« An bronach mhor »
Le héros alcoolique
Back at my room, I felt gutted. Wanted to drink so ferociously I could taste whiskey in my mouth. My heart was a dead thing in my chest. Aloud I shouted Irish of my childhood,
“An bronach mhor”
It’s along the lines of, woe is me, but a more contemporary translation might be,
“I’m fucked.”
Was I ever. (Bruen 2001 : 268)
Jack Taylor, héros récurrent des polars de l’auteur irlandais Ken Bruen, n’est pas qu’un simple buveur : c’est un alcoolique fini. Ses journées typiques, dans la petite ville de Galway, débutent au café Brandy, afin d’émerger de la torpeur de la veille ; se prolongent à la Guinness ou au Jameson, histoire d’entretenir un semblant de volonté et d’énergie ; pour s’achever dans la tequila ou le genièvre hollandais, dans l’espoir — habituellement récompensé — de plonger dans une salutaire inconscience. Cette surconsommation d’alcools variés n’empêche pas le personnage d’exercer la profession de détective privé, activité dont il s’acquitte cependant fort maladroitement, au désarroi croissant de ses clients mais à la grande joie du lecteur. Or, si les enquêteurs littéraires — tels qu’on les connaît depuis les années 1930 du moins — ont souvent présenté un penchant pour la dive bouteille, une telle faiblesse ne les empêche nullement de remplir plus ou moins correctement leur mandat. La question se pose donc : quel est l’intérêt, dans les fictions de Ken Bruen, de mettre ainsi de l’avant un héros imbibé au point d’en être carrément dysfonctionnel ?
Je tenterai de répondre à une telle interrogation par le biais d’une lecture des trois premiers récits (il y en a sept en tout) consacrés au personnage de Jack Taylor : The Guards (2001), The Killing of the Tinkers (2002) et The Magdalen Martyrs (2003). La critique littéraire considère généralement le roman policier, ou d’investigation, comme un ultime avatar — conçu entre autres en réaction à la surenchère formelle propre à « l’ère du soupçon » — du réalisme critique balzacien : la présente analyse ne dérogera pas à une telle perspective. Je vais toutefois essayer de problématiser ma réflexion à l’aide de quelques intuitions théoriques proposées par l’écrivain québécois Jean-Jacques Pelletier dans « Enquête sur le polar », un article de fond sur le genre paru dans la revue Alibis (2009). Ces pistes de lecture, autour desquelles s’articulera mon propos, concerneront tour à tour : le héros en soi, dans son rapport avec la tradition du récit d’investigation ; le regard qu’il permet de porter sur la société — ici, l’Irlande contemporaine — dans laquelle il évolue ; et enfin, le projet d’écriture auquel, en tant que narrateur de ses propres mésaventures, il sert à la fois de vecteur et de prétexte.
De la quête à l’enquête
De prime abord, Jack Taylor paraît constituer une caricature passablement exacerbée du personnage archétypal de l’enquêteur privé dur à cuire, tel qu’il prend forme dans le roman noir — ou « hard–boiled » — de Dashiell Hammett ou Raymond Chandler. Par exemple, alors qu’un détective de ce genre a souvent déjà été membre de la police officielle, dont il a cependant dû quitter les rangs pour cause de divergences en matière d’éthique de travail, Taylor — on l’apprend dès les premières pages du roman initial à lui être consacré — a été mis à la porte de la Garda Síochána (soit le corps de gardiens de la paix irlandais) pour un alcoolisme aggravé qui l’a poussé à casser la gueule à un politicien alors qu’il était en fonction. De même, alors que le privé typique garde une bouteille de whisky à portée de main pour se donner du courage et fréquente les bars locaux pour demeurer à l’écoute du milieu, le personnage de Bruen est un alcoolique irrécupérable barré de la majorité des pubs de Galway. Aussi, alors que le détective « hard–boiled » n’hésite pas, lorsque nécessaire, à user de ses poings, Taylor — quinquagénaire barbu et sous-alimenté — fait preuve d’une propension à se faire passer à tabac par ses ennemis (des deux côtés de la loi), ce dont témoignent de multiples fractures, séjours à l’hôpital et visites chez le dentiste : « If hospitals gave air miles, I could have travelled extensively » (Bruen 2002 : 60). Enfin, alors que l’enquêteur de série noire multiplie fréquemment les conquêtes féminines, le protagoniste de Bruen est, de son propre aveu, un bien piètre amant qui a besoin de speed ou de GHB pour être à la hauteur de la situation. Or, par-delà la logique de la surenchère propre à toute réécriture d’un genre passablement codifié, comment interpréter un héros aussi déjanté ?
Selon Jean-Jacques Pelletier, le roman d’investigation — qui relève généralement de la littérature populaire, dans tous les sens du terme — constituerait un avatar contemporain et laïcisé du récit d’initiation antique : « l’enquête est la forme moderne qu’a prise la quête dans un monde qui se veut scientifique et qui prétend (aspire à) fonctionner à la description objective des faits et à l’argumentation rationnelle » (Pelletier 2009a : 94). En d’autres mots : « par sa structure, le polar modernise les histoires de quête qui sont à la base de toutes les épopées en les adaptant à un monde où la rationalité scientifique est dominante. La quête devient une enquête […] » (Pelletier 2009a : 110). Une telle indication s’avère précieuse, dans le cadre de la présente réflexion, car elle permet — par le biais de la médiation qu’assure le récit policier moderne — de faire le lien entre le personnage de Ken Bruen et la grande figure du héros mythique. Il ne s’agira pas pour autant d’assimiler Jack Taylor à Œdipe — bien que les déboires de ce dernier aient récemment fait l’objet d’une réédition dans la Série Noire — mais de voir plutôt comment se décline la quête du personnage, à la fois sur le plan temporel et sur le plan spirituel.
Le propre du héros mythologique, selon Pelletier, est tout d’abord de vivre une « aventure extérieure, au terme de laquelle il va rétablir un certain ordre dans l’univers » (Pelletier 2009a : 112), schéma narratif qui ne va pas sans rappeler le mandat habituellement confié au détective privé. Les romans de Bruen subvertissent toutefois une telle structure en ce que le personnage principal se révèle trop passif — voire défoncé — pour être en mesure de mener à bien une telle quête : « Checked myself in the mirror. I looked like a corpse that the undertaker had failed to help » (Bruen 2003 : 31). C’est dès lors, pour parler en termes de narratologie, à divers adjuvants — lesquels sont pourtant, comme c’est habituellement le cas, des figures secondaires à l’intrigue — qu’il incombe de faire progresser l’action. Ainsi, ce sont des individus atypiques comme Cathy B. (ex-punk et héroïnomane londonienne devenue tenancière de pub et mère d’un bébé trisomique) ou Brendan Flood (ancien policier ayant trouvé Dieu pour le reperdre à nouveau, ce qui le pousse à boire puis à se pendre) qui tendent à résoudre les énigmes du récit à la place de Taylor. De même, ce sont des connaissances peu recommandables — à preuve, elles n’ont pas de prénom — comme Sutton (ex-barman viré artiste contemporain) ou Keegan (policier londonien alcoolique et brutal à la limite du congédiement) qui pousseront le personnage à confronter — souvent violemment — des suspects. Pourtant (et c’est là l’un des plaisirs ironiques de la lecture de Bruen), Jack Taylor finit néanmoins par se voir attribuer le mérite de l’enquête — « A minor reputation began to build on a false premise » (Bruen 2001 : 6) —, ce qui permet au roman de justifier de futurs clients et de nouvelles mésaventures.
Mais est-ce là l’essentiel du récit ? Toujours selon Pelletier, l’« aventure extérieure » du héros a pour envers « une aventure intérieure qui l’amène à surmonter ses limites, ses lacunes, pour parvenir finalement à un niveau supérieur de développement personnel » (Pelletier 2009a : 112). Or, là encore, un tel schéma narratif se voit passablement malmené. En effet, si Taylor œuvre à « développer » quelque chose au cours de ses multiples déboires, c’est bien sa propre descente aux enfers : le premier volume à lui être consacré le présente ainsi comme un poivrot irrécupérable ; le deuxième lui confère en outre un penchant pour la cocaïne — « I was bringing back from London a leather jacket and a coke habit » (Bruen 2002 : 1), précise-t-il dès l’incipit — ; alors que le troisième le plonge dans les psychotropes en tout genre. Les diverses étapes de cette « progression » du personnage se voient par ailleurs ponctuées de séjours récurrents en hôpital psychiatrique — généralement à la suite de blackouts où il perd la mémoire —, lesquels sont chaque fois l’occasion pour les médecins en service de l’admonester et de clamer que le prochain traumatisme infligé à son cerveau aura sûrement des conséquences permanentes, ce qui a pour effet de calmer ses ardeurs éthyliques pour quelques jours. S’ensuit alors le lent récit du sevrage et du manque, calvaire qui s’achève toujours dans une défonce plus grande encore. Bref, si le héros de Bruen vit effectivement une « aventure intérieure » d’une rare intensité, celle-ci n’a pas pour corollaire le passage à « un niveau supérieur de développement personnel » mais bien une forme savamment orchestrée d’autodestruction.
De la société comme énigme
Reste donc le récit d’une débauche interminable et inéluctable, lequel — hormis les quelques éléments policiers qui visent à conférer un semblant d’intrigue à l’ensemble — ne va pas sans rappeler les écrits de Charles Bukowski, grand connaisseur en la matière. Comment, dès lors, comprendre la dégradation volontaire du héros dans les fictions de Ken Bruen ? Si l’on en croit Jean-Jacques Pelletier, l’activité de détective littéraire peut être comprise comme une représentation métonymique des grandes interrogations auxquelles fait face une collectivité. Le mystère qu’un tel personnage — ou héros — a pour mandat de résoudre renverrait ainsi, de manière plus générale, à « l’énigme que constitue une époque pour elle-même, énigme dont les romans policiers tiennent la chronique » (Pelletier 2009a : 86). Mais si — selon une logique similaire à l’« aventure extérieure » du héros permettant de donner à voir l’évolution intérieure de celui-ci — l’énigme qui sert de moteur narratif à la majorité des polars constitue un prétexte pour discourir sur la société en son ensemble, pourquoi en confier la résolution à un être aussi incompétent que Jack Taylor ? Peut-être, toujours selon Pelletier, parce que, dans une telle perspective, l’élucidation du mystère compte moins que les éléments de refoulé collectif que le travail de l’enquêteur — si bâclé soit-il — a pour effet de mettre au jour :
Dans le roman policier, l’enquête apparaît comme une métaphore de la quête du sens et du retour à un certain ordre. Mais, comme en témoigne l’évolution du genre, il s’agit le plus souvent d’un ordre partiel et éphémère. À terme, le roman policier rejoint le roman noir, qui fait l’inventaire de ce qu’on pourrait appeler les tragédies ordinaires des êtres humains ordinaires : situations sans issues, incompréhension des êtres et désespoir devant le non-sens (Pelletier 2009b : 117).
Quels seraient dès lors ces drames quotidiens — irrésolus ou tout simplement insolubles — auxquels fait face le privé imbibé ?
De prime abord, la teneur des divers mandats confiés à Jack Taylor paraît confirmer la vocation du roman policier contemporain pour les investigations historiques et sociales, notamment parce que le personnage est généralement appelé à enquêter sur des crimes en série, ou collectifs. Si le premier récit consacré aux aventures du personnage a pour objet des adolescentes « suicidées » par un riche homme d’affaires après qu’il ait abusé d’elles — un type de crime qui n’est pas spécifique à l’Irlande —, les livres subséquents évoquent tour à tour l’élimination physique des « Tinkers » (soit l’équivalent celtique des Gitans) par des citoyens bien-pensants ou les sévices infligés aux mères célibataires démunies dans les couvents des années 1960, drames ayant des résonances particulières dans la psyché locale. De même, les souvenirs personnels et scolaires du héros-narrateur lui permettent de métisser ses réflexions sur l’enquête en cours de réminiscences d’éléments importants de l’histoire irlandaise comme la grande famine du milieu du XIXe siècle, l’insurrection de 1916, la partition du pays entre le Nord et le Sud et les « troubles » qui en ont résulté, l’imposition de l’anglais comme langue officielle à la petite école, les abus de pouvoir de l’Église, l’absence de débouchés pour la jeunesse et l’émigration massive (vers Londres ou ailleurs) qui s’en est ensuivie, etc. Il n’empêche que Ken Bruen n’est pas Didier Daeninckxs ou Jean-Patrick Manchette : si de tels faits se voient régulièrement évoqués, ils ne sont pas — même lorsqu’ils font l’objet de l’enquête — particulièrement documentés. Le fond de la question sociale, dans les romans de l’auteur, résiderait-il dès lors ailleurs ?
Par-delà cette exposition systématique du non-dit de la société, une remarque dépitée faite par Jack Taylor dans le tome initial de la série, alors que sa nouvelle propriétaire — une employée de banque dans la vingtaine, néo-libérale clinquante et branchée — l’évince de son logement, donne le ton quant à la cible véritable du texte :
That night, I packed. Didn’t take long. Punctuated by the six pack.
Telling myself,
“Ease on slow with these, maybe I can chill.”
Like all lies and the best illusions, it helped me function short time. I lined four black bin bags along the wall, said,
“My worldly possessions I thee endow”
With those
broken fingers
a broken nose
and a beard
I wasn’t an advertisement for the Celtic Tiger (Bruen 2001 : 207).
Or, qu’est-ce que ce « Tigre Celtique » ? Il s’agit d’une métaphore couramment employée, y compris dans la terminologie officielle, pour désigner — par le biais d’une analogie avec des pays de l’Asie du Sud-Est comme Taïwan, Singapour ou Hong-Kong ayant connu une forte croissance au cours des années 1980 — le boom économique dont a bénéficié l’Irlande à compter de la décennie 1990, l’expression renvoyant indistinctement au contexte et aux acteurs du phénomène. Sur le plan structural, l’avènement de ce félin gaélique a correspondu à un subit afflux de prospérité, tout particulièrement chez les gens d’affaires ou les jeunes formés en haute technologie : « The first Irish generation to grow up without the spectre of unemployment and emigration » (Bruen 2003 : 31), à en croire le texte. Outre cette vague d’aisance matérielle, laquelle s’est doublée de l’expression massive d’une fierté nationale jusque-là refoulée, cet avènement de la « Nouvelle Irlande » a également correspondu à une urbanisation accélérée et à une libéralisation des mœurs (notamment en matière de divorce et d’homosexualité), de même que — phénomène inédit — à une immigration massive, la terre celtique devenant soudain une destination multiculturaliste de choix pour les pauvres de partout. Jack Taylor, quinquagénaire blanc, pauvre, alcoolique (et barbu !) — bref, à sa manière, un représentant des tares de l’ancienne Irlande — ne correspond effectivement que fort peu à un tel modèle de modernité et de réussite.
Les remarques à la fois ironiques et hargneuses du personnage au sujet du Tigre Celtique — anathèmes appelés à se renouveler tout au long de ses aventures — permettent toutefois une interprétation plus fine des divers éléments historiques et sociaux mis de l’avant par le récit. En effet, à la lumière de la haine du héros pour le néo-libéralisme ambiant — « Celtic tiger prosperity […] had bought a whole new attitude, one of mercenary yahooism » (Bruen 2002 : 186) — l’assassinat en série de jeunes filles par un riche homme d’affaires qui croyait bénéficier d’une totale impunité devient non plus un cas tristement universel mais bien le symptôme local d’un glissement dans les valeurs. De même, les causes perdues que représentent la défense des droits des « Tinkers » ou celle des pensionnaires forcées des couvents revêtent tout leur éclat tragique dans la mesure où il s’agit d’éléments troublants et gênants de l’histoire récente que la conscience collective préfère oblitérer au profit d’une réalité sans aspérités, propice aux investissements étrangers. Enfin, les multiples références aux troubles économiques, linguistiques, religieux et économiques dont l’Irlande a pu être la victime au cours du dernier siècle ne valent justement que pour leur mention succincte, épisodique, en une reconnaissance implicite par le héros-narrateur du fait qu’il s’agit là de jalons d’une identité nationale problématique, désormais transcendée — pour ne pas dire oubliée — par un accès subit à la mondialisation économique. De fait, « Galway is a European city now. […] So, there are people who’d prefer not to have old history on display again » (Bruen 2003 : 191).
De l’énigme à la mise en récit
En recensant ainsi les effets pervers — notamment en matière d’exclusion sociale et économique — causés par la prédation du Tigre Celtique, les récits de Ken Bruen semblent assimiler — ne serait-ce que par réaction — la dégénérescence de leur héros à un tournant pour le pire pris par la société dans laquelle celui-ci évolue. L’alcoolisme du personnage — et son incapacité à véritablement résoudre une enquête — correspondent-ils dès lors à une résignation implicite du texte face au « non-sens » environnant ? Selon Jean-Jacques Pelletier — lui même, rappelons-le, un praticien du genre policier — « l’activité du détective redouble celle de l’écrivain » (Pelletier 2009a : 86). Il ne s’agit pas ici d’évoquer une quelconque affinité entre la personnalité de l’auteur et celle de son protagoniste, mais bien de mettre de l’avant leur commune propension à tirer une histoire plus ou moins cohérente du chaos ambiant. Car, toujours selon Pelletier : « Que fait le détective ? Il rassemble dans l’unité d’un récit une disparité d’éléments (les indices) en apparence hétéroclites. Avec l’enquête, c’est chaque fois la possibilité du récit qui se joue. La possibilité de reconstruire une trame événementielle pour raconter ce qui s’est passé » (Pelletier 2009a : 86). L’auteur d’« Enquête sur le polar » en conclut dès lors que : « De là vient peut-être la fascination pour la dimension “énigmatique” du roman policier : à l’énigme des êtres et des époques se superpose celle que constitue la possibilité du récit lui-même » (Pelletier 2009a : 86). Une telle affirmation — que ne renierait pas le Alain Robbe-Grillet des Gommes ou du Voyeur — offre une nouvelle perspective pour aborder le héros alcoolique qu’est Jack Taylor : si, comme on l’a vu, son penchant pour la bouteille tend à torpiller la menée de l’enquête qui lui est confiée, ce vice l’affecte-t-il également à titre de narrateur, alors qu’il tente — tant bien que mal — de rapporter la trame de ses mésaventures ?
Un premier constat à ce sujet — secondaire par rapport à l’interrogation lancée par Pelletier mais crucial pour saisir le ton de la série — est que le fait d’être assurée par un héros qui frôle continuellement le delirium tremens confère, de par l’insouciance d’un tel personnage, une certaine élégance décalée à la narration. Comme le remarque quasi métatextuellement l’une des protagonistes du récit : « Well, Jack Taylor, you might not be very good at your job, but you have a certain style » (Bruen 2003 : 43). En effet, si le détective improbable n’est, de son propre aveu, pas un homme éduqué, l’abondance de temps libre que lui laissent une inactivité chronique et des gueules de bois à répétition se voit consacrée à une lecture boulimique — tant de grande littérature et de philosophie que de publications trash ou de polars contemporains — à laquelle s’ajoute une consommation tout aussi effrénée de cinéma et de musique. Cette culture éclectique du personnage permet dès lors à Bruen — lui-même titulaire d’un doctorat en métaphysique — une certaine recherche formelle dans sa narration, laquelle puise dès lors autant dans les vices (alcool) que les qualités (culture) du personnage. Un critique comme Norbert Spehner a ainsi pu déclarer que « dès les première pages, on est séduit, subjugué par l’humour et le style percutant, original et drôle de Bruen. […] Truffé de références littéraires ou musicales, de citations, de blagues et j’en passe, [ce polar est] écrit, avec une plume trempée dans le Jameson, peut-être, mais écrit, ça mérite d’être souligné » (Spehner 2007 : 73). Mais en quoi consiste, dès lors, le style de l’auteur — tel qu’il se voit relayé par la psyché alcoolique de son héros — et que permet-il d’exprimer de particulier en rapport aux réalités sociales évoquées par le récit ?
Comme le laissent entrevoir les divers extraits de l’œuvre cités jusqu’à présent, la prose de Bruen se caractérise — outre son ironie — par un minimalisme agressif et une tendance à la dislocation contrôlée. En voici en exemple supplémentaire :
Next day, I was dying. Not your run-of-the-mill hangover but the big enchilada. The one that roars — shoot me !
I surfaced near noon. Events up till four the previous afternoon were retrievable. Napalm after that. I do know Sutton and I ended up in O’Neachtain’s.
Glimpses peeked through :
Line dancing with Norwegians.
Arm wrestling the bouncer.
Double Jack Daniels.
My clothes were crumpled near the window. The remains of late night takeaway peering from under a chair. Trod on chips and what appeared to be an off-green wing of chicken.
Christ !
Did some serious throwing up. Morning prayer. Old establishment ritual, on my knees before the toilet bowl.
Twyfords !
They built bowls to endure.
Finally, purged, my system settled into a rhythm of spasmodic retching. The kind that tries to vacuum your guts up through the thorax. Thorax. Good word that. Gives a feeling of medical detachment.
I wanted the hair of the dog. Jeez, I wanted the whole dog. But it would lead to more lost days. I had vengeance to wreak, villains to catch (Bruen 2001 : 61).
Les phrases sont courtes, souvent amputées d’un pronom ou d’une copule pourtant nécessaires. Ceci, on le comprend, se justifie probablement d’un point de vue rhétorique, pour éviter des répétitions et insuffler un certain rythme à la parole, mais il n’en reste pas moins que le lecteur en retient l’impression d’un discours en souffrance, qui peine à s’énoncer. Cette sensation de hachure se voit exacerbée par les fréquents retours à la ligne, ainsi que par la manie récurrente de la narration de décliner les énumérations sous forme de liste, ce qui là encore entrave le flot de l’énonciation tout en conférant à chaque élément invoqué une gravité parfois artificielle. Enfin, les chapitres eux-mêmes sont généralement très courts — d’une dimension moyenne de deux ou trois pages —, représentant dès lors moins des pans construits de l’action que des tranches d’existence saisies sur le vif. Un tel style d’écriture, s’il a parfois pu être rapproché de celui de Beckett — compatriote abondamment cité en exergue de chapitres ou par le héros-narrateur lui-même —, rappelle avant tout, comme le suggère la cohésion entre forme et fond de l’extrait retenu, l’agonie du lendemain de veille. De fait, c’est au travers du prisme de la gueule de bois — mélange subtil d’incohérence et d’éclairs de lucidité — que se décline la vision du monde de Jack Taylor. Or, comment comprendre une telle perspective narrative dans le contexte d’une interrogation sur ce que Pelletier nomme la « possibilité du récit » ?
La première grande qualité de la prose de Bruen — imputable à la fois au style de l’auteur et à l’alcoolisme de son personnage — est, comme on l’a vu, une certaine dislocation de la perception, une apparente difficulté, voire incapacité, à organiser le texte en un tout harmonieux ou cohérent. Un tel effet d’écriture tend à refléter à la fois l’impuissance et la marginalité du héros, éternellement en périphérie d’un ensemble signifiant auquel il ne peut pourtant appartenir. En témoignent ses réflexions récurrentes — et pessimistes — au sujet de son statut problématique au sein de la collectivité : « Walking into town I tried to feel like a citizen. I couldn’t quite pull it off » (Bruen 2001 : 54). Or, qu’est-ce qu’un citoyen — pour reprendre le terme utilisé par Taylor — sinon un individu qui, d’une part, fait partie intégrante d’une communauté organisée, et à qui, d’autre part, celle-ci reconnaît un certain nombre de devoirs et de droits, lui conférant par le fait même un rôle ou une fonction ? De fait, à l’instar des multiples scories ou déchets de la veille dont il fait l’inventaire à l’occasion de ses réveils pénibles, le personnage semble voué — par faute d’avoir raté l’essentiel ? — à incarner, puis exprimer, l’altérité fondamentale de ces exclus de la société dont, par profession, il s’occupe : « My aura of eroding decay was a beacon to those travellers of the road less survived. The drunks, dopers, cons, losers, dead angels. Come to me, all ye who are lost, and l’ll give you identification » (Bruen 2002 : 35). En résulte un paradoxal statut du protagoniste — et donc de la narration — dont l’identité essentielle repose sur une apparente incapacité à se hausser, dans tous les sens du terme, à l’état de sujet.
La seconde qualité de l’écriture de Bruen — qui découle de la première — est une propension, au sein même de cette fragmentation qui tend à exprimer l’isolement du personnage, à mettre l’accent, par le biais d’un recensement systématique qui ne va pas sans rappeler ses penchants pour l’énumération, sur les rares bribes de sens à émerger encore de la dislocation ambiante. Dans cette optique, la profonde — pour ne pas dire essentielle — marginalité du héros sert moins à justifier une exploration sensationnaliste des bas-fonds de la ville (comme c’est fréquemment le cas dans les récits du genre) qu’à porter un regard extérieur, désincarné sur un monde en pleine mutation. Plus précisément, à l’instar de ce qu’a pu tenter Léo Malet dans Les nouveaux mystères de Paris, Ken Bruen fait de son personnage le témoin privilégié — mais impuissant — d’un univers appelé à disparaître. En témoignent ses goûts en matière d’hydratation : « Grogan’s is not the oldest pub in Galway. It’s the oldest unchanged pub in Galway » (Bruen 2001 : 7) ; de logement : « Now, this is old Galway. New hotels are built on every available space, but Bailey’s seems to have escaped the gallop to prosperity » (Bruen 2001 : 204) ; son aversion pour les modes de vie contemporains : « men in shorts ! With socks and sandals. One of the true horrible sights of the new era » (Bruen 2001 : 263) ; ou son soulagement de constater que certains quartiers de la ville maintiennent malgré tout leur ethos crapuleux d’antan : « The docks have never been a place to linger. You move fast. All the gentrification, all the prosperity, wouldn’t change that. Stall here you’d get nailed » (Bruen 2003 : 125). De fait, sans pour autant prétendre faire de Jack Taylor un équivalent contemporain du « flâneur » décrit par Walter Benjamin, force n’en est pas moins de conclure qu’à l’instar des fugaces bribes de mémoire du personnage qui se manifestent à la suite de ses nombreux blackouts, le récit qu’il offre du monde dans lequel il évolue confère un tout nouveau sens à l’affirmation des « Thèses sur la philosophie de l’histoire » comme quoi « articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître tel qu’il a été effectivement, mais bien plutôt devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un péril » (Benjamin 1971 : 186).
L’amoral de l’histoire
Jack Taylor, héros imbibé et dysfonctionnel de Ken Bruen, consacre ainsi l’essentiel de ses mésaventures à lutter contre le traître que constitue — à ses propres yeux du moins — le « Tigre Celtique », ainsi qu’en témoigne son attachement maladif aux ultimes vestiges de la ville de son enfance et de sa jeunesse. Or, pourquoi conférer à un tel personnage un alcoolisme aussi exacerbé ? En d’autres mots, en quoi un tel vice lui permet-il d’être à la hauteur — mais est-ce ici le bon mot — des circonstances ? Une première hypothèse à ce sujet serait que, dans un pays comme l’Irlande où le pub fait partie des mœurs, la figure du poivrot peut servir de prétexte à une sorte de sagesse de comptoir face à l’agitation du monde extérieur (car quoi de mieux, au bout du compte, qu’un alcoolique pour exprimer, en toute connaissance de cause, une expérience de la fragmentation et de la précarité). Mieux encore, le buveur chronique étant, de par sa marginalité et son inaction, porté à de longues ruminations sur l’existence entrecoupées d’accès d’auto-flagellation — « I had a shitload of guilt. Add a dash of remorse and gallons of self-pity, you had the classic alcoholic in all his tarnished glory » (Bruen 2001 : 109) —, la fiction de Bruen peut ainsi, sans avoir l’air d’y toucher, aborder les vastes interrogations existentielles dont le roman noir, tragédie prosaïque des temps modernes, s’est fait la spécialité. Les compétences en matière de métaphysique de Ken Bruen pourraient ainsi s’exprimer librement, sans jamais paraître déplacées ou précieuses.
Un tel mélange d’introspection et de nostalgie n’est toutefois pas l’apanage de l’alcoolique : un personnage de vieillard, de prêtre ou même d’écrivain aurait pu, à ce sujet, tout autant faire l’affaire. Pourquoi, dès lors, un protagoniste bituré ? Peut-être — et ce sera mon ultime hypothèse à ce sujet — parce qu’en faisant de son héros un raté, en le grevant de tous les vices imaginables au point de le rendre caricatural, Ken Bruen se prémunit de toute dérive réactionnaire à laquelle pourrait donner lieu ce regret d’un monde perdu que sa prose pourtant distille. Si ses textes condamnent certes les excès d’un présent qui a tourné le dos aux valeurs traditionnelles — « It might have been progress, but it was not an improvement » (Bruen 2002 : 163) —, le fait que ceux-ci soient narrés par une épave de la société empêche d’y lire l’amorce d’un manifeste pour un retour à une époque plus heureuse. En récupérant, comme il le fait, l’archétype du détective hard–boiled, parangon originel du roman noir, Ken Bruen démontre une connaissance et un respect de la tradition — tant littéraire que sociale — mais, en détournant celui-ci et en exacerbant ses qualités négatives, ce qui a pour effet de le saturer de tous les défauts possibles, il signale néanmoins la désuétude et l’inadéquation d’un tel personnage dans un monde faussement individualiste, où la notion de citoyen ne se mesure désormais plus qu’à l’aune impersonnelle de la prospérité récente et des lois du marché.