Mars 2016
Dédoublements littéraires
Texte de présentation
De la pensée au texte
La figure du double comme expression de la souffrance
- Louis-Thomas Leguerrier
Pensée et souffrance, dans l’effort pour regarder en face ce que le monde a fait de nous, sont indissociablement liées. Penser implique d’apprendre à séjourner auprès de soi comme auprès d’un autre. Qui pense vit dans le déchirement, à la fois un et double, à la fois juge et ce qui est jugé. Aussi bien sortie de que retour vers soi, la pensée creuse une brèche dans la plénitude de l’être unifié en lui-même. C’est cette brèche que j’appelle la souffrance. Si la pensée est cause de souffrance, si l’enchevêtrement des deux est même inévitable, elle doit nécessairement être activité engageante, c’est-à-dire tout le contraire de l’état de repos, de l’état contemplatif auquel elle est souvent associée. La pensée est expérience de la discontinuité du sujet par rapport à lui-même. Elle est un combat, une lutte perpétuelle. On peut alors se demander ce qui demeure, de cette expérience du dédoublement, au sein de la pensée qu’on a couchée sur le papier et qui prétend au titre d’exposé rationnel. Que peut-il bien rester, au sein du moment de la pensée qui fut saisi au vol et fixé pour de bon, de cet incessant va-et-vient, de ce rapport conflictuel de soi à soi, de cette douloureuse cassure ? La pensée qu’une exposition méthodique a rendue transparente ne devient-elle pas autre chose que la pensée ? Ne devient-elle pas, d’objet posé devant nous, objet dont nous pouvons nous saisir sans payer le prix qui lui est rattaché lorsque nous l’éprouvons en tant que dédoublement intérieur, mais qui en même temps, précisément parce que nous pouvons nous l’approprier comme un objet, demeure pour nous étrangère et lointaine ? Le processus vivant de la pensée ne se retrouve plus dans ce qui est devenu simple instrument conceptuel. Ce que nous nous approprions lorsque nous faisons usage de tels instruments n’est peut-être rien d’autre que le pâle reflet d’un univers en convulsions, d’une impossible quête, d’un conflit, bref de la pensée en tant que processus. Il faudrait parvenir à saisir ce processus lui-même et non seulement ce qu’il en reste après qu’il ait été réduit à la continuité que notre humaine condition nous oblige à employer. La pensée qui se présente comme continuité est une réification. Puisqu’elle cesse, aussitôt insérée dans une trame linéaire pouvant être reconstruite à volonté, d’être la pensée nous habitant en tant que souffrance fondamentale, elle agit sur nous en tant que force étrangère, mais en même temps, on ne peut nier qu’elle est le résultat de notre propre activité, certains diront du travail de notre entendement, lequel consiste à unifier le divers, chaotique et discontinu, dans une continuité bien ordonnée.
Tout cela appelle un questionnement sur les différentes formes d’expression écrite. Il faudrait partir de l’idée que ce qui rend certains textes difficiles d’accès, et ce même pour des personnes instruites, est précisément le rapport que ces textes entretiennent avec le problème de l’insertion en leur sein d’un moment de pensée vivante et irréductible à toute continuité imposée de l’extérieur. La pensée telle qu’elle se manifeste en nous serait-elle donc inexprimable ? Comment sortir d’une telle impasse ? Comment rendre le caractère double et conflictuel du langage intérieur dans le langage extérieur ? Ce qui rend les textes difficiles à lire n’est pas cette difficulté qui relève du choix d’un vocabulaire spécialisé ou de la complexité des questions qui y sont abordées, mais plutôt celle relevant de la discontinuité qui se trouve déposée dans les textes comme une trace du dédoublement intérieur propre à toute pensée. De même, ce qui rend accessibles les textes se prêtant davantage à une compréhension rapide et dépourvue d’ambiguïté doit être recherché dans la présence en eux d’une continuité qui, bien que répondant à des exigences rationnelles, échouent à conserver le moment de la pensée comme processus de dédoublement. La dialectique en vertu de laquelle les textes qui nous semblent les moins accessibles sont dévoilés comme plus fidèles à notre discontinuité intérieure et ceux qui nous apparaissent les plus accessibles comme s’éloignant de nous dans une réification constitue le sol mouvant sur lequel se trouve quiconque entreprend d’élaborer une pensée originale. Le texte qui pourrait prendre sur lui d’exprimer avec les mots justes la souffrance s’enracinant dans toute pensée vivante serait la clé du mystère qui par cette souffrance se réalise à travers nous, et nos efforts les plus grands dans le domaine de la pensée ne sont jamais que des fragments de ce texte inconnu.
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- L’équipe de Post-Scriptum
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- Laurence Sylvain