« Pour que tout récit, toute vengeance et toute haine prennent fin »
Le héros amnésique d’Antoine Volodine
Notre époque est celle de la mémoire : la commémoration des innombrables atrocités de l’histoire contemporaine entraîne autant de « devoirs mémoriels », sous forme de célébrations, de musées, de monuments. À la suite du déferlement des régimes totalitaires du XXe siècle, qui ont tenté de contrôler ou d’effacer la mémoire collective, l’entreprise est compréhensible. Mais elle mène facilement à la surenchère, comme le remarque Éric Méchoulan dans La culture de la mémoire, lorsque le passé devient une vulgaire attraction, voire un divertissement générateur d’émotions fortes. Pire, elle peut être mal dirigée ou excessive : Tzvetan Todorov parle alors d’Abus de la mémoire, c’est-à-dire d’une remémoration sans autre fondement que la conservation d’événements révolus, donc nous coupant du temps présent. Car s’il est essentiel de recouvrer le passé, « cela ne veut pas dire que le passé doit régir le présent, c’est celui-ci, au contraire, qui fait du passé l’usage qu’il veut » (Todorov 1998 : 24). Todorov nous met sur la piste d’une mémoire sélective, qui accorde la primauté à certaines facettes des faits sur d’autres, et les ordonne et interprète de manière à construire un sens utilisable maintenant. Semblable processus implique forcément un recul important : selon cette perspective, l’éloge maniaque du souvenir et la flétrissure de l’oubli sont aussi problématiques que les manipulations historiques des dictatures.
Si la conduite publique oblique vers ce « culte de la mémoire » (1998 : 27) que condamne Todorov, les créateurs de fiction semblent au contraire prendre le penseur au pied de la lettre. De nombreuses réalisations contemporaines mettent de l’avant des cas d’oubli et d’amnésie : on pense aux films Memento (Christopher Nolan, 2000) ou Mémoires affectives (Francis Leclerc, 2004), et à l’adaptation cinématographique de la trilogie Bourne Identity1de Robert Ludlum. En littérature, Sébastien Japrisot a adapté le thème à la rhétorique de l’enquête dans Un long dimanche de fiançailles (1991), Irvine Welsh en a fait le déclencheur narratif de Marabou Stork Nightmares (1995), et Antoine Volodine la pierre de touche de Dondog (2002). À une époque obsédée par la mémoire, il y a lieu de se questionner sur cette vogue de l’amnésie : que nous apprend-elle sur notre rapport au passé ? Les troubles mémoriels individuels des personnages renvoient-ils à une trame plus vaste, de manière à thématiser la difficile intégration à la mémoire collective des traumatismes historiques du siècle dernier ? C’est le cas chez Volodine, où les oublis du protagoniste Dondog permettent paradoxalement à Dondog, le roman, de devenir une expression magistrale de la mémoire, tel que je le montrerai au moyen des types mémoriels établis par Todorov. Ce renversement s’opère par le biais d’une re-thématisation de la figure héroïque et de ses attributs, dont il s’agira d’abord d’évaluer la portée. Car si Volodine, comme le remarque Philippe Forest, « puise aux sources les plus certaines et les mieux reconnaissables de l’imaginaire universel — celles-là mêmes dont procèdent les récits légendaires et les romans populaires » (Forest 2002 : 68), il les détourne de manière à investir le schéma classique de la vengeance d’une signification nouvelle.
Un héros, en effet, ne le devient pas pour rien : des conjonctures expliquent et justifient sa position hors du commun comme ses actes exceptionnels. Ce passé comprend souvent une injure donnant lieu à des représailles ; de Zorro et Batman à Mathias Sandorf en passant par l’archétype du genre, le comte de Monte-Cristo, les héros sont des vengeurs. Volodine fait usage du procédé dans Dondog, si bien qu’on a pu dire du personnage qu’il est « une sorte de nouvel Edmond Dantès » (Forest 2002 : 68). À l’instar de son prédécesseur, Dondog a un projet bien précis en tête au sortir de prison : « j’aimerais bien régler des comptes avec deux ou trois personnes. Tuer deux ou trois personnes, et ensuite m’éteindre » (Volodine 2002 : 18). Seulement, il ne réalisera son plan que partiellement et fort mal, car, manque de chance, il est amnésique : les noms épars de quelques individus à abattre flottent dans sa mémoire, et il doit fouiller ses souvenirs — sans franc succès — pour leur donner un sens. Au fil de cette investigation, le récit fait se côtoyer présent, passé, rêves et remémorations. Il est de facture nettement plus romanesque que les œuvres précédentes de l’auteur, particularité significative pour mon propos puisqu’elle entraîne une description relativement linéaire des errements du personnage, ce qui le rapproche encore du héros populaire. Se dégagent ainsi plus aisément certains aspects qu’ils ont en commun, et qui s’avèrent des jalons essentiels dans la constitution de l’héroïsme. J’en retiendrai deux, dont l’étude des résonances chez Dondog et Monte-Cristo mettra en évidence les distorsions effectuées par Volodine sur la figure du vengeur « classique » : l’un et l’autre sont victimes d’une punition abusive qui aboutit à l’enfermement ; cet emprisonnement coïncide, ou non, avec l’éducation héroïque leur révélant leur nature vengeresse.
Héroïsmes comparés
La propension à la vengeance est tributaire d’un châtiment injustifié : sans son enfermement arbitraire, Dantès n’aurait probablement jamais soupçonné la duplicité humaine, et ce n’est qu’entre quatre murs que l’abbé Faria lui fait comprendre ses propres motifs de revanche. La réclusion est l’occasion d’un changement de perspective en profondeur, aspect salutaire présent également dans les camps de rééducation de Volodine. Selon un mouvement de renversement caractéristique de ce qu’il nomme post-exotisme, l’auteur accorde une valeur positive aux colonies pénitentiaires tentaculaires qui renferment, sur la base de verdicts plus ou moins absurdes, la quasi-totalité du personnel romanesque. Elles forment une communauté humaine aux relations plus complexes que celles du monde extérieur et qui a ses codes et ses usages propres. De plus, leur dissémination les érige en norme sécurisante : « Lorsque le système des camps se fut universalisé, l’aspiration à fuir cessa de nous obséder. L’extérieur était devenu un espace improbable, même les blattes les plus instables avaient cessé d’en rêver » (264). Le terme de « blatte » est important : il s’agit chez Volodine de la désignation générique des détenus, indiquant leur asservissement amorphe et la dureté, l’animalité de leur milieu. Or, il est à noter que Vittorio Frigerio utilise semblable terminologie entomologique dans une analyse de l’héroïsme dumasien, qualifiant Dantès de « larve » vouée à « éclore et devenir le papillon noir de Monte-Cristo » (Frigerio 2002 : 42). Au-delà de la métaphore un peu grandiloquente, le processus suggéré implique la fin d’une entité et la naissance d’une autre, cycle confirmé par Sylvie Millard, qui parle de la « mort symbolique » de Dantès en prison et de la « renaissance » signifiée par son évasion (Millard 2003 : 64). Ces stades sont aussi ceux du schéma initiatique tripartite, développé dans un autre article de ce collectif par Anne-Hélène Dupont : après s’être vu dépouillé de tout en prison (premier stade « de séparation », selon Van Gennep 1909 : 27), le héros se voit conféré un savoir nouveau dans l’enseignement de Faria (deuxième stade, « de marge »), ce qui le mène à l’évasion puis à la réintégration au monde sous un nouveau statut, celui du comte de Monte-Cristo (troisième stade, « d’agrégation au monde nouveau »).
On ne peut en dire autant de Dondog, dont le parcours représente plutôt l’inaccomplissement de l’initiation. Sa libération, déjà, n’a rien du panache d’une cavale. Elle est pourtant marquée par le décès du personnage, assassiné par un mercenaire de sorte qu’il évolue désormais dans un état intermédiaire entre vie et trépas. Mais cette mort — non symbolique — mène à la dégénérescence plutôt qu’à la renaissance, comme le confirme le maintien du personnage dans la catégorie des blattes. Non seulement il en demeure une à l’extérieur, n’acquérant aucun statut animal supérieur qui indiquerait une promotion, mais il se voit qualifié à plusieurs reprises de « blatte castrée », c’est-à-dire de blatte pour le moins diminuée. Sa fin n’a donc aucunement la symbolique décrite par Mircea Eliade dans Naissances mystiques : « La mort initiatique est indispensable au “commencement” de la vie spirituelle. Sa fonction doit être comprise par rapport à ce qu’elle prépare : la naissance à un mode d’être supérieur » (Eliade 1959 : 37). Contrairement à Monte-Cristo, Dondog ne devient jamais cet être, échouant plutôt son initiation dès le départ : ne « renaissant » jamais tout à fait, il demeure irrémédiablement coincé dans la première étape, celle du néant et de la perte, et n’en retire aucune expérience décisive. La détention, en effet, si elle est l’occasion pour lui d’une amélioration psychologique — d’abord tenu pour « insane » et « schizophrène » (Volodine 2002 : 238), il devient apte à la direction d’une troupe de théâtre —, le laisse avec l’impression « qu’il [a] raté sa vie, ou du moins qu’il n’[a] pas suffisamment progressé dans la hiérarchie des camps pour en ressortir avec les honneurs et un paquetage propre » (12). La conjonction pivot « ou » place les deux propositions en situation d’égalité grammaticale, suggérant l’équivalence des énoncés : échouer dans les camps, c’est rater sa vie. Elle exprime aussi l’ambivalence de Dondog, confronté à deux explications de son propre état et incapable d’accorder statut de vérité à l’une ou l’autre. Une fois encore, sa mémoire lui fait défaut, ainsi qu’à plusieurs reprises lorsqu’il veut raconter ses années d’incarcération : « Je ne me souvenais de rien […]. Tout ce qui était situé avant le présent disparaissait au fur et à mesure » (270).
Si la prison est capitale chez Volodine comme chez Dumas, Dondog ne fait pas correctement ses classes car il n’en retient rien, contrairement à Monte-Cristo. Pour celui-ci, la rencontre de Faria est véritablement formatrice et son expérience carcérale a valeur d’enseignement initiatique, conformément au schéma d’instruction héroïque décrit par Frigerio :
Le héros est d’abord un peu un écolier : il apprend à être soi-même, parfois longuement, parfois difficilement ou imparfaitement, et il se peut même dans certains cas qu’il se montre incapable de comprendre et de s’assimiler la leçon qu’on lui fait, que ce soit par sa faute ou par la faute des circonstances (Frigerio 2002 : 37).
Dondog, lui, est plutôt le mauvais élève qui ne comprend pas la leçon, héros manqué mais pas nécessairement par sa faute. Car cette inaptitude remonte à l’enfance, dont l’examen d’un moment précis révèle les germes de l’éducation du héros ainsi que les « circonstances » qui interrompent leur développement. Le chapitre, significativement intitulé « La maîtresse », a une place spéciale, en ce qu’il relate avec force détails un incident particulier ayant peu de répercussions par la suite. Cette singularité est confirmée par la construction symétrique de l’épisode, qui s’ouvre et se ferme sur des mentions semblables à propos de la mort de ses participants : le cadre rigide isole le chapitre, de manière à en faire un tout indépendant du reste du roman. Or, la posture d’énonciation reprend exactement celle de l’œuvre entière, c’est-à-dire l’autopsie d’un échec quand il est déjà trop tard — Volodine, explique Dominique Viart, « nous entretient depuis l’au-delà de la catastrophe » (Viart 2006 : 29). « La maîtresse » se dresse donc en parallèle de Dondog, l’extrait représentant en abrégé la totalité par une mise en abyme de ses procédés textuels.
Le vengeur en herbe, qui fréquente alors un cours primaire, est accusé à son insu d’avoir traité son institutrice de « champignon pourri ». De retour à la maison, il est pris à partie par sa mère, qui met en scène un véritable interrogatoire pour lui extorquer des aveux. Le thème est incontournable chez Volodine, qu’on pense à Lisbonne dernière marge (1990), au Nom des singes (1994), ou au Post–exotisme en dix leçons, leçon onze (1998). Mais si les interrogatoires foisonnent, aucun autre ne convoque d’accusé aussi jeune, et pour des motifs aussi simples. Son cadre minimal réduit le questionnement acharné de la mère à une structure interrogative de base, déclinée pourtant dans un champ sémantique judiciaire développé (« plainte », « outrage », « procédure », etc. ; Volodine 2002 : 34-53). Ce rapprochement contrasté entre des violences juvéniles et adultes rappelle « Le méchant camarade » des Minima Moralia. Tout comme celui-ci préfigure, sous un préau d’école, la violence du nazisme à venir, la remontrance maternelle constitue l’essence de tous les supplices, si bien qu’à l’égal d’Adorno, Dondog pourrait déclarer : « Avec le fascisme, le cauchemar de mon enfance est devenu réalité » (Adorno 1951 : 259). Or, le modèle de l’interrogatoire exprime les principes de la mémoire et de la vérité volodiniennes, que le jeune Dondog se voit ici inculquer à la dure. Car il finit par avouer, même s’il n’a rien fait — ou du moins s’il le croit de prime abord. L’accusé, en effet, « se m[et] à croire la version de l’accusation » : pour y parvenir, il « fouill[e] une nouvelle fois dans sa mémoire, et il découvr[e] sans difficulté ce qui avait, jusque là, échappé à ses investigations » (Volodine 2002 : 53). Le mensonge accède donc réellement à l’existence, puisque Dondog s’en souvient : il a appris que le vrai est ultimement malléable, et surtout, il a appris à oublier ce qu’il tenait pour tel.
Le précepte assimilé a valeur universelle ; il constitue une norme à laquelle chacun doit se conformer, comme représenté par les changements atmosphériques en arrière-plan de l’interrogatoire. Celui-ci se déroule sur fond d’orage donnant lieu à des phénomènes magnétiques spectaculaires, mais, peu avant la capitulation de Dondog, la tempête « s’enfui[t] sans laisser de traces » (51) : si la défense acharnée de la mémoire est associée à des déchaînements singulièrement violents de la nature, l’acceptation de son effacement est signifiée par un retour à la normale. Et tout comme l’orage s’est littéralement « volatilisé » (51), « plus jamais, ni le soir ni le lendemain, ni à la maison ni à l’école, l’affaire du champignon pourri ne fut évoquée, fût-ce sous forme d’allusion » (54). L’éducation de Dondog mène donc à l’amnésie complète : non seulement l’événement qui la concentre en est-il une illustration exemplaire, mais il sombre lui-même dans l’oubli. Jusqu’à son évocation cinquante ans plus tard, aucun ancrage dans la parole ne garantit l’existence de l’épisode, et « à peu près tout le monde [étant] mort depuis cette époque » (54), nul ne peut plus en témoigner à l’exception de Dondog. Or la crédibilité de celui-ci est constamment remise en question lorsqu’il relate l’incident, au moyen d’incises telle « s’il faut en croire Dondog » (48) — la narration par le personnage de sa propre histoire à la troisième personne établissant, aussi, une fissure dans le souvenir et soulignant son instabilité.
De la vengeance personnelle à la mémoire collective
Comme pour les camps, dont le personnage avoue ne pas se souvenir au fur et à mesure qu’il les raconte, la certitude est donc impossible quant à la véracité de l’épisode éducatif. Les épreuves qui fondent chez Dumas la figure du vengeur débouchent chez Volodine sur l’amnésie : en portant foi en sa culpabilité, Dondog enfant accepte la réversibilité de la mémoire ; dès lors, ses souvenirs ne sont jamais sûrs et, n’ayant rien retenu de l’expérience concentrationnaire, il n’est pas « initié » au statut héroïque et n’en retire aucun motif de vengeance solide. Son passage dans les camps lui est certes l’occasion d’exprimer sur le mode créatif souffrance et désarroi, mais sans parvenir à les dépasser pour identifier un coupable. Sa pièce Le Monologue de Dondog transforme ainsi le trop-plein émotionnel en cacophonie auditive : « c’était inaudible. Ça demeurait bruyant et inaudible du début à la fin » (282). Cette confusion renvoie à celle qui caractérise la quête mémorielle inaboutie de l’auteur. Si celui-ci se souvient réellement de plusieurs épisodes de sa vie, il est incapable de les agencer entre eux, tout comme le texte du Monologue, grammaticalement fautif, ne fait qu’aligner des gestes sans suite : « J’ai crier, j’ai braire de peur. Ted Schmerk m’a saisir le cou par-derrière avec une écharpe, Cabuco le Nain m’a taper sur le front, m’a ouvrir le front d’un coup de chaise », et ainsi de suite (277-8). L’emploi de l’infinitif annule l’ordre temporel des actions en les situant dans un présent indéfinissable et infini — le « vindicatif présent », pour citer Pierre Ouellet (Ouellet 2006 : 189) —, manifestant l’incapacité de Dondog à établir des relations de causalité entre les événements, relations formulant pourtant la base de l’idée même de vengeance qui l’anime, ainsi que Dantès. Le personnage, pour filer la métaphore, est un Monte-Cristo conscient qu’il doit se débarrasser de Danglars, et peut-être aussi de Caderousse, mais ne sachant pourquoi, ni d’ailleurs qui ils sont. Or, à l’instar du héros dumasien il est tout à la réalisation de ses plans meurtriers et au statut de vengeur en découlant. À preuve, sa conception du suicide comme possibilité que « tout récit, toute vengeance et toute haine prennent fin » (35), qui définit les trois termes comme principes directeurs de son existence. De plus, leur terminaison commune les lie effectivement, rendant la vengeance corollaire de la narration de soi par le sujet, dont l’amnésie souligne, par contrecoup, la portée identitaire de la mémoire. Celle-ci joue un rôle justificateur pour l’individu, rôle dont Yan Hamel, dans La bataille des mémoires, dévoile les revers :
La préservation mémorielle du passé est […] d’une importance capitale, puisque la perte de ce passé équivaut à la dissolution, parfois irrémédiable, de l’identité, c’est-à-dire de toute possibilité pour un individu ou un groupe de se reconnaître, au sein du monde et de la société, une quelconque forme de singularité (Hamel 2006 : 15).
Dans le cas de Dondog, ce déficit de singularité se manifeste dans l’incapacité de s’extirper de la masse des « blattes » pour accéder pleinement à l’identité héroïque. Cet échec, cependant, prend une autre signification lorsqu’on l’examine selon la perspective du groupe, qu’Hamel lie à celle de l’individu dans une même quête de reconnaissance.
Pour Maurice Halbwachs, le rapprochement entre les deux niveaux de remémoration se fait par l’unicité des « cadres sociaux » les organisant, ce qui amène le théoricien à définir la mémoire individuelle comme un « point de vue sur la mémoire collective » (Halbwachs 1950 : 33). Le parallèle est éclairant, car l’œuvre de Volodine, qui utilise ouvertement l’histoire comme « matière fantasmatique », selon l’expression de Lionel Ruffel (2005 : 57), nous livre justement semblable « point de vue » sur le XXe siècle. Comme toute perspective singulière, elle déforme son objet selon des modalités qui lui sont propres, et qui consistent ici à appréhender les faits par le biais d’une échappée fantastique. Cette médiation, ainsi que l’expression particulière qui en découle, trouvent un équivalent textuel dans le dispositif optométrique dont sont équipés les personnages de soldats chargés d’exterminer des civils : « un filtre avait été inséré entre les lentilles et les miroirs, un filtre qui faisait dévier le regard quand l’abomination du nettoyage ethnique devenait plus triviale que théorique, et quand la crudité des détails de la boucherie risquait de sauter aux yeux et de troubler la fragile rétine des tueurs » (Volodine 2002 : 109-10). En remaniant la réalité, l’attirail des verres et des miroirs agit pour les soldats à la manière de la narration pour les lecteurs : il transforme et crée une distance, mais il met aussi en contact. Le « filtre », cependant, participe aussi du « point de vue » mémoriel, puisqu’il peut être interprété comme thématisation du penchant des totalitarismes pour l’euphémisme. Les nazis étaient particulièrement friands de la figure de style : les termes de « solution finale » ou de « traitement spécial » dissimulent et désignent simultanément la réalité, à l’égal des verres qui rendent les militaires « imperméables […] au sang » qu’ils font eux-mêmes couler (109).
L’analyse de la métaphore optique confirme l’importance de la mémoire dans Dondog, tant aux niveaux formel que narratif. Dans cette perspective, l’amnésie du protagoniste est centrale : selon Joël Candau, « la mémoire collective est sans doute davantage la somme des oublis que la somme des souvenirs » (Candau 1996 : 72-3), les membres d’un groupe ayant d’abord en commun ce qu’ils ont oublié du passé partagé. Car le fonctionnement mémoriel est basé sur l’interaction entre effacement et conservation, pour reprendre les termes de Todorov qui, lapidaire, affirme que « loin de s’y opposer, la mémoire est l’oubli : oubli partiel et orienté, oubli indispensable » (Todorov 2000 : 140). Par ses excès, la mémoire empêchée de Dondog devient représentation épurée du processus, et ce, dans ses dimensions individuelle et collective. De la même manière, le modèle de la vengeance est représentatif d’un type de mémoire à proscrire, l’échec de Dondog en la matière ouvrant la voie vers une mémoire globale que Todorov lie au concept de justice.
Le théoricien explique en effet que le tout n’est pas de se souvenir, mais de le faire à bon escient. Il distingue en ce sens deux types de mémoire : la mémoire littérale et la mémoire exemplaire. La première désigne une remémoration non distanciée, centrée sur un événement isolé que le sujet refuse de relier à d’autres, ce qui mène directement — s’il s’agit d’un épisode douloureux — à la revanche aveugle. Le discours qu’il lui prête pourrait aisément être attribué, dans sa portée individuelle, à Monte-Cristo ou à Dondog, si celui-ci avait réussi : « je relève les causes et les conséquences de cet acte, je découvre toutes les personnes qu’on peut rattacher à l’auteur initial de ma souffrance et je les accable à leur tour » (Todorov 1998 : 30). Collectivement, cette logique mène aux pires atrocités, du génocide tutsi commandé par une volonté de « réparation » aux épurations ethniques en ex-Yougoslavie. Dondog relatant en filigrane ce genre de cauchemars historiques, on peut avancer que si le protagoniste n’arrive pas même à la mémoire littérale, le roman, en revanche, accède à la mémoire exemplaire. Des attitudes radicalement différentes procèdent de ces deux types de mémoire ; Todorov définit la seconde comme suit :
Sans nier la singularité de l’événement même, je décide de l’utiliser, une fois recouvré, comme une instance parmi d’autres d’une catégorie plus générale, et je m’en sers comme d’un modèle pour comprendre des situations nouvelles, avec des agents différents. L’opération est double : d’une part […] je désamorce la douleur causée par le souvenir en le domestiquant et en le marginalisant ; mais, d’autre part […], j’ouvre ce souvenir à l’analogie et à la généralisation, j’en fais un exemplum et j’en tire une leçon ; le passé devient donc principe d’action pour le présent (Todorov 1998 : 30-31).
L’essentiel du processus décrit consiste à lier des événements entre eux, liens établis, dans le texte, par le brouillage des signes auquel se livre Volodine. Les patronymes des personnages, par exemple, allient des prénoms et des noms d’origines différentes de manière à oblitérer toute appartenance nationale, et les lieux cumulent des caractéristiques topographiques aux attaches géographiques divergentes. Les actions se déroulant dans semblable décor, si elles renvoient ouvertement à des référents extra-diégétiques, ne peuvent être identifiées avec certitude : elles proposent plutôt des sommes d’événements historiques. Les exterminations successives des Ybürs réalisent ainsi l’amalgame des massacres et génocides du XXe siècle, et leur motivation raciale poussée à l’extrême — les Ybürs sont une espèce à part, non humaine — projette les aboutissements ultimes d’une logique d’épuration. La répétition des exterminations tient lieu de « leçon » à tirer, au présent, de l’analogie, tout comme la mise en fiction des faits en « désamorce » la surcharge émotive. Cette fictionnalisation ajoute aussi, en sus de celle d’oubli, la faculté d’invention au processus de remémoration mis de l’avant dans le texte. Car au cours de ses récits, Dondog crée autant qu’il se souvient, s’appropriant les souvenirs des autres pour les modifier, interprétant les rêves comme des faits et palliant ses trous de mémoire par des mensonges : il « s’invente, explique l’auteur dans un résumé, une biographie tragique » (Volodine 2002 : 3). L’ambiguïté de la formule — une « biographie », au sens strict, ne s’invente pas — indique la complexité de la notion, qu’Antze et Lambek comparent d’ailleurs au roman afin d’en expliquer la dimension fictive : la mémoire n’opère pas de coupure entre « vérité » et « fiction », tout comme il existe plusieurs formes de réalisme (Antze et Lambeck 1996 : xviii). Inversement, le roman brode sur une trame mémorielle, l’écrivain post-exotique adoptant une posture de fabulateur devant le réel. Il s’agit, explique Dondog, de raconter « comme si c’était arrivé dans une autre civilisation, sur une planète comparable mais différente. Les auditeurs n’y voient que du feu, ils estiment qu’il s’agit de science-fiction ou de pures foutaises » (109). La théorie d’écriture du personnage met l’œuvre en abyme, de manière à expliquer à la fois son côté fantastique — voire hermétique — et l’impression de déjà-vu éveillée, soit ses aspects inconnu et trop connu, parce que relevant de la mémoire collective ou de sa fictionnalisation.
Retour sur l’héroïsme populaire
La relation duelle mise au jour peut également nous aider à mieux comprendre celle de Dondog avec le roman populaire et le héros, puisque le rapport à la mémoire est aussi rapport à l’histoire littéraire. La figure du vengeur est insérée dans la trame narrative, mais travestie et mêlée à une foule d’autres références intertextuelles, allant du surréalisme à la littérature soviétique, de manière à recycler son sens. La portée, cependant, est inaltérée, la fin du Comte de Monte–Cristo concluant aussi à l’inutilité de la vengeance. Mais pour arriver à ce retournement, il faut au personnage du comte perpétuer le cycle de violence contre lequel il se situe initialement, et réaliser qu’il devient ce qu’il déteste. À cette action tragique, Dondog oppose l’inaction la plus complète, pour parvenir à la même condamnation de la mémoire littérale : le roman contemporain fait, en quelque sorte, un pied de nez à son homologue classique, en développant une vision semblable à la sienne sans recourir aux agissements d’un protagoniste dynamique. Mais cette différence narrative cache une rupture plus profonde : l’action du héros dumasien se déploie dans un monde où il est encore possible d’en être un, tandis que l’univers de Volodine, théâtre des diverses « solutions finales » du siècle dernier, évacue cette voie, qu’Adorno assimile plutôt à une reproduction du problème. Dans ses Notes sur la littérature, le philosophe s’explique de sa fameuse phrase sur l’impossibilité de la poésie après Auschwitz en arguant que la découverte des camps interdit à l’art une posture gaie ou triomphante. Car, dit-il, « la position de vainqueur est celle qui convient le moins aux adversaires des fascistes, qui ont le devoir de ne ressembler en rien à ceux qui se retranchent dans cette position » (Adorno 1958 : 434). Suivant cette perspective — que Monte-Cristo, notons-le, annonce à un degré moindre —, le marasme de Dondog et le ratage de son initiation, qui lui interdit toute victoire subséquente, obéissent au paradoxe de la défense faite à l’insurrection de s’insurger face au comble de l’horreur. Car sa vengeance personnelle, il en est conscient, représente une volonté de revanche à beaucoup plus vaste échelle, dont la visée allégorise le fascisme qu’a vécu Adorno : « comment voulez-vous que je me venge vraiment de ce qu’ils ont fait subir aux Ybürs ? De la première extermination, de la deuxième ?… Et comment se venger du capitalisme, hein ?… Comment se venger des camps ? D’une vie de camps ?… » (Volodine 2002 : 227) De tous ces maux, aucun vengeur ne peut se venger, et la littérature, loin d’être gaie, se voit réduite aux balbutiements du Monologue de Dondog.
Pour revenir, une dernière fois, aux emboîtements à n’en plus finir qui caractérisent la construction de l’édifice post-exotique, remarquons que la correspondance à la fois ludique et philosophique avec la tradition romanesque est résumée de façon on ne peut plus laconique dans le Post–exotisme en dix leçons, leçon onze. Parmi la liste (fictive) des titres post-exotiques parus depuis 1977, présentée en guise de conclusion de l’ouvrage, celui de « Vain temps après » (Volodine 1998 : 87) fait clin d’œil à Dumas. Le jeu de mots renvoie aussi à l’œuvre volodinienne : celle-ci est énoncée, on l’a vu, à partir de l’après d’une « catastrophe », dans les mots de Viart, ou encore d’un vain temps. Mais le « temps » est aussi une période, ici le XXe siècle, vu de haut, de loin, de sorte que les événements représentés ne sont plus que des agrégats historiques, et leurs acteurs des « blattes » dont les actions et réactions se perdent dans l’agitation générale. De nouveau la fiction de Volodine entre en dialogue avec la pensée de Todorov, qui avance qu’« au-delà d’un certain seuil, les crimes contre l’humanité ont beau rester spécifiques, ils se rejoignent dans l’horreur sans nuances qu’ils suscitent » (Todorov 1998 : 42) — horreur dont a voulu bien inutilement se venger Dondog, et qu’en raison même de son ampleur il n’a pu qu’oublier.
- 1Doug Liman, The Bourne Identity, 2002 ; Paul Greengrass, The Bourne Supremacy, 2004 et The Bourne Ultimatum, 2007.