Le queer, le faussaire et le faux-poète devenu schizophrène
Allégorie et philosophie du double dans The Recognitions (William Gaddis, 1955)
Nous allons voir que le queer, plus qu’un personnage, est un procédé d’écriture qui établit un lien entre l’homosexualité et la rhétorique du secret. Nous montrerons que le faussaire endosse, par ses faux en peinture, le rôle du double créateur et qu’il incarne paradoxalement, par son travail de restauration des œuvres, le double destructeur. Nous démontrerons que le faux-poète, par son plagiat et son nominalisme irrationnel, conduit à un clivage de l’identité, où le « je » devient autre.
Le queer, plus qu’un personnage, est un procédé d’écriture qui établit un lien entre l’homosexualité et la rhétorique du secret. Dans The Recognitions, l’homosexualité est principalement attachée à une ville étasunienne, New York. L’homosexualité, décriée, est dissimulée dans les quartiers du Greenwich Village de New York, où artistes, homosexuels, personnages (très souvent anonymes), se retrouvent et participent à des fêtes et à des bals de travestis. L’homosexualité, dans le roman, n’est pas conçue comme une simple identité sexuelle, un simple comportement sexuel. Dans The Recognitions, l’homosexualité – aspect non souligné par les critiques – est en lien avec la rhétorique du secret. Elle est écriture du secret. Deux passages du roman seront analysés en ce sens.
Dans la première partie du roman, Esther, la femme de l’artiste-faussaire Wyatt, aborde le thème de l’homosexualité. Dans ce passage, Esther fait part à Wyatt de sa découverte : le poète anonyme qu’elle admire est homosexuel. Le rejet d’Esther face à cette révélation est saillant. La stratégie du rejet met en scène l’insoutenable vérité d’une identité sexuelle qu’Esther voudrait étouffer, masquer :
Did you know he was homosexual ? she asked. – Ummm.- I didn’t know it until Don told me today. -Who ? – Don Bildow, he edits this little magazine, the … – He’s homosexual ? – Oh no, he isn’t, Don isn’t, don’t you listen ? He told me that this … this … She held up that Collected Poems, shunning to speak the poet’s name. – Did you know it ? -What ? Yes, I’ve heard something like that. - Why didn’t you tell me ? He looked up for the first time. – Tell you ? -You might have mentioned it, she said and put the book aside with its cover down (Gaddis,1955 : p. 94).
Le quiproquo concernant l’identité de l’homosexuel permet de souligner le problème de la détermination qui se rapporte à l’homosexualité dans le roman : “Did you know he was homosexual ? – Who ? – Don Bildow, he edits this little magazine, the … – He’s homosexual ? – Oh no, he isn’t, Don isn’t, don’t you listen ?”.
Le rejet de l’homosexualité se fait en deux temps. Dans un premier temps, Esther évite de mentionner le nom du poète qui serait homosexuel, le verbe “shun” en témoigne : “She held up that Collected Poems, shunning to speak the poet’s name”. Le silence d’Esther et le refus de nommer le poète sont significatifs. Le comportement d’Esther apparaît comme une parodie de la définition ostensive de Wittgenstein 1 où le verbal n’a pas sa place. Esther préfère montrer l’œuvre complète du poète homosexuel plutôt que de nommer l’auteur homosexuel. La volonté d’Esther de recourir à la définition ostensive, et non à la définition verbale, lui permet de ne pas affilier l’homosexualité au langage.
Dans un deuxième temps, Esther rejette également l’œuvre du poète. Elle met de côté l’œuvre du poète et retourne la couverture : “Why didn’t you tell me ? […] You might have mentioned it, she said and put the book aside with its cover down”. Cette attitude fait ressortir l’idée selon laquelle l’identité sexuelle influe dans les écrits du poète. L’écriture serait en quelque sorte « contaminée » par l’homosexualité qui transparaîtrait dans les écrits. L’attitude de la femme de Wyatt ne peut se comprendre que dans la mesure où Esther veut rendre l’homosexualité insoluble dans le langage. Dans The Recognitions, l’homosexualité toucherait donc à l’identité et au langage. La répulsion de l’homosexualité conduit, en silence, à la négation, à l’inexistence même de l’être homosexuel, le poète.
La répulsion de l’homosexualité et le silence qui s’y rapporte masquent chez Esther un secret, une impuissance indicible. Esther pressent l’homosexualité de son mari Wyatt. Dans les phrases qui suivent, Esther, jalouse et amoureuse, devient une enquêtrice, un « agent révélateur de la vérité » auprès de son mari :
Do you know what it looked like ? – What what looked like. – It looked like all of a sudden you were trying to impress that boy Otto. -Impress him ? – You were being … really, you were being just too clever and … coquettish. -Esther, good God ! Esther. He got to his feet. – Do you think he’s homosexual too ? she asked calmly. – Otto ? How in heaven’s name … what do you mean, too ? – Nothing, she said (Wittgenstein, 2004).
Sous le mode de l’interrogation et de l’affirmation, Esther, paradoxalement, veut faire dire à Wyatt son homosexualité – ce qu’il ne révélera jamais – et la lui proclame en prenant Otto, une tierce personne, pour appui.
Un deuxième passage du roman permet de souligner le lien entre l’homosexualité et l’écriture du secret. Dans la troisième partie de The Recognitions, Wyatt raconte à Ludy sa dernière rencontre avec son ancien camarade Han en Algérie. Attablé à un café en compagnie d’un policier, Wyatt voit surgir Han, affublé d’un tatouage au milieu du front où l’on peut lire en français la phrase « J’ai le Cafard ». Han lui évoque leurs souvenirs d’Allemagne lorsque tous deux étudiaient la peinture avec le professeur Herr Koppel. Han, légionnaire, pense que Wyatt est revenu pour être des leurs. Le personnage de Han révèle à Wyatt toute la haine qui lui porte :
He [Han] spoke low, he was gathering force that might have escaped in his voice, and his shoulders climbed higher restraining, until he could say, « I hate you. I hate you very much. Do you understand how I hate you ? Even then, I hated you … there was something missing, and I always hated you, even then, or … it wouldn’t be so missing (Gaddis, 1955 : p. 878).
Ce passage – d’une tonalité à première vue discordante – est d’une importance considérable dans notre étude sur l’homosexualité et la rhétorique du secret. Il y a ici une scission entre le désir homosexuel et l’écriture. Le désir homosexuel résiste en réalité à toute stratégie d’écriture. L’antiphrase, figure de contre-vérité, est ici utilisée par Han pour révéler la vérité et avouer son désir homosexuel. Han énonce en fait un discours de (contre) vérité. L’amour (et non la haine) est le sujet véritable de son propos. L’amour que Han porte à Wyatt se meut en véritable haine dans son discours.
Le recours à l’antiphrase est extrêmement révélateur. Pour Han, l’écriture ne permet pas de retranscrire ce désir homosexuel de façon transparente sous forme de texte et de langage. La chose manquante pour Han (« something missing ») est l’acte charnel en lui-même : Wyatt et Han ne l’ayant jamais actualisé. Le désir homosexuel de Han est tellement puissant qu’il le conduit à se ruer vers Wyatt qui le tue sur-le-champ. Wyatt est depuis ce temps un fugitif recherché pour meurtre. Ce deuxième passage de The Recognitions met en évidence la représentation du queer dans le roman. Il fait ressortir le lien indélébile entre l’homosexualité et le secret ainsi que la dialectique de la vérité qui émane du discours de Han.
Dans The Recognitions, le dispositif de sexualité, tel que conceptualisé par Michel Foucault, est en fait présent, bien qu’inversé. Le dispositif de sexualité prévaut par la négation de ce qu’il pourrait être. Michel Foucault explique que c’est par le sexe, qui est un « point imaginaire du dispositif de sexualité » (Foucault : p.206), que l’être humain peut parvenir à son « intelligibilité », « à la totalité de son corps » et « à son identité » :
On pourrait ajouter que « le sexe » exerce une autre fonction encore qui traverse les premières et les soutient. Rôle plus pratique cette fois que théorique. C’est par le sexe en effet, point imaginaire fixé par le dispositif de sexualité, que chacun doit passer pour avoir accès à sa propre intelligibilité (puisqu’il est à la fois l’élément caché et le principe producteur de sens), à la totalité de son corps (puisqu’il en est une partie réelle et menacée et qu’il en constitue symboliquement le tout), à son identité (puisqu’il joint à la force d’une pulsion la singularité d’une histoire) . (Ibid : p.206-207).
Si, comme le suppose Michel Foucault, c’est par le sexe et son affirmation que l’être humain pourra avoir accès à sa propre intelligibilité, à son corps et à son identité, tel n’est pas le cas dans The Recognitions.
La représentation du queer ayant été interrogée, il convient à présent de s’intéresser au rôle du faussaire dans le roman. The Recognitions met en scène l’artiste-faussaire Wyatt, double créateur et double destructeur de l’artiste. Wyatt endosse, par ses faux en peinture, le rôle du double créateur et incarne paradoxalement, par son travail de restauration des œuvres, le double destructeur. Les frontières entre le vrai et le faux sont ici remises en question.
L’esthétique du faux dans le roman est singulière et se conçoit en deux temps. Dans un premier temps, le faux, dans son acception première, est une copie de l’original. La signature de l’artiste (et non du faussaire) apposée au tableau permet de qualifier celui-ci de faux en peinture. Le premier faux de Wyatt est celui des Sept Péchés Capitaux (1485) du peintre flamand Jérôme Bosch. Wyatt substitue l’original à son père et le remplace par un faux. Le faux est ici assimilé à l’original étant donné que le père de Wyatt ne s’aperçoit pas de la supercherie. Dans son post-scriptum au « Réel et son Double », le philosophe Clément Rosset fait mention du statut paradoxal de l’original :
Ainsi le seul moyen d’authentifier la pièce (le fétiche volé, l’oreille cassée dans Tintin) consiste-t-il à la briser pour pouvoir décider après coup, au vu de la présence ou de l’absence du diamant, si la pièce était ou non l’original recherché – en sorte que la reconnaissance de l’original passe nécessairement par sa disparition même (Rosset Clément, 2004 : p.149 ).
Dans le cas des Sept Péchés Capitaux, tel n’est pas le cas. Le faux remplace l’original et conduit à un renversement de valeurs. Dans un deuxième temps et sous un autre angle, le faux acquiert une dimension esthétique et philosophique. Le faux, tel que le problématise Wyatt, devient une création authentique. Le faux est à la fois origine et original. Dans la première partie du roman, Wyatt, fervent admirateur de Memling, peint et crée un faux Memling qui n’a jamais existé. Selon les experts, il aurait inspiré le peintre Gérard David pour son tableau Le Jugement de Cambyse (1498). Wyatt, éminent faussaire anonyme, mais peintre non reconnu, feuillette une revue d’art allemande qui dans un article fait état de la découverte d’un Memling inédit (qui n’est autre que le faux de Wyatt) :
Wyatt read slowly and with difficulty in Die Fleischflaute, an art publication. His show was over. No pictures had been sold. […] But at this moment the details of that failure were forgotten, and the thing itself intensified, as he made out in Die Fleischflaute that there had just been discovered in Germany an original painting by Hans Memling […] This one proved to be a figure being flayed alive on a rack, since over-painted with a bed, and those engaged in skinning him were made to minister to the now bedridden figure […] Possibly, the experts allowed, it might be the work of Gheerardt David, but more likely that of Memling, from which David had probably drawn his Flaying of the Unjust Judge (Gaddis, 1955 : p. 74-75).
Le faux Memling de Wyatt acquiert le sceau de l’authenticité. Il est à la fois l’original et l’origine d’un autre tableau, celui de Gérard David. En outre, le faux Memling permet de sublimer le rôle de Memling dans l’art flamand. Il devient, par cette (fausse) découverte l’un des peintres allemands qui a inspiré et élevé l’art flamand au rang de la perfection :
There followed a eulogy on German painters, and Memling in particular, who had brought the weak beginnings of Flemish art to the peak of their perfection, and crystallized the minor talents of the Van Eycks, Bouts, Van der Weyden, in the masterpieces of his own German genius (Ibid : p. 75).
Le faux de Wyatt parvient au statut philosophique de la création, de l’origine et de l’original. Le faussaire Wyatt incarne par conséquent le double créateur de l’artiste dansThe Recognitions.
Si Wyatt, par ses faux en peinture, représente le double créateur de l’artiste, il symbolise paradoxalement, sous un autre angle, le double destructeur de l’artiste par son travail de restauration. L’artiste faussaire Wyatt, rebaptisé Stephen dans la troisième partie du roman, officie en Espagne en tant que restaurateur de tableaux dans un monastère. Wyatt/Stephen qui est en charge de restaurer un tableau de Navaretty « restaure », devant le romancier Ludy, une partie qui n’est pas abîmée, une partie qui ne devrait donc pas être restaurée : “Ludy watched the blade approach a bare sandaled foot”(Ibid : p.870) / “But … he [Ludy] finally brought out, – the foot here, it’s almost gone. You … why are you taking it away it … this whole part of the picture here, it’s not damaged” (Ibid : p.872).
Le travail de restauration s’apparente à un acte de destruction. L’acte de « restauration » sous-tend une volonté ultime : naturaliser l’original pour arriver à un effacement de la peinture, à une « épuration » de l’art. Ce faisant, cela conduirait à la toile blanche, à l’essence pure de l’art. Par un acte de « restauration » de ce type, Wyatt/Stephen s’évertuerait à naturaliser, ici presque à annuler sa déficience en tant qu’artiste, en tant que peintre qui ne peut créer d’authentiques œuvres d’art et qui en est réduit à être restaurateur d’art. Wyatt incarne sous cet angle le double destructeur par rapport à la figure de l’artiste. Le double destructeur que symbolise Wyatt veut accéder à la toile blanche, à l’origine de l’art où l’art n’est pas encore créé par les artistes. Cela permet au restaurateur Wyatt d’effacer ses échecs artistiques et d’être sur le même pied d’égalité que d’autres artistes, dont l’art serait détruit, naturalisé au même titre que le sien. Cela conduirait à l’idée d’une régénération (bien que destructrice et dévastatrice), d’une renaissance possible de la figure de l’artiste.
Après avoir mis en relief le rôle du faussaire, à la fois double créateur et double destructeur de l’artiste dans The Recognitions, il convient de nous intéresser à présent au faux-poète devenu schizophrène, double parodique de l’écrivain. À travers le personnage incarné par Esme dans le roman, le double est conçu comme figure de créations littéraires et philosophiques. La production 2 esthétique d’Esme repose sur la question de l’identité. Esme a un triple statut : elle est à la fois poète, peintre (d’une seule œuvre) et modèle. Le (faux)-poète Esme s’attribue la première élégie de Duino (Rilke Rainer Maria, 2015 : p.11-15), le peintre Esme fait son autoportrait sous forme de croquis, l’amoureuse transie Esme sert de modèle à son amant, l’artiste-faussaire Wyatt. Le plagiat et le nominalisme irrationnel esméien seront ici analysés afin de souligner la théorie de l’écriture et la philosophie des mots du faux-poète qui conduisent toutes les deux à la dépossession de l’être-sujet et du sujet-artiste.
Au chapitre sept de la première partie de The Recognitions, Esme écrit les premiers vers d’un poème qui s’avèrent être ceux de la première élégie de Duino créée par le poète autrichien Rainer Maria Rilke 3 :
She wrote slowly, with no effort apparent but as from memory, in confident trust as poetry is written […]
Who, if I cried, would hear me among the angelic/ orders ? And even if one of them suddenly/ pressed me against his heart, I should fade in the strength of his/stronger existence. For Beauty’s nothing/ but beginning of Terror we’re still just able to bear, / and why we adore it so is because it serenely/ disdains to destroy us. Each single angel (Gaddis, 1955 : p.277).
L’entreprise poétique d’Esme – soit le plagiat – se fait sans « effort apparent », comme si l’écriture provenait de « la mémoire ». Le plagiat a ici une fonction philosophique dans l’esthétique du faux-poète Esme. Dans The Recognitions, la première élégie de Duino de Rilke est conçue comme une lecture et une écriture en miroir de l’être-sujet et du sujet-artiste Esme. Les premiers vers que Esmé écrit et qu’elle reprend de Rilke sont en fait l’expression de son mal-être dans la création. La construction du plagiat littéraire chez Esme est saisissante. Plus qu’une écriture automatique, le plagiat chez Esme est une écriture qui naturalise et retranscrit le mal-être d’Esme et officialise de façon paradoxale le statut du lecteur-auteur. Esme est à la fois une création littéraire et le double parodique du poète autrichien.
Les premiers vers de l’élégie de Rilke retranscrits en anglais par Esme participent à l’élaboration d’une écriture introspective et autocritique. Esme retranscrit, traduit et transpose l’élégie de Rilke en une expression élégiaque de la création et du statut du (faux)-auteur. Les cinq thèmes de l’élégie de Duino se retrouvent chez Esme. La beauté et la terreur, la fidélité d’une habitude, la nature et la mort des artistes, le progrès émanant d’un deuil et l’amante délaissée sont transposés et attribués à Esme. Pour le faux-poète, la création – et non la beauté comme l’établit Rilke (Rilke : 2015 : p.11) entraîne la terreur. La fidélité d’une habitude 4 est celle du plagiat pour le faux-poète Esme : elle consiste en la reconnaissance d’une œuvre littéraire qu’Esme reprend à son compte. Source de création pour le poète rilkien, la nature et le cadre phénoménologique rilkiens 5 prennent la forme élégiaque et mnémonique de la lecture et de l’écriture chez Esme. Le plagiat d’Esme, véritable élégie de l’écriture poétique, est l’allégorie de son être déchu. La création poétique et authentique cède la place à une expérience : celle de la lecture et la (ré)écriture de la poésie immémoriale.
Le progrès – émanant d’un deuil – fait figure de pierre d’achoppement chez Esme. Le deuil est incontestable et insurmontable pour le faux-poète Esme. Dans ce plagiat littéraire, Esme met en scène le deuil du sujet-artiste qu’elle ne veut pas admettre, ainsi que le deuil de son être. Le plagiat littéraire a en ce sens une portée à la fois esthétique et psychique. Il préfigure la tentative de suicide d’Esme – qui a lieu dans la deuxième partie du roman.
Le statut de l’amante délaissée présente dans l’élégie de Rilke accentue l’idée du deuil esthétique et psychique d’Esme. Dans la première élégie de Duino, Rilke évoque de deux façons les amantes délaissées. Le poète évoque celles dont la douleur les submerge et que la nature « reprend en son sein ». En guise de contrepoint, Rilke mentionne Gaspara Stampa, poétesse italienne renommée de la Renaissance qui incarne la femme délaissée par excellence. Gaspara Stampa – qui a failli devenir nonne après une rupture – poétise ses échecs amoureux et c’est ce que toute amante délaissée se doit de faire :
Mais, les amantes, la nature épuisée les reprend en son sein […] As-tu songé à Gaspara Stampa afin que toute jeune fille, abandonnée par son bien-aimé, mais grandie par l’émulation, puisse s’écrier : Que ne suis-je comme elle ! Ces douleurs antiques ne vont-elles pas enfin devenir plus fécondes (Ibid : p.13) ?
Dans The Recognitions, Esme est une amante délaissée et éperdue d’amour pour l’artiste-faussaire Wyatt. Création littéraire et double parodique de l’écrivain, Esme ne parvient pas à surmonter son deuil artistique et à transcender son deuil de l’être aimé sous une forme esthétique. Ces deuils symboliques favorisent le clivage de l’identité chez Esme. Le faux-poète, amante délaissée de surcroît, se fait nonne et devient schizophrène. Même dans une telle situation, le personnage d’Esme imite et reproduit les agissements de Gaspara Stampa, à la fois création littéraire et écrivain – Stampa envisageait pour un temps de devenir nonne. Dans The Recognitions, la mort du faux-poète Esme met en évidence le rôle de ce personnage, création littéraire et double parodique de l’écrivain. À la suite d’une piqûre de rose, Rilke contracte une leucémie et meurt. Dans le roman de William Gaddis, Esme meurt d’une infection due à un staphylocoque après avoir embrassé la statue de Saint-Pierre en Italie : “She died, she … she had a place on her lip, a sore, a … and it got infected, it was something like … staphylococcic infection, and it happened just like that almost, in a couple of days, she … […] from kissing Saint-Peter-in-the-Boat ” (Gaddis, 1955 : p. 953). Tout comme le plagiat littéraire le présageait, la disparition– allégorique et concrète – d’Esme résulte de la mort de l’être-sujet et du sujet-auteur. La gravure de l’artiste allemand Hans Baldung intitulée Le Palefrenier ensorcelé (1544) pourrait être la métaphore picturale de la mort d’Esme étant donné qu’elle illustre bien la mort du « moi » artistique et psychique.
Après avoir analysé le plagiat d’Esme, il convient d’examiner le nominalisme irrationnel d’Esme. La satire sémantique intrinsèque au personnage d’Esme fait de celle-ci le double parodique de l’artiste-écrivain. Suite au plagiat d’Esme, William Gaddis met en scène l’esthétique que prône Esme : une esthétique de l’écriture que nous qualifierons de nominalisme irrationnel 6 « esméien ».La première forme de ce nominalisme irrationnel « esméien » réside dans l’acte de lecture. Pour Esme, ce sont les mots plus que l’intrigue, la narration, les idées qui importent dans l’acte de lecture :
Even so she had never read for the reasons that most people give themselves for reading. Facts mattered little, ideas propounded, exploited, shattered, even less, and narrative nothing. Only occasional groupings of words held her, and she entered to inhabit them a little while until they became submerged, finding sanctuary in that part of herself which she looked upon distal and afraid, a residence as separate and alien, real or unreal, as those which shocked her with such deep remorse when the feature of others betrayed them.
La lecture devient un prisme par lequel Esme tente d’extraire les mots et de les domestiquer. Par le recours au verbe « to inhabit », William Gaddis insuffle l’idée d’un espace du mot. Toutefois, l’espace du mot, trope de l’esthétique d’Esme, subit une métamorphose, et c’est là la deuxième forme du nominalisme irrationnel esméien. Esme tente de délocaliser l’espace du mot en un espace mental, en son propre espace mental (“finding sanctuary in that part of herself”). À rebours d’une possible individualisation du mot par Esme, l’espace du mot lui-même se désindividualise, se recouvre de caractéristiques d’autres mots. Le nominalisme irrationnel esméien qui se présentait comme une déduction de l’esprit est inopérant. Sous l’apparence d’une redéfinition des mots, ce nominalisme irrationnel esméien gomme – nous le verrons – toute trace de langage.
Par le biais du nominalisme irrationnel, le lecteur assiste à la dissémination de l’artiste. Par la satire sémantique, l’auteur de The Recognitions fait une fois de plus basculer le personnage d’Esme en un double parodique de l’artiste. Le nominalisme esméien s’oppose au rationalisme : comment est-il possible de greffer sur le mot le sens qui découlerait implicitement de sa forme ? Par cette forme de nominalisme « irrationnel », le mot n’est plus un véhicule de connaissance rationnelle : “So for instance she stole comatulid, and her larceny went unnoticed by science which chose it to mean a free-swimming stalkless crinoid and […]Comatulid lay on the paper under her pen ; while she struggled to reach it through the rubble amassed by her memory” (Gaddis, 1955 : p.298-299). Au niveau de la création poétique, le nominalisme esméien passe par le vol d’un mot établi. Le sens du mot est neutralisé, dé-centré, dé-rangé afin de le transformer. Toutefois, comme l’indique la fin de la citation, ce nominalisme « irrationnel » est inopérant, puisque l’artiste créateur de ce système qui s’évertue à dépasser le sens traditionnel ne peut en fin de compte le dépasser.
En en appelant à l’origine, Esme façonne l’origine en une figure phantasmatique :
[…] because it was origin ; where once she was there work and thought in causal and stumbling sequence did not exist, but only transcription : where the poem she knew but could not write existed, ready-formed, awaiting recovery in that moment when the writing down of it was impossible : because she was the poem(Ibid, p.299-300).
Dans ce monde de l’origine, Esme invente un système où l’artiste inopérant se verrait récompensé pour son impossibilité, son absence de création. L’origine serait un espace où le double parodique de l’artiste serait valorisé, glorifié par son absence de création. L’origine serait un espace de simplification : la création poétique serait un acte de transcription, le poème qu’Esme n’arrive pas à écrire existerait déjà dans cette figure phantasmatique de l’origine : “where the poem she knew but could not write existed, ready-formed”(Idem). La figure du faux-poète Esme n’est envisageable uniquement que sous cette figure phantasmatique de l’origine. Dans la réalité fictionnelle, comme le texte l’indique, Esme ne peut pas véritablement créer, car elle est elle-même « la création », où du moins se persuade-t-elle de l’être : “the writing of it was impossible : because she was the poem”(Idem). Le nominalisme irrationnel esméien est donc inefficace en ce qu’il gomme toute trace de langage et toute trace de l’artiste. Outre la mort de l’être-sujet et du sujet, William Gaddis expose la dépossession allégorique et psychique de l’artiste. Le nominalisme irrationnel conduit alors pleinement à la réification allégorique de l’artiste enpoème.
L’esthétique du double dans The Recognitions est originale. Le double est pensé comme écriture (sexuelle et intertextuelle) et comme figure de créations littéraires et esthétiques. Les trois angles d’approche proposés mettent en lumière l’allégorie et la philosophie du double dans The Recognitions. Le queer, véritable procédé d’écriture, établit un lien entre l’homosexualité et la rhétorique du secret. Le faussaire incarne, par son esthétique du faux et son travail de restauration, aussi bien le double créateur que le double destructeur de l’artiste. Le faux-poète représente le double parodique de l’écrivain. Le plagiat littéraire (théorie de l’écriture) et le nominalisme irrationnel (singulière philosophie des mots) conduisent à la dépossession de l’être-sujet et le sujet-artiste. Le double dans The Recognitions est bien triple. Il est à la fois une théorie de l’écriture, une théorie de l’esthétique et une théorie philosophique. Il permet un renouvellement constant de la narration.
- 1Nous reprenons l’expression de Jean-Pierre Saidah.
- 2Le terme de production en lieu et place de création est révélateur. Esme est un personnage qui produit de l’art mais n’en crée pas – à l’exception de son autoportrait qui est mentionné mais non décrit dans le roman.
- 3L’auteur de The Recognitions n’utilise pas de guillemets. A ce stade de la narration, seul le lecteur lettré peut reconnaître ce plagiat. Ce n’est qu’à la fin de la deuxième partie du roman que le plagiat est révélé. Le critique d’art et apprenti poète Max publie à son nom le poème qu’il a subtilisé à Esme et qui est en fait celui de Rilke.
- 4« Il nous reste la route d’hier et la fidélité d’une habitude que nous avons choyée pour qu’elle se plaise chez nous et nous ne quitte plus » (Ibid, 2015 : p.11).
- 5« Oui, les printemps avaient besoin de toi. Tant d’étoiles t’invitaient à les découvrir. Du fond de ta mémoire, une vague accourait vers toi, ou bien, quand tu passais devant une fenêtre ouverte, le chant d’un violon t’appelait. Tout cela était mission pour toi. Mais as-tu pu l’accomplir ? N’étais-tu pas toujours distrait par l’attente comme si toute chose t’annonçait une bien-aimée ? » (Ibid : p. 12).
- 6Le prénom d’Esme a certainement de nombreuses références dans différentes langues. Dans la langue arabe, cela signifie le nom pour une femme. Toutefois, il semble incontestable que William Gaddis instaure un jeu de mots entre la langue française et la langue anglaise. Le prénom Esme devient une question d’identité : est-ce « me », est-ce moi ? Le lien intertextuel que William Gaddis établit entre son héroïne et celle du dramaturge italien Luigi Pirandello va dans ce sens. Dans la pièce de théâtre Vestire gli Inudi (Vêtir ceux qui sont nus), l’héroïne de Pirandello, Ersilia, est également à la recherche de son identité. Dans une lettre adressée à l’écrivaine Katherine Ann Porter, William Gaddis souligne ce parallèle. cf. The Letters of William Gaddis, edited by Steven Moore, Dalkey Archive Press, Champaign, 2013, p. 94.