Architecture de l’image dans l’économie de sa dé-mesure

Une splendeur littérale : remarques préliminaires sur un édifice exemplaire

Si la comparaison, en tant que telle, établit un arrimage conceptuel entre deux objets, l’intérêt du comparatisme réside pour sa part dans ce qui s’échappe. Ainsi, dans le rapport qu’expriment les photomontages de Grandeur de lEmpire, un malaise survient, qui marque la spécificité de sa problématique : parmi tous les édifices représentés, seul celui de l’époque contemporaine n’existe plus. La question, alors, bascule dans son immatérialité ; s’il faut investiguer sur l’actualité du concept d’Empire, l’exposition semble plutôt indiquer qu’il faut chercher du côté d’une absence. Point de départ d’une intuition sur « le moment historique qui nous contient », pour le dire comme Debord (thèse 11), que nous ne sommes peut-être pas seuls à visualiser sous cette forme, puisque « si les deux tours ont disparu, elles ne sont pas anéanties. Même pulvérisées, elles nous ont laissé la forme de leur absence. Tous ceux qui les ont connues ne peuvent cesser de les imaginer, elles et leur dessin dans le ciel, visibles de tous les points de la ville. Leur fin dans l’espace matériel les fait passer dans un espace imaginaire définitif » (Baudrillard, 2002, p.18).

Cet espace imaginaire, c’est, entre autres, l’espace du langage. Tout monument est en effet la métonymie d’une puissance qui nous renvoie à son existence en tant que trope, comme un signifiant maître organisant une étendue dans une représentation figurée. On sait, avec Lakoff et Johnson, par exemple, que les métaphores d’orientation ont une valeur systémique, qui organise spatialement la cohérence de toute une série de concepts – ou visions du monde : ainsi, le haut convertit une force physique en une notion d’idéalité, par ce jeu de transposition schématique, dans lequel l’élévation signe éventuellement « l’indivision du Bien et de la Puissance » (Ibid., p.39). Aussi, l’idée dans la comparaison des tailles n’est pas seulement de montrer un ordre de grandeur qui s’actualise, mais de présenter le principe à l’œuvre d’une dé-mesure qui organise. Par l’installation de la grandeur, la mesure, le nombre, c’est-à-dire, s’absorbe ; c’est un principe de subjectivation qui œuvre avant tout, une impression dans l’esprit qui prime.

En ce sens, l’idée de grandeur relève d’une image. Or, dans l’économie figurale de l’exposition, la persistance imaginaire du WTC nous amène à penser la prééminence du rôle de l’image dans la constitution d’un pouvoir contemporain, dont la virtualité souple de la structure (on voit comment elle s’adapte bien à tous les paysages) s’est ainsi substituée à la verticalité transcendante des empires « classiques ». La nouveauté d’un édifice comme le New Century Global Center de Chengdu, par exemple, d’une superficie de 1,7 millions de m2 (le plus « grand » du monde, réellement), le représente ainsi, dans sa volonté non plus de conquérir les hauteurs, mais de se suppléer à la réalité immanente même de l’étendue. En effet, cet édifice-phare de la puissance chinoise offre, en plus des traditionnels surfaces de bureau et espaces commerciaux (et même un complexe universitaire), le monde naturel lui-même : un « bord de mer » de 5 km2, où 6000 touristes peuvent contempler « les plus grosses vagues du monde jamais générées en intérieur », sous les levers et couchers successifs d’un soleil artificiel faisant réellement office de système de chauffage. Le tout pour promettre, il faut le considérer, « de faire oublier l’épais couvercle de pollution qui recouvre la plupart du temps Chengdu » (AFP, en ligne).

De là, on peut penser que les empires de demain seront avant tout des conquêtes intérieures… c’est-à-dire que les puissances ne se déploieront plus (seulement) sur le territoire du monde, mais dans la reproduction intérieure de celui-ci, donné à vivre comme une expérience immersive – dans la démesure possible de l’espace virtuel. En lisant sur cet édifice, au moment de me joindre à l’équipe des exposants, il m’a paru évident, en effet, que ce principe d’immersion, voulant que nous baignions (littéralement) dans les images, révélait une forme de puissance contemporaine qui ne se convertit désormais plus en idéal, mais en condition d’existence médiatisée. Plutôt que le rapport de taille, ce qui a donc attiré mon regard, qui a déterminé le sens de mon travail de montage filmique, dans les juxtapositions de l’exposition, c’est cette zone de transparence affectant le WTC à son point de jonction avec l’image, s’inscrivant en filigrane à partir de rien, avant d’apparaître comme cette grandeur manifeste qui s’impose : le point virtuel où celle-ci se montre en tant que potentiel d’apparence.

Ce texte se veut l’occasion, dans ce cas, de retracer les grandes lignes théoriques par lesquelles on peut comprendre les liens généalogiques qu’entretiennent image et pouvoir dans le contexte actuel. Quelle emprise les images ont-elles spécifiquement sur le monde ? Comment, d’un point de vue à la fois technique, politique et économique, aident-elles à maîtriser la réalité ? Il ne s’agit pas de se contenter de noter leur présence, mais de se demander ainsi : que font-elles, comment agissent-elles ? Pour y répondre, je me propose de jeter les bases d’une d’archéologie de l’image qui s’intéresserait à la question. Dans l’exposition, le rapport aux empires passés implique en effet une filiation principalement plastique, par laquelle on peut comprendre la différence historique et politique qui démarque toutefois les époques et caractérise la nôtre proprement, du point de vue hégémonique qui la domine. Cette filiation implique qu’un pouvoir se visualise en tant qu’organisation systémique des images, d’autant plus visible en ce qui nous concerne que, là où la verticalité traditionnelle formait avec l’horizontal un angle droit, l’image contemporaine se suppléée désormais à l’horizon plutôt qu’elle ne le rencontre, son caractère étant plus englobant qu’édifiant.

Pour reprendre Frédéric Neyrat, qui parlait du couplage révolver-caméra, ce système « consiste essentiellement à vouloir réaliser limaginaire intégralement – sans reste nocturne, sans faille, sans part fictive. […] La réalité intégrale, ce n’est pas d’abord une affaire technologique, une affaire de “réalités virtuelles” – mais une entreprise de démétaphorisation exigeant l’assèchement de la part nocturne à laquelle puisent les métaphores » (Neyrat, 2013, en ligne). Cette démétaphorisation ne constitue pas un « retour au réel », mais un programme où l’image acquiert un statut performatif, ce qui s’établit comme le véritable fil conducteur de la question. Le soleil de Chengdu demeure, à cet égard, l’exemple par excellence de cela : vision de la toute-puissance technique d’un géant économique moderne, il dispense à la foule une lumière et une chaleur qui manquent véritablement sous l’épaisse couche de pollution qui recouvre la ville. Il est à la fois une « affaire technologique », donc, mais d’abord et avant tout une légitimation du pouvoir qui performe son mode d’emprise propre par cette même image, offrant, en l’occurrence, une alternative à la pollution qu’elle-même génère en nécessitant un surcroît de dépense énergétique pour se réaliser. Telle est, en ce sens, la véritable pertinence du concept « d’Empire », pour comprendre la phénoménalité du pouvoir postmoderne et l’autoengendrement sans fin du capital globalisant, où légitimation et subjectivation fonctionnent en boucle.

Plus précisément, ce texte cherche à comprendre ce problème selon trois axes : 1– les rapports entre image et technique par lesquels un pouvoir sur le monde s’objective et s’opère sur le plan des représentations ; 2– les rapports entre son espace médiatique et son espace réel, pour situer les principes de subjectivation qui en découlent ; 3– les rapports « interpassifs » entre le sujet lui-même et ces images, s’opposant au « sans-image » de ce qui n’est pas médiatisé, que le cinéma peut encore nous montrer selon mon hypothèse (ce qui m’amènera à analyser les films The World de Jia Zhangke et Stray Dogs de Tsai Ming-liang pour terminer).

Le monde comme interface de performance

En tout premier lieu, il me faut revenir au problème de la proportion central à l’élaboration des images de Grandeur de lEmpire. Une des implications de ce que les photomontages présentent, en effet, c’est que la posture hégémonique se visualise aussi par l’effet de recadrage. Pour se voir plus grand, pour en prendre la pleine mesure, il faut s’éloigner. L’hégémonie ne se voit pas seulement à la taille, mais au grand angle qu’elle impose pour se voir tout entière. Un grand angle hiérarchise considérablement l’espace, là où une faible profondeur de champ opère plutôt un contraste, une zone d’opacité conflictuelle d’où des objets singuliers se découpent. Le grand angle implique une communication spatiale primant sur l’ensemble, au contraire, au point d’ailleurs où l’image devient sphérique (le fameux « fish-eye »). La logique de la hauteur, à son comble, sollicite ainsi une perspective globale, qui cherche une vue d’ensemble. La tour s’inclut dans sa propre perspective, autrement dit, elle définit un point de vision au-devant de ce que l’on voit en tant que tel. Ainsi, dans l’exposition, l’ancrage pyramidal des monuments anciens contraste avec les tours, qui s’érigent quant à elles d’une manière rectiligne, visant l’abstraction d’une mesure plus que sa dimension symbolique. Elles forment une ligne droite qui fonctionne davantage comme un axe des ordonnées, ayant une finalité cartographique.

Or, dans la modernité, la représentation de la totalité est effectivement devenue un enjeu non plus transcendant mais technique, impliquant l’image comme mode de connaissance dans une entreprise cartographique préludant au recouvrement total du monde, et à sa gestion dans le savoir théorique. En effet, l’imagerie du globe naît de cette volonté de l’esprit humain, nous rappelle Terry Cochran, lorsque « selon le mythe moderne, Dieu cède sa place devant les incursions de l’esprit humain qui trouve sa propre finitude reflétée dans les limites spatiales de la sphère terrestre » (Cochran, 2007, p.18). L’imaginaire national, poursuit-il, s’est d’abord institué par ce jeu de références entre le global et le local, entre ce que l’on peut savoir et la façon dont cela se médiatise localement, c’est-à-dire, l’image du globe lui fournissant le champ de découpage conceptuel d’une universalité immanente à l’aune de laquelle il pouvait se mesurer, instituer la forme spécifique de son histoire et son État.1

Au fur et à mesure de cette formation de l’esprit moderne, le référent du monde s’universalise comme représentation d’un savoir instituant, à tel point d’ailleurs, dans la modernité tardive, que cet imaginaire national tend éventuellement à s’y subordonner, l’exhaustivité du travail d’arpentage technique réalisé pour consolider cet universel achevant la « saturation planétaire » et l’uniformité des valeurs conceptuelles dont se revêt l’humanité (Ibid., p.21). C’est à cette évolution progressive, qui trouve son comble dans la mondialisation contemporaine, que Lyotard attribue l’émergence d’une condition « postmoderne » (longtemps après, évidemment, mais issue de la modernité comme son nom l’indique) déterminant, désormais, autant notre rapport au savoir qu’au politique2. En ce qui nous concerne plus précisément, l’enjeu est donc ici de cibler ce glissement d’un problème de représentation à une économie du savoir dont le mode tend graduellement à une hégémonie de la technique, garantissant le contrôle de ce « contexte global » de référence, de même que la territorialisation économique de celui-ci, dont la relation à l’image se formule dès lors d’un point de vue performatif. Dans son Nietzsche, par exemple, Heidegger rappelle que la médiation du savoir par l’appareillage technique a pour conséquence une mise à distance de l’humain lorsqu’il cherche pourtant à se mesurer lui-même, arrimant de surcroît le pouvoir à une question technique, à partir de laquelle le politique, désormais, trouve son champ d’action plutôt que le contraire. Il distingue ainsi ce clivage entre les penseurs, qui « sont les fondateurs de ce qui ne devient jamais perceptible par l’image, de ce qui ne se racontera jamais historiquement, ne saurait jamais être calculé techniquement ; mais qui règne sans avoir besoin de puissance » (Heidegger, 1972, p.371), de ce que promeut de son côté la technique, soit :

une intense autodécomposition, morale, corporelle, spirituelle de l’homme, voire une mise en scène de l’être humain qui a eu finalement et indirectement pour conséquence une exhibition sans mesure de toute activité humaine par le son et l’image, la photographie et le reportage ; phénomène planétaire qui, en Amérique et en Russie, au Japon et en Italie, en Angleterre et en Allemagne, offre des traits absolument identiques quant à sa forme essentielle, mais qui reste singulièrement indépendant de la volonté des individus comme de la manière dêtre des peuples, des États, et des civilisations(Ibid.,p.370 ; je souligne)3.

Dans ce registre, la production des images doit être comprise en lien avec la technique comme force d’appropriation du monde lui-même, situant l’idée d’Empire non au sein de quelque impérialisme ou totalitarisme, mais comme problème historique de « l’homme universel » par rapport à sa médiation. En effet, dans ce phénomène, l’image se dissocie déjà d’une idée indépendante qu’incarnerait son objet et qu’elle aurait seulement cherché à faire voir, pour la ramener du côté d’une appropriation au commun sur laquelle l’œuvre d’une mesure universalisante s’effectue. Entre autres incidences de la technique moderne, l’objet bascule dans la question de sa représentation, où se déploient des présuppositions instrumentales qui le saisissent. Le savoir produit du voir, tend à s’accomplir dans une image. On assiste peut-être à la naissance du spectacle debordien dans cette mesure, si l’on considère à juste propos qu’il est « l’affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production » qui « se présente comme une énorme positivité indiscutable et inaccessible » (Debord, 1992, th. 6 et 12). Ainsi, pour comprendre la place que prend l’image dans cette question du pouvoir spectaculaire, il faut considérer que « le spectacle ne peut être compris comme l’abus d’un monde de la vision [… mais] bien plutôt une Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C’est une vision du monde qui s’est objectivée » (Ibid., th. 5) et dont l’ensemble des images médiatiques distinctes sont les visions corollaires.

La particularité des appareils de captation du réel, en effet, c’est qu’ils produisent « de la vérité ». Dans ce rapport, l’image est appelée à jouer un rôle essentiel dans la légitimation d’un pouvoir qui se consolide par la technique, telle que Lyotard l’étudie par exemple, qui consiste ainsi, comme on l’a vu brièvement, à contrôler le contexte plutôt qu’à formuler quelque « grand récit », c’est-à-dire à se rendre maître de la « réalité ». La technique renforçant les chances d’être juste et d’avoir raison, écrit-il, légitime l’autorité qui en possède les moyens, qui a tout avantage ainsi à réinvestir de nouveau ce pouvoir dans la technique, selon un principe de légitimation basé non plus sur la normativité des lois, mais sur la performativité des procédures (Lyotard, 1979, p.76). Ce processus d’autovalidation, Lyotard le nomme « la légitimation par la puissance » (Ibid., p.77), que Debord qualifie quant à lui de « spectacliste »4, entraînant une subjectivation passive qui implique que le rapport à la vérité n’est donc plus culturellement issu d’une formation (Bildung) de l’esprit et de la personne du « sachant », mais d’une procédure qui le produit automatiquement, avec laquelle le sujet entre en contact dans une relation d’extériorité (cf. Ibid., p.14). Dans cette économie particulière du savoir, l’image intervient donc comme médiation d’une relation de plus en plus extérieure avec son sujet, ayant pour termes les données globales que sont « l’humanité » ou le « monde », qui ne sont plus conçues comme une abstraction universelle pour l’esprit, mais comme une matière immédiate et concrète formant l’enjeu même de la civilisation.

Cette affirmation de ma part s’observe, notamment, dans la conjugaison entre le développement d’un esprit de performance, perçu comme moteur historique de progrès, et l’opérabilité continue de cette performance dans la technologie informatique, qui vise à traduire l’existant en données computables. Pour Lyotard, en effet, ce point de l’évolution historique du savoir, fortement, voire totalement tributaire du développement technologique, du moins dans la légitimation que l’on donne de son utilité et des orientations de sa recherche, est représenté par « l’informatisation généralisée de la société ». Dans la sphère de la production industrielle, cette informatisation généralisée signifie un travail visant le contrôle de la performance, qui implique un niveau supplémentaire d’abstraction dans son recours au langage numérique, nécessitant en retour un travail axé sur la médiation, c’est-à-dire l’interface. Celle-ci a pour fonction de rendre accessible des processus hautement complexes par le biais d’un système de représentations maniable, qui « traduisent ». Dans la technologie de masse, ainsi, l’interface tend à dissimuler le processus technique qui la sous-tend au profit d’une « connexion directe » (pensons par exemple à l’activation par la voix, comparativement aux commandes DOS des premiers micro-ordinateurs, qui nécessitaient lapprentissage d’un code5). Son perfectionnement s’effectue selon des critères de convivialité, où la complexité des opérations techniques croit en proportion inverse de la « simplicité naturelle » ou de « l’apparence de légèreté » par laquelle elles se présentent. À cet égard, Cochran fait une observation intéressante, qui nous ramène d’ailleurs à la figure du WTC pour poursuivre dans cet ordre d’idée. Remarquant en effet que les spécialistes décrivaient l’attaque des tours jumelles comme un acte de « low-tech, high-concept », où « la référence à des « concepts élevés » signale la pensée derrière les actions, la délibération approfondie qui transforme un « cutter » en vaisseau mortel » (Cochran, 2007, p.29), il voit, en effet, dans l’utilisation quotidienne de la technologie en Occident, le renversement de ces termes, le « high-tech » s’opposant pour ainsi dire au « low-concept » dans sa pratique courante :

La haute technologie et le concept de bas étage constituent un couple aussi bizarre qu’essentiel pour le bruit régulier et ininterrompu de l’accomplissement quotidien au nord de l’équateur. Les conséquences de ces opposés mis ensemble sont abyssales, malgré leur banalité. La saturation technologique tue le concept, à savoir la pensée opérante : l’avènement du thermostat, par exemple, annule ou rend obsolète un certain savoir humain, toute une constellation de connaissances qui calculaient des rapports entre le corps et l’esprit, la projection et l’acte. Comprendre le fonctionnement d’un tel mécanisme a depuis longtemps perdu toute urgence ; en ce sens, la technologie signifie transférer la responsabilité de savoir ou de connaître à des individus désignés, à des techniciens. Mais lhégémonie technique veut aussi dire quon habite de plus en plus un monde de représentations devenues complètement naturalisées, qui constituent les éléments de la toile de fond (Ibid., p.33 ; je souligne).

Or, l’idée d’une représentation naturalisée comme synthèse d’une chaîne d’actions invisibles nous permet de comprendre que le « high-tech » ne s’oppose pas au « concept » (qui serait donc « low ») d’une manière antagonique, plutôt qu’il a pour effet de dissimuler l’omniprésence et la systématicité d’une « pensée opérante » rendue automatique, agissant sur le monde au même titre que cette transformation d’un « cutter » en vaisseau mortel, mais de façon « naturelle »6. Dans cette dissimulation, l’image n’agit plus comme une médiation du rapport entre physis et tekhnê – une représentation où une société donnée s’aperçoit en tant que culture. Elle agit plutôt comme une médiation de la technique elle-même, qui se présente comme naturalisée, sous les traits d’une image banalisée et performante à la fois. À l’ère des nouveaux médias informatiques, on peut d’ailleurs penser l’évolution du statut de l’image en ce sens, passant d’un paradigme mécanique cherchant à « reproduire la réalité » à un paradigme numérique où cette « réalité » même se présente en tant que possibilité immanente (et interactive) de circulation performante, sous forme d’échange de données ; la technique (mécanique) s’étant déplacée dans la sphère du langage (informatique).

L’image comme point médian entre circulation et non-lieu

Le retour à la figure du WTC, il y a quelques instants, doit nous ramener à la corrélation naturelle entre le principe de cette évolution technique et celle du capitalisme, sur laquelle je n’ai dit que peu de choses pour l’instant. Or, les liens que l’on a tracés jusqu’ici entre image et technique s’observent selon cette formule de Lyotard : « Une équation se dessine entre richesse, efficience et vérité » (Lyotard, 1979, p.74), qui signifie qu’un dispositif technique exige un investissement, mais, comme il optimise la performance, qu’il peut optimiser la plus-value qui en résulte, laquelle peut être absorbée en partie par le fonds de recherche destiné à améliorer le dispositif. À partir de là, la science, poursuit Lyotard, devient « un moment dans la circulation du capital » (Ibid.). L’image devient le véhicule de cette circulation, là où la technique, comme on l’a vu, s’est déplacée dans le langage. En l’image se conjugue donc la technique qui « parle » et le capital qui « circule ».

Pour reprendre l’iconographie de l’exposition, la différence d’avec les empires anciens se situe sur ce plan de fonctionnalité des métaphores ou médiations du pouvoir, qui n’organisent plus tant le monde, mais le performent désormais. Pour Hardt et Negri, l’« Empire » n’est d’ailleurs pas à prendre « comme une métaphore, ce qui exigerait une démonstration des ressemblances entre l’ordre mondial actuel et les empires de Rome, de la Chine, des Amériques, etc. – mais plutôt comme un concept » (Hardt et Negri, 2000, p.19), au sens, par exemple, de cette pensée opérante (automatisée) que Cochran nous a permis de penser. Ainsi, il est vrai, les pyramides représentent un pouvoir qui se légitime par rapport au monde des morts : c’est l’immortalité des souverains ; à l’autre bout du spectre, le Reichstag assoit quant à lui la légitimité de la démocratie parlementaire : c’est la liberté de l’Esprit. Mais le WTC échappe à cette logique symbolique, puisqu’il est performatif dans sa nature : c’est le travail.

C’est là où on « lit les chiffres », et où on vise à ce que le monde réel offre un bon ratio. Là se performe ce qui produit du capital, et de ce capital s’organise la production qui le reproduit, dans la logique circulaire de la « légitimation par la puissance ». Ainsi, le concept d’Empire, dans un contexte capitaliste néolibéral, par exemple, nous permet de penser que celui-ci ne vise pas à achever l’espace en un règne ou une unité donnés plutôt qu’à le potentialiser, à en virtualiser l’usage, selon un calcul qui en diffère l’accumulation finie. Plutôt que la puissance achevée, en effet, dont le palais est la forme métonymique, le capitalisme se veut plutôt une puissance théorique, dont le WTC est, en ce sens, l’effigie, en témoigne ce passage étonnant de Baudrillard à son sujet :

Tous les grands buildings de Manhattan s’étaient jusque-là affrontés dans une verticalité concurrentielle, d’où résultait le célèbre panorama architectural de la ville. Cette image a changé en 1973 avec la construction du World Trade Center. L’effigie du système est passée alors de l’obélisque et de la pyramide à la carte perforée et au graphe statistique. Ce graphisme architectural incarne un système non plus concurrentiel, mais numérique et comptable, où la concurrence disparaît au profit des réseaux et du monopole. […] Si hautes qu’elles soient, les deux tours signifient pourtant un arrêt de la verticalité. Elles ne sont pas de la même race que les autres buildings. Elles culminent dans l’exact reflet l’une de l’autre. Les buildings du Rockefeller Center miraient encore leurs façades de verre et d’acier dans une spécularité infinie de la ville. Les tours, elles, n’ont plus de façade, plus de visage. En même temps que la rhétorique de la verticalité disparaît la rhétorique du miroir (Baudrillard, 2002, pp.11-12).

Ainsi, il faut comprendre ce que figurait le rapport d’accroissement de la taille dans l’exposition, pris comme élément de continuité historique, et comment celui-ci peut se perpétuer indéfiniment dans l’univers contemporain par cet aspect comptable que Baudrillard souligne, qui rappelle l’équivalence d’un point de vue mathématique entre « puissance » et « exponentiel », par laquelle la rhétorique de la grandeur en vient à se sublimer dans le virtuel. Comment serait-il possible, en effet, qu’un pouvoir soit exponentiel, dans un monde fini dont il a d’ailleurs achevé la conquête (hypothétiquement du moins, dans le telos néolibéral) ? L’ancienne logique de la puissance, que nous voyons à l’œuvre dans les monuments de l’exposition, se change ainsi, dans le capitalisme, en un pouvoir qui n’existe quen puissance, soit sur le plan du calcul. La logique de la performance et de l’efficacité, qui voudrait « à la fois moins de travail (pour abaisser les coûts de production) et plus de travail (pour alléger la charge sociale de la population inactive) » (Lyotard, 1979, p.8), situe effectivement le problème de la puissance comme ce calcul effectué sur la vie, chargé d’en faire un travail généralisé, et qui se frappe à l’aporie statique de sa réalisation dans le réel – une pure opération comptable indéfiniment différée, confrontée au spectre de ce qui se referme si elle s’actualise. Dans ce sens, ce calcul vise une illimitation de la capacité de transformation intérieure du monde, d’un point de vue ontologique, changeant tout existant en sa possible marchandise. Il transforme la vie en son propre potentiel, où dès lors le principe même de sa survie délègue sa gestion au capital7.

En un tel processus, l’image se pose comme principe unificateur, comme image de synthèse qui performe dans l’imaginaire l’unité hypothétique du monde que cette fragmentation théorique qu’on lui fait subir, cette réduction de toute chose en son unité comptable, est censée constituer. C’est pourquoi Hardt et Negri insistent tant, dans Empire, sur cette idée que l’espace de la communication fixe la synthèse politique de l’espace social (Hardt et Negri, 2000, p.59)8. Or, si pour les auteurs la souveraineté moderne consolidait plutôt son espace selon le principe carcéral du panopticon, construisant « des lieux continuellement engagés dans un jeu dialectique avec leurs extérieurs », la souveraineté postmoderne se détermine quant à elle, dans l’anti-architecture du marché, cet « espace lisse de l’Empire » où ce dernier est « à la fois partout et nulle part [comme] une utopia, c’est-à-dire un nonlieu » (Ibid., p. 239). Image et non-lieu sont en effet indissociables : l’image niant l’espace, le non-lieu l’y distribue. Il faut voir alors en quoi l’espace réel de « l’Empire » est déterminé par une image qui le nie, en même temps qu’elle lui confère une autorité communicante, subjectivante.

Cela s’éclaire notamment par la notion d’hétérotopie de Foucault. En effet, l’hétérotopologie de Foucault vise à poser un rapport entre, d’une part, la question de l’emplacement comme problème démographique déterminant « quelles relations de voisinage, quel type de stockage, de circulation, de repérage, de classement des éléments humains doivent être retenus de préférence dans telle ou telle situation pour venir à telle ou telle fin », et, de l’autre, certains emplacements parmi la multiplicité de ceux-ci « qui ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les emplacements, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis » (Foucault, en ligne). Ces emplacements, ainsi, sont tantôt des utopies sans lieux réels, tantôt des hétérotopies, « des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. » Or, dans le circuit diffus de ces images, dans le non-lieu de ces réseaux d’écrans, où, pour le redire, les figures de l’ancienne totalité sont remplacées par l’exhaustivité de la circulation des images particulières dans l’espace, le planétaire lui-même semble ainsi se caractériser comme une hétérotopie. Pour mieux comprendre cette affirmation, il faut voir en fait comment Foucault situe exemplairement ce rapport complexe entre utopie et hétérotopie dans l’espace à la fois virtuel et actuel du miroir, par lequel on peut penser au jeu de l’image et de l’écran :

Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent – utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour ; c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas. […] Le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu’il rend cette place que j’occupe au moment où je me regarde dans la glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l’espace qui l’entoure, et absolument irréelle, puisqu’elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là-bas. (Ibid.)

Ici, nous avons l’idée d’un regard projeté sur le monde par lequel ce dernier doit passer pour se voir, en retour, « absolument réel » ; et pourtant, Baudrillard ne nous annonçait-il pas plus tôt que la « rhétorique du miroir » disparaissait ? Or, cela n’est pas tout à fait contradictoire, puisqu’il écrivait aussi que la téléologie du monde moderne prenait fin dans la mesure où chaque tour se mirait l’une dans l’autre, miroir à miroir, et que la référence originelle s’abolissait dans ce jeu. Ainsi, dans ce rapport ne disparaît pas le miroir mais le « mirant » – et il convient de renommer ce miroir « écran ». Dans l’économie d’un non-lieu, pourrait-on rajouter, l’écran est ce qui le réalise dans l’espace comme « lieu du non » : il objective dans l’espace réel son propre processus de constitution des lieux en tant qu’images (selon l’idée qu’un non-lieu est un lieu qui n’est que sa représentation). Dans l’espace des non-lieux mondiaux, l’écran est cette portion réelle qui leur présente de l’intérieur l’unité qu’ils tendent à achever en s’indéterminant pourtant en tant que topoi.

Ainsi, si l’écran assoit l’idée que la mondialisation économique « est partout », c’est dans la mesure où, à quelque endroit que l’on soit, il faut que ce partout se présente. Comment un sujet pourrait-il voir autrement, en effet, ce mouvement incessant du capital, ce « moment dans sa circulation », définissant son époque ? D’une certaine façon, regarder l’image implique, en effet, de rester sur place. Ainsi, les corridors ou murs d’écran circonscrivant l’espace des mouvements réels, par le principe de leur ouverture hétérotopique au sein des non-lieux contemporains, figurent le rôle central que joue l’image dans le problème d’une puissance partagée entre, d’une part, sa propension à l’illimitation et, de l’autre, la clôture du monde qui se réalise en s’en saisissant comme terrain. Elle résout conséquemment ce problème en apparence, par l’ouverture d’un espace en trois dimensions sur une surface n’en ayant que deux (l’hétérotopie propre des cinémas, d’après Foucault), c’est-à-dire l’ouverture d’un intérieur à la profondeur indéfinie, au sein d’un espace clos.

Empire de poche : image et subjectivation interpassive

Sur cette note précédente, mon texte aurait pu aisément se terminer et suspendre à point la réflexion, en évitant de répondre à qui se demanderait d’ailleurs « comment sortir d’un tel espace » ? Or j’aimerais, si vous voulez bien m’accompagner encore un peu, exposer ce que le cinéma peut justement proposer à ce sujet – proposition, pour ainsi dire, que j’ai montée à l’envers pour créer le dispositif filmique « impérial » que l’exposition a fait jouer en boucle, pendant plusieurs mois au Carrefour des arts et des sciences, mais que j’ai néanmoins gardée en tête tout au long de mon travail pour cette raison. Cette proposition constitue en quelque sorte son dehors, et c’est pourquoi, tout d’abord, il me faut explorer brièvement la dimension intériorisée de cette relation à l’espace que j’ai dessinée, c’est-à-dire la façon dont le destinataire des images les reçoit et interagit avec elles, pour situer sur quel plan ensuite s’effectuera le « saut hors ».

Cet espace hétérotopique sur lequel j’aurais donc pu conclure, qui est « rigidement ordonné […], clos sur sa loi, mais, en même temps, qui est intégralement régi par l’imaginaire », Badiou le compare à un bordel (Badiou, 2013, p.18), métaphore du sexuel par lequel on peut comprendre comment cette subjectivation se déploie. Le bordel, ainsi, est la « figure de l’ordre comme ordre des images » (Ibid.), c’est-à-dire que, « [caché] derrière la subtile plasticité et la séduisante obscénité des images du monde démocratique et marchand, [le pouvoir nu] n’a pas lui-même d’image, il est bien un réel nu, mais qui, loin de nous délivrer des images, en garantit la puissance » (Ibid., p.23-24). Autrement dit, le bordel c’est le marché, certes, mais en tant que théâtre (« dont le théâtre est la figure la moins fausse » (p.36)), auquel la figure du bordel ajoute la spécificité de ne s’adresser qu’au désir individué des spectateurs, distingué de leur masse9. Dans ces corridors d’écrans contemporains, en effet, la réception des images tend à s’opérer désormais sous le mode du filtre, par un paramétrage de plus en plus personnalisé, donnant ordre et cohérence individuels à cette attaque pornoterroriste des images – un système de tri qui en fait le dispositif d’une affirmation démocratique de l’identité. (L’homme ordonnant la nature s’est transformé en l’individu ordonnant les images, nouveau monde sauvage.)

À ce titre, Simon Harel parle de son côté d’« ambiologies », c’est-à-dire que les espaces communs se construisent désormais selon la notion d’« ambiance », ne s’organisant plus à la manière stratifiée d’un discours, mais davantage suivant la forme de la rumeur : des discours diffus, d’une origine collective indéterminée, qui s’adressent donc de manière ambiguë aux sujets, par la mise en scène d’une expérience sensorielle privilégiant le percept à l’affect, qui « est tout au plus l’indice d’une intensité sensorielle massive […], en somme l’équivalent de ce que le psychanalyste Wilfred Ruprecht Bion nommait, à propos des configurations psychotiques, « l’attaque contre le lien » » (Harel, 2004, p. 15). Ce que l’on comprend, à l’aide de Badiou et d’Harel, c’est que la mise en scène généralisée de l’image n’est pas qu’une mise en scène d’un ordre global donné, mais plutôt une séparation des liens en laquelle ce dernier s’ordonne. Pour Debord, par ailleurs, cette séparation implique un endroit qui concentre la totalité du regard, un secteur spécialisé de l’image accomplissant « un langage de la séparation généralisée »10. Comme l’exposition en avait l’intuition, c’est bien d’une sorte de rapport « bas/haut » dont il s’agit entre le détail isolé qu’est l’individu et le monde global, qui peuvent se « connecter » dans un flux d’images, mais qui masque, ce faisant, le fait qu’il opère par déconnexion des personnes entre elles, précisément, donc sur un plan latéral11.

Il en va ainsi de cette « organisation systématique de la “défaillance de la faculté de rencontre” » (Debord, 1992, th. 217) dont Erik Bordeleau cherche à identifier les techniques de mobilisation affective qu’elle engage à travers « les dispositifs de captation théâtraux » (Bordeleau, 2010, p.202), que l’on voit déployés dans le film de Jia Zhangke The World. J’analyserai ce film également en ce sens, comme il présente de surcroît une série de similitudes troublantes avec Grandeur de lEmpire, et met donc en scène le dispositif de représentation. The World raconte la vie de quelques employés et acteurs du Beijing World Park, un parc (existant réellement) dont les attractions sont des modèles réduits des mêmes édifices que l’on trouve dans l’exposition : les pyramides, Notre-Dame, le pont de Londres, le World Trade Center (« Nous les avons encore », commente un gardien faisant la visite), autant de « tableaux », où sont présentés d’ailleurs sous forme de spectacles les « traditions » de chaque « pays » représenté, comme une sorte de zoo culturel. Or, si le pouvoir est une nudité sans image, pour reprendre Badiou, The World présente quant à lui le revers de cette notion à travers ses effets, en des êtres manquant de déterminations propres, évoluant dans un monde uniquement fait de décors de scène (si Badiou parle d’un bordel, The World présente à coup sûr qui en sont les prostitué(e)s, ce qui d’ailleurs, dans le film, devient littéral). En ce sens, l’intérêt du film ne vient pas du rapport avec l’image de l’ordre mondial que cette mise en scène suppose, mais de la subjectivité interpassive, au sens où l’entend Žižek, qu’une telle facticité d’ensemble institue lorsqu’elle se montre.

Ici, en fait, la notion d’interpassivité signifie que l’artificialité de cette scène, transparente comme telle, ne cherche pas à faire croire à ce qu’elle désigne, mais à croire à la place de celui même qui le devrait : dans un régime interpassif, les images « croient » à un ordre donné du monde à notre place, nous laissant « rester nous-mêmes » sans avoir à y adhérer ; nous sommes de la sorte absorbés dans un pouvoir, qui nous laisse, cependant, « saufs ». Par là s’organise ce qui fonctionne passivement et comme de soi-même dans le monde du travail, le performeur, en l’occurrence, se déchargeant d’avoir à donner quelque finalité à ses actes dans l’idée que, si même ils lui paraissent feints (ce qui ne veut pas dire « faux », rappelle Žižek), ils forment tout du moins l’expérience d’un autre qui pourrait y croire, un hypothétique « sujet supposé croire » (Žižek, 2003, p.104). À ce dernier, qui peut exister simplement en disant « on », on transfère en quelque sorte la responsabilité d’assurer le cours normal des choses, ce qui permet d’acquérir « l’espace précieux nécessaire à l’exercice de sa liberté » (Ibid., p.106).

Ce transfert, pour Žižek, agit cependant comme un « décentrement de l’intérieur » du sujet au signifiant, constitutif de l’ordre symbolique (Ibid., pp.105-106) : il y a, en effet, un niveau de mise en abyme étouffant qui structure The World, puisque non seulement on cherche à offrir le monde à ceux qui n’en ont pas les moyens (ou pas le droit, ce qui est un point important du film), mais encore faut-il en enfermer d’autres pour le leur présenter. Aussi, ce fait d’agir en tant que signifiant pour un autre implique qu’on devienne soi-même quelconque et nu, dans le film, en tant qu’écran humain ; les acteurs du parc se « prêtent au jeu », en vérité, plus qu’ils n’interprètent un rôle. Vers la fin du film, d’ailleurs, lors d’un tournage promotionnel, on informe la protagoniste principale, Zhao Tao, avec un certain air consterné, que tous les rôles ont été distribués, et qu’elle a hérité par défaut de ce qui semble le dernier : celui de l’« Africaine ». Parfaitement indifférente, elle répond qu’« ils lui vont tous » ; elle joue autant les Africaines que les riches mariées « parisiennes » tout au long de ce spectacle artificiel : on peut l’envoyer où bon il semble dans « le monde ».

À partir de là, le film s’affaire à montrer qu’être indifférent à la performance qu’on nous demande, ce qui garantissait pourtant de nous laisser être nous-mêmes, devient finalement une façon d’être laissé à soi-même. Au milieu de la nullité ambiante des décors, orné d’une parure qu’ils ne possèdent pas, les personnages de ce tableau, incidemment, ressentent un besoin intense de retrouver leur identité véritable, d’en performer la vérité dans la sphère privée, pour lui donner une image à son tour. Ainsi, comme échappatoire à ce travail où l’ordre se montre comme illusion réelle, les protagonistes s’investissent intensément dans la sphère des communications électroniques interpersonnelles, où leurs désirs, leur jalousie, leur frustration s’expriment librement enfin. C’est également une porte de sortie vers la liberté de l’imaginaire : ces segments du film, animés, sont fortement colorés et détonnent dans l’ensemble. Dans l’un d’eux, par exemple, Zhao Tao, un temps confinée à jouer une hôtesse de l’air, pour ainsi dire toujours-déjà atterrie (car, comme il est suggéré, les employés sont loin de pouvoir se payer l’avion) s’envole finalement, se voyant planer, en attente du prochain texto, dans l’univers des messages où le mot trouve son expression, et obtient la réponse d’un dialogue ; ironiquement, mais aussi littéralement, Tao simagine des choses.

Car c’est là que le piège du film fonctionne en effet, lorsque la vérité du désir a basculé, elle aussi, du côté des signes. Ainsi, l’interpassivité, nous dit Žižek, se présente comme le double spectral de l’interactivité que proposent les nouveaux médias électroniques (Žižek, 2003, p.106), où le fétichisme des relations sociales, qui est passé de relations entre personnes à des relations entre choses (ou marchandises), puis des relations entre choses à des relations entre leurs images (Debord, 1992, th. 4), prend ceci de nouveau et de diffus que l’on peut interagir directement et personnellement avec ces médias, y être tout entier absorbé, dans un rapport non plus seulement social mais personnel, entre soi-même et l’image. Ainsi, le téléphone où Tao se retrouve performée par ses propres signifiants agit comme le canalisateur d’une économie pulsionnelle qui l’amène à une boucle fermée : le ratage dans l’espace amène les personnages à se détacher, les nouvelles relations qu’ils substituent aux anciennes se délitant tout aussi aisément d’ailleurs. Tao, qui cherche l’amour, apprend finalement, par inadvertance, son adultère par messages-textes, tandis qu’un autre couple se soupçonne au contraire avec une jalousie d’une grande intensité, selon l’idée inverse : un téléphone permet de mentir, mais il est aussi un dispositif de surveillance.

Ainsi, dans The World, au milieu de ce décor factice, tout le monde s’est enfui dans un rapport à soi réactif où ne reste, en conséquence, que cette non-vérité du centre – le parc – tenant lieu d’espace social interpassif : ce qui ne figure pas le « faux », mais l’absence. Le problème du film, relève d’ailleurs Bordeleau, n’est pas la facticité de la scène, mais les rapports des individus entre eux (Bordeleau, 2010, p.212), dans un monde sans hors champ, ce qui signifie que l’on ne peut plus sortir de l’image, l’exposer en tant que telle, lorsqu’elle sépare chacun, comme elle est elle-même sans image, comme l’écrit Agamben : « Il y a deux façons de montrer ce rapport avec le « sans-image », deux façons de donner à voir qu’il n’y a plus rien à voir. L’une, c’est le porno et la publicité qui font comme s’il y avait toujours à voir, toujours encore des images derrière les images » (Agamben, 1998, p.76). L’autre, reprend Frédéric Neyrat sur cette question, c’est le hors champ : la possibilité d’une sensibilité perpendiculaire, de connexions imperceptibles – une marge de manœuvre qui « désintrique ce que le film tendait à confondre […], ce qui n’est sensible qu’à demeurer petit, à demi découvert, à manifester une pudeur de forme » (Neyrat, 2013).

Résistance du sans-image

Entre ces deux façons de donner à voir le sans-image, écrit finalement Agamben, se joue toute l’éthique et toute la politique du cinéma. Ainsi, il faudrait présenter cette éthique possible du cinéma par un principe formel opposé à celui des séquences filmiques de Grandeur de lEmpire, comme je le mentionnais12. C’est par un autre film asiatique, Stray Dogs de Tsai Ming-liang, en plus de The World bien sûr, que je le ferai, comme celui-ci nous permet à la fois de comprendre spécifiquement où intervient l’Empire, en dernière instance, et par quelle proposition formelle l’image en sort au contraire, éthiquement et politiquement. Pour faire le lien avec The World, dans tous les films de Tsai Ming-liang, le personnage central (toujours joué par Lee Kang-sheng) est, lui aussi, entièrement soumis dans son être réel à une représentation qui le traverse, son corps étant tout entier livré à une passivité radicale. À tel point d’ailleurs que, dans La rivière, par exemple, on lui demande s’il veut tourner dans un film pour jouer un noyé, à vrai dire pour remplacer un mannequin qui ne flottait pas bien13. Or, Stray Dogs poursuit dans cette veine, Lee Kang-sheng jouant cette fois le rôle d’un sans-abri dont le travail consiste à être un écriteau humain, qu’il porte au bout de ses bras, posté au coin d’une bretelle d’autoroute et d’un viaduc, balloté au vent et à la pluie dans des scènes d’une durée souvent insoutenable. Toutefois, à un moment frappant d’une de celles-ci, il est filmé en un rare et surprenant gros plan, d’où il sort de son mutisme habituel pour se mettre spontanément à entonner, d’une voix brisée, un chant traditionnel de l’Empire chinois : « My exploits are naught but mud and dust… When will the grief of the Empire’s subjects end ? » (Williams, en ligne) Sa chanson exprime ainsi l’endroit par où l’Empire se territorialise dans l’esprit : la justification à venir de cet effort décentré et abstrait dont il a été question, qui nous demande, comme ce « soleil » de Chengdu, encore un petit effort avant de trouver la plénitude, que Tsai Ming-liang diffère de manière radicale dans des univers à la temporalité pauvre, voire indigente.

En ce sens, les films de Tsai Ming-liang et Jia Zhangke proposent la sortie de cette prison intérieure de l’image par leur traitement de la durée, impliquant de nombreux plans-séquences tout à fait à l’opposé de nos montages filmiques – et, par rapport aux montages photographiques de l’exposition, dont la temporalité n’est aucunement homogène, pour reprendre ce que Benjamin dit du progrès dans « Thèses sur le concept d’histoire ». Dans cette conception propre du temps qui est la leur, la sortie de cette fragmentation qui massifie se présente. Jia, en effet, explique qu’il ne coupe pas une scène d’une durée de 6 ou 7 minutes en plusieurs plans parce que « then you lose that sense of deadlock. The deadlock that exists between humans and time, the camera and its subject. (Bordeleau, 2010, p.218). » Le « deadlock » enferme le sujet filmé dans le plan, dans le temps, mais implique également un conflit entre les deux, une mise en différence, le découpage ne se recentrant pas sur une individualité mais sur une question de relation. Le cinéma spectaculaire, quant à lui, brise constamment cette relation, par le rythme soutenu qu’il propose pour éviter l’aliénation du spectateur ; non pas nécessairement pour le saturer d’images « de propagande », mais pour le ramener en boucle au régime de son désir privé plutôt et, dans son identification à l’image, l’empêcher de voir.

Or, dans l’épreuve du temps que le « deadlock » renferme, je suis enfin forcé, au contraire, de regarder mon dehors. Je suis mis hors de moi, sans échappée possible par où réapparaître pour me sauver de ce que je regarde. C’est une épreuve du regard, en effet, qui s’oppose à l’esthétisation de ce regard lui-même dans le spectacle ambiant, semblable à l’esthétisation de la politique que Benjamin voyait naître dans le fascisme. Dans de tels films, la passivité franchit plutôt un cap, et devient une persistance qui résiste, me résiste. Je deviens moi-même un hors champ ; je ne compte plus du tout, par rapport à un autre qui, lui, ne s’en va pas : pour une fois plutôt que le contraire…

  1. 1« [À partir de la Révolution française] la figure du possesseur du globe – démiurge, empereur, roi – semble s’effacer. Désormais on représente la sphère comme une unité autonome et autosuffisante dont les sources de pouvoir se trouvent en elles-mêmes. »
  2. 2Cf. Lyotard, 1979, p. 16 : « Admettons qu’une firme comme IBM soit autorisée à occuper une bande du champ orbital de la Terre pour y placer des satellites de communication et/ou de banque de données. Qui y aura accès ? Sera-ce l’État ? ou bien celui-ci sera-t-il un usager parmi d’autres ? […] La transformation de la nature du savoir peut donc avoir sur les pouvoirs publics établis un effet de retour tel qu’elle les oblige à reconsidérer leurs rapports de droit et de fait avec les grandes entreprises et plus généralement avec la société civile. »
  3. 3Je me dois de remercier Erik Bordeleau et son article « La scène comme enfermement dans The World de Jia Zhangke », qui a attiré mon attention sur cette citation en particulier.
  4. 4Cf. thèses 13-14 : « Le caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle du simple fait que ses moyens sont en même temps son but. Il est le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne. […] La société qui repose sur l’industrie moderne n’est pas superficiellement spectaculaire, elle est fondamentalement spectacliste. Dans le spectacle, image de l’économie régnante, le but n’est rien, le développement est tout. » (Debord, 1992, p.21)
  5. 5Dans l’informatique actuelle « grand public », en effet, il ne s’agit plus tant d’un apprentissage que d’une reconnaissance, pour ainsi dire cognitive, de la référentialité du système de représentation de l’interface – ce fameux problème où l’on ne parvenait pas toujours, par exemple, à expliquer aux personnes âgées ou novices en la matière que la flèche à l’écran suivait tout simplement le déplacement réel de la souris dans leur main !
  6. 6Paradoxalement, la rhétorique écrasante des « armes de destruction massive » à dénicher, légitimant la guerre au terrorisme, a surgi en réponse à une attaque hautement conceptuelle, qui s’était rendue justement nécessaire en l’absence de leur possession du côté des terroristes – l’arme de destruction massive n’ayant été, en tout et pour tout, qu’un avion. Cette rhétorique apparaît alors comme une tentative de masquer le danger propre au développement technique lui-même, refoulement troublant et spectaculaire du discours, qui a pour objet de renforcer la massification mortifère de la technologie. Par rapport à ce que l’on disait sur l’interface, d’ailleurs, la réponse américaine à ce sujet est éloquente, où l’on a développé des systèmes de combat aérien sans pilote, les drones, optimisant les performances de la guerre, son degré de précision et d’automatisation.
  7. 7Monsanto, par exemple, apparaît comme la figure par excellence de ce bio-empire, et son slogan, « Feeding the world », a de quoi faire frémir, à plus d’un égard.
  8. 8Cette idée s’aperçoit d’ailleurs, dans le collage filmique que Benoît Faucher, Boris Chukhovich et moi-même avons créé pour l’exposition, par la qualité intérieurement extensible de son univers mimétique, où l’espace n’est pas tant conquis que la substance de sa réalité apparaît indéfiniment transformée, les structures poussant littéralement du sol ou s’affaissant d’une manière élastique, n’étant jamais détruites complètement, jamais achevées non plus. Elle fait courir tout le monde, pour le dire ainsi, c’est-à-dire tous les personnages, de manière interchangeable entre eux, leur substitution répondant principalement à une série de rappels formels permettant une transition lisse à l’écran au profit de cette morphologie libre, voire « magique » de l’espace.
  9. 9C’est une différence de solidarité des foules entre le cinéma et le théâtre souvent mentionnée dans la théorie critique, par ailleurs, du fait de l’écran où se projette l’inconscient individuel, pour Christian Metz par exemple.
  10. 10Erik Bordeleau en donne par ailleurs une idée frappante en analysant le site web de la compagnie Coca-Cola qui offrait, en 2008, un exemple particulièrement évocateur, du point de vue de l’image, de ce processus de gestion par « scission unifiée ». Coke, dans son site aux consommateurs, affichait alors le slogan : « le monde est petit », le montrant uni globalement dans une bulle de gaz, « embouteillé dans un signifiant maître » ; or, un clic vers sa section corporative et la rhétorique changeait toutefois de ton, énonçant la mission de l’entreprise : « faire que chaque goutte compte ». Pour qu’il n’y ait qu’un seul monde, ainsi – cet espèce de leitmotiv de la totalité questionné par l’exposition – il faut traiter séparément chaque goutte ; la totalité est affaire de gestion, un calcul dé-nombrant sur un mode cumulatif qui s’oppose à la rencontre : « il n’y a pas de leau, ce qui renverrait à un commun indéterminé, mais des gouttes qui hydratent […] (Bordeleau, 2010, p.200) ».

    Lorsqu’on en cherche la version actualisée, ce slogan publicitaire prend la forme troublante d’une machine médiatique, les « Small World Machines », qui rendent littérale cette observation de Bordeleau, alliée à mon propos sur les interfaces de connexion numériques. Coca-Cola, en effet, devient exactement (littéralement) le centre d’un monde uni, uni par le fait universel de boire du soda, de participer à un monde où on nous offre le moyen actif de perdre notre différence. « Avoiding nuclear armageddon is great but avoiding nuclear armageddon with an icy cold Coca-Cola is better. As the saying goes, « Things go better with Coke. » […] Two machines—one each in South Dehli and Karachi—will allow beverage consumers to both buy a Coke (or Coca-Cola family beverage) and « virtually touch » somebody in the other city thanks to 3D technology. » (Sauer, 2013, en ligne)

    Notons, pour mon propos, la forme impérative que prend cette union, de même que le recours à l’anglais, qui s’adjoint d’une image de ce qu’il faut faire pour se faire comprendre. Pour revenir au sujet initial de cette note, inutile de dire finalement que cette connectivité entre Indiens et Pakistanais a un prix : on sait que Coke fait des ravages en Inde, par exemple, dans le cadre de ses activités industrielles. Une étude financée par Coca-Cola même le révélait : « Réalisée par le TERI (The Energy and Resources Institute), l’étude indique en particulier que l’usine située à Kaladera, au Rajasthan, participe à « la détérioration de la situation de l’eau, et aux tensions avec les communautés avoisinantes. » » (Bouissou, 2011, en ligne)

  11. 11Je pense ici à cette scène de notre montage, qui a d’ailleurs paru cocasse pour plusieurs, où des personnages regardaient l’image d’une construction élevée, qui changeait de nature d’un individu à l’autre comme s’ils s’échangeaient leur hallucination, le point commun qui les unissait étant cette « indifférenciation cognitive et psychique » par laquelle Harel qualifie l’attaque du percept (Harel, 2004, p.15).
  12. 12Dans l’hypothèse où on croirait à ces séquences, bien sûr ; autrement, elles montrent tout à fait qu’il n’y a « plus rien à voir », dans cette même idée du sans-image que formule Agamben – ce n’est certainement pas une exposition apolitique ou non-éthique !
  13. 13Merci à Erik Bordeleau encore une fois de me l’avoir rappelé grâce à « Lee Kang-Sheng et Tsai Ming-Liang : une relation idiorythmique ? », dans Hors champ, sept. 2011 (je me rappelais bien de cette scène, mais pas qu’il remplaçait un mannequin !). Bordeleau cite par ailleurs Jean-Pierre Rehm commentant cette scène de manière très significative : « Cette performance-là, aux limites d’une terrible inconsistance, lui interdit de faire la preuve d’un autre talent que celui d’être un corps qui peut retenir son souffle le temps d’une flottaison. » (cf. Jean-Pierre Rehm, « Chantiers sous la pluie », dans Tsai MingLiang, Dis Voir, Paris, 1999, p. 14)