Notes de travail pour une trame sonore
Cela ne s’entend pas à la première écoute, mais la trame sonore de Grandeur de l’Empire, pour laquelle j’avais été approché, est en fait constituée de deux trames superposées. Des directives différentes ont marqué et changé l’orientation de l’exposition au cours de sa conception, que j’ai ainsi tenté de suivre dans son évolution tout au long de mon propre travail. Voici donc en deux temps comment j’ai composé.
La première directive était la suivante :
Quant au contenu du travail, il ne nous faut pas une musique illustrant ce qui se passe sur l’écran, plutôt une ambiance sonore composée des bruits de la foule multilingue, dans lesquels il serait possible de reconnaître peut-être certains échos de musique évoquant les marches totalitaires, des hymnes nationaux, des extraits musicaux qui portent peut-être sur les effets du totalitarisme produits sur l’individu (Quatuor à cordes no° 8 de Chostakovitch), etc. Mais en principe, cela doit être une ambiance sonore, de genre « bruit », comme je le vois. (Courriel de Boris Chukhovich daté du 10 avril 2013)
Ma première trame a donc été inspirée par cette contrainte de « ne pas illustrer ce qui se passe sur l’écran », combinée avec le quatuor de Chostakovitch, évoqué ci-haut, qui a dicté mes premières notes. J’ai commencé par deux très courts quatuors pastichant Chostakovitch, plus précisément quelques-uns de ses 24 Préludes et fugues op. 87. Je les ai ensuite distribués au hasard sur la trame. Puis, toujours sans me synchroniser avec le film, que je n’avais qu’en mémoire, j’ai rempli le tout de sons de foules venant des quatre coins du monde. Ici le lobby d’un aéroport allemand, là un marché égyptien, là encore un centre commercial britannique, l’un après l’autre comme un grand voyage désorganisé, chaotique mais continu. Plus je travaillais, plus je trouvais que ce procédé allait bien avec le film, que l’évolution de ma trame, telle une courte pointe, fonctionnerait avec le film, en tant qu’il illustre une idée au moyen d’une juxtaposition d’images hétérogènes, qui retrouvent leur pertinence dans un procédé de réagencement. J’espérais que ma trame participe à cette déconnexion du sens propre à chaque extrait de film en donnant la possibilité au spectateur d’inventer sa propre expérience, de reconnecter librement les fragments (difficile, au premier abord, de faire un lien entre Spiderman, Rocky, Dark City, Slumdog Millionnaire, Sleepless in Manhattan).
Comme le film allait être en boucle, j’ai commencé par une évocation des trois coups du brigadier au théâtre lors de la levée du rideau, mais transposés au Japon sur les muyus (wood-blocks) des chants bouddhistes, sons qui termineraient, par la même occasion, le film. Si ce n’était pas du générique, cette transition aurait marqué la continuité ininterrompue de l’installation. Ensuite, introduction d’une ligne de clarinette basse, toute simple, banale, se changeant en walking bass jazz accompagné d’une caisse claire jouée à l’aide de balais. D’autres fragments de clarinette arrivent par la suite, lors de l’escalade, puis des cordes glissent vers le bas, lors de ce que je nomme la Chute. Jusque-là, je n’avais rien synchronisé avec grande précision, je n’avais pas souligné d’évènements avec une représentation sonore, et cette première version représentait ce que je croyais convenir aux auteurs.
Très vite, on m’a communiqué qu’il devait y avoir un plus grand lien entre l’image et le son. Il ne s’agissait pas de cartooning, mais d’appuyer le sentiment d’urgence, de rendre l’image plus intense, le propos plus énervant. C’est à cette étape que j’ai introduit la multitude de drones sonores, de sons traités, d’effets instrumentaux. La grande majorité de ces sons viennent de banques de sons d’orchestres, manipulés pour les rendre plus graves, les transformer en masses lourdes et inquiétantes. Il y a aussi des didgeridoos (intentionnellement choisis pour souligner l’escalade de « l’Indien dans la ville »), eux aussi transposés dans des octaves impassiblement bas. Comme le scénario parle d’une ascension, il m’apparaissait obligatoire de faire commencer la trame sonore à ce niveau particulièrement bas. Ce n’est que tard dans le film que l’orchestre manipulé commence à reprendre sa hauteur normale, pour bien vite devenir, lors de la Chute, de grands arcs de sons virevoltant vers le bas. Ces glissandos acharnés occupent cet espace du film où l’Empire s’effondre. Mais le son ne coupe pas, l’orchestre remonte, comme l’Empire, pour se dissoudre dans les coups de wood-blocks qui ont tout commencé.
Mes moments préférés de cette pièce, ceux qui correspondent le plus à ma vision du film, ou peut-être ceux qui m’amusent le plus pour terminer :
- le chant du muezzin alors que tout le monde regarde vers le ciel* (2:55) ;
- le chapeau qui s’envole dans un moment de silence, juste avant le cri de foule (5:14) ;
- les pas que je voulais chaotiques lorsque Rocky est victorieux, mais qui, à la première écoute, sonnaient comme une armée marchant de façon unie dans la ville occupée, ce qui me plaisait davantage (5:38) ;
- cet homme d’affaires qui semble tout droit sorti de l’opéra1 auquel j’ai donné une voix de synthétiseur (7:10).
* Ce chant a été problématique et longuement débattu par l’équipe. Il y a toutefois deux choses qui, en écoutant le résultat, m’ont surpris et m’ont convaincu de le garder dans la trame sonore, qu’il me paraît pertinent de préciser ici :
D’abord sur le plan symbolique ; cette séquence débute alors que nous survolons une ville, traversant les nuages, ce qui donne l’impression que le chant vient d’En-Haut, d’une manière tout à fait divine. Puis, tous les personnages, un à un, de l’homme d’affaires à « l’Indien dans la ville » regardent vers le haut. J’imaginais alors, par cette juxtaposition musique/images, que la Tour Eiffel était devenue, un instant, un minaret de fer au cœur de Paris – on sait à quel point cette question est sensible là-bas ! La musique permettait ainsi un renversement de point de vue qui donnait un sens critique à cette figure. Puis sur un plan plus socio-politique ; au cœur d’une exposition mélangeant les tours jumelles à divers paysages, dans un film illustrant la vie et la mort d’un empire, incorporer un chant appelant à la prière musulmane relevait d’un grand sarcasme, flirtant avec un politiquement incorrect à peine adouci par le temps, du fait de cette islamophobie instrumentale par laquelle les attentats ont été expliqués, qui rappelle d’ailleurs le caractère manipulé des images, constituant l’univers falsifié du film. Ainsi, l’appel à la prière, senti comme une menace planante, se juxtaposait ironiquement à la nature de cet Empire telle que la désigne l’exposition, en plus de se conformer en esprit au montage du film, où un fragment sans rapport direct avec le reste est cependant investi par une puissance d’élévation extérieure. Le tout rendait d’autant plus fantomatiques les images du World Trade Center encerclant le visiteur. Du moins, le temps d’un adhan2.
- 1NB de Mathieu Bédard : Il s’agit bel et bien d’un homme d’affaires sorti de l’opéra ! C’est Joseph Rouleau qui chante sur une musique de Jacques Hétu dans le dernier film de Gilles Groulx, Au pays de Zom – un film à l’ironie vitriolique présentant les auto-mortifications d’un homme d’affaires qui se culpabilise avec une complaisance inouïe, en mesurant ses fautes à la grandeur du rêve qu’il nourrissait pour lui-même et la société. C’est ce qui lui inspire ces poussées de lyrisme grandiloquentes que l’opéra représente, qui saturent et aliènent le spectateur jusqu’à faire du film une sorte de contre-opéra brechtien. (C’est la Place Ville-Marie qu’on voit derrière lui.)
- 2« appel ».