifs d’empires du passé, l’exposition nous faisait voir la conjugaison de l’horizontale des territoires conquis et de la verticale de la spectacularité du pouvoir.

C’est à ce complexe topographique que je m’intéresserai ici. Comme une méta-cartographie de la puissance, le travail esthétique de Grandeur de lEmpire nous force à repenser le sens d’« empire » pour notre époque. Notre verticalité, dont les tours jumelles sont devenues l’archétype, une fois redoublée par son voile spectral, a dépassé la nécessité pour les puissants de se montrer en hauteur, mais du même coup, dénote la chute. Selon la formule bien connue attribuée à La Boétie, on dit qu’ils sont grands parce que nous sommes à genoux ; et si la grandeur n’était pas toujours en hauteur ?

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La question se pose pourtant : le pouvoir se montre-t-il toujours par la verticalité ? La hauteur et la puissance colossale ? Slavoj Žižek mentionne dans Bienvenue dans le désert du réel que si vous êtes à la recherche d’un symbole phallique dans une ville, ne regardez pas les tours mais le mouvement de la foule : l’objet du désir ou objet a est ce qui fuit l’appréhension, ce qui se dérobe, ce qui manque. Le capitalisme comme face économique de l’Empire dans lequel nous vivons fonctionne à la manière du degré zéro en linguistique : le désir comme manque constitue une différence par l’institutionnalisation généralisée de la dette comme moteur économique. Rappelons rapidement ce que disait Roland Barthes (à partir des travaux de Roman Jakobson) du « terme non marqué » : « On l’appelle degré zéro de l’opposition ; le degré zéro n’est donc pas à proprement parler un néant (contre-sens cependant courant), cest une absence qui signifie ; on touche ici un état différentiel pur ; le degré zéro témoigne du pouvoir de tout système de signes qui fait ainsi du sens ‘‘avec rien’’ » (Barthes, 1964, p. 124).

Le capitalisme est le régime du désir, le régime qui ne peut se perpétuer que par le désir de l’autre, même si cet autre, c’est du rien. Ce régime, pourtant, ne réserve pas nécessairement son énergie dans de grands bâtiments en hauteur (même si en apparence il donne cette « apparence », celle de se manifester dans les tours toujours plus hautes) ; c’est plutôt en profondeur, dans la dette, qu’il faut voir le fabuleux pouvoir du capital. On oublie souvent que l’argent en circulation n’est pas réel au sens d’une marchandise considérée selon son usage (consommation) ou même son échange (par exemple le troc). L’argent en circulation et qui fait tant courir les salariés n’est que la face spéculaire – et spéculative – de l’endettement total, donc de l’emprunt avec pour base le temps qu’il nous faut pour le rembourser. Il faut prendre la mesure de cette réalisation prodigieuse de notre économie désormais basée sur la financiarisation (c’est-à-dire détachée de toute emprise réelle dans la production des marchandises) : l’argent que la banque ou l’agence de crédit vous accorde n’est pas un montant d’argent qu’elle possède, elle vous prête plutôt une confiance dans le temps que vous allez prendre pour le rembourser.

Ainsi, le capitalisme comme forme suprême du développement de l’Occident se montre comme une puissance magistrale, inégalée dans l’histoire aux dires de Marx et Engels1, mais sa monstration esthétique n’est rien au regard du pouvoir invisible des profondeurs qu’il a su exploiter, celui des désirs humains jamais satisfaits, celui de la dette, dont la portée religieuse a été analysée par Nietzsche (la dette chrétienne pour la mort du crucifié). Ce degré zéro essentiel au désir de la consommation fonctionne comme un mana, au sens où l’interprétait Lévi-Strauss, « substantiel et le plus souvent négatif : fluide que le shaman manipule, qui se dépose sur les objets sous une forme observable, qui provoque des déplacements et des lévitations et dont l’action est généralement considérée comme nocive » (Lévi-Strauss, 1950, p. XLII). C’est moins la grandeur visible qui nous maintient à genoux devant le Nouvel Empire que sa profondeur invisible. À condition, évidemment, d’y « croire », mot à l’origine de « crédit ».

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Les organisateurs de Grandeur de lEmpire ont peut-être su exprimer ce manque qui fait tourner le capital mieux qu’il le semble de prime abord. L’image fantomatique des tours jumelles du World Trade Center ne constitue-t-elle pas ce manque vers lequel on retourne depuis au moins le 11 septembre 2001 ? La figure du manque ou de l’absence représente plus que jamais l’étalon où se mesure la « réalité », car c’est vers elle notamment que tournent et retournent toutes nos décisions politiques les plus controversées.

Dans Bienvenue dans le désert du réel, Slavoj Žižek critique l’affirmation – au lendemain des attentats – selon laquelle l’effondrement des tours jumelles était la représentation de la castration de l’Occident et la faillite du patriarcat capitaliste. Il voit dans cette affirmation une interprétation fautive du phallus chez Lacan : le phallus n’est pas une représentation iconique de l’érection (une tour, une colonne, etc.), mais le signifiant du manque dans le désir. Le phallus du capitalisme, et Žižek l’avait bien compris, c’est ce qui nous fait courir sans cesse : la fluidité du capital et notre propre circulation, nous qui courons après ce désir qui ne cesse pas de ne pas aboutir.

Néanmoins, il nous faut peut-être voir dans l’interprétation de la chute des tours comme défaite (momentanée) de l’Occident une vérité que les tenants de cette interprétation n’ont sans doute pas vue : la décapitation (dont la chute des tours se voulait l’emblème) du capital ne s’est-elle pas toujours instituée comme moteur même du capitalisme ? Si le règne du capitalisme commence avec celui de la bourgeoisie se constituant comme classe sociale exploitante, elle a eu besoin de sa propre révolution (en France, notamment) dont le symbole par excellence a été les têtes royales dans le panier de la guillotine. Plus encore, le système capitaliste lui-même fonctionne par la décapitation quotidienne du temps de travail du salarié dans sa transformation en surtravail (plus-value journalière, aliénée du travailleur et retransformée en investissement dans le capital). Le capitalisme, régime du cap et du caput (« tête » en latin), ne se vit que de la décapitation (des têtes, des hauteurs, des chefs : principe égalitaire), mais aussi du refus d’aller au bout de ce qu’il peut (au cap : « la tête ou l’extrémité de l’extrême, le but et le bout, l’ultime, le dernier, la dernière extrémité, l’eskhaton en général » (Derrida, 1991, p. 19)). La crise comme pénultième remède, la crise (mineure) pour ne pas atteindre la plus grande qui ferait chavirer le régime.

Le procès de la reproduction du capitalisme nécessite la décapitation, tout en s’assurant que les têtes se renouvèlent. Si ce retour constant n’avait pas lieu, la reproduction des conditions d’exploitation de l’Empire serait mise en péril. Les crises politico-économiques – moments de grandes violences économiques, mais aussi symboliques –, avaient découvert Marx et Engels2, ne sont pas une preuve de l’impuissance du capitalisme, mais de sa créativité. Ce régime qui est le nôtre ne souffre pas de ses crises, il vit et survit à force de crises : il est le régime de la révolution permanente.

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L’image fantomale – fantastique et fantaisiste, sinon fantasmatique – des tours jumelles vient donc rappeler cette permanence de la revenance des esprits du passé. Jacques Derrida, en réponse aux chantres de la mort du marxisme, avait su inventer un bon mot pour décrire ce processus : l’hantologie, en déplaçant cette lettre qui ne s’entend pas (lettre muette : elle ne se prononce pas, mais agit comme le degré zéro de la phonologie) du mot d’origine « anthologie », jouant ici, à peu de sons près, avec l’ontologie, le discours sur l’être en tant qu’être. Derrida remarquait par ce mot le problème culturel des spectres qui ne cessent de revenir (et en particulier de celui du communisme, celui évoqué aux premières lignes du manifeste de Marx et Engels, mais aussi celui du dramaturge du théâtre de la globalisation, Shakespeare avec Hamlet) et le questionnement sur l’être de notre monde mondialisé et mondialisant. Le capitalisme, c’est une fantômachie (dont le cinéma pour Derrida était, par excellence, son lieu de manifestation), un combat de spectres auquel participe aussi un certain esprit du communisme comme malaise devant les grandeurs. Un combat incessant de revenants : le capitalisme, contre la métaphysique de la présence, transsubstantiant l’espace des immensités conquises en temporalité de la dette à rembourser, s’est découvert comme scène de spectacle. L’humanité connaissait depuis longtemps la possession du meum et tuum, le capitalisme lui a enseigné à se reconnaître comme possédée.

Un empire se montre dans un comparaître implicite : un « paraître ensemble ». Une « grandeur », c’est d’abord une relation, elle n’a de sens que dans une comparaison, et un empire est toujours conscient, dans les signes qu’il émet, de son rapport aux empires qui l’ont précédé. Toujours plus haut (dans ses bâtiments), toujours plus grand (dans sa superficie), toujours plus puissant (face à ses ennemis). Or, sa relativité ne fait pas l’économie d’une volonté d’absolutiser sa grandeur, c’est-à-dire de la rendre incomparable, incommensurable. Un empire se comprend objectivement dans une historicité de la relation, mais se vit lui-même subjectivement dans une historialité du positif absolu. Il se perçoit comme le terme d’une histoire de laquelle il tire ses forces.

Le capitalisme mondialisé comme Nouvel Empire – l’impérialisme au sens de Lénine, c’est-à-dire non pas le désir de dominer, mais au contraire ce moment historique où la domination du désir est accomplie – a compris que le meilleur moyen d’atteindre l’absolu était de le rendre impossible au profit du relatif : l’Empire du capitalisme vient aplanir toute différence pour la rendre mesurable, donc calculable, selon le nouvel étalon à valeur nulle qu’est l’argent. L’argent n’a pas de valeur propre, au sens où il ne possède pas en soi une valeur d’usage. Sa valeur provient de la fiction soutenue par le marché de l’échange : sans valeur en propre, l’argent peut prendre universellement toute valeur et, du coup, se donne comme un absolu dans les rapports marchands entre individus.

Cette nouvelle forme d’absolu peut-elle se soutenir éternellement ? Rien ne laisse deviner que de l’« irréversible » – donc ce qui ne se laisse pas entraîner dans l’économie circulatoire du capitalisme – est possible. Mais peut-être est-ce là le sens de la « comparaison » telle qu’utilisée par les organisateurs de l’exposition Grandeur de lEmpire : non pas nécessairement fournir des vecteurs de sortie de la domination telle qu’on la connaît, mais d’abord mettre en doute, plus simplement, l’apparente éternité que toute figure du pouvoir doit se donner.

Relisons, pour conclure, le poète Shelley qui décrit une rencontre avec un étranger rapportant son voyage :

I met a traveller from an antique land
Who said : Two vast and trunkless legs of stone
Stand in the desert. Near them, on the sand,
Half sunk, a shattered visage lies, whose frown,
And wrinkled lip, and sneer of cold command,
Tell that its sculptor well those passions read
Which yet survive, stamped on these lifeless things,
The hand that mocked them and the heart that fed,
And on the pedestal these words appear :
“My name is Ozymandias, king of kings :
Look on my works, ye Mighty, and despair !”
Nothing beside remains. Round the decay
Of that colossal wreck, boundless and bare
The lone and level sands stretch far away.
(Shelley, 1819, p. 92)

Les mots du piédestal disent la grandeur de l’empire, sa construction et sa splendeur, et les paroles du voyageur qui les rapporte rappellent l’orgueil de l’empire et sa finitude. Aux puissants du monde répondront toujours, en se les appropriant, les récits de leur déchéance. La mémoire de la grandeur est toujours plus pérenne que son envers matériel qui, lui, s’efface dans ses ruines.

  1. 1La première partie du Manifeste du Parti communiste intitulée « Bourgeois et prolétaires » fait le récit de la puissance inégalée du capitalisme par le truchement de la classe bourgeoise. Pour ne donner qu’un court exemple : « Elle [la bourgeoisie] a été la première à montrer ce dont est capable l’activité des hommes. Elle a accompli de tout autres merveilles que les pyramides d’Égypte, les aqueducs romains et les cathédrales gothiques, elle a réalisé de tout autres expéditions que les grandes invasions et les croisades. […] Pressée par le besoin de débouchés toujours plus étendus pour ses produits, la bourgeoisie se répand sur la terre entière. Il faut qu’elle s’implante partout, s’installe partout, établisse partout des relations. » Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste [1848], trad. Émile Bottigelli, éd. Gérard Raulet, Paris, GF Flammarion, 1998, p. 77-78.
  2. 2 Voir le Manifeste du parti communiste.