La figure du double des décadents aux surréalistes
Depuis la fin du XIXe siècle, une analogie unit l’imagination de l’espace et la démarche de l’esprit : la conscience s’aide de l’espace et lui confie un rôle de plus en plus grand. La topographie se fait l’envers d’une éthopée, pour reprendre la terminologie de Philippe Hamon. En effet, le paysage urbain se modèle au psychisme malade des personnages mystérieusement attirés par les surfaces réfléchissantes et miroitantes. L’eau, le nuage ou la fumée qui envahissent le décor parisien suggèrent à la fois le pouvoir de solubilité du sujet dans son milieu, mais aussi sa capacité à franchir les frontières de sa peau pour devenir lui-même de l’espace. En 1885, Théodule Ribot révélait que la dissolution de la psyché a lieu dans un ordre inverse à son évolution et retranscrit ces concepts à travers les notions de coordination et de désagrégation (Ribot, 2003 ) Or, dans les textes symbolistes, décadents puis surréalistes, on observe que la ville se modèle au psychisme malade de l’écrivain au point de devenir « un espace où les choses sont décrochées de leur épaisseur terrestre, détachées de leurs liens habituels et des nécessités du temps »(Jourde, 1994 : p.48). En nous appuyant sur un corpus de textes écrits entre la fin du XIXe siècle et 1930, nous proposons d’étudier les moyens qui permettent aux auteurs de se libérer du principe d’identité.
Les surfaces réfléchissantes
L’eau est « l’élément mélancolisant » (Corti, 1942 : p.106) par excellence dans lequel le sujet se dissout. Gaston Bachelard appelle « l’ophélisation » la tendance de certains auteurs de la fin du XIXe siècle, comme Georges Rodenbach dans Bruges la morte, à trouver dans la matière de l’eau un élément de souffrance. Leurs personnages se trouvent ainsi naturellement attirés par les surfaces réfléchissantes et miroitantes. Comme Baudelaire qui se noie dans la contemplation des « merveilleux nuages » (Baudelaire, 1968 : p.148) dans le poème liminaire des Petits poèmes en prose, Francis Poictevin reconnaît le même objet poétique que celui de Baudelaire, mais l’utilise moins comme prétexte à la rêverie que comme exercice d’abstraction exigeant un abandon du moi à l’objet. Autrement dit, l’auteur décadent s’initie au désarroi devant le spectacle de la ville : ses déambulations deviennent l’instrument idéal de dispersion du moi. C’est pourquoi l’eau, le nuage ou la fumée constituent sous sa plume le principal décor de Paris. Dans Petitau, par exemple, la « nue » et l’ « onde » sont deux motifs de choix que Poictevin va tenter d’interpréter en termes subjectifs (Bancquart, 2002 : p.344). En fait, il exprime et projette sur l’espace et les surfaces réfléchissantes un malaise existentiel porté à l’extrême : être double ou n’être pas ; se dédoubler ou disparaître. Ainsi, les personnages des récits de Poictevin, tantôt désignés par un simple prénom, tantôt par un pronom personnel, se projettent dans le paysage jusque dans les arbres qui poussent dans la capitale. Dans Double, par exemple, le personnage voit apparaître dans sa déambulation ses propres sosies, des êtres fantomatiques ou anonymes (Ibid : p.248). Cette inclination au dédoublement n’est pas étrangère aux nouvelles techniques de l’illusion optique qui apparaissent et se répandent depuis le Second Empire. Miroirs déformants, panoramas, dioramas, lanternes magiques, cosmoramas sont autant d’appareillages qui ont contribué à répandre le goût de la fantasmagorie et du trompe-l’œil parmi les symbolistes et les décadents. L’éviction, à tous les niveaux, de la nature au profit du factice, met en œuvre un système de substitutions où l’œil est sommé de prendre sa tromperie pour la vérité. Il convient de rappeler qu’à cette époque la capitale est le symbole même de la modernité que les décadents abhorrent. Aussi, dans le monde urbain moderne « unidimensionnel », qui étale, expose et affiche, le réel perd de son volume et de son épaisseur. Contre cette esthétique réaliste et naturaliste qui conçoit le réel comme une succession de tableaux juxtaposés, les décadents mettent toute leur virtuosité à créer, par le recours au trompe-l’œil, une troisième dimension illusoire. C’est le cas de des Esseintes, dans À rebours, qui aménage sa thébaïde selon une suite de cercles concentriques et d’enceintes successives rendus possible grâce au savant dispositif réflexif que le personnage installe dans son boudoir : « Cette pièce où se faisaient écho et se renvoyaient à perte de vue, dans les murs, des enfilades de boudoirs roses » (Huysmans, 1967 : p.87). Ce principe d’emboîtement permet au personnage de se dédoubler à l’envi. Dans la seconde partie du XIXe siècle, la privatisation et l’autonomisation des chambres et des pièces dans l’architecture privée ont favorisé la transformation des appartements d’esthètes en musées privés ou en « théâtres du monde intime » (Davenne, 2004 : p.297). En plus de l’installation de miroirs, la classification des collections de livres, de bibelots, de tableaux et de fleurs dans À Rebours semble répondre chez Huysmans à cette exigence obsessionnelle d’ordre et de remplissage. L’univers de la collection est en effet une réplique à l’ horror vacuicaractéristique de l’âge baroque, puisqu’il place le sujet dans un monde excentré où règnent la plénitude et le rangement. C’est pourquoi le musée que s’est constitué le capitaine Nemo dans le Nautilus de Vingt mille lieues sous les mers sert de modèle de référence à bien des intérieurs d’esthètes fins de siècle. Sous les vitrines de son cabinet-musée, conçu comme un immense aquarium, Nemo propose une sorte d’exposition idéale de la faune et la flore sous-marine. Ce dispositif, qui anticipe sur les aquariums, les dioramas et les maréoramas de l’Exposition universelle de 1900, a marqué profondément l’imaginaire fin de siècle : « Ce qui triomphe, c’est l’aquarium » (Morand, 1931 : p.103) observe Paul Morand à propos de l’époque 1900. L’idéal vernien de « l’habitat-aquarium » ou de « l’habitat-prisme » (Hamon, 1989 : p.90), qui caractérise l’architecture et la décoration intérieures de ces appartements, relève du style Art Nouveau. Ces habitats apparaissent comme des « formes d’eau construites » (Dali, 1933 : p.73) dans lesquels règnent une atmosphère aquatique et une clarté sous-marine propices à la mise en scène et à la démultiplication du sujet. Dans la septième livraison de la revue La Dernière Mode, Mallarmé imagine d’ailleurs le décor idéal d’une salle à manger où est installé un aquarium entre une cloison et le mur de la salle à manger pour tamiser la lumière de la fenêtre (Mallarmé, 1978 : p.821). C’est l’agencement qu’adoptent des Esseintes dans son salon, aménagé comme une cabine de navire dans lequel il dispose un grand aquarium afin de filtrer la lumière et compléter l’illusion aquatique. En somme, l’omniprésence des surfaces réfléchissantes dans les récits fins de siècle – à la fois comme élément décoratif et comme allégorie – s’explique par leur capacité à refléter le sujet et à miniaturiser le monde de la psyché.
Quelques décennies plus tard, les surréalistes affichent la même tendance à projeter sur le paysage des extensions de leur propre conscience. Dans plusieurs recueils de textes automatiques, le moi se met en scène essentiellement sur le mode du dédoublement narcissique : « Je me tiens derrière ces glaces, près de la Porte Albinos, qui s’ouvre en dedans, toujours » lit-on dans Poisson soluble (historiette 26) (Breton, 1996 : p.46). Marie-Paule Berranger a vu dans cette porte ouverte l’aveu d’une fascination fatale pour l’inconscient, figurée aussi à travers l’image des « portes dérobées en nous-mêmes » (historiette n°7) (Berranger, 1998 : p.93). Or c’est précisément ce fantasme du dédoublement que Breton exprime dans le poème « Le soleil en laisse », où il découvre que deux ombres se cachent dans la lumière du paysage : « Le fumeur (..) cherche l’unité de lui-même avec le paysage » ( Breton, 1998 :p.188). Dans les poèmes de Poisson soluble, le reflet nocturne présente la particularité d’absorber le sujet, tel Narcisse dans sa contemplation fascinée, et de l’engloutir : « l’inversion nocturne revêt ainsi les déterminations des déterminations mélancoliques de l’effacement et de la dissipation » (Bagros, 2006 : p.170). Dans l’historiette 20, par exemple, le jeune apprenti s’enfonce dans « le paysage noir » du miroir et s’anéantit dans son reflet. Le paysage des premières historiettes de Poisson soluble revêt clairement des demi-teintes saturniennes à travers plusieurs signes symptomatiques : le symbolisme liquide de « la flaque d’eau d’hiver », « la cascade », « le marais salant », « la brume lointaine » et la présence de l’astre mélancolique dans l’historiette 1 ; la solitude et l’ennui du poète « je suis seul, je regarde par la fenêtre ; il ne passe personne ou plutôt personne ne passe… » dans l’historiette 2 ; et enfin la ‘solubilisation’ du moi : « Je ne suis pas de cœur sur terre » (Breton, 1996 : p.31-32 ;103) dans l’historiette 26. Mais bien que la « loi de dissolution » soit annoncée dans le titre même du recueil Poisson soluble, le poète n’est en rien un actant désincarné : il se dédouble et se projette dans le paysage jusque dans les êtres inanimés et les animaux anthropomorphiques qui habitent la capitale. L’individualisation des personnages reste encore à l’état d’ébauche : Breton croise en effet « de la nébuleuse de personnage » (Gracq, 1996 : p.23) pour reprendre l’expression de Julien Gracq : Madame Madame ; Monsieur Lemême ; son sosie : « je reconnais un homme issu de mon sang » (Breton, 1998 : p.160) puis un homme-miroir dans (historiette n°26). Dans Poisson soluble, les Parisiens sont presque exclusivement des personnages-objets, des « êtres de passage » (Berranger, 1998 : p.94), selon l’expression de Marie-Paule Berranger (miroirs, ciseaux, génie, tombe-barque, craie,…). L’omniprésence des surfaces réfléchissantes (eau, miroirs, verre) dans le paysage parisien des textes automatiques témoigne d’un même processus d’objectivation narcissique. Dans sa réflexion autour de l’écriture surréaliste, Cyril Bagros distingue clairement les reflets diurnes des reflets nocturnes dans le paysage des textes automatiques et relève la présence des miroirs d’ombre dans les poèmes dePoisson soluble. Dans les récits surréalistes, l’omniprésence des surfaces réfléchissantes (eau, miroirs, verre, vitrines) dans le paysage parisien témoigne d’un processus d’objectivation narcissique. Dans Le Paysan de Paris, la figure du narrateur apparaît en filigrane derrière la prolifération d’objets reflétés par les vitrines de magasins situées dans le Passage de l’Opéra. Louis Aragon, au milieu de sa promenade, semble hésiter face à son propre reflet : « Miroir ou mirage » (Aragon, 1926 : p.30) ? L’expression « une aventure de moi-même » utilisée par le narrateur pour désigner l’exercice de contemplation des vitrines laisse penser qu’à la démarche voyeuriste du narrateur s’ajoute une démarche narcissique : la déambulation dans le passage doit le conduire à sonder son intériorité, « ses propres abîmes » (Ibid : p.20) afin de saisir le mystère du monde. L’inconscient, qui fonctionne comme réceptacle d’où l’imaginaire tire sa toute-puissance, multiplie ses apparitions dans le Passage de l’Opéra. Baigné d’ « une lueur glauque », « abyssale », celui-ci est un équivalent géographique de l’inconscient. La contemplation des vitrines n’est pas gratuite puisqu’elle tend à découvrir l’accès à l’inconscient qui recèle « toute la faune des imaginations ». L’inconscient, en s’objectivant dans les objets des vitrines, les transforme en fantasmagories. À cet égard, on notera que la présence obsédante du fantasme et de la nuit participe d’une atmosphère fantastique caractéristique des contes fins de siècle qui rappelle en particulier celle des contes de Jean Lorrain et de Marcel Schwob. La libido du promeneur se polarise ainsi sur différents objets, comme l’éponge, qui évoque le grain de beauté d’une femme, la chevelure ou les étoffes. Autant d’attributs qui font l’objet d’une véritable fétichisation. En outre, il semble que la femme soit elle-même un objet de vitrine offert aux yeux du spectateur, mais comme une créature métamorphique abstraite. Aussi, le plaisir d’Eros est-il encore purement contemplatif, car la femme n’apparaît que métonymiquement (accessoires, vêtements ou chevelure) ou par reflets furtifs qui rendent impossible son étreinte. C’est pourquoi Marie-Claire Bancquart fait remarquer qu’avec Aragon « Paris est une grande caresse ; spectacle, attouchement, vertige, mais qui n’est pas celui de la possession » (Bancquart, 1993 : p.134). Selon elle, le processus de féminisation à l’œuvre dans le traitement des objets des vitrines est ni plus ni moins une manifestation de dédoublement dans la mesure où le narrateur les manipule « avec cette sensualité du bout des doigts que l’on prête précisément à la femme ; et il y d’elle chez Aragon au miroir » (Ibid : p.135). À plusieurs reprises, celui-ci se complaît à mettre en scène son ‘double’ féminin : « En scène, Mesdemoiselles, en scène, et déshabillez-vous un peu … » (Aragon, 1926 : p.44). Tout se passe comme si la femme aimante le sujet qui se fond en elle : « Ses mains, mais ce que je touche participe toujours de ses mains. Voici que je ne suis plus qu’une goutte de pluie sur sa peau, la rosée » (Ibid : p.208). L’observation voyeuriste des femmes cacherait donc un exercice narcissique. Or, parce que Narcisse est lié à Eros et Thanatos, leur contemplation est aussi mortifère : « tout en elles, en même temps, me montre l’abîme et me donne le vertige » (Ibid : p.49). Cela justifie ainsi la vision macabre sur laquelle se clôt Le Paysan de Paris, où Aragon se dépeint en cadavre décapité dont le corps se dissout entièrement dans le reflet de la vitrine : « Tout le corps inutile était envahi par la transparence » (Ibid : p.228). Les pulsions mortifères de l’auteur qui affleurent ça et là au cours de la promenade confirment que le narrateur voyeur est aussi un Narcisse promis à la décomposition : « Ô mon image d’os, me voici » (Ibid : p.131). Parce qu’elle est une surface réfléchissante, la vitrine sur laquelle se penche le flâneur est mortelle ; d’où la comparaison du passage avec le « grand cercueil de verre » – le verre désignant ici métonymiquement la vitre. Le rapprochement entre la pulsion de mort et Eros est subtilement suggéré à travers la chosification des prostituées en automates : « Vieilles putains, pièces montées, mécaniques momies, j’aime que vous figuriez dans le décor habituel… » (Ibid : p.46). L’automate préfigure ni plus ni moins le cadavre de la femme. En outre, d’autres objets anthropomorphes exposés dans les vitrines évoquent figurativement la mort ; c’est le cas des « belles mains articulées en bois » et « des deux mains coupées dans un bidet » (Ibid : p.123) dans la vitrine de l’orthopédiste-bandagiste. D’après Jean Arrouye, les objets de cire qui fascinent Aragon participent, dans ses descriptions, soit du merveilleux soit de l’épouvante (Arrouye, 2003 : p.289-304). Il semble que les nombreux objets inanimés mimant le vivant que l’on peut recenser dans les vitrines soient encore des faux-semblants corporels qui préfigurent la mort et signalent une « inquiétante étrangeté ».
Les accessoires de mascarade : le gant et le masque
« Faire peau neuve, que les reptiles ont de la chance ! »(Aragon, 1921 : p.266). L’exclamation de Baptise A jamais, à la fin d’ Anicet ou le Panorama, en dit long sur le goût des surréalistes pour les travestissements. On sait que le principe de mue chez les animaux fascinait Breton autant qu’Aragon pour sa dimension métamorphique. L’engouement des surréalistes pour la faune mimétique (caméléons, chenilles, mantes, araignées, papillons, phyllies) reflète leur propre désir de s’affranchir du principe d’identité : « Qui sait si, […], nous ne nous préparons pas quelque jour à échapper au principe d’identité ? » (Breton, 1988 : p.245) se demandait Breton en 1921. Ils y parviennent imaginairement par l’entremise de vêtements de camouflage qui consacrent le règne du mimétisme. Dans les textes automatiques de Breton, on repère par exemple une stratégie de mimétisme homochromique. Dans Poisson soluble, les « vêtements de l’air pur » ont la même fonction de camouflage que les « les scaphandres de verre ». Ils suggèrent à la fois le pouvoir de solubilité du sujet dans son milieu, mais aussi sa capacité à se dédoubler, à franchir les frontières de sa peau pour devenir lui-même de l’espace. Nous proposons ici d’étudier plus précisément la fonction de camouflage assignée au gant et au masque afin de démontrer qu’ils participent de la libération du principe d’identité. Dans la société occidentale, la main et le visage donnent à voir la peau nue, sans l’écran des vêtements. Ils sont par conséquent les foyers du corps signifiants où s’inscrit la distinction individuelle. La précellence du visage et de la main est rendue manifeste à la fin du XIXe siècle, à travers les procédés d’identification des criminels. L’empreinte visagière (la photographie) et l’empreinte digitale sont en effet des pièces maîtresses de l’anthropométrie judiciaire. Dans le système du signalement photographique élaboré par Alphonse Bertillon, un protocole détermine les prises de vue de face et de profil dans un but pédagogique : enseigner le lexique anatamo-descriptif aux policiers. La répartition des mentions descriptives sous des catégories définies (oreilles, nez, yeux, etc.) transforme peu à peu le visage et le corps en un « portrait parlé ». C’est ainsi que les systèmes modernes de reconnaissance circonscrivent l’identité d’un individu à une photographie et à une empreinte de doigts de façon invariable. Mais à la Belle-Époque, un personnage-type s’affranchit toutefois de ce système : c’est le bandit masqué. Rocambole, Rouletabille, Arsène Lupin, Chéri-Bibi et Fantômas font partie de la catégorie des voleurs de visages qui se dédoublent sans laisser aucune empreinte derrière eux. Or les surréalistes se sont en partie reconnus ou projetés dans ces criminels masqués à l’identité problématique. Ils n’ont pas la densité psychologique des personnages traditionnels parce qu’ils revêtent sans cesse l’identité des autres, tel Fantômas décrit comme « toujours quelqu’un, parfois deux personnes, jamais lui-même » (Souvestre, Alain, 1911 : p.241). Le dénominateur commun de ces bandits masqués est l’anonymat. Le port du gant et du masque les rend irréductibles aux données anthropométriques et met en échec leur identification. De ce point de vue, ils se rapprochent de la « nébuleuse de personnage » (Gracq, 1996 : p.23) qui traverse les textes automatiques : Madame Madame, Monsieur Le même, le camé Léon, etc. Parmi ces « êtres de Passage » (Berranger, 1992 : p.94), qui ne portent ni vêtement ni marque identificatrice, se trouvent de nombreuses mains gantées, comme l’énigmatique « coupable aux mains gantés » (Breton, 1988 : p.391) dans l’historiette 31 de Poisson soluble. On touche ici à un lieu commun répandu dans les romans policiers populaires de la Belle-Époque et dans les romans noirs : le gant assassin. Auxiliaire indispensable des cambrioleurs, des étrangleurs et des criminels, le gant protège leur incognito. Par définition, le criminel ganté est inconnu, lié aux grandes peurs de la mort et de la nuit grâce à son aptitude à effacer les traces de son passage. Dans les textes automatiques d’André Breton, les gants de caoutchouc, les gants de suède, les gants de craie, les gants de crin ou les gants tournesol ont pour propriétaires des personnages anonymes à l’identité inquiétante. Par exemple, la « main finement gantée » qui apparaît dans la dernière historiette de Poisson soluble a pour propriétaire le célèbre bandit aux gants gris Mécislas Charrier. Cet anarchiste, qui appartenait à une bande de malfaiteurs masqués, portait des gants pour échapper à la police. Cet individu est à rapprocher d’autres personnages aragoniens : l’Américain aux gants clairs qui sème la terreur dans un café parisien (Paris la nuit) ou le vieillard anarchiste qui effraie Edmond Barbentane dans Les Beaux Quartiers. Le vieil homme marginal effraie moins Edmond par ses propos extrémistes que par ses gants de coton noir : « Il ne pouvait détacher ses yeux des mains noires » (Aragon, 1936 : p.332). Dans le Manifeste de 1924, Breton mettait déjà la main gantée sous le signe du crime et du mystère : « Le surréalisme vous introduira dans la mort qui est une société secrète. Il gantera votre main, y ensevelissant l’M profond par quoi commence le mot Mémoire » (Breton, 1988 : p.334). Les membres criminels de la société secrète surréaliste se gantent eux aussi pour ne pas laisser d’empreintes et conserver l’anonymat. Dans l’écriture automatique, l’instance productrice du discours est une identité effacée : « Les auteurs songeaient, du moins tous deux feignaient de songer, à disparaître sans laisser de traces » (Ibid : p.1772) écrit Breton dans une note de commentaire des Champs magnétiques. Dans le poème « PSST » du recueil Clair de terre, où Breton retranscrit la liste des abonnés au téléphone répondant à son nom de famille, la liste nominative peut se lire comme une suite de pseudonymes interchangeables où s’éclipse le sujet de l’énoncé et de l’énonciation. Le souci de ne pas laisser d’empreinte derrière soi est thématisé à travers deux motifs récurrents : l’empreinte de doigts – qui explique le port des gants – et l’empreinte de pas. Si le gant est symboliquement lié à l’anonymat dans l’imaginaire surréaliste, c’est aussi parce qu’il est un faux-semblant corporel qui camoufle les frontières entre le vivant et l’inanimé : quel type de main épouse le gant ? Le gant de bronze et les deux mains gantées du mannequin de cire photographiées dans Nadja ou bien encore la longue main d’ébène photographiée par Man Ray dans L’Amour fou jouent également avec le principe d’identité. Ces différents exemples nous amènent à nous interroger sur le statut que les surréalistes assignent au gant : est-il encore « le symbole de la personne même » (Paris, 1895 : p.104) comme à l’époque féodale ? Les avant-gardes réactualisent, dans une certaine mesure, cette valeur symbolique du gant, mais en lui donnant une orientation nouvelle. Le gant moderne est certes l’indice d’une individualité, mais d’une individualité dédoublée qui refuse de se laisser identifier.
Le masque est le second accessoire que l’homme-caméléon surréaliste arbore pour laisser suspendus les repères de l’identité. On pense aux masques blancs sous lesquels les membres du groupe visitaient rituellement le désert de Retz et surtout à tous les masques fictifs qui traversent les textes de notre corpus. Avant d’être un agent de métamorphose, le masque est destiné à oblitérer le visage, comme pour « L’Homme au Masque » que traque le détective Carter dans L’Étreinte de la Pieuvre (Nadja). Lors du bal doré des Valmondois, dans Aurélien, le visage d’Aurélien est méconnaissable, car occulté sous un masque d’or sans traits caractérisés : « Étrange de le revoir masqué, sans visage » (Aragon, 1966 : p.558). Dans la société occidentale, le principe d’identité s’appuie essentiellement sur le visage, signe distinctif par excellence de l’identité personnelle, et qui signifie étymologiquement « ce qui est vu » (visus). La photographie signalétique, ancêtre du photomaton, avait pour vocation de fixer l’unicité du visage et d’identifier la distinction individuelle. André Breton et les autres surréalistes contestent la prétention de la photographie à se faire la garante de l’identité. En témoignent tous les grimages faciaux auxquels ils se livrent dans les isoloirs des photomatons pour subvertir le principe identificatoire de la photographie. Robert Benayoun repère dans cet exercice ludique « une fuite fantasque dans l’anonyme » (Benayoun, 1988 : p.50). Il s’agit pour eux de se rendre méconnaissables par le port de casquettes, de fausses moustaches, de passe-montagnes ou bien invisibles par la fermeture des yeux. Des scénarios de mascarade analogues se retrouvent dans les textes automatiques d’André Breton. Le sujet se projette à plusieurs reprises sous les traits anonymes d’un homme masqué ou bien dissimule son visage tantôt derrière ses propres mains tantôt derrière un loup de velours noir ou blanc. Le goût de Breton pour les masques vient d’abord de son mépris pour le visage qu’il considère incapable d’exprimer la vie intérieure : « La vie intérieure filtre mal à travers cette écorce de tromperie » (Breton, 1999, p.871). Dans l’article « Phénix du masque », Breton situe trois types de masques différents (le heaume du chevalier, le loup de velours et la bauta vénitienne) sous le double signe de l’anonymat et de la transfiguration. Comme dans les rituels chamaniques, les masques sont des agents de métamorphose qui permettent de vivre de l’intérieur la transformation : « ils s’attachent à la transfiguration, aussi bien qu’à l’éclipse, de ce que présente l’individuel aspect du visage » (Breton, 2008 : p.993). Breton assigne donc au masque une valeur symbolique : laisser transparaître le « le démon Pluriel » (Breton, 1970 : p19) qui hante tout individu. Derrière la surface unie du masque se cache une pluralité de doubles. Ainsi, le loup de dentelle noire qu’il fait porter aux femmes de Max Ernst recouvre « les cent premiers visages de la fée » (Breton, 1970 : p.66). De ce point de vue, l’identification de Breton à Fantômas, dans la dernière historiette de Poisson soluble, est riche de significations : « Aussi bien les murs de Paris avaient été couverts d’affiches représentant un homme masqué d’un loup blanc et qui tenait dans la main gauche la clé des champs : cet homme, c’était moi » (Breton, 1988 : p. 399). Ce mode de représentation fantasmatique rappelle la technique des portraits-compensations chers aux surréalistes qui consistait à occulter son visage sous une figure d’emprunt, à se glisser dans une personnalité alternative : « les surréalistes s’identifient parfois à leurs modèles, les pénètrent ou les endossent comme un vêtement » (Benayoun, 1988 : p.50) note Robert Benayoun. Le dédoublement de Breton en Fantômas nous renseigne sur la conception de sa propre identité. Fantômas, comme Zigomar, incarne dans l’imaginaire collectif la figure du criminel masqué non identifiable : « Je n’ai pas de visage 1 » affirme-t-il dans L’Agent secret. Le mystère qui émane de ce personnage vient précisément de son absence de visage qui lui permet de revêtir un nombre illimité de personnalités diverses. Il est « celui dont personne ne connaît le visage » puisqu’il n’est jamais démasqué par l’inspecteur Juve. C’est pourquoi les surréalistes ont pu en voir en lui un symbole vivant de l’inconscient : il est l’« autre » visible, mais toutefois insaisissable. Aussi est-il la preuve incarnée qu’un visage ne cache pas une seule âme et que « nous abritons peut-être plusieurs consciences » (Breton, 1988 : p.234). Dans cette logique de l’identité plurielle, le pouvoir signifiant du vêtement est invalidé : à quel « être » peut-il renvoyer si nous avons plusieurs consciences ? Chez Aragon, le masque a le pouvoir de rendre visible une part de notre identité fuyante. Lors du bal des Valmondois, les masques des invités fonctionnent comme des signifiants de l’être. Masqués, ils donnent à voir leur vrai visage : Edmond-Othello montre sa jalousie à l’égard d’Aurélien, Blanchette-Danaé sa richesse, Artémis-Diane de Nettencourt son caractère prédateur tandis que le maque sans traits d’Aurélien pointe son vide intérieur (« persona », le masque). En somme, le masque et le gant permettent d’ « échapper au principe d’identité » en retranchant leurs propriétaires derrière l’anonymat. Ces deux accessoires se situent dans le prolongement d’un imaginaire romanesque noir. En effet, le criminel ganté et le bandit masqué sont les deux figures auxquelles s’identifient imaginairement les surréalistes pour penser leur identité double et rompre avec l’image conventionnelle de l’artiste.
Le travestissement vestimentaire
Nous nous proposons à présent d’examiner les procédés de travestissement qui permettent d’échapper au principe d’identité et de se figurer un double visible à l’œil nu. Dans son ouvrage Le Rire des surréalistes, Robert Benayoun met en lumière le protéisme des membres du groupe surréaliste. On y apprend que le déguisement faisait partie de leur quotidien au même titre que le masque, non seulement parce qu’il leur procurait la sensation de se fondre dans l’anonymat, mais aussi parce qu’il rendait possible l’expérience de se glisser dans des consciences fictives. Le désir de devenir autre par l’entremise du vêtement est explicité dans un article où Breton présente l’individu comme un « anti-Narcisse » (Breton, 1999, p.871) habité par le désir de devenir autre. La motivation « anti-narcissique » trouve d’ailleurs une illustration éloquente dans l’article « Introduction au discours sur le peu de réalité ». Alors qu’il arpente le vestibule d’un château, Breton ressent le désir de se glisser dans l’une des armures qu’il éclaire avec sa lanterne dans le dessein, dit-il, de « retrouver en elle un peu de la conscience d’un homme du XIVe siècle » (Breton, 1970 : p.8). Le travestissement serait donc motivé par le désir d’explorer la profondeur d’autres consciences, notamment féminines. Le phénomène que Vladimir Jankélévitch identifie comme une « féminisation de la virilité » et que Huysmans désigne par le néologisme « la féminilité » se manifestait déjà à la fin du siècle dans le rêve d’un « échange de sexe ». Par exemple, la figure du travesti traverse tout le cycle de La Décadence latine de Joséphin Péladan. Quant à des Esseintes, il rêve de « la transmutation des idées masculines » (Huysmans, 1977 : p.207-208) dans le corps de Miss Urania dont il admire la force brutale. La conscience décadente, qui tend à se détourner du réel pour réfléchir à sa propre nature, trouver un intérêt particulier à Narcisse. Mais le mythe de Narcisse est perverti à la fin du siècle, car tous les Narcisses qui prolifèrent dans le dernier quart du XIXe siècle sont l’objet d’« une mise au féminin »(Palacio, 1993 :p.43). Il s’opère en cette fin de siècle une confusion entre les figures voisines de Narcisse et Hermaphrodite. Celles-ci, par leurs ressemblances, renvoient à un « auto-éros » dont Péladan et Rachilde se feront les hérauts privilégiés dans L’Androgyne et Monsieur de Vénus. Dans le mythe d’Hermaphrodite, la nymphe Salmacis l’étreint de force alors qu’il repousse ses avances, et supplie son père, Poséidon, de l’unir à lui pour toujours. Le vœu de la nymphe étant exaucé, ils ne forment plus qu’un seul être bisexué, à la fois mâle et femelle. Le « sexe artistique par excellence » qu’est l’Androgyne renvoie donc au rêve d’une humanité débarrassée de la sexualité par l’apparition d’un être idéal n’ayant pas de sexe, et donc à « l’avènement d’un Eros stérile »(Lingua,1995 :p.124). Derrière l’androgynie attachée au mythe de Narcisse se cache un idéal de plénitude originelle, qui avait déjà été esquissé par Théophile Gauthier dans Mademoiselle de Maupin en 1835. Celui-ci transparaît dans le fantasme d’absorption de l’autre, comme dans le conte Volupté de Rachilde où le jeune héros confie son fantasme fusionnel à sa bien-aimée. Or, ce syndrome typiquement décadent de « mise au féminin » tend à s’imposer dans les textes automatiques surréalistes comme une « force de loi interne », selon Marguerite Bonnet, « pour associer constamment le masculin au féminin » (Bonnet, 1998 : p.399). Dans son analyse du recueil Poisson soluble, Julia Kristeva note à son tour que derrière « la mascarade avec le sexe » (Kristeva, 1992, p.116) à laquelle se livre Breton se cache un fantasme d’inversion des sexes : « La question insoluble du Poisson, est ainsi précisément celle de son identification féminine : tel est bien le thème récurrent » (Idem). On peut citer à titre d’exemple le soudain retournement du masculin au féminin par le biais du travestissement dans Météore puisque Breton se met en scène « en robe fendue » et confie : « Je vis parquée dans les forêts » (Breton, 1988 : p.185) Dans le dernier poème du recueil, la référence explicite à Rrose Sélavy, l’altière ego que s’était inventé Marcel Duchamp, est encore un autre exemple de « mise au féminin ». Mais l’identification féminine semble surtout atteindre son paroxysme dans les historiettes de Poisson soluble II : « à travers les femmes qui tombaient dans mes bras, je ne découvrais d’autre victime que moi-même » (Breton, 1988 : 596). Dans sa lecture de Poisson soluble, Julia Kristeva a mis en lumière le désir du sujet de « (trans)fusion dans le continent féminin » (Kristeva, 1992 : p.122) en démontrant sa propension à la dissolution dans l’instance féminine. L’historiette 22 en est une illustration éloquente : « je n’oublierai jamais (…) le rire du voile lorsqu’il me quitta, comme celle dont il était l’ombre m’avait quitté ». L’usage ambigu et flou des pronoms personnels suggère que le sujet ne se différencie pas comme être autonome et trahit ainsi un profond désir de submersion dans l’être aimé. Le fantasme d’androgynie est encore latent dans l’historiette 24 de Poisson soluble, où Breton confie posséder un « œil droit la fleur mâle, le gauche la fleur femelle » (Breton, 1988 : p.84). Dans plusieurs textes automatiques, Breton se livre ainsi à une « mascarade avec le sexe » par le biais du travestissement vestimentaire : « Je voudrais pouvoir changer de sexe comme de chemise » (Breton, 1937 : sp). Dans le poème « Météore », par exemple, l’instance masculine fait son apparition « en robe fendue ». En outre, le recueil Clair de terre se clôt sur la figure de Rrose Sélavy, l’alter ego féminin que s’était inventé Marcel Duchamp. Rrose Sélavy est une prostituée fictive de la Rue aux Lèvres née d’une série de photographies prises par Man Ray, à New-York, pendant les mois d’hiver 1920-1921. La portée transgressive du geste de Marcel Duchamp réside dans son désir de transcender les deux genres socialement établis du masculin et du féminin pour s’apparenter à un troisième genre, « beyond sex » (Lyotard, 1977, p.94), celui des hermaphrodites. Le vêtement n’a donc pas seulement le pouvoir d’inverser les sexes, il peut aussi les rendre solubles. Plusieurs indices, extraits de l’historiette 22 de Poisson soluble, ont conduit Julia Kristeva à parler d’un fantasme de « (trans)fusion dans le continent féminin » (Kristeva, 1992, p.122). L’appropriation fétichiste du manteau féminin peut se lire comme un acte de travestisme qui aboutit triomphalement à un dédoublement féminin : « le rire de la femme la plus désirable chantait en moi » (Breton, 1988 : p.378). Un autre indice tend à faire penser que le brouillage des identités sexuelles est une problématique qui se situe au cœur de l’automatisme. La photographie titrée « L’écriture automatique », publiée en couverture du numéro 9-10 de La Révolution surréaliste, représente une figure féminine habillée à la garçonne, installée à un pupitre d’école. La main automatique serait-elle une main hermaphrodite ? Doit-on voir en elle une incarnation de « l’Androgyne primordial 2 » dont rêve Breton ? L’idéal d’une fusion des principes mâle et femelle transparaît dans plusieurs récits d’Aragon. Si les scénarios de travestissements vestimentaires sont rares sous sa plume, c’est parce que l’acte de travestissement s’opère dans le psychisme des personnages, à la manière de Thérèse qui se dédouble et devient Tirésias par la seule force de sa volonté dans Les Mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire. Chez Aragon, l’expérience d’aimantation et de fusion dans le féminin passe par l’apprentissage d’une « science sémiologique des toilettes » (Bougnoux : p.1247) qu’il a apprise en partie au contact de la peinture du peintre Henri Matisse. L’exploration du féminin se joue chez Matisse et Aragon au niveau pelliculaire de l’étoffe et des surfaces. Ainsi, le flâneur du métropolitain, dans « L’Instant », pénètre l’intériorité des femmes en frôlant au plus près leurs vêtements. Le flâneur a développé ainsi une sensibilité tactile aiguisée à l’extrême : « Je sais comment un corps frémit sous le velours » (Aragon : 1997 : p.637). Au contact de la main experte, l’étoffe devient aussi lisible que l’épiderme. Si la palpation du textile déclenche et alimente chez lui le désir sexuel, il est aussi un moyen de se glisser dans le féminin « comme à l’intérieur de sa propre chair » (Kristeva, 1996 : p.293). « Ces véritables inconnues qui me troublent, je vais ainsi à elles à travers ce qu’elles aiment, ce qu’elles ont choisi pour être et leur parure et l’expression de leur sensualité cachée […] J’envahis ces femmes comme elles m’envahissent » (Aragon, 1997 : p.638). En se glissant dans l’intimité féminine, l’écriture d’Aragon s’efforce vers une bisexualité qui a fait l’objet de plusieurs commentaires. Dans l’imaginaire d’Aragon, l’homme trouve dans la femme un double fidèle, un alter ego. La question de la dualité sexuelle des individus, inséparable de la problématique vestimentaire, a été l’objet d’un débat public après le scandale suscité par la publication de La Garçonne en 1922. Selon Pierre Daix, la figure de la garçonne a frappé l’imaginaire des surréalistes au point d’« illuminer leurs écrits, mais, aussi fortement que Freud, les déranger » (Daix, 1993 : p.19). Le comportement vestimentaire de la garçonne transgresse en effet un double tabou : celui de la différenciation sexuelle par le vêtement et celui de l’homosexualité féminine. Si ces femmes, « hantées par l’impossible désir d’être un homme » (Brassai, 1976, p.162), n’apparaissent pas explicitement dans notre corpus, plusieurs personnages féminins (Blanchette Barbentane, Mary de Perseval, Matisse, Mirabelle) présentent toutefois une intériorité virile. La coquetterie vestimentaire de la Femme française, par exemple, contraste radicalement avec « son rapport sans métaphore aux mots » (Douay-Soublin, 1986 : p.252) et son comportement sexuel pervers. La transgression sexuelle de la narratrice anonyme passe par le travestissement psychique, et non vestimentaire. Celle-ci se plaît, en effet, à jouer le rôle de l’homme dans ses relations amoureuses, de la même manière que l’auteur expérimente la mécanique amoureuse des femmes à travers le corps et la voix de la narratrice. Ce scénario de dédoublement cérébral brouille dangereusement les frontières entre les sexes et rejoint finalement la problématique du double : quel « être » signifie le vêtement si son identité est plurielle ? Quel « sexe » signifie le vêtement si le sexe psychique diffère du sexe anatomique ? Toutes ces questions relatives à l’identité, déjà posées par les décadents, sont latentes dans les portraits des personnages surréalistes. Cette problématique identitaire trouve un prolongement particulièrement novateur dans les recherches artistiques de Claude Cahun. Devant l’objectif, celle-ci multiplie les variations sur le genre avec un sens aigu du jeu de rôle. De 1913 à la fin des années 1920, l’artiste cultive l’ambiguïté sexuelle dans ses autoportraits en se photographiant tantôt féminine, tantôt masculine ou androgyne. Par exemple, dans un autoportrait daté de 1928, elle se représente en maillot, le crâne rasé et les mains appliquées sur ses oreilles pour accentuer son appartenance à un genre indifférencié.
Cet examen succinct s’est attaché à établir une rencontre entre deux « imaginaires fraternels » (Mourrier-Casile, 1986 : p.11). Par l’entremise des surfaces réfléchissantes, des accessoires de mascarade et du vêtement, les auteurs décadents et les auteurs surréalistes réalisent fantasmatiquement un rêve commun, celui de se dédoubler en « Protées modernes 3 ». En définitive, on pourrait se demander si les surréalistes et les décadents ne procèdent par exclusion, s’ils ne définissent pas leur identité par ce « quelque chose » inclassable dans une nomenclature bien déterminée. Autrement dit, ne se conçoivent-ils pas eux-mêmes comme des objets trouvés ? Les êtres dans lesquels ils se dédoublent ont en effet tantôt une forme animée tantôt une forme inanimée et n’ont pas la densité psychologique des personnages traditionnels, tel Fantômas décrit comme « toujours quelqu’un, parfois deux personnes, jamais lui-même » (Souvestre, Alain, 1911 : p.941). Depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1920, – époque d’exploration avant-gardiste et de bouleversement des mœurs – le processus de dédoublement met en question les normes établies de façon à démonter un à un les stéréotypes associés à l’identité.
- 1Pierre Souvestre, Marcel Allain, Fantômas, cité dans Didier Blonde, Les voleurs de visages : sur quelques cas troublants de changements d’identité : Rocambole, Arsène Lupin, Fantômas & Cie, Paris, Métailié, 1992, p.9.
- 2Dans le texte Du surréalisme et ses œuvres vives, Breton appelle de ses vœux la reconstitution du mythe de l’Androgyne qui illustre, selon lui, la cohésion parfaite de l’amour charnel et de l’amour spirituel.
- 3Pierre Souvestre, Marcel Allain, Fantômas, cité dans Didier Blonde, Les voleurs de visages : sur quelques cas troublants de changements d’identité : Rocambole, Arsène Lupin, Fantômas & Cie, Paris, Métailié, 1992, p.9.