Consigner des pensées communes dans une théorie portative

Journal de bord d’une exposition

Signalétique

Avec la volonté d’écrire d’un journal de bord, sans faire appel aux formes habituelles de la datation et de l’inscription journalière de mes pensées, je veux rassembler des idées éparses, dans le but de soumettre la manière dont une recherche, un projet commun, s’organise. Ainsi, je souhaite aborder la création de l’exposition Grandeur de l’Empire qui rassembla plusieurs personnes du département de littérature comparée de l’Université de Montréal et de la Faculté des arts et des sciences. Le titre de l’exposition avait été proposé, de manière convaincante, par Boris Chukhovich, l’un des responsables de ce projet. Commissaire d’exposition, puis spécialiste reconnu de l’art de l’ex-URSS, des expressions de l’Asie centrale dans le domaine des arts visuels, Boris Chukhovich était sans conteste la personne en mesure de conduire ce projet.

Depuis des années, je collabore à divers projets avec Boris Chukhovich. Au fil du temps, dans ce qui est devenu une forme de complicité intellectuelle et affective, nous sommes intervenus dans la mise en œuvre de divers projets universitaires à l’UQAM, puis à l’Université de Montréal. Ce fut le cas lors de mon installation au département de littérature comparée en 2011. Pour Boris et moi, un constat s’impose : le déploiement de l’activité de penser, que l’on retrouve exprimé de manière on ne peut plus claire dans le monde universitaire, doit se faire voir et entendre. Bien trop souvent, l’Institution universitaire est discrète. Elle peine à communiquer avec ceux qui ne partagent pas son langage, ses manières de faire, parfois ses manies.

Une première intervention fut de repenser la forme iconologique du Département de littérature comparée. Signalétique, panneaux, babillards, tout cela fut remodelé. S’agissait-il de notre part d’un geste déplacé, d’une vanité de « créateurs » qui voulaient rompre avec les aspects normés et conventionnels de l’institution ? Certes pas. Notre geste n’était pas gratuit. Il faisait une large place à une réflexion en acte sur l’expression visuelle de la littérature. De cette manière, le projet de cette iconologie comparée voulait rompre avec les aspects contraignants d’une signature institutionnelle, d’une écriture édictée par quelque Secrétariat général de l’Université ou encore la Direction des immeubles.

Boris Chukhovich avait conçu à cette occasion des panneaux qui permettent aujourd’hui de baliser l’identification visuelle du département, sous la forme d’une signalétique qui rompt avec la banalité des lieux universitaires. Au moment où je fus engagé à l’Université de Montréal en 2011, que je m’installais dans mon nouveau lieu de travail, un de mes projets était de rehausser la visibilité du département de littérature comparée déjà, reconnu de longue date pour l’excellence de la formation qui s’y donne depuis des décennies. Les collègues poursuivent leurs recherches et leurs enseignements, cela va de soi ; un département n’est pas un lieu de mise en marché du savoir, un espace où l’on est en compétition avec ses concurrents universitaires sur fond de branding et de promotion d’une image de marque. Sans faire preuve d’excès, il n’en demeure pas moins que l’on peut manifester de l’originalité dans la promotion de la vie départementale. Cette dernière est un lieu de réflexion et de création.

Plateforme

Outre ce premier travail de signalétique départementale, Boris Chukhovich contribua à la mise en place d’une plateforme de diffusion d’activités de recherche étudiantes, tout d’abord filmées, puis dynamisées lors du travail de montage. Ces récits rendus disponibles par l’entremise d’une chaîne YouTube, accueillent des conférences, parfois des séminaires, souvent des communications. Dans ce contexte, il s’agit d’assurer, dans le domaine de la vie universitaire, une diffusion, la plus vaste possible, des activités des professeurs et étudiants. Tout comme c’était le cas pour la signalétique départementale que je viens de décrire, les étudiants semblent apprécier cette visibilité de leur milieu d’étude grâce à l’existence d’un univers de diffusion électronique, sans oublier la communication quasi instantanée permise par les réseaux sociaux. Avec la diffusion élargie de ces contenus audiovisuels, il est permis d’espérer une meilleure compréhension de nos activités. Il est permis de croire que l’institution universitaire cesse de représenter un monde qui donne parfois l’impression d’un univers inaccessible, qui prend l’aspect d’une forteresse ou d’une citadelle. Mes réflexions proposent l’idée d’une horizontalité de la vie universitaire, que j’oppose, pour l’occasion, à la démesure verticale que représente encore la figure du savoir hors d’atteinte, soumis à la vision d’une transcendance d’autant plus éthérée qu’elle prend l’aspect d’un idéal inaccessible.

On perçoit sans doute mieux, après cette entrée en matière, le rôle joué par ces diverses interventions, à première vue anodines. Une signalétique qui mettait en relief les lieux de la vie départementale, la mise en œuvre d’une activité quasi ethnographique de recension et de diffusion des recherches et des activités publiques des étudiants, tel fut, dans un premier temps, le rôle joué par Boris Chukhovich et moi, sans oublier bien sûr celui des collègues et étudiants.

À ce sujet, il me semblait important de favoriser au département de littérature comparée le rôle joué par ce tiers que représentait Boris Chukhovich. Un tiers, c’est à la fois un « étranger », mais aussi un médiateur, celui qui permet de faire intervenir une translation de savoirs, de manière à ce qu’ils soient représentés autrement. S’il est vrai que les départements de littérature favorisent le principe de l’économie scripturaire (Michel de Certeau), il faut souligner que le département de littérature comparée fait une large place aux processus intermédiaux, dans le cours d’une réflexion sur les relations entre le texte et l’image, les dispositifs sonores, filmiques qui font l’objet de l’enseignement des professeurs.

Boris Chukhovich n’est pas un technicien, un appariteur ou un assistant de recherche. Chercheur reconnu pour ses travaux sur l’art soviétique, ses nombreuses activités de commissaire d’expositions, ses apports théoriques substantiels dans le domaine des arts visuels, ce collègue de travail s’est avéré, dans la mise en œuvre de projets récents au cœur du département de littérature comparée, un partenaire indiscutable. Je le rappelle, Boris Chukhovich avait eu cette idée d’une exposition départementale ayant pour sujet la Grandeur de l’Empire. Cette idée fit son chemin et elle permit d’associer Mathieu Bédard et Benoît Faucher, deux étudiants du département de littérature comparée, ainsi que Pauline Pourailly, responsable des expositions au Carrefour, à l’aventure.

Sans doute faut-il que je m’explique sur la nature de ce journal de bord que j’entreprends. À l’évidence, il s’agit d’une manière commode de donner à mon propos un air de spontanéité. En fait, je n’ai pas l’habitude des journaux de bord. Je me suis toujours tenu loin de ces façons d’écrire. Je n’ai pas pour habitude de rédiger de journaux intimes tant j’ai l’impression de ne pas être en mesure de capter l’instant présent. De plus, je m’imagine, sans doute avec une sévérité qui me dessert, peu doué pour l’activité d’introspection. C’est un étrange aveu pour qui a passé plus d’une décennie sur le divan d’un psychanalyste ! Ne serait-ce pas que j’ai épuisé depuis longtemps les vertus attribuées à l’introspection, l’aspect apparemment vivifiant du « ressourcement » personnel ? Si je dis, encore une fois, que je n’ai pas de talent pour le journal de bord, c’est sans doute que je fais preuve, comme d’habitude, d’un propos excessif. Dans ma compréhension présente du monde universitaire et de la vie de l’esprit, je dois avouer une certaine impatience. Que de lenteurs, de préambules et de rhétorique ! L’Université ne gagnerait-elle pas à se renouveler, à faire preuve de gestes simples qui lui permettraient de s’améliorer, sans l’usage des mots d’ordre habituels : diffusion du savoir et transfert des connaissances ? Pourquoi ne pourrait-elle pas diffuser plus efficacement ses découvertes, à la manière de savoirs mobiles ?

Dictée

Le plus souvent, l’art s’avère pour moi du réchauffé, une forme de consolation narcissique que l’auteur se donne, par le biais du journal intime, du journal de bord, lorsqu’il tente, avec beaucoup de prétention, d’expliquer pourquoi il a pensé de cette manière et a écrit de cette façon. J’adopte, dans toutes ces circonstances, un point de vue cavalier. Par le biais de la dictée, puis du travail de transcription qui s’ensuit, sans négliger les nombreuses étapes de réécriture et d’élaboration de ma pensée, je tente de me constituer un habitacle mobile, en somme un lieu tiers où je m’exerce au passage des idées. Cet habitacle mobile, cette manière de concevoir ce que j’appelle, dans un autre contexte, un récit de la mobilité, me semble efficace s’il suscite un risque, dans la mesure où l’on peut dire une telle chose de la part des universitaires qui, la plupart du temps, ont l’habitude de se protéger, d’élaborer, encore une fois, grâce à leur discours théorique, des justifications, des précautions de toutes sortes, des ponts-levis dans le domaine de la pensée, qui leur permettent de se mettre à distance de l’existence des autres.

S’explique ici mon recours à la figure de l’audiolivre, le choix d’un mode de captation inédit que je fais mien. Ce projet de pensées dictées me permet de contrer la retenue (foncièrement narcissique) de l’essayiste qui tente d’être à la hauteur d’une œuvre trop souvent étayée par des soutènements théoriques. Dans mon esprit, la pensée qui prend, dans un premier temps, l’aspect d’une profération orale, se doit d’être vive, incisive. À ce titre, le choix d’une écriture audiovocale me permet de faire surgir un affect dont la mise en mots est pleinement amplifiée, sans que le langage semble astreignant. Voici ma définition du journal de bord.

Cela ressemble assez à ma définition du rôle du boîtier1 d’écriture que j’avais proposée au sujet des écrits de Michel Leiris. Pour écrire, je dois désormais parler. Mon enregistreur numérique de haute définition, prodige de haute technologie, est devenu un véritable adjuvant qui me permet de noter au jour le jour le contenu de mes pensées. À l’heure où les mots pleuvent, qu’ils nous imposent de nous y retrouver – mais avec quelle difficulté ! – au cœur de l’univers du discours, le projet d’un audiolivre est, d’une certaine manière, un braconnage. Dans mes rituels d’écriture et de diction, je mêle en effet les genres. Une parole, d’abord enregistrée, sera transcrite. Elle deviendra un corps de mots sur une surface de papier qui, à son tour, donnera naissance à d’autres corps de lettres – la lecture de mots, voire l’écriture de fragments peut, en retour, susciter l’émergence de cette pulsion vocale. Corps écrits, mots énoncés, parole volée, texte altéré : telles sont les diverses formes de ce braconnage. Par l’énonciation d’une parole captée par l’enregistrement avant d’être retranscrite sur le papier et combien de fois remaniée, essaie-je d’oublier la violence de l’écrit, mais pas son énergie ?

Je ne promeus pas pour autant quelque postexotisme libertaire à la Volodine que mon fantasme d’audiolivre incarnerait. S’ils voyagent beaucoup lors des migrations annuelles que sont les colloques, les universitaires sont la plupart du temps restreints à des lieux uniformes : chambres d’hôtel, salles des congrès ou restaurants universitaires. Mes audiolivres me permettent, sans aucun doute, de revendiquer une énergie (vocale) autrement mise sous le boisseau de l’écrit.

Assurément, le désir de faire concorder la voix et la pensée est au cœur de ce journal de bord consacré à l’exposition Grandeur de l’Empire, sans oublier la réhabilitation récente du Spoken Word au titre d’art poétique, et la montée des formes multimédiatiques d’expressions numériques qui font appel à la voix. Dans le contexte émergent des récits de soi, le iPod et l’enregistreur numérique apportent autre chose qu’une simple notation, avec un évident souci de perfection, des modifications de la réalité. Dans ce projet, il y a la volonté de rendre compte de la parole en acte, d’en saisir les moindres modulations. Je ne nie pas cette fascination qui coïncide, pour ma part, avec la revendication d’une théorie portative : c’est une théorie à usage localisé dont le caractère utilitaire est affirmé. Semblable à un coffre à outils, à un équipement de survie, à une desserte dans une salle à manger, cette théorie a un usage singulier, spécifié par des coutumes, des habitudes dans l’univers culturel.

C’est donc une somme de savoirs qu’on peut déplacer, trimbaler avec soi, une vieille obsession qui est la mienne et qui fait volontairement écho à l’écriture-hébergement de Janine Altounian (Altounian, 2000), essentielle à mon propos. Cette théorie à usage localisé représente une somme de savoirs en lesquels on peut manifester une confiance, le fondement de notre organisation narcissique, mais aussi, plus simplement, un espace de significations, un lexique personnel, un dictionnaire de nos savoirs partagés permettant, dans la complexité des discours que nous entendons, de nous faire une niche. Une théorie portative, c’est un savoir dont l’affectivité est pleinement revendiquée. C’est tout le contraire d’un topos qui fait office de lieu désincarné, de balise dans le monde du savoir. Une théorie portative est un milieu (l’expression est d’Augustin Berque lorsqu’il fait état de la composition du territoire et de sa fonction symbolique)2. Une théorie portative, ce serait donc un savoir partiel sur le monde.

Affect

Cette théorie portative a pour fonction première de donner une place de choix à l’affect et de faire advenir ce qui, dans la relation du corps et de la psyché, se donne à entendre sous la forme de l’énigme. J’avance donc ici, sans masque, que ces théories portatives, plus qu’une lubie, sont peut-être un objectif que nous devrions nous fixer dans l’étude des pratiques culturelles dont la littérature est l’une des formes.

J’ai esquissé ma réflexion sur la théorie portative il y a des années dans le domaine poétique, avec mon boîtier d’écriture, que je tiens à présenter ici dans son contexte d’apparition : à la suite de l’étude de l’œuvre de Michel Leiris, je constatais que le volet poétique était traité sous l’aspect d’un corpus secondaire, car d’après les critiques les fondements conceptuels ne voyaient le jour que dans le discours autobiographique avec, entre autres, L’âge d’homme (1939) puis La règle du jeu (1948). Pourtant l’œuvre poétique, certes plus modeste, m’apparaissait mériter un autre regard, la pratique poétique se prêtant volontiers à une interrogation systématique des formes d’énonciation, loin de la revendication d’une transcendance de la parole. Pour cette raison, l’étude du « boîtier d’écriture » dans la poésie de Leiris m’apparaissait être une façon de renouer avec une fragilité de la voix, puisque toute parole dite est menacée par le silence, l’imprécision, la maladresse. La démesure n’est pas l’histrionisme d’un locuteur qui abuse de son droit de parole, mais plutôt la reconnaissance de sa fragilité native.

À ce titre, l’écho, le silence, l’écholalie, la répétition ou le fait de bredouiller sont les aveux d’une impuissance active de la parole que nous tenons sans relâche. Plus que la figure vantée à l’excès du dispositif autobiographique, la poésie est ce fragile écrin sonore qui permet de dire le réel, d’en annoncer la présence. Il est difficile d’en répertorier les traces, d’en circonscrire les effets. De l’affect le plus fugace qu’est la pause (voulue ou involontaire) au sein de toute prise de parole, sans oublier le cri qui est une énonciation tonitruante, la voix perce les murs, suscite les pourparlers à voix basse, les échanges amoureux tout autant que les paroles de discorde. Elle ne fait pas miel du passé. En fin de compte, la poésie, au cœur de la démarche autobiographique soutenue par Leiris, est une façon de figurer l’origine, de promouvoir un gynécée où le sujet de l’énonciation, plus qu’un obstétricien maître des mots, et de la délivrance du langage, est une parturiente. L’évocation du boîtier d’écriture suppose alors que le sujet prenne la mesure du langage dont il est le truchement. Un boîtier, c’est un contenant portatif, un objet qu’il est possible de déplacer avec soi. Un boîtier camoufle, recèle, dans tous les cas masque à la vue un objet qui suscite la convoitise. Il faut imaginer un centre organisateur du monde. À l’encontre de l’autobiographie qui exprime un discours public, le boîtier d’écriture est le réceptacle de secrets jamais dévoilés. Ainsi en est-il de la poésie dans l’œuvre de Michel Leiris qui est le réceptacle d’un savoir anténatal sur soi et les autres.

Plus généralement, il y a une épine dorsale de la voix qui est fichée en chacun de nous. Sans doute est-ce ce qui me conduit, avec une certaine impulsivité, à dicter sans relâche dans des halls d’hôtel, dans la solitude de mon bureau, souvent dans ma voiture. Sans toujours échapper au ridicule, je profère, dicte, tel un analysant en garde à vue, surveillé sans relâche par cet enregistreur numérique qui devient un véritable objet transitionnel, une « seconde mère » au sens où l’entend Winnicott. Je prends en effet au sérieux cette faculté parfois sous-estimée que les analysants mettent à profit, au fil des années de cure, et qui consiste à parler à haute voix sans avoir l’air d’un délirant caractérisé. Ce serait dommage d’y voir une manière artificielle d’être dans le monde. Et de mettre au compte de l’égotisme, de la suffisance narcissique, cette faculté assez singulière qui consiste à se libérer (de soi) par l’entremise de la parole. Au cours de la diction de ce journal de bord, j’aurai sans doute fait confiance à la voix native de mon analyste, à sa résonance au plus profond de ma psyché. L’acte de parler à haute voix est la reconnaissance d’une filiation obscure.

Empires ?

Or, ce journal de bord, tel que je l’entreprends aujourd’hui, veut retracer les motifs d’une collaboration commune qui a permis d’associer quelques mois Mathieu Bédard, Benoît Faucher, Boris Chukhovich, ainsi que Pauline Pourailly. Cette collaboration suscita à mon sens la création d’une théorie portative, une réflexion conduite sur le terrain de l’université, en ses murs, par le biais d’une exposition qui, on en conviendra, n’est pas l’activité habituelle d’un département de littérature comparée. Il ne s’agit pas d’extraire de cette aventure une méthodologie du travail intellectuel, mais tel que je l’envisage, cette fois, dans un contexte de travail d’équipe, une théorie portative de cette aventure que représenta le projet de cette exposition. Au cœur de la vie départementale, du moins dans le domaine des lettres, la mise en œuvre des activités de recherche des professeurs échappe souvent aux entreprises de regroupement ou de concertation. Cela ne veut pas dire que les professeurs-chercheurs sont des individualistes forcenés. Sans s’en rendre compte, ils condensent le résultat d’années de formation et d’enseignement qui impose un Moi-peau ascétique, une réflexion personnelle qui s’avère, bien souvent, réfractaire à toute tentative de mobilisation de la pensée, dans un cadre collectif.

Grandeur de l’Empire, certes. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Faut-il sur ces questions, comme la mode l’indique, se résoudre à percevoir l’empire contre la multitude des sujets arraisonnés dans une vie collective qui ne leur laisse aucune liberté ? Faut-il de plus, car ce discours est lui aussi à la mode, tenter de circonscrire les aspects coercitifs de ces empires, tels qu’ils apparaissent aujourd’hui dans l’essor des formes exacerbées de la communication de masse ?

Lors de nos premières rencontres, Boris Chukhovich nous a mis en garde contre ces discours à la mode. L’empire, nous disait-il, ce n’est pas uniquement la réflexion somme toute récente de Hardt et Negri. Qu’en est-il en effet de la compréhension de la diversité des empires dans le domaine de l’histoire des civilisations (une expression honnie) ? Tous ont à l’esprit Tamerlan ou Alexandre Le Grand, la République française des années coloniales, l’essor, somme toute récent, des États-Unis. Le projet de Boris Chukhovich avait pour ambition de cerner les formes iconologiques du pouvoir qui s’est en quelque sorte déposé au fil du temps et dont nous n’avons, bien souvent, que les traces archéologiques, les artefacts. Envisageons, encore une fois, les ruines du monde de Tamerlan pour nous rappeler, avec un regard entaché qui est celui de la distance historique, ce que furent ces empires.

En somme, Boris Chukhovich nous demandait d’éviter cette tendance qui, dans le domaine de la pensée contemporaine, ramène l’empire à sa manifestation présente, dans une sorte de projection narcissique où tout se résume à l’expression inadéquate d’une référence qui tient lieu de façon de parler. Il ne sera donc pas question ici de l’empire médiatique, de l’empire du savoir, de l’empire des formes, de la toute-puissance de l’empire chinois, de la chute présumée de l’empire américain. Ce projet d’exposition nous invitait au travail. Cela voulait dire faire jouer, dans la compréhension de savoirs qui seraient convoqués lors de cette exposition, une multiplicité de références. Ces dernières, il faut le préciser, ne sont pas anodines : elles relèvent des domaines de l’histoire, de la mythologie, de l’archéologie et des manifestations plastiques, dans les sphères de la peinture, de la numismatique.

Le lieu où allait se tenir cette exposition était singulier. Je me contenterai pour l’instant de le qualifier de biscornu, sans que cette expression soit péjorative. Je préfère plutôt mettre l’accent sur les aspérités de ce lieu, son aspect à première vue étonnant qui rompt avec la figuration idéale d’un lieu commis d’office à la représentation des œuvres d’art.

Où sommes-nous ? Je quitte mon bureau, qui est situé au huitième étage du pavillon Lionel-Groulx. Je prends l’ascenseur qui, de manière systématique, tombe en panne, au moins une fois par semaine. Je me retrouve au troisième étage, ce qui correspond au Carrefour des arts et des sciences. Ce dernier est un lieu de présentation des activités des chercheurs et professeurs de la Faculté. Il a été inauguré récemment à la suite de l’octroi d’une subvention d’infrastructure de la Fondation canadienne pour l’innovation. Alors que le pavillon Lionel-Groulx a été construit à la toute fin des années 60, il fallait, c’était tout un pari, créer sur trois étages un complexe de salles de travail, une salle de cinéma, de grands espaces modulables pour accueillir colloques et évènements. La création de ce Carrefour sur trois étages ne relevait pas d’un parti pris architectural, mais d’une contrainte posée par l’édifice lui-même – ce Pavillon Lionel-Groulx avec lequel il fallait composer.

Le Carrefour des arts et des sciences est en effet enfermé dans les murs de ce pavillon. Espace sans fenêtre, ce lieu est singulier. Il s’avère, au sein des murs de l’institution, une « boîte noire ». Alors que le pavillon Lionel-Groulx a été conçu, dans la logique brutaliste de la fin des années 60, comme un gigantesque rectangle qui accueille, sur neuf étages, les bureaux des pro-fesseurs, les services administratifs des départements, le Carrefour des arts et des sciences semble pour sa part un lieu d’une autre nature qui correspond, c’est d’ailleurs compréhensible, à des formes contemporaines de la présentation de la recherche universitaire.

Corridor

C’est ici que nous travaillerons, au deuxième étage du Carrefour des arts et des sciences. À chaque fois que je me rends à la salle d’exposition qui nous est offerte par la Faculté des arts et des sciences, j’ai le sentiment étrange d’être happé par un corridor d’une longueur interminable qui mène, dès la sortie de l’ascenseur, à la cafétéria-satellite qui se trouve dans l’un des nombreux angles droits du pavillon. J’aime assez que notre salle d’exposition soit logée dans un espace qui est difficile à repérer, à la lisière d’un couloir synonyme de rectitude bureaucratique, ce qui me semble concrétiser notre réflexion d’ensemble sur l’exposition Grandeur de l’Empire. Ce corridor qui se manifeste d’abord par son horizontalité met en relief le postulat de la verticalité impériale qui est la raison d’être de notre exposition. De façon ironique, ce long corridor, cette enfilade de bureaux anonymes semblent dire que l’on s’est trompé de lieu, que l’empire n’est pas là où l’on croit le trouver, que le site de l’exposition lui-même s’avère un trope en mouvement.

Entorse chronologique à ce Journal de bord falsifié, je me projette donc dans l’avenir. Je vous raconte déjà les faits et gestes de cette exposition. On m’a souvent demandé : où se trouve Grandeur de l’Empire ? J’explique qu’il faut prendre l’ascenseur jusqu’au deuxième étage, qu’il faut tourner à droite, puis à gauche, enfin continuer tout droit dans ce couloir, puis s’arrêter, devant les grandes glaces, là où l’on peut voir, enfin, l’exposition.

La plupart du temps, les visiteurs qui vont voir l’exposition poursuivent leur chemin, dépassent le site de l’exposition, puis se retrouvent, en une situation absurde, à l’extrémité du couloir. Certes, notre espace n’est pas « conforme » aux aspects les plus actuels de la muséologie. Cet espace, si l’on y pense bien, ne fait pas dans l’élitisme, la mondanité de certaines gens du monde des arts, en fait tous ceux qui, à propos de l’(auto)présentation de leurs œuvres, revendiquent un espace à la mesure de leur prétention. Notre espace a été bricolé dans le Carrefour des arts et des sciences. Il nous est offert par la Faculté des arts et des sciences et nous en sommes reconnaissants. Nous ne rechignons pas au sujet de l’aspect biscornu de l’espace qui nous est proposé. Ce sont les contraintes d’installation de notre exposition qui suscitent une réflexion renouvelée. Comment aménager l’exposition Grandeur de l’Empire dans un lieu qui est composé de nombreux angles droits, de portes de service, par exemple celle qui mène à la cuisine du Carrefour ?

Nous nous sommes assis tous les quatre, Mathieu Bédard, Benoît Faucher, Boris Chukhovich et moi, à la table de mon bureau. Lors de ces rencontres exploratoires, nous nous sommes d’abord demandé ce que nous ne voulions pas faire ! En vrac, nous ne voulions pas faire une exposition sur le « retour » de l’empire, dans l’univers néoconservateur des années 2000. Il n’était pas question d’une exposition sur les aspects totalitaires de cette ambition impériale. Nous excluions une exposition dont la visée pédagogique, pire encore didactique, dans laquelle le propos théorique (de Hardt à Negri) ferait l’objet d’une amplification, par le biais d’une illustration conceptuelle, appuierait le propos visuel. Nous ne voulions pas séduire, faire preuve de flagornerie, traiter de l’empire comme s’il s’agissait d’une évidence idéologique. Alors l’empire, comment faut-il le concevoir ?

Verticalité

L’empire serait-il vertical ? Est-il le signe d’une élévation, d’un redressement, un rehaussement ? Faut-il retenir, au sujet de l’empire, les témoignages architecturaux récents, comme c’est le cas, par exemple, du World Trade Center, peu avant la destruction des tours jumelles ? À moins qu’il ne faille tenter d’identifier, à propos de l’empire, les variations de ces mesures dans l’espace, en somme la contestation d’une verticalité uniforme qui, à vrai dire, ne peut tenir lieu de préconception méthodologique.

Rien ne nous dit que notre perception de la verticalité était la même il y a cinq cents ans, mille ans. Y a-t-il d’ailleurs une unité du genre humain sur ces questions ? La vision des pyramides de Khéops, parmi bien d’autres exemples, semble soutenir cette idée que la verticalité est la source de nombreuses représentations du pouvoir. Mais n’y a-t-il pas dans ce propos une affirmation réductrice ? Le pouvoir, est-ce de cela qu’il est question au sujet de l’érection des pyramides de Khéops ? De même, ladite verticalité que nous décrivons, avec l’image en tête des pyramides de Khéops, n’est-elle pas une construction qui dans son fondement évite, en partie, la stricte présentation du plan vertical ? Poursuivant ma réflexion, le plan vertical n’est-il pas, avant toutes choses, une fiction ? L’angle droit est une indication de la verticalité, la mise en forme, par adjonction, d’une forme qui opère une rencontre avec l’horizontalité. N’y a-t-il pas toujours, à propos de cette célébration de l’élévation, une entrave qui interdit la libre expression de cette verticalité, que l’on souhaiterait infinie ?

Dans notre projet d’exposition, les spectateurs verront des photographies retravaillées qui mettront en relief, avec des variations d’échelle étonnantes, différentes représentations d’empires au cours de l’histoire, alors que le World Trade Center, sous la forme de valeur étalon, tiendra lieu de référence spatiale. Cependant, il faut constater que cette référence est désormais absente. Il n’y a plus aujourd’hui ces tours du World Trade Center depuis l’automne 2001. Avec la destruction des tours jumelles, la verticalité s’est transformée, si une telle expression peut avoir un sens, en un anéantissement dont le vide constitue le pourtour imaginaire. Comment peut-on dès lors entrevoir, dans le cadre d’une exposition consacrée à la Grandeur de l’Empire, cette valeur étalon que représentent les tours jumelles du World Trade Center ?

Peut-on contempler ces tours sans pourtours ? Quel rôle faut-il attribuer à la contemplation des photographies qui ont été conçues par les collègues saint-pétersbourgeois (les collaborateurs de Boris Chukhovich) ? Cette contemplation contribue-t-elle à mettre en valeur la forme de l’hallucination négative ? Bien que ces tours jumelles n’existent plus, qu’elles aient été photographiées de nombreuses fois alors qu’on essaie de les représenter malgré leur absence du paysage et du panorama urbains de New York, elles dictent leur présence au cœur de cette exposition. Cela suppose, pour notre propos, que l’empire s’impose aussi dans son apparente immatérialité. L’empire semble préexister à toute tentative de destruction. L’absence de l’empire (la destruction des tours), son aspect déréalisé a pour conséquence de pérenniser son existence.

Que veut dire alors cette iconologie du pouvoir que représente le World Trade Center ? Dans notre projet d’exposition, cette mise en jeu de l’extrême contemporain, les États-Unis du début des années 2000, est-elle pertinente ? Certes, les empires sont mortels. Le tourment des formes, comme le suggère Alain Médam dans un essai malheureusement peu connu (Médam, 1988), nous permettrait-il de comprendre l’aspect flamboyant des empires ? La consécration du pouvoir (l’impermanence de l’empire) s’accompagne de la figuration des tours jumelles du World Trade Center dont nous savons qu’elles n’existent plus.

Icônes

Alors que ma réflexion a pour enjeu de mettre en valeur cette idée que l’empire est d’autant plus omniprésent qu’il impose sa transparence (une menace à la fois perpétuelle et évanescente, que j’associe à la forme déréelle de l’hallucination négative), l’iconologie de l’empire prétend faire le pont entre l’univers temporel et le monde spirituel.

Est-ce alors un trait d’ironie que de proposer cette exposition dans les murs de l’Université de Montréal ? Certains collègues m’interrogent à ce sujet. On me questionne souvent sur cet empire de l’intérieur que représente l’institution dans laquelle je travaille depuis 2011, qui a fait le choix de s’installer sur l’un des versants du Mont-Royal. Dans la perpétuelle concurrence avec l’Université McGill, c’est la valorisation du catholicisme et de la culture canadienne-française dont il s’agissait de faire valoir la mission civilisatrice. À ces questions, je ne sais pas quoi répondre. J’ai passé l’essentiel de ma vie dans des universités qui ont le cœur à gauche : l’UQAM, l’Université Paris 7. Je n’ai jamais étudié à l’Université de Montréal. Quand ces collègues me font voir cette analogie entre l’Université de Montréal et l’empire, je n’en reviens pas. Que peuvent-ils inventer ? Certains vont même jusqu’à imaginer une correspondance entre le logo de l’Université de Montréal et celui qui annonce notre exposition !

Bien que cette analogie me semble saugrenue, je ne peux l’exclure de ma réflexion. Si les tableaux photographiques de l’exposition font place à l’oratoire Saint-Joseph, ce n’est pas le cas du pavillon principal de l’Université de Montréal, conçu par l’architecte Ernest Cormier. Voilà qui impose de réfléchir à ces valorisations de la verticalité qui ne sont pas si présentes à Montréal. Revenons à l’oratoire Saint-Joseph. Son immense coupole et le pavillon qui sera restauré en 2017 assurent une vue à trois cent soixante degrés de la ville. C’est une verticalité bien réelle certes, mais qui prend l’aspect d’un habitacle, un lieu de recueillement.

Il en va de même de l’Université de Montréal et de la fameuse tour du pavillon principal au sujet de laquelle je me suis toujours demandé (je suis en effet ignorant du patrimoine de l’institution dans laquelle je travaille depuis peu) ce qu’elle recélait. Je sais pourtant qu’un humour grivois et potache la décrit comme un corps phallique. Ne serait-elle pas en définitive une interrogation bien réelle sur les aspects inexplorés du pouvoir ?

Habitacle

Cette institution universitaire, j’y travaille tous les jours. Dans mes diverses activités, l’une d’entre elles, celle de directeur de département, me conduit à envisager concrètement les divers aspects de la transmission du savoir : étudier, enseigner, poursuivre des recherches, faire preuve d’érudition, en somme être savant. Ce mot m’accompagne depuis mon enfance. J’ai toujours voulu être un savant, ce qui veut dire l’habileté de mettre en forme un contenant qui accueille le domaine de la pensée. Tout se passe comme si le corps de la pensée révélait chez moi la quête d’une sécurité primaire, comme le psychanalyste Winnicott le laissait entendre, cette fois dans un autre contexte, à propos de ce qu’il nomme la préoccupation maternelle primaire. L’acte de penser est semblable à une respiration. Est-ce une forme de névrose, ce dont je m’accommoderais bien ? Et pourquoi pas ? Comme mes collègues-professeurs, puis ces étudiants qui viennent étudier dans notre département, protégés par cette institution qui, malgré ses difficultés d’adaptation, se veut un lieu d’hébergement, je suis fidèle à mes pensées, puis tente de les suivre à la trace.

Cependant, mes activités de directeur de département m’imposent un autre rôle comme s’il m’arrivait, sans que je m’en rende compte, de me transformer en gestionnaire de la pensée des autres. À ce sujet, j’ai fait mien un devoir pédagogique qui consiste à créer des dispositifs et plateformes dans lesquels les expressions de la pensée commune de la vie départementale peuvent être, pour un moment, logées. À ce sujet, j’ai façonné depuis longtemps une réflexion sur les aspects de l’habitabilité psychique dans le domaine de l’écriture. Ces dernières années, j’ai de plus voulu faire intervenir, dans le cadre institutionnel de la direction d’un département, une réflexion un peu différente sur les modalités de la transmission du savoir.

Dire que le savoir peut être transmis, c’est supposer, de manière assez étonnante, qu’il est déjà constitué, qu’il n’est pas nécessaire de s’interroger sur les expressions de son passage. Pour certains d’entre nous en effet, le savoir est « là », à portée de main, dans les salles de classe, lors de séminaires et de colloques, dans les bibliothèques. Pour ma part, je manifeste une lassitude que je cache à peine envers ces formulations rigides d’un savoir qui ne bouge pas, qui est soumis au principe d’une logique disciplinaire, une forme d’habillage qui, dans le domaine de la pensée, se veut une manière de ligoter le sujet, de l’empêcher d’expérimenter. Si l’université ne permet pas de dire ce que l’on a à l’esprit, si elle ne permet pas de faire surgir ce qui est logé dans les soubassements de l’esprit, à quoi sert-elle ?

Stationnement

J’entre dans le secteur de l’université, je gare ma voiture au garage Louis-Colin. C’est un stationnement étagé qui, malgré son aspect brutaliste, semble composé de petites niches de béton. Je quitte ma voiture, m’achemine vers la porte d’entrée d’un des pavillons universitaires, le pavillon Lionel-Groulx, où je passerai ma journée. Je serais bien mal à l’aise de pouvoir indiquer, à qui me le demanderait, une direction, dans cet immense campus dont je parcours, depuis quelques années, un emplacement somme toute minuscule. Sans doute les empires sont-ils, d’une certaine manière, des labyrinthes ?

Dans un contexte qui semble à première vue vieillot, la description des bureaucraties, on observe ces entassements institutionnels sur plusieurs niveaux : des corridors interminables de bureaux, des points de service anonymes qui donnent l’apparence d’une fourmilière. Alors que ces petits insectes nous semblent opiniâtres, le bureaucrate n’arrive pas à voir plus loin que le bout de son nez. Dans l’imaginaire populaire, le professeur appartient à cet univers. Apparemment distrait, incapable du moindre accommodement avec la réalité dite concrète, le professeur est l’objet de toutes les caricatures. Il est perçu comme une personne excentrique, aveuglée par son propre discours, en mesure de réciter par cœur les œuvres de ses écrivains favoris, mais qui, si on ne le surveille pas de près, pourrait bien arriver à l’université en pyjama et en pantoufles.

J’exagère un peu, mais à peine, dans cette description du professeur, un représentant toujours exotique de la vie institutionnelle de l’université. Est-il opportun d’aborder la transmission du savoir ? Existe-t-il à ce sujet quelque voie royale ? À leur manière, les professeurs et les étudiants forment des communautés électives qui s’opposent, par leur apparente inertie (en effet, l’érudition ne sera jamais « productive »), aux visées impériales et prétentieuses du savoir. Pour moi qui me déplace du stationnement étagé du garage Louis-Colin à mon bureau, cet itinéraire est un exercice empreint d’humilité. Méfions-nous certes de ces refus trop bien exprimés de la vanité universitaire. Celui qui peut sembler distrait n’en est pas moins rusé. Et les départements universitaires sont comme partout ailleurs des lieux de pouvoir.

Il n’en reste pas moins que la pensée, fort différente du Savoir, que l’on qualifiera d’une majuscule comme s’il fallait lui faire porter un chapeau de majesté, s’avère rétive aux expressions de la grandiloquence. Dans la fourmilière de la vie universitaire, qui donne parfois l’impression d’une vie en vase clos, chacun vaque à ses occupations certes, mais tente aussi de faire mieux, d’apprendre avec plus d’intensité, d’enseigner avec plus de conviction.

L’expérience

Dans cette volonté partagée par les étudiants du département de littérature comparée et le commissaire de l’exposition Grandeur de l’Empire, Boris Chukhovich, de créer une exposition, l’intention était nette. Nous voulions échapper à l’emprise du tableau, du Smart Board, à la tutelle des présentations PowerPoint, aux cadrages de la pensée qui sont légion dans les universités. Une exposition, n’était-ce pas pour nous un extraordinaire terrain de jeu ? N’était-ce pas l’occasion de nouvelles expériences ? L’expression peut sembler enfantine. Et pourquoi pas ? Bien souvent, les étudiants demandent qu’on leur enseigne un savoir incarné, sa forme pratique, ce qui ne suppose pas par ailleurs de compromis sur l’exercice de la réflexion. En somme, l’apprentissage ne se fait pas dans la neutralité d’un espace universitaire hygiénique. L’acte d’apprendre ressemble assez au geste de l’artisan. Cela veut dire aussi que le sujet censé savoir est soumis à la règle d’un apprentissage pour lequel il doit manifester, tel que l’enseigne la psychanalyse, un désir inconscient. C’est Lacan qui envisageait, à propos des apories de la formation psychanalytique, d’étudier le rôle du transfert et de la passe, ce qui signifiait, toujours pour Lacan, de contourner le langage d’accomplissement à l’œuvre dans toute transmission institutionnelle. Le « sujet supposé savoir », tel qu’il le nommait, n’était rien d’autre qu’une forme d’empire personnel, en somme la persona d’un maître, une autorité qu’il fallait, non pas tant contester (propos certes naïf puisque l’imago de l’autorité est en chacun de nous), mais se contenter de trafiquer. Cela permettait que le savoir circule, malgré ces résistances qui, dans le domaine de la pensée, figent l’exercice de la réflexion.

Je suis dans l’université, tous les jours, du matin au soir. Au fond, ne suis-je pas le personnage (la marionnette ?) d’une institution (mot certes plus utilisé que cet empire décidément vieillot) qui me condamne au repli ? Pour moi, les empires sont aussi des tumulus, des mausolées, à l’instar de tous ces savoirs qui, parce que nous ne pouvons les vivifier, se transforment en lettres mortes. Alors, le propos que je tiens est desséché. Il n’a pas cette richesse de l’expérience, cette forme vivante que je voudrais permettre à mes étudiants de recevoir, dans le cadre d’une vie départementale. L’enseignement, pour lequel les professeurs et les étudiants sont convoqués, pose une contrainte majeure : les rationalisations défensives, les obstacles, ce que l’on appelle, en somme, depuis fort longtemps, dans le domaine de la psychanalyse, les manifestations inconscientes de la résistance à l’accomplissement du désir.

N’y a-t-il pas dans cette nécessité de transformer la vie institutionnelle d’un département un appel d’air bienvenu ? L’enseignement, malgré la compétence des professeurs convoqués, ne devrait-il pas faire valoir le principe d’une latéralisation du savoir, une façon de se tenir dans les marges du discours, en ses lieux inquiétants ? Dans les faits, nous croyons détenir ce savoir, tel qu’il se présente la plupart du temps sous la forme d’une injonction verticale. L’un sait, transmet ; l’autre ne sait pas, apprend.

Enfance

Je repense à mon enfance. Dès mes premières années, j’ai aimé l’école, sans difficulté apparente, mais qu’en sais-je, après tout ? N’aurait-on pas détecté, à mon propos, quelque trouble d’apprentissage, comme cela est de mise aujourd’hui ? Aurait-on suggéré un diagnostic qui aurait apaisé mes professeurs, alors que je me mettais en retrait du groupe, dans la classe ? Concentré et distrait ? En avance d’une idée, ainsi que me le disaient mes enseignants, sans doute épuisés de savoir que j’allais poser une question, encore une ? Comme je ne cesse encore de le faire, à cette différence que j’ai réussi, ce qui s’apparente à un renversement névrotique, à retourner cette situation à mon avantage. Aujourd’hui, en effet, ce sont les étudiants qui me posent des questions dans la salle de classe et moi encore je ne cesse de parler.

J’aime séjourner au cœur d’une classe, dans une salle de séminaire, dans tous ces lieux, en somme, où le professeur et l’étudiant se voient enfermés, au prix d’une sacro-sainte alliance pédagogique qui fait résonner le savoir que l’on doit transmettre de vive voix. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Le savoir est-il semblable à un vin mis en bouteille, qu’il faut laisser reposer ? Ce qui permet de dire un peu plus tard que, oui, ce vin a de la bouteille, comme on dira, plus tard, d’un étudiant que l’on pense doué qu’il a de la profondeur, qu’il ira loin ? Mais que sait-on, au juste, de nos prédictions ? La plupart du temps, notre jugement est altéré, car nous vivons dans des tunnels, des stationnements étagés, des bureaux sans fenêtre, ces villes souterraines que sont devenues, en partie, les universités. Ces dernières nous imposent la fondation institutionnelle du savoir, en un haut lieu.

Soubassement

J’enseigne depuis quelques années à l’Université de Montréal. J’ai été un habitué, sur près de 25 ans, du « bas de la ville », un professeur à l’Université du Québec à Montréal. Le campus de la montagne (comme on a coutume de l’appeler) n’a rien en commun avec la station de métro Berri-UQAM. Ce sont deux mondes qui s’opposent. L’horizontalité du campus de l’UQAM, si une telle expression peut avoir un sens, se mêle au paysage urbain. Je me rappelle les panoramas urbains que j’observais de mon bureau, parfois de salles de classe : le fleuve, le centre-ville de Montréal, la rue Sainte-Catherine, à l’intersection de la rue Sanguinet. Parfois, quand je mettais le nez dehors à l’heure du midi, je marchais dans les rues du quartier alors que les arbres se mettaient à bourgeonner en une immense chrysalide de verdure. Je suis passé à « l’Ouest », comme mes collègues me le font remarquer.

Que veut dire pour moi ce « rehaussement » apparent, mon installation « là-haut », tout près du pavillon Roger-Gaudry ? Alors que je m’intéresse aux expressions de l’horizontalité et de la verticalité dans la ville (mon essai récent sur la place Émilie-Gamelin traite de ces questions), mon déménagement institutionnel serait-il dans les faits une rationalisation ? Ma réflexion présente serait-elle la création d’une armature conceptuelle qui se résume au souhait de quitter l’est de Montréal pour la grandeur (toute relative) d’un empire du savoir, tel qu’en rêvèrent sans doute un peu les artisans du déplacement de l’Université de Montréal sur l’un des flancs du Mont-Royal ? Pour résumer les choses, le départ de l’est au campus de la montagne ne fut pas tant l’occasion d’une forme de promotion (ce serait pure vanité) que l’exercice d’un savoir pratique. C’est ce que je tente de décrire, à propos de l’exposition Grandeur de l’Empire : la nécessité d’une théorie portative pour penser ces migrations de la psyché et de la vie de tous les jours, dans nos faits et gestes.

Je sais bien que mes collègues du « bas de la ville » qui par hasard me liront peut-être n’en rateront pas une pour se moquer gentiment de moi ! La voilà l’explication de son départ, lui qui voulait « nous » quitter. Pourquoi a-t-il quitté son Alma Mater ? Il ne nous le dira pas. C’est un homme discret, parfois bavard à l’excès, ce qui a tout l’air, selon ses collègues, d’une forme de défense personnelle dans sa définition freudienne. Parler pour ne rien dire… Il parle, en effet, ne cesse d’être affable, aimable. Il prend son travail au sérieux. Que dit-il alors de son nouveau milieu de travail ? Il s’y trouve bien, mais qu’en savons-nous ? N’avait-il pas, comme seul projet, dit-on encore, de quitter le monde de l’Est pour l’Université de Montréal ? Pourtant, notre collègue déserteur n’est pas un adepte des campus embourgeoisés. Est-il vrai qu’il a vécu de nombreuses années près de la Place Émilie-Gamelin et qu’il en a fait un livre ? Si tel est le cas, pour-quoi lui a-t-il fallu rejoindre les forces de l’empire ?

Voilà que le professeur distrait sort de sa somnolence. Il s’est endormi dans son bureau. Dans ces moments de torpeur, il se parle ainsi, à la troisième personne du singulier de la prétention personnelle. Au début, ce n’était qu’un jeu. Tromper les autres et se tromper soi-même dans un monde qui avait tout l’air d’un théâtre de marionnettes, n’était-ce pas une façon de rompre avec l’esprit de sérieux de l’universitaire ? On l’entendait dans les couloirs de l’université d’en bas se parler ainsi tout d’abord timidement, puis avec une voix tonitruante : « Mon royaume pour un cheval. Mon royaume pour un Empire ».

Réveil

Il est maintenant réveillé. Où se trouve-t-il ? Dans l’université d’en bas ou dans celle d’en haut ? Parlait-il dans son sommeil ? Un empire, sa vieille obsession lui a-t-elle encore échappé ? Ses collègues ne vont pas cesser de se moquer de lui. Y a-t-il quelque chose comme un empire au Québec ? Soyons sérieux, peut-on imaginer, à propos de cette société que tous se plaisent à imaginer minoritaire, un empire, un semblant d’empire, un fantasme d’empire ? Dans cette société (il n’en peut plus de trouver cette idée ridicule), y a-t-il quelque chose qui tient lieu d’empire, de raison qui, par le biais d’un pouvoir, d’une centralisation de ce pouvoir, comme ce fut le cas des civilisations archaïques, ressemble à un empire ?

Il se dit, parce qu’il n’appartient pas à cette époque, que cet empire spirituel et vertueux, l’Amérique Française, puis l’université dans laquelle il enseigne, qui possédait, jusqu’à tout récemment, un statut papal, ce qui n’était pas rien, ont représenté un univers dur comme le roc de la montagne-campus où l’Université de Montréal s’est installée. Mais cet empire est aussi immatériel, car il fait appel au pouvoir de la conviction. Tout empire ne repose-t-il pas sur un livre sacré (ici, la Bible et ses adjonctions théologiques) qui représente une forme de certitude dont on se targue, aujourd’hui, au sein des murs de l’université, d’avoir mis de côté les aspects doctrinaires ?

En somme, il se retrouve, sans trop s’en rendre compte, à la croisée des chemins. Il a quitté l’université de la basse ville. Du même coup, il se remet à parler à la troisième personne du singulier de la prétention impériale. Sa parole lui échappe. Ces professeurs de l’Université du Québec à Montréal, des professeurs plus jeunes qui semblent posséder la dégaine de « néo-hipsters », tout droit sortis du Mile-End, n’ont rien à voir avec ces collègues de l’Université de Montréal, qu’il ne connaît pas encore très bien, qui se comportent de manière différente, avec le sentiment d’un ton déclamatoire, qui, sans aucun doute, pouvait caractériser cet empire spirituel d’autrefois. Tous ces professeurs auraient-il cette certitude de composer un corps impérial, d’appartenir à un ordre qui, dans le domaine du savoir, ne souffre pas de concurrence ?

En dépit des infortunes de la vie institutionnelle des universités, au Québec comme ailleurs, il perçoit dans sa nouvelle université une légitimité qui ne se discute pas. Alors qu’il se consacre à cette réflexion au sujet de la Grandeur de l’Empire, cette exposition qui sera présentée sous peu à l’Université de Montréal, il s’étonne de parler de nouveau à la troisième personne dans ce brouillon de journal intime falsifié qu’il révèle, par confessions furtives, dans cet article aux apparences savantes. Il se tient à distance de lui-même. S’il écrit avec hauteur, n’est-ce pas pour masquer une défaillance de la pensée qu’il transforme en un ton péremptoire ? Il a fait sienne la formule « je comme un autre », pas le « je est un autre » rimbaldien. Il essaie avec bien des difficultés de se rehausser, de se constituer, par le biais de la troisième personne du singulier, une altérité secrète, incommunicable, ce qui permettrait, au sujet de cette réflexion sur l’empire, de se mettre en réserve de toute forme de subjectivité publique. Il appartient à un empire du savoir et prétend ne devoir rien à personne.

Marches

Il enseigne depuis de nombreuses années et il s’ennuie dans la mesure où l’enseignement, dès qu’il s’installe dans une salle de classe, interdit la respiration, bloque toute forme de détente, suscite des raidissements musculaires. Alors qu’il enseigne, il se tient souvent debout. Il se met à marcher dans la classe où il enseigne, comme s’il lui fallait, à la façon d’un chien fou, flairer un mur, puis l’autre, cesser de parler alors qu’il marche, qu’il semble même courir, comme s’il rêvait, sans trop oser l’avouer à ses étudiants, de pouvoir enseigner dans une classe en chevauchant un cheval, comme s’il était le chef d’une troupe d’infanterie, comme il en retrouve, dans ces romans russes qu’il aime, ceux de Cholokhov. Il aime les pensées qui vont de l’avant, qui ne lui demandent pas de permissions avant de sortir de son gosier. Manipulant le vocabulaire maniéré des universitaires, il traite du soi mobile. Voilà une expression qui, bien sûr, ne rime à rien, suffisamment trouble, il se l’avoue, pour écrire de la littérature grise, celle qui permet, parfois, d’obtenir des subventions de recherche.

Il marche de long en large dans les salles de séminaires. Il rêve qu’il y a des fenêtres, mais ce n’est pas le cas. S’il n’était pas dans un lieu clos, il s’évaderait. Il rêve d’observer le mouvement des passants, leurs conversations, le bruit des voitures. Il veut entendre les enfants, de l’autre côté de la rue. Puis les oiseaux qui habitent dans les arbres, à peu de distance de nos têtes. Dans cette cacophonie, on vit, mieux, on se sent en vie, épaulé et appuyé par un univers, tout simple en apparence, qui compose notre vie de tous les jours.

Pourquoi faut-il que cette classe soit silencieuse dès qu’il ne parle plus ? Pourquoi faut-il que ces étudiants soient assis en face de lui, avec un air faussement attentif, comme s’il leur fallait se contenir (à l’instar du professeur en proie à l’arthrose qu’il deviendra), se contenter d’être empesés, d’abandonner leur jeunesse ?

Sans doute est-ce pour cette raison qu’il a décidé, un jour, bien qu’il soit un homme tout à fait sérieux, de créer, de façon véhémente d’ailleurs, des colloques mobiles, des séminaires itinérants, un laboratoire sur les récits de la mobilité, avec une unité mobile. Son camion Mercedes Sprinter 2500 suscite le rire, dès lors qu’il en parle, comme si le professeur sérieux, qu’il n’est pas tant d’ailleurs, s’était transformé en un personnage universitaire d’une contre-culture des années 2000, avec ce véhicule-lab qui, si on y pense bien, rappelle le fameux Salut Galarneau de Jacques Godbout, le stand à hot-dog.

Oui, c’est ce qu’il se dit : il faut bouger, marcher, il n’irait pas jusqu’à dire qu’il faut faire du jogging et se livrer au déploiement de pensées dans l’exercice physique, comme d’autres le font. Pour sa part, il aime mieux conduire ; en fait, il adore conduire. Il se dit qu’il faut, dans tous les cas, évacuer les salles de classe, aller dehors, se dit-il, cela nous fera du bien, sans qu’il soit naïf, sur cette question. Il sait bien, depuis Les enfants de Summerhill (Neill, 1960), sans oublier le Ringolevio d’Emmett Grogan (Grogan, 2008 [1972]), et les Grateful Dead du début des années 1960, sur la côte californienne, que ces éloges de la mobilité, de la vie de bohémien, au grand air (il pense à Walt Whitman), ne sont que des lubies, des manières de fonder, au nom de la nature, une pensée qui a besoin d’oxygénation.

Il s’est dit un jour, avec ses compagnons de travail, Boris, Mathieu, Benoît, qu’il faudrait bien que le département ait une exposition consacrée aux divers aspects de l’intermédialité. Jouer avec les formes et les médiums, il y tient. S’exercer aux rehaussements de la forme plastique, verticale, impériale, voilà ce qu’il souhaite pouvoir cerner, dans ses hauts et ses bas. Il se dit somme toute que la Grandeur de l’Empire, si l’on prend la chose au sérieux (et il sait que son collègue et ami de longue date, Boris Chukhovich, n’est pas de celui qui traite à la légère ces questions), peut faire l’objet d’un déploiement logique.

Assises

La Grandeur de l’Empire, ce sont les images de la contemplation d’empires anciens qui me viennent à l’esprit par le biais des livres et des encyclopédies, des récits racontés aux enfants, des livres d’histoire qu’on veut bien leur lire, quand ils sont tout jeunes, avec le souhait de leur transmettre quelque chose d’utile sur ce qui les a précédés, de manière à leur permettre de mieux connaître le monde. Pour tous ces parents inquiets, un dénominateur s’impose : nuancer, relativiser, déraciner les habitudes, les comportements acquis, les préjugés. Ces parents diront à leurs enfants qui s’ennuient déjà : tu n’habites pas dans un empire, tu vis dans une démocratie durable, concertée, améliorée, le sais-tu au moins ? Ce relativisme de la culture, une expression bien galvaudée, est un des mots clés de l’époque.

Et si les empires passés et présents, se dit-il encore, représentaient des socles, des points de repère, des assises qui, dans l’histoire des civilisations (mais peut-il même employer ce mot ?), permettent, un peu comme la forme apparente d’un iceberg, de discerner, de loin, ce qui, dans le domaine du rayonnement de la pensée, a tenu le cap quelques siècles ?

Il se surprend, encore une fois, d’écrire à la troisième personne du singulier, ce qui l’indispose, car il tente de transposer ce qu’il pense. L’usage du Je pronominal lui donne l’impression de relire un discours ampoulé. S’il écrit à la troisième personne impériale, il met à distance ses pensées. L’usage du Je pronominal provoque une confession fadasse, comme s’il faisait preuve de bienveillance à l’égard de sa propre personne. Somme toute, il a l’impression d’être un personnage de bande dessinée, sans humour, une caricature, oui, une caricature de lui-même, ce qui le conduit malgré tout à parler de lui-même, quelle que soit la personne pronominale engagée.

S’il écrit à la troisième personne, il se dit qu’il peut « latéraliser » le savoir (quelle horrible expression !), le « périphériser », se dit-il encore, quoique cela ne sonne pas mieux, pense-t-il, car ces expressions, telles qu’il les emploie, n’arrivent pas à circonscrire ce dont il rêve, depuis le début. Il veut fuguer, mais c’est un souhait ridicule. Un vieil homme qui fugue, n’est-ce pas le lot de tous les préposés aux bénéficiaires dans les CHSLD ? Il veut aller dehors, respirer un peu, penser à l’air libre, hors de sa classe. Il aimerait se promener dans son unité mobile, son fourgon universitaire, le Mercedes Sprinter 2500, se garer dans un quartier ou dans un autre, accueillir ses étudiants dans un séminaire sur les récits de chauffeurs de taxi, car il ressent le besoin de créer une petite communauté hors les murs, tout simplement.

Et l’empire dans tout ça ? Un prétexte ? Certes pas. L’empire est l’expression de la pensée qui s’inscrit dans les institutions, l’université par exemple. Il se pose de nouveau cette question, à propos de son départ de l’UQAM, sur lequel il ne veut pas épiloguer, car il trouve cet épisode trop personnel pour vouloir vraiment en parler. Il n’en demeure pas moins qu’il se pose, malgré ces précautions oratoires, une question, celle de son départ puis de son arrivée à l’Université de Montréal, sur ce campus de la montagne, alors qu’il ne cesse de vouloir le quitter, ce nouveau campus, pour aller se balader, par exemple dans son Sprinter 2500, dans le quartier Côte-des-Neiges.

Et l’empire dans tout ça, se dit-il ? Soyons sérieux. Ce n’est pas parce que l’occasion est offerte d’un épanchement du moi, ce dont il n’a pas particulièrement l’habitude dans ses écrits, qu’il faut en abuser, mortifier les quelques lecteurs qui le liront. À propos de l’empire, il se dit qu’il lui a été offert au passage. Une rencontre, une idée de Boris Chukhovich, des étudiants passionnés, Pauline Pourailly, à la fois efficace et motivée. Ce qu’il reste à faire, alors, descendre l’escalier, ou prendre l’ascenseur, aller du huitième étage, là où il travaille, jusqu’au troisième, au deuxième, parfois au premier étage, afin d’y retrouver, malgré ses distractions, dans le dédale du Carrefour des arts et des sciences, le site de l’exposition qui lui permet de continuer sa réflexion sur les conjonctions de l’horizontalité et de la verticalité.

Seuil

Il est sur le seuil de l’empire. C’est ce dont il a l’impression, le plus souvent. Il habite Montréal, ville qu’il aime, cela lui importe, sans trop comprendre le motif de sa réflexion présente. Dans cette ville, il a l’impression de demeurer sur le seuil. Il en va de même de l’université. Quoiqu’il fasse, il se perd dans ces corridors interminables, ces escaliers qui n’en finissent plus. Il a cette fois rendez-vous avec le personnel du Carrefour des arts et des sciences. Il est bel et bien arrivé au deuxième étage du Carrefour sans savoir quelle porte il lui faut emprunter pour y entrer.

Il sait bien, on lui en a déjà parlé, alors qu’il arrivait dans cette université, en provenance d’un autre lieu d’enseignement, celui-là, pour des raisons qui tiennent à une planification urbaine dite moderne, situé dans le « bas de la ville » ; il sait bien que cette localisation labyrinthique du Carrefour des arts et des sciences ne relève pas d’un génie malin, un architecte, qui dans sa folie, aurait décidé de plonger tous déambulateurs dans la plus grande confusion. La faute en revient au Pavillon Lionel Groulx (il pense, un bref moment, à ces débats détestables à propos de ladite charte des valeurs, pour, le plus vite possible, évacuer de son esprit des idées mauvaises, une méchanceté qui ne ferait que des vaincus, des humiliés et offensés). Il se dit, à propos de ce pavillon, qu’il a été créé, comme bien des choses au Québec, dans l’urgence, celle d’une révolution dite tranquille. Cet immense cube, celui-là même qui accueille, comme en un pénitencier, ces professeurs qui sont assis, à longueur de journée, dans leur bureau, s’est voulu une réponse, sans doute justifiée, à l’accroissement fulgurant de la population estudiantine dans le Québec de la démocratisation de l’enseignement.

Il se dit que ce cube qui jure, de manière brutale, avec les pavillons créés par l’architecte Ernest Cormier, est un bel exemple d’architecture inhumaine. Où se trouve le Carrefour des arts et des sciences dans cet espace refermé sur lui-même ? N’est-ce pas une autre manifestation de l’empire que cette attitude obtuse ? À qui demander son chemin, nulle réponse n’est donnée. Si le Carrefour des arts et des sciences avait été précédé d’un portail, d’une entrée, d’un seuil, cela ferait toute la différence. Il en a assez de se perdre dans ces espaces qui lui semblent tout à coup hostiles. L’espace vertueux de la caritas universitaire, ce qui façonna l’Université de Montréal, se serait-il transformé en hydre moderniste ?

Il doit se rendre dans ce Carrefour qui n’en est pas vraiment un. Il lui est difficile, professeur nouvellement arrivé dans cette université, de comprendre la forme architecturale de ce lieu qui à l’intérieur du pavillon Lionel-Groulx accueillera sous peu une exposition qui aura pour titre Grandeur de l’Empire. Tout cela donne l’impression de jouer avec les mots, de compliquer les choses. Il n’en est rien. Sans que nous en ayons eu vraiment conscience, car cela relève de la fonction immédiate du lieu, dans sa netteté symbolique, l’idée d’une exposition sur la Grandeur de l’Empire s’est imposée, en un tour de main, à même cet espace. L’idée de Boris Chukhovich trouvait son expression la plus juste en un site, une plate-forme, un relais, un dispositif, tout sauf un carrefour, dans le Carrefour des arts et des sciences de la Faculté.

Il se dit, encore une fois, que le lieu choisit le sujet. Le lieu nous choisit, se dit-il encore. Mais il arrive aussi, comme il le formule à propos de cette exposition, que le lieu nous frappe, qu’il possède un rôle offensif, agressif, qu’il se révèle insupportable dans sa nudité, en l’absence de tout seuil, comme c’est le cas, par exemple, du Carrefour des arts et des sciences qui accueillera notre exposition.

Ascenseurs

Il vient de sortir de l’ascenseur, il se trouve au deuxième étage, du moins le croit-il. Il ne sait trop s’il doit tourner à gauche ou à droite. S’il va à sa gauche, il ira dans la direction, du moins le croit-il, du stationnement Louis-Colin, qu’il aime bien, qu’il considère une œuvre architecturale réussie. Cette université qu’il apprend à aimer se définit en partie par l’attention portée aux menus détails. Et ce stationnement étagé est pour lui une réussite. Il ira peut-être y enseigner une fois que son unité mobile (son fameux Mercedes Sprinter 2500) sera comme on dit « opérationnelle ». Tout à coup, il s’aperçoit que le couloir qui conduit au stationnement est au premier étage.

Il lui faut de nouveau poser ses points de repère. S’il va à sa droite, s’il s’avance dans le corridor, cette fois, il ira dans la direction du Carrefour des arts et des sciences, à la condition expresse, sous la forme d’un angle droit, de tourner vers sa gauche, cette fois en direction d’un corridor qui lui rappelle les lieux interminables qu’il doit franchir à chaque fois qu’il prend l’avion.

Ce corridor est bien particulier. Il est balisé par une grande surface vitrée qui permet, en somme, sous l’aspect d’un seuil frontalier, d’entrer dans le site de l’exposition. Notre exposition a-t-elle lieu… dans un espace ? Parfois, j’en doute. Le site de l’exposition est représenté, avant toutes choses, par une surface vitrée, à travers laquelle nous (Boris, Benoît, Mathieu et moi) ne cessons de regarder, comme le font tous ceux qui, lors de moments de dépaysement, au cœur de la ville, font du lèche-vitrine. Cette façon de vivre le nez collé contre une pellicule de plastique, une surface de verre n’est pas exceptionnelle. Qui n’a pas aujourd’hui le visage penché sur l’écran de son téléphone portable ?

Cette quotidienneté qui est vécue dans l’absorption d’images, puis dans la frontalité d’écrans qui découpent notre rapport au réel, est-ce cela l’empire ? Il est fréquent, sur ces questions, de favoriser les images « terminales » d’empires qui sont l’expression d’un pouvoir plus grand que nous. L’empire, si l’on poursuit dans cette veine, ce ne serait pas autre chose qu’une représentation, ma foi assez enfantine, d’une autorité, qu’elle soit paternelle, ou maternelle, ce qui nous conduirait à répertorier, encore une fois, les figures de la puissance, de manière à ce que l’empire, ainsi défini, puisse faire l’objet d’une représentation. Or, l’exposition Grandeur de l’Empire, telle que Boris Chukhovich l’a conçue, met en relief, avec une grande attention portée aux détails, les aspects d’un comparatisme bien réel, à propos de ces dites représentations de l’empire. Voilà une forme de pouvoir dont nous ne pouvons pas nous lasser. En somme, le monde de l’empire nous domine, il manifeste sans réserve sa démesure. Il favorise une forme de régression bien réelle qui fait du sujet, ainsi réduit à sa condition de sujet subalterne, l’expression d’un être qui souffre, mais de façon répétée, une soumission à l’égard d’une loi cruelle, certes à laquelle le sujet ne peut se dérober.

Fenêtres

L’empire, c’est donc ce qui, dans sa verticalité triomphante, nous assujettit. Mais l’empire, si l’on poursuit la réflexion mise en valeur par Boris Chukhovich, est l’expression d’une frontalité, pas seulement d’une verticalité. Celle-ci en effet, met en valeur une élévation, un rehaussement, ce qui nous permet de prétendre accéder à un signifié qui tient lieu de point de capiton transcendantal. Cependant, il convient de se demander si cette verticalité est toujours de mise. Bien sûr, les empires du passé nous regardent de haut. Peu importe d’ailleurs leur grandeur réelle, ils nous impressionnent, imprègnent notre mémoire active du sentiment que nous sommes de peu, des sujets subalternes ou déclassés. Il demeure que ces expressions de l’empire, de la loi, de la domination appartiennent, en somme, au monde d’hier.

Il faut se demander ce que signifie, pour notre propos, le monde d’aujourd’hui. Est-il une expression de la frontalité, l’observation butée, en quelque sorte anodine, d’un empire que nous avons sous le nez, comme cet écran de téléphone intelligent que nous avons sous les yeux à longueur de journée, sans oublier l’écran d’un ordinateur personnel que nous trimbalons, avec toute la machinerie électronique requise, dans nos cartables et nos valises ? Autrefois, nous contemplions l’empire de loin. Celui-ci en imposait. Cathédrales, palais royaux, forteresses et sites funéraires imposants, tous ces lieux avaient pour seule et unique fonction de nous diminuer. Il fallait nous sentir petits.

Or, l’époque présente fait jouer un dispositif pernicieux qui prétend abolir le principe de la verticalité triomphante. À cet égard, les témoignages boursouflés du pouvoir (de Dubaï à ces Royaumes du tourisme mondialisé) n’ont pas cette valeur de toute-puissance qui effraie et veut nous persuader de notre nullité. Voir l’empire de loin, pressentir qu’il est le centre d’un monde, n’est-ce pas ce que nous avons tenté de décrire dans cette exposition ? À propos des tableaux photographiques réalisés par les collègues de Boris Chukhovich, ceux-là déployaient la centralité d’un point focal que l’œil ne peut éviter. Si l’on veut faire appel à une description contemporaine de l’empire, au risque de bien des simplifications, car les États-Unis ne peuvent certainement pas revendiquer le statut d’empire, si ce n’est de manière imaginée, comme le propose l’esprit enfiévré des littéraires, les tours jumelles du World Trade Center ont pu représenter cette verticalité. Cependant, la destruction de ces tours semble avoir signé l’arrêt de mort de cette verticalité.

Écrans

Est-il alors possible d’imaginer que l’empire nous habite, que nous l’ayons, pour ainsi dire, incorporé dans nos faits et gestes, dans nos attitudes de tous les jours ? Autrefois, il n’était pas exceptionnel de penser que « tous les chemins menaient à Rome. » Pour le sujet de l’empire austro-hongrois, Vienne tenait lieu de centre. À l’ère de Facebook et des réseaux sociaux, est-il fou de penser que l’empire est désormais composé de ces petites fenêtres (semblables à autant d’écrans) qui sont logées dans l’infinie vacuité de notre pensée ? Si cette idée est recevable, il faudrait concevoir que l’empire ne nous outrepasse plus. Sous la forme de la régulation interne de nos conduites et de nos comportements, il nous assujettit, encore une fois. Autrefois, il fallait voir de loin pour constater la démesure de l’empire. La distance, qu’elle soit réelle ou imaginaire, permettait de configurer l’existence de l’empire, sa verticalité. De façon significative, ces représentations du pouvoir ont bougé. D’une part, l’empire n’est plus vertical. Il est frontal, rendu immédiatement disponible dans l’usage obstiné de tous ces réseaux électroniques (substituts des anciennes voies romaines ?). D’autre part, cette frontalité est devenue un complément prothétique de notre propre corps.

À tenir ce discours, il faut envisager que l’empire, tel que nous nous le représentons, se traduit précisément par l’absence de seuil. Il n’y a pas si longtemps, les représentations de l’empire étaient faites d’espaces incontournables, de territoires que l’on abordait, sans sauf-conduit, au risque de sa vie. L’empire était immense, sans contredit. Si l’on retient encore une fois l’exemple des voies romaines, ces routes qui permettaient de rassembler, dans l’image d’une centralité indiscutable, l’origine du pouvoir impérial, il faut ajouter, fait qui nous semble surprenant aujourd’hui, que le siège de l’empire demeurait lointain, parfois inaccessible. Ne se rendait pas à Prague où à Londres qui le souhaitait.

Aujourd’hui, la frontalité interdit cette expression d’une distance à franchir. L’empire fait désormais abstraction de ces embranchements routiers, de ces mois de transport qu’il faut subir pour se rendre au cœur du pouvoir. L’empire est frontal. Il n’est pas simplement vertical, ce qui suppose encore de tenir compte d’un seuil, fût-il minimal, qu’il faudrait franchir avant de percevoir l’empire dans sa démesure. En effet, la verticalité impose, pour qu’elle fasse l’objet d’une perception puis d’une compréhension, une distance relative, parfois une attitude de repli.

Seuils

À ce sujet, Bernard Salignon fait remarquer que :

Le seuil demeure l’essence du rapport de la maison à la ville, de l’habitant au voisin, du proche et du lointain. Le seuil n’est ni du dedans ni du dehors, il est les deux à la fois, il tient l’ouvert et le fermé dans un entrecroisement subtil qui permet aux formes sensibles et aux pratiques humaines de s’articuler sans empiéter les unes sur les autres, sans se contrarier. C’est ainsi qu’est pensée la maison grecque (Oikos) ; elle est la marque du passage entre l’intérieur (Hestia) et l’extérieur (Hermès), ce passage étant dans son unité mouvante le sens de la cité. (Salignon : 2010, p. 102)

Est-il discutable de convoquer la forme authentique de la maison grecque alors que je réfléchis à la Grandeur de l’Empire ? Si la maison grecque fait place à un seuil, cette rencontre possible du proche et du lointain, l’empire, à l’ère de la frontalité, anéantit toute forme de transition perceptive. Le lointain se fait immédiat, comme si l’empire était désormais en chacun de nous. En somme, la frontalité de l’empire s’impose désormais sous la forme d’une présence dont nous ignorons les faits et gestes puisque nos habitus sont devenus des automatismes perceptifs. À chaque fois que nous circulons sur Facebook ou Google, ce n’est pas l’éloge libertaire de la circulation sans obstacle qu’il faut évoquer. Bien au contraire, nous communions avec l’empire.

Si l’on pense à cette Grandeur de l’Empire, tenons compte d’un paradoxe décrit par Boris Chukhovich dans son projet d’exposition : la perception verticale de l’empire compose une gradation des formes de l’espace, du proche au lointain, alors que la frontalité, le point de vue fixe, décrit l’immédiateté d’une violence. Celle-ci est à la fois sociale et perceptive. L’empire du dedans nous aveugle. Nous avons intériorisé les villes et les panoramas impériaux, aujourd’hui représentés par la fluidité apparente d’une mobilité des réseaux alors que nous ne cessons de faire du surplace.

J’ai fait valoir l’importance de cette idée d’une théorie portative, d’une besace conceptuelle dans laquelle je peux glisser, un à un, mes mots et mes idées, comme s’il m’était possible, par le biais d’une poche marsupiale psychique, d’engendrer, et je sais l’expression excessive, une nouvelle façon de vivre.

Alors que d’autres insistent avec détermination sur ce principe de la vie commune, de même que sur la réconciliation de communautés démembrées à l’ère de l’extrême contemporain, j’ai un autre point de vue à l’esprit. Dans cette représentation de pensées portatives, je promeus le principe d’un emportement, d’un énervement, dans le mouvement même de la pensée, parfois une rage, celle que je partage avec des auteurs aussi différents que V. S. Naipaul et Thomas Bernhard, ce qui, à propos de cette exposition de Grandeur de l’Empire, me met dans l’obligation de préciser mon propos. Tout se passe comme si cette poche marsupiale que je m’imagine posséder pouvait accueillir des pensées volatiles, celles-là mêmes dont j’ai fait un usage abusif dans ce journal de bord trafiqué aux fins d’une réflexion dans l’opération de relance de la revue Post-Scriptum.

Piédestal

Je suis un directeur de département, un homme « sérieux », qui a pour fonction de s’assurer que tout va bien à bord, sur son navire. La métaphore est veillotte, un peu bête. J’avoue aimer Conrad. Le capitaine n’est-il pas l’héritier de tâches patriarcales, héroïques ? Une direction départementale, dans le cadre d’une institution de haut savoir, n’est-ce pas par ailleurs descendre d’un piédestal, qu’il soit imaginaire ou bien réel ? Les professeurs intériorisent cet habitus qui consiste à voir le monde de haut. Je n’échappe pas à ce travers. Pour tenter de changer ce rapport à l’espace, j’ai offert à des étudiants, à Boris Chukhovich, ami de longue date, la clé des champs.

Ces professeurs, on les reconnaît aisément parmi bien d’autres dans la foule. Ils ne sont pas habillés de manière particulièrement significative. Ils n’ont pas ces casquettes et vareuses qui les assimilent à un corps professionnel, celui des plombiers ou des électriciens. Les professeurs ne sont pas des caissiers et des caissières dans les marchés et les grandes surfaces. Cependant, les professeurs ont souvent pour caractéristique cette excentricité qui a tout l’air d’une attitude composée avec soin, au fil des ans. De même, ils ont souvent la certitude de posséder, plus que d’autres, le droit de parler, parce que ce dernier correspond aux habitus de la déclamation, du droit de réplique, de la disputatio, comme l’exprimaient les rhéteurs anciens.

Que vient faire, dans toute cette histoire, l’image de ce professeur qui ne descend pas de son piédestal, qui communique avec ses étudiants sous la forme d’une politesse à l’aspect suranné ? Il est entendu que ma description se veut plus imaginative que sociologique. Sur combien de collègues dévoués, tous à leur affaire, n’ai-je pas le plaisir de compter ? De plus, ce serait commettre une grossière erreur de négliger que le métier d’enseignant est en butte à des exigences de production, de « livrables », comme le disent nos collègues français qui font des professeurs des êtres souvent exténués. Ma réflexion sur le piédestal est-elle encore pertinente ? Je le pense. Cela ne signifie pas que le professeur veuille se situer à distance, mais que l’institution elle-même, dans ses traditions et ses habitudes, crée un corps de règles auquel il est difficile d’échapper.

L’occupation d’une juste place, n’est-ce pas le rôle du professeur qui, s’il décide de se rehausser grâce au piédestal, ne doit pas néanmoins, c’est ici une opinion personnelle, s’en remettre à l’idée d’une planéité, voire d’une platitude de la planéité, en somme à l’absence de toute hiérarchie ? Pour poursuivre le propos, le professeur ne peut se contenter de déchoir, on choisira ici l’expression avec tout ce qu’elle représente de faillibilité, de son piédestal, puis cautionner, par cette défaillance, l’idée d’une démission devant l’autorité. Il nous revient à tous, professeurs et étudiants, de formuler d’autres manières d’apprendre.

Communautés

L’exposition Grandeur de l’Empire, je l’ai déjà indiqué, a été l’occasion de la création d’une communauté de sens, qui regroupait un chercheur indépendant, Boris Chukhovich, qui n’a pas d’affinité institutionnelle avec le monde universitaire, puisqu’il ne fait pas partie de ses employés. Cette exposition faisait une large place à l’intervention d’étudiants dont la contribution était reconnue à sa juste valeur. Il en allait de même de l’appui constant de Pauline Pourailly, responsable des expositions au Carrefour, de tous ces gens qui nous aidèrent sans discontinuer.

Pour favoriser cette exposition, la création d’une pensée périphérique nécessitait d’investir l’espace institutionnel de l’université de manière originale, d’autant que cet espace, le Carrefour des arts et des sciences, se caractérise par la mise en place d’une plateforme, un site, bien plus qu’un lieu consacré, de manière canonique, aux expositions et autres mises en relief des œuvres d’art. Cela ne veut pas dire que l’installation de Grandeur de l’Empire rendait le projet moins intéressant.

J’ai décrit mes difficultés à retracer le site de l’exposition puisqu’il me fallait, à chaque fois, tenter de me souvenir de l’étage de la fameuse salle, que je circulais du troisième au premier étage, puis, par le biais des escaliers, au deuxième étage. En somme, j’exprimais de façon caricaturale la forme tenace d’un symptôme en sa répétition névrotique, comme si le fait de ne pas trouver un lieu, de ne pas trouver la porte d’entrée de ce lieu, de ne pouvoir en identifier le seuil représentait l’expression d’un malaise, le mien, que je ne saurais circonscrire à la seule difficulté de l’orientation géographique personnelle.

En effet, cette géographie du site de l’exposition Grandeur de l’Empire ne relève pas tout simplement de l’aménagement des espaces, une régie des lieux. Que les espaces soient bien ou mal composés (ce qui pose un autre enjeu : l’urbanisme et la fonctionnalité des formes dans l’espace) ne devrait pas m’empêcher de poursuivre ma suggestion. L’empire, de façon biscornue certes, a été inscrit en un site qui, à son départ, n’était pas conçu expressément pour accueillir des expositions.

On en revient donc, dans le cours de cette réflexion, à la formation d’une théorie portative, la mienne, mais celles aussi de Boris, Mathieu et Benoît qui firent l’objet d’une conjonction lors de ce travail en commun. Dans l’imaginaire d’un directeur de département enfiévré, un peu excentrique, se posait la question de l’enseignement. Ce dernier n’était pas simplement un lieu arrimé à des espaces de savoir, mais un espace en transit. Une exposition créée en un lieu incongru, cela aura aussi permis de faire place au jeu.

  1. 1La figure du boîtier d’écriture qui cadre un contenant scripturaire, fait office de lieu dit pour un sujet d’énonciation.
  2. 2Voir Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. Le milieu n’est pas simplement un espace topique. Un milieu tient lieu d’espace de rencontre, de négociation ou encore de conflit. Et il faudrait d’ailleurs apprendre à conjuguer ce milieu au pluriel, tant les milieux humains et culturels composent notre univers.