Le plagiat

Un double nécessaire à la création littéraire

Le plagiat, grand impensé de la création littéraire, repose sur une logique de l’écriture comme pratique du dédoublement. Dans Les mots, Jean-Paul Sartre raconte qu’il fabrique ses premiers textes à l’adolescence en recopiant différents passages trouvés au fil de ses lectures. Intuitivement, il endosse donc le rôle du compilator, c’est-à-dire de celui qui transcrit, découpe, insère et juxtapose les textes qui l’animent. Roland Barthes, dans Critique et vérité, explique que, à la modernité, en désirant construire la figure de l’auteur, la tradition littéraire choisit d’effacer celle du compilator. Pourtant, selon lui, « il n’est pas nécessaire d’ajouter du soi pour déformer » (Barthes, 1966 : p. 76). Le fait de choisir de plagier un texte, de produire un double de celui-ci plutôt qu’un autre est déjà une écriture. Une idée, contre le sens commun, que Jorge Luis Borges fait résonner dans la littérature mondiale avec sa célèbre nouvelle « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » (1944). À ce titre, l’écrivaine américaine Kathy Acker, auteure de Don Quixote : Which Was a Dream (1986), va passer toute sa carrière littéraire à montrer comment le plagiat permet tout à la fois de rejeter le monde comme cohérence, de critiquer l’idée du progrès, d’attaquer le mythe de l’innovation et d’instituer un nouveau rapport de force avec la tradition. À la lumière de ses écrits, il convient toutefois de se demander aujourd’hui s’il est possible de penser le plagiat au-delà des avant-gardes. La reconnaissance du plagiat comme moteur de la création peut-elle être considérée à l’extérieur des pratiques d’écriture plus avant-gardistes comme celle de Kathy Acker ? J’aimerais réfléchir à ces questions en relisant les textes publiés à la suite du scandale autour des extraits de Wikipédia plagiés par Michel Houellebecq dans son roman La carte et le territoire (2010), lauréat du prix Goncourt la même année.

Houellebecq démasqué

Deux jours avant le lancement officiel du nouveau roman de Houellebecq, le magazine en ligne Slate.fr, version française de la publication américaine, lance un pavé dans la marre sous la plume du journaliste Vincent Glad : La carte et le territoire contient des passages plagiés. Pendant l’été, quelques critiques littéraires qui ont lu le roman d’avance avaient déjà commencé à le commenter, mais d’aucuns n’avaient encore relevé ces incongruités dans le texte. À l’exception de ces quelques lecteurs professionnels de l’été, les prochains à s’aventurer dans l’univers de Houellebecq sont au fait de cette accusation de plagiat et leur réception du livre en est forcément marquée. L’article de Glad « Houellebecq, la possibilité d’un plagiat », publié le 2 septembre 2010, a sorti l’histoire en présentant des arguments à peu près indiscutables sur le fait qu’un acte d’appropriation a servi pour écrire certaines parties du roman. Les extraits à propos de la mouche domestique, du politicien Frédéric Nihous et de la commune de Beauvais, tirés de Wikipédia, sont mis côte à côte avec des passages deLa Carte et le Territoire. Les extraits plagiés frappent par la banalité comme en témoigne cet exemple :

Chaque femelle de Musca domestica peut pondre jusqu’à cinq cents et parfois mille œufs. Ces œufs sont blancs et mesurent environ 1,2 mm de longueur. Au bout d’une seule journée, les larves (asticots) en sortent ; elles vivent et se nourrissent sur de la matière organique (généralement morte et en voie de décomposition avancée, telle qu’un cadavre, des détritus ou des excréments). (Version de Houellebecq)

Chaque femelle peut pondre jusqu’à 500 et même jusqu’à 1000 œufs généralement en 5 fois avec chaque fois une centaine d’œufs déposées. Les œufs sont blancs et mesurent environ 1,2 mm de longueur. Au bout d’une seule journée, les larves (asticots) en sortent ; elles vivent et se nourrissent sur la matière organique (généralement morte et en voie de décomposition avancée, telle que un cadavre, des détritus ou des excréments) sur laquelle elles ont été déposées. (Version de Wikipédia au moment de la publication de l’article de Glad.

Glad a aussi débusqué deux autres sources utilisées par Houellebecq : le site du ministère de l’intérieur français et celui de l’Hôtel particulier à Arles. Ces deux dernières sources n’ont été à peu près pas commentées par les journalistes qui ont relayé l’histoire ensuite. À l’évidence, le plagiat d’un site institutionnel ou d’un site commercial ne soulève pas les passions comme celui de Wikipédia. Prudent et prévoyant, Glad évoque le rôle du collage au cœur de nombreux classiques de la littérature en citant Lautréamont qui construit ses écrits à partir de textes tirés d’ouvrages savants. Houellebecq a sans doute tenté une entreprise similaire, nous propose Glad implicitement en guise de première interprétation.

Alors que l’article de Glad se contente de dévoiler le plagiat à la manière d’un journaliste d’enquête qui scrute les zones d’ombre de la fiction, certains commentateurs posent un jugement à partir sur l’affaire lorsqu’ils rapporteront la nouvelle. Joffrey Bollée dans L’Express du 3 septembre 2010 écrit que le geste de Houellebecq est « peu glorieux » 1. Dans Voilà, C. C. va plus loin encore, le même jour, en stipulant que Houellebecq est désormais une « honte internationale ». D’autres journalistes jouent à deviner les intentions de l’écrivain français. Élise, dans Mademoizelle, le 4 septembre 2010, se demande si le plagiat de Houellebecq ne serait pas un coup de génie publicitaire pour attirer l’attention sur son nouvel opus. M. E., dans Le JDD, le 6 septembre 2010 et Alain Strowel, dans son blogue IPdigIT, le 5 décembre 2010, endosseront le même questionnement. La rédaction de l’ Obs et M.E. du JDD, le 6 septembre 2010, émettent l’hypothèse que le désir insatiable de provoquer aurait poussé Houellebecq à commettre cet acte. John Lichfield amène plus loin la même hypothèse, dans The Independent le 8 septembre 2010, en spécifiant qu’après avoir déjà été accusé de racisme, de sexisme et d’obscénité, il ne manquait qu’à Houellebecq une accusation de plagiat pour cumuler tous les délits littéraires. L’écrivain serait donc motivé, selon lui, par cette volonté de collectionner toutes les offenses. Nelly Kaprièlan, dans Les Inrocks, le 19 septembre 2010, se porte plutôt à la défense de l’écrivain en accusant ceux qui ont dénoncé le plagiat. Elle les soupçonne de vouloir salir Houellebecq afin qu’il ne puisse pas remporter le Goncourt. Ce scénario catastrophe ne se réalise toutefois pas : La Carte et le Territoire obtient le prestigieux prix quelques semaines après la publication de cet article. Si Kaprièlan avait raison, la tactique a donc échoué.

Dans cette revue de presse, quelques commentateurs évoquent cependant que le « plagiat » est plus anodin que certains le prétendent. Kaprièlan, toujours dans Les Inrocks, est très claire à ce propos, puisqu’elle affirme sans détour que : « tous les écrivains vous diront qu’ils se servent, comme d’outils, de phrases empruntées à d’autres, de notices encyclopédiques ». Dans le même esprit, Charlotte Pudlowski, dans20 minutes, le 7 septembre 2010, réalise une entrevue avec la spécialiste française du plagiat Hélène Maurel-Indart afin de discuter de l’affaire. Cette dernière explique la distinction entre un « emprunt créatif » et un « emprunt servile ». Le premier utilise des fragments pour créer une nouvelle œuvre à part entière qui propose de lire autrement les extraits des autres textes utilisés. Le deuxième type d’emprunt, lui, ne fait que copier bêtement un autre texte sans en renouveler l’esthétique. À son avis, malgré les « preuves » déposées par Glad, Maurel-Inart ne croit pas que Houellebecq a plagié dansLa Carte et le territoire, sans doute parce qu’elle considère qu’il s’agit du premier type d’emprunt, d’un emprunt créatif. Sur son blogue, Leilonna compare toute cette histoire à la réécriture des textes antiques par Molière, elle mentionne la reprise de L’Aululaire de Plaute qui a servi à l’écriture de L’avare. La comparaison avec Molière est sans doute un peu moins pertinente que le cas de Lautréamont évoqué par Glad. Il est néanmoins fascinant de voir comment il faut l’autorité des plus grands piliers de la littérature française pour défendre le geste de Houellebecq. Dans le même esprit, nous pourrions aussi évoquer les accusations de plagiat contre Proust ( Darrieussecq, 2010 : p. 122-123) qui s’est inspiré de traités sur l’art des vitraux pour construire ses descriptions dansÀ l’ombre des jeunes filles en fleur. Les journalistes, qui discutent du plagiat de Houellebecq, sont nombreux à mentionner l’amour de l’auteur pour les descriptions encyclopédiques. Il faut préciser que Glad l’évoquait déjà dans son texte qui a lancé l’affaire. La dépêche de l’agence France-Presse, publiée dans le Point, le 4 septembre 2010 reprend aussi cette idée. Le plagiat de Wikipédia ne marque pas une rupture dans son œuvre, bien au contraire, puisque depuis ses premiers romans, la fascination pour l’encyclopédie fait partie intégrante de ses livres.

Suite à ces accusations de plagiat, le 6 septembre 2010, quelques jours à peine après l’article de Glad, Joseph Vebret réalise un entretien avec Houellebecq mis en ligne sur la plateforme de L’Obs pour réagir à la polémique. L’écrivain affirme sans détour qu’il n’a pas « plagié », qu’il n’a essentiellement que réalisé son travail d’auteur : « Ça fait partie des méthodes de la littérature depuis assez longtemps. Je ne vois pas ce qu’il y a à dire à ça. […] Si des gens le pensent [que j’ai plagié] […], c’est plus grave, c’est vraiment des incompétents, ils n’ont pas la première notion de ce qu’est la littérature ». L’affirmation n’est pas banale : l’appropriation, pour Houellebecq, serait donc à la base de ce qui permet de construire une œuvre littéraire. Le même argument apparaît sous la plume de la majorité des défenseurs de la relation féconde entre le plagiat et la création littéraire. Puisque la tâche de l’écrivain est notamment de prendre le réel et de le reconstruire dans une œuvre, il va de soi, dans la logique d’un Houellebecq, que les textes appartiennent aussi à ce vaste répertoire dans lequel il est possible de puiser. Comme Robert Kopp le rappelle dans son article « La fabrique de l’originalité » : « La théorie de l’imitation n’exclut aucunement l’originalité » ( Kopp, 2012 : p. 75). Le redoublement d’un texte ne signifie ainsi pas nécessairement l’éternelle répétition du même. La description de la mouche domestique reprise dans La Carte et le Territoireacquiert un tout autre sens une fois qu’elle immigre à l’intérieur du roman. Dans le même entretien, l’écrivain ajoute que la « tentative de brouillage de documents réels, fiction, beaucoup de gens l’ont fait ». Il cite alors Perec et Borges, en précisant que l’auteur deLa Vie mode d’emploi est le modèle parfait, puisque ce dernier ne retravaille pas les fragments dérobés et qu’il arrive à les intégrer comme tels à sa prose tout en n’altérant pas la cohérence de son texte. Une perfection qui fait rêver Houellebecq qui se prétend, pour sa part, incapable d’arriver à ce niveau de maîtrise de l’emprunt. Une affirmation qui n’a rien pour éteindre les feux du scandale.

Bien que dans cet entretien Houellebecq refuse d’embarquer dans le jeu de ses détracteurs, l‘histoire de ce plagiat va connaître un retournement inattendu quelques mois plus tard. En mai 2011, l’éditeur du roman Flammarion annonce aux médias que les prochains exemplaires imprimés de La Carte et le Territoire contiendraient désormais, à la fin, un certain aveu de « culpabilité » rédigé par l’auteur : « Je remercie aussi Wikipédia (http://fr.wikipedia.org) et ses contributeurs dont j’ai parfois utilisé les notices comme source d’inspiration et notamment celles relatives à la mouche domestique, à la ville de Beauvais ou encore à Frédéric Nihous » (Houellebecq, 2012 (2010) : p. 415). Julien L., dans Numerama, le 19 mai 2011, interroge les responsables de Wikipédia France afin de connaître leurs réactions face à ce nouvel événement médiatique. Ils se disent bien sûr satisfaits de l’ajout des remerciements dans le livre, mais considèrent que ceux-ci sont imparfaits, puisque les passages extraits de Wikipédia ne sont pas clairement identifiés comme tels. L’ambiguïté ne fait pas partie des méthodes promues par l’encyclopédie collaborative en ligne qui, fondée sur un principe de transparence, permet de consulter l’historique avec les modifications complètes de tous ses articles publiés. Ils apprécient cependant le respect pour le site que cet ajout dégage : « Toutefois, nous estimons qu’il s’agit-là d’un premier pas de la part de Flammarion, qui a su admettre que les contributeurs de Wikipédia n’étaient pas ’rien’ et que leur travail devait être reconnu ». Les remerciements mentionnent simplement Wikipédia en tant que « source d’inspiration ». Il n’y a pas de reconnaissance explicite d’une copie, d’un plagiat ou d’un acte d’appropriation dans cet ajout. Pour Mohammed Aissaoui, dans Le Figaro, le 2 janvier 2010, le site collaboratif est, malgré tout, celui qui a le plus gagné dans toute cette histoire : « Cette polémique fait surtout de la publicité pour Wikipédia. » En réalité, les journalistes qui ont relayé l’affaire n’ont peut-être pas vu que le vrai enjeu de ce plagiat depuis le début n’est pas le roman de Houellebecq, mais Wikipédia.

Plagiat : copier les grands auteurs

L’encyclopédie en ligne Wikipédia n’est évidemment pas un texte comme les autres. Rédigés sur Internet par n’importe quelle personne qui désire y contribuer, les articles ne sont pas certifiés être le fruit du travail d’experts des questions discutées. Dans les faits, de nombreux spécialistes peuvent participer au développement de l’encyclopédie, mais leurs ajouts ne seront pas soulignés en les créditant et en mentionnant leur expertise comme le fait l’édition traditionnelle. Patrice Flichy écrit, dans Le Sacre de l’amateur, que le web, en particulier un site comme Wikipédia, a permis à la figure de l’amateur d’émerger dans l’espace public. Cette place prise et obtenue par le passionné et l’autodidacte n’est pas toujours considérée comme une avancée de l’esprit. Audrey Chèvrefreuille écrit dans son blogue, le 19 mai 2011, au sujet de l’affaire Houellebecq : « Un Prix Goncourt qui fait un copier-coller de Wikipédia, site de référence universelle, ça le fait moyennement quand-même… ». Elle souligne ainsi la disparité en termes de prestige social entre le prix Goncourt, une des plus hautes distinctions littéraires françaises décernées depuis 1903 selon la volonté de l’écrivain Edmond de Goncourt, et Wikipédia, l’encyclopédie collaborative lancée en 2001 par l’entrepreneur Jimmy Wales. Dans son commentaire, il est aussi possible de déceler un dégoût pour un récipiendaire d’une grande distinction qui se nourrit à des sources aussi « douteuses ». Cette idée de l’art persiste dans les esprits, même après les ready-made des artistes Dada du début du vingtième siècle. Le choix de l’adverbe « moyennement » est ici très significatif. Cette pratique est ainsi commune, banale. Elle n’est ni mauvaise ni bonne. Elle est toutefois forcément suspecte en raison de cette situation d’intermédiaire. Le morceau de plomberie, utilisé dans le ready-made God (1915) d’Elsa von Freytag-Loringhoven et de Morton Schamberg, a au moins le mérite d’être réellement un déchet. La phrase de Chèvrefreuille donne à penser qu’elle s’attend au moins des créateurs à une pratique artistique « extraordinaire » qu’ils travaillent avec des détritus ou avec des textes célébrés. Le pire est d’opter pour une pratique « moyenne », comme en copiant des textes de Wikipédia.

Spécialiste du plagiat, Hélène Maurel-Indart, dans son entrevue avec Charlotte Pudlowski, n’est pas du tout offusquée, comme je l’écrivais, par la présence de textes plagiés dans La Carte et le Territoire. Elle formule toutefois une critique à l’endroit de l’écrivain français : « On peut regretter que les allusions soient désormais plus du côté de Wikipédia que des grands auteurs. » Lorsque Jean-Paul Sartre, enfant, plagie des livres qu’il a lus pour construire ses premières œuvres, il se sert des plus grands textes. Il s’inspire de ses modèles afin de réaliser peut-être un jour des textes aussi bons, sinon davantage, qu’eux. Le geste de s’approprier et de transcrire les grands textes fait partie d’une étape logique de l’apprentissage d’un jeune écrivain. L’imitation va lui permettre d’acquérir un précieux savoir. Les plagiats de Kathy Acker reposent sur une logique complètement différente, mais ils procèdent aussi d’une reprise des textes des grands auteurs. En s’appropriant plusieurs œuvres canoniques, dont Paradise Lost, Wuthering Heights, Pygmalion et Orlando, dans Don Quixote : Which Was a Dream, Acker s’autorise à réécrire à sa manière l’histoire littéraire. Elle n’est pas, comme dans l’exemple des Mots de Sartre, dans un processus d’apprentissage. Elle cherche plutôt à proposer « […] un rapport nouveau à la tradition [qui permette] de corriger les idées du passé » (Laurent, 2002 : p. 647). Le point de vue sur le plagiat est alors complètement inversé. Acker entremêle les positions d’auteur et de compilator afin de rectifier certaines injustices de l’histoire. Elle altère et bouscule à dessein la tradition littéraire pour offrir un regard complètement différent sur celle-ci. Selon ce point de vue, Houellebecq fait tout le contraire que Sartre et Acker puisqu’il choisit de plagier un texte sans statut institutionnel, un texte qui en plus est sujet à de nouvelles modifications.

Il serait ainsi plus pertinent dans une démarche d’appropriation textuelle de s’intéresser à des grands textes qu’aux articles d’une encyclopédie collaborative. Leiloona, dans son blogue Bricabook, qui compare comme je l’ai déjà mentionné Molière à Houellebecq, souligne cependant une différence importance selon elle entre les deux manières de procéder : « Bien-sûr, dans le cas de Houellebecq, il ne s’agit pas de faire honneur à Wikipédia… quoique… ». Elle introduit dans son commentaire l’idée de la célébration. Le plagiat est une manière de souligner son admiration pour le texte copié. En principe, on ne reprend qu’une œuvre estimée. Dans le cas de Sartre et d’Acker, il apparaît assez clairement que cette proposition se réalise. En effet, leurs gestes impliquent, tous deux, de rendre hommage à l’œuvre utilisée. Dans son commentaire, Leiloona règle-t-elle toutefois trop rapidement la question de l’hommage ? Houellebecq a-t-il pu désirer honorer Wikipédia ? Pour réfléchir à ces questions, il importe de souligner un autre aspect de l’esthétique du plagiaire. Laurent Jeanpierre, dans son article « Retournements du détournement », qui discute de l’utopie du plagiat des situationnistes, explique que pour ce groupe révolutionnaire, il ne s’agissait pas d’utiliser le plagiat afin d’honorer le texte cité. C’était plutôt l’inverse puisque le plagiat devait permettre de mettre à mort l’auteur, de l’expulser du texte littéraire. Chez Acker, qui est près des idées du groupe de Guy Debord, cette manière de considérer le geste est aussi présente. Dans sa poétique, elle met en tension ces deux postures à l’opposé l’une de l’autre : l’hommage, qui est bel et bien présent dans ses romans, et l’affront, qui cherche au même moment à malmener la figure de l’auteur. Acker fait partie des avant-gardes littéraires, son écriture repose sur une logique du montage qui est propre à celles-ci. Selon l’esprit des poètes Dada ou des cut-up américains, tout texte peut être susceptible d’être pillé pour contribuer à la création d’un texte littéraire. Pour les situationnistes, le plagiat est une « arme pour lutter contre le spectacle » (Ibid., p. 652). Dans cette optique, on peut supposer que le geste de Houellebecq pourrait aussi être motivé par la volonté de dénoncer le « spectacle encyclopédique » qu’est Wikipédia. À la manière de Acker, le plagiat pourrait néanmoins être lu comme une manière de le célébrer et de le dénoncer simultanément.

Les dadaïstes et les situationnistes utilisaient notamment des textes publicitaires dans leur montage. Une des caractéristiques de ces textes est ne pas être subjectif puisqu’ils sont le fruit d’un auteur qui ne s’identifie pas comme tel. Les articles de Wikipédia partagent ce trait avec la publicité. Selon Bruno Roger-Petit, qui commente l’affaire Houellebecq dans l’édition française du Huffington Post le 5 septembre 2010, le statut des textes de Wikipédia permet certainement leur copie sans gêne : « ‘Plagier’ un texte inodore, incolore, anonyme, vide, creux, froid, à des fins littéraires, c’est comme plagier Jouhandeau, Céline, Drieu la Rochelle, Chardonne et tant d’autres… Étonnante hiérarchie culturelle… » Il ahurit de constater que le plagiat de Wikipédia puisse être un crime aussi terrible que celui de citer des écrivains antisémites. Pour lui, les particularités des textes de Wikipédia, notamment leur caractère « anonyme » et leur ton « froid », justifient amplement qu’on puisse en faire un usage littéraire sans en demander les droits. Son commentaire donne aussi à entendre qu’il considère que le traitement réservé à Houellebecq a été abusif. Maurel-Indard, sur son blogue consacré à la question du plagiat, écrit le 7 septembre 2010 : « Pourvu que personne en tout cas n’ait l’idée d’encombrer les tribunaux avec cette fausse drôle histoire de plagiat… Car, rappelons-le : pour qu’il y ait contrefaçon, il faut au moins que le texte recopié soit original pour mériter une quelconque protection… » Un texte « anonyme » et « non-original », comme Wikipédia, doit-il être considéré d’entrée de jeu comme un fond commun dans lequel les artistes peuvent puiser ? En réalité, les textes de Wikipédia, protégés par la licence Creative Commons, constituent un corpus qui s’identifie comme « ouvert ». Il est donc déjà permis officiellement de les copier, mais il importe de respecter certaines règles. On doit créditer l’encyclopédie en ligne et identifier les emprunts. Il faut aussi partager à l’identique, c’est-à-dire que le texte qui en résulte doit aussi adopter la même licence Creative Commons et ne pas être utilisé à des fins commerciales. Des règles de partage que Houellebecq enfreint sciemment les unes après les autres.

L’écrivain québécois Nicolas Dickner, dans sa chronique de Voir, le 22 septembre 2010, discute de l’affaire Houellebecq et explicite un élément qui restait en sous-texte chez les autres commentateurs que j’ai cités. Au début de son texte, il évoque d’abord la vidéo qui a circulé où l’écrivain a réagi à l’affaire et s’affirme rassuré par le fait qu’il ait évoqué Borges et Perec, que Dickner appelle les « deux larrons ». La mention de grands auteurs, comme figures d’autorité, donne à ses yeux au roman un statut différent. Une fois que Houellebecq a cité Borges et Perec comme des pères symboliques, le texte obtient un statut légitime, il s’inscrit dans une histoire qui est celle de la tradition littéraire. Il est désormais possible de l’accueillir parmi la grande famille de la littérature. Intéressé à la question du numérique, Dickner remarque cependant que la vision des littéraires et des journalistes pour l’encyclopédie en ligne est à l’origine de toute cette affaire :

La seconde accusation, implicite, concerne la source même du plagiat : Wikipédia. On n’ose le dire franchement, mais il persiste comme un léger mépris envers l’encyclopédie collaborative – le côté « place publique », l’absence de signataire, l’empirisme, les dérapages – et ce mépris se répercute tacitement sur Houellebecq.

Le mépris pour Wikipédia invoqué par Dickner est en effet perceptible dans notre revue de presse. L’affaire n’aurait peut-être pas pris les mêmes proportions si la source avait été différente. Le scandale repose donc au moins autant sur le statut de Wikipédia que sur le plagiat en tant que tel.

L’écrivain du futur

La majorité des commentateurs, à commencer par Glad qui a lancé l’histoire, s’entendent pour dire que les actes d’appropriation textuelle font partie de la littérature depuis longtemps. Pourquoi le cas de La Carte et le Territoire a-t-il tant intéressé la presse alors ? Après tout, il n’est pas si étonnant que le roman soit constitué de quelques emprunts puisque le personnage principal, Jed Martin, d’une certaine manière le double de l’auteur, est lui-même un artiste qui devient célèbre grâce à sa manière de découper et de créer des œuvres à partir des cartes routières Michelin. Le plagiat est donc une thématique essentielle de la diégèse. Une partie de la réponse se trouve chez Marie Darrieussecq qui montre dans son essai Rapport de police. Accusations de plagiat et autres modes de surveillance de la fiction le réflexe « policier » qui anime toutes les accusations de plagiat. Pour contrôler la fiction, il faut lui trouver un crime et le plagiat est le délit parfait pour pouvoir garder à l’œil les écrivains. À la suite de Darrieussecq, j’ajouterais qu’un réflexe similaire entre en jeu lorsqu’il s’agit de Wikipédia. Hors des cercles habituels de légitimité scientifique, l’encyclopédie doit être bien surveillée afin qu’elle ne bouscule trop la « Read only culture », pour reprendre le concept de Lawrence Lessig. Cette culture coexiste, selon le juriste américain, avec la « Read/Write culture » à laquelle appartient Wikipédia. Le scandale autour du plagiat de Houellebecq arrivait à point pour exprimer un inconfort face à la place grandissante qu’occupe l’encyclopédie collaborative.

Il est possible de trouver avec l’essai Le Plagiat par anticipation de Pierre Bayard un autre angle pour lire cette affaire. Dans ce livre, l’essayiste s’amuse avec l’hypothèse farfelue que les grandes œuvres d’autrefois auraient peut-être plagié les textes du futur. Il affirme, par l’exemple, que c’est sans doute Sophocle qui a plagié Freud et non le contraire. L’idée de Bayard n’est pas si saugrenue qu’elle peut paraître au premier abord. Il explique que le plagiat sert à « relire les textes du passé pour y exhumer des inventions, dont les auteurs n’avaient pas mesuré toute l’ampleur » (Bayard, 2009 : p.17). Sophocle a discuté du complexe d’Œdipe dans son Œdipe Roi sans comprendre l’importance de la vérité qu’il énonçait. Freud, à son tour, réalise avec son œuvre théorique une potentialité laissée en plan par le dramaturge. Dans cette mesure, Sophocle a plagié Freud puisqu’il a « copié » une idée qu’il n’a pas inventée, parce que c’est grâce à l’éclairage de Freud que celle-ci va émerger. À partir de cette proposition, Bayard constate que l’histoire littéraire accorde trop peu d’importance au fait que les écrivains veuillent parler avec d’autres époques que la leur. En copiant quelques passages de Wikipédia dans son roman, Houellebecq cherche d’une certaine manière à discuter avec l’écrivain du futur : l’écrivain collaboratif, frère ennemi de l’auteur.

Le plagiat de Houellebecq peut être lu comme un hommage et une attaque tout à la fois de Wikipédia. Il permet aussi de relever les dispositifs de surveillance dénoncés par Darrieussecq qui entourent la fiction. Il constitue finalement une manière pour Houellebecq de s’adresser à un certain écrivain futur que représente l’encyclopédie en ligne. En étudiant cette affaire, à partir d’une revue de presse, il est évident que le dédoublement dans la littérature n’a perdu en rien de sa charge explosive. Bien que les actes d’appropriation jalonnent l’histoire littéraire, une nouvelle histoire de plagiat soulève encore les passions puisque la technique permet de relever certaines contradictions de notre époque autour de la littérature. Le plagiat permet à la littérature d’entendre la voix critique de son double. L’acte d’appropriation textuelle octroie une place à ce corps à la fois étranger et familier, qu’est le texte plagié, et préserve la vitalité du texte littéraire en lui octroyant des possibilités de fuite et de résistance aux diktats de son époque.

  1. 1Pour alléger l’article, je n’ajouterai pas de notes de bas de page pour tous les articles de la revue de presse sur l’affaire Houellebecq. Les références complètes de ces articles se trouvent dans la bibliographie.