Jonction/Détournement/Dé-figuration
La House music comme praxis théorique
Avant-Propos
Deborah Levy a entrepris ces dernières années l’écriture d’une trilogie qu’elle qualifie de « living autobiography ». Lorsque j’en ai fait la lecture, ma posture de réception s’est longuement élaborée à partir d’une tentative de cerner son écriture par le biais d’une compréhension formelle et stylistique, sa narration si particulière se mouvant à la frontière de l’autofiction, de l’autobiographie, de l’essai. Éprouvant indistinctement que ce cadre d’analyse ne me mènerait pas vers une interprétation substantielle, j’ai laissé la réception à la fois théorique et affective de son œuvre se vivre corporellement et intuitivement, dans la matérialité de mes larmes, dans la raideur de ma mâchoire, dans des résonances limbiques insoupçonnées, bref en accordant une importance particulière au living. Plus largement, cette posture de réception a décloisonné mon ressenti et mon discours par rapport à l’acte d’écriture et nourri une réflexion plus large sur le rapport entre le sujet et ce que j’en suis venue à appeler sa bibliothèque de résonances. Comment la théorie est-elle accueillie dans le corps et pratiquée à la suite de cet accueil? Comment atténuer une frontière psychique (socio-construite comme franche et inaltérable) entre le geste théorique et le geste créatif? J’explorerai l’idée que le geste théorique s’élabore toujours dans une fine intrication avec la créativité et dans la recherche d’une certaine intelligibilité entre le sujet et l’essence des objets qu’il appréhende. La théorie est ce qui rend mon rapport au monde, à l’œuvre et à ma propre intériorité substantiel et désirable. J’essayerai de montrer en m’auto-pratiquant théoriquement comment elle alimente mon discours, le module, et comment mon corps la fait advenir dans le monde de manière protéiforme. Dans les pages qui suivent, je me pencherai sur un genre particulier de musique électronique qui expose cette contamination entre théorie et création : la house music.
Indications de lecture pour ce chapitre : si vous avez en votre possession une paire d’écouteurs et un appareil qui permet d’écouter de la musique, je vous invite à lancer ces deux titres dans l’ordre suivant: « HEAVEN » et « OPENING » de The Blaze. Quand vous entendrez les premières paroles être énoncées, je vous invite à lire la première citation en exergue.
Will you surrender? / Rest, rested and warm, warm/ We’re sailing, farewell, love / We praised our shared destiny/ Be sure to embrace the dreams.
House music is produced for the dance floor and is ‘listened’ to by the body. An environment which is conducive to this type of consumption follows from this requirement and at the same time invites the production of dance music which fits this type of space. In this type of space, music is amplified to the extent that it can be physically felt, while the visual field is distorted. The result is that the music is foregrounded as a tactile entity.
Quand je danse sur le tempo de Gipsy Woman, quand je sens la sueur qui coule le long de mes omoplates et le contact involontaire et récurrent des autres corps, quand je suis traversée par les ondes sonores des haut-parleurs et que je deviens une boîte de résonances, I surrender. Dans l’espace de la rave se produisent les seuls moments où ma compulsion tentaculaire de compréhension et d’analyse se résorbe, lentement, naturellement. Paradoxalement, ce sentiment d’abandon total, effrayant même, n’a rien d’unique. Il a été étudié, recensé et observé à de multiples reprises. À la fois par des membres de la scène électronique désireux d’inviter plus d’inconnu·e·s et d’anonymes à nourrir une « dance musical memory of everynight empowering pleasure » (Rietveld 2011, 5), mais également par des DJ-universitaires. Ces individu·e·s sont immergé·e·s dans une pratique qui fait se rencontrer le geste créatif et théorique dans une porosité toute naturelle, détournant les frontières qui peuvent exister entre ces deux instances à partir d’un geste d’amour profond pour ce devenir-communauté underground. L’un des arguments théoriques fondamentaux que fait valoir cette production intellectuelle émerge précisément de la nécessité d’éprouver la musique house pour réellement la saisir de manière didactique : « Of course, nothing will explain this aesthetic better than a couple of nights out dancing at several house music related events: You see, house is a feeling and no-one can understand really unless their feet moved onto the sound of our house. Can — you — feel — it? » (Heard and Roberts cités dans Rietveld 2019, 5).
House is a feeling. House music is produced for the dance floor and is ‘listened’ to by the body. Are you in the house?
Paradoxalement, la musique house devient un espace dans lequel s’opère un remaniement de la théorie qui est réinvestie par la musique et adaptée à son flot, à son tempo, à sa mesure, reflétant la technique du sampling à partir de laquelle elle s’élabore. Les DJ s’approprient continuellement une certaine textualité, dans une tension qui se tient à la frontière de l’hommage et du pillage :
Another consequence of the use of samplers is that any type of musical source material can be either “plundered” or “honored”; how this is interpreted depends on one’s place in cultural history and one’s social position. The feeling of control over one’s cultural production is a source of a great sense of pleasure and power. A desire to either merge with, create or master ‘the (structural) other’ of one’s sense of identity could, in theory, be gratified within the virtual ‘magic’ of electronic sound manipulation.
L’usage du sampling repose effectivement sur l’ambition de nuancer, de modifier et de rendre poreux le sens de l’identité du structural other par le biais de la manipulation de la voix et de son tempo, ainsi que par son infiltration dans un espace sonore et temporel qui lui est étranger et qui est le nôtre. C’est aussi l’affect (feeling) qui se transmet dans l’espace de la rave. Comme le veut son nom, la house invite et accueille et il en est de même pour le geste théorique qui cherche à la saisir, qui se fait emporter dans les mêmes processus de manipulation, de rencontre, de fusion intertextuelle et « interphonique ». La théorie suit le cours de la musique et s’accorde à son impulsion :
I hope that reading about the discursive field of house music as a supplement to your dancing activities will add to a deeper pleasure of house music. Even if you don’t feel like going out for a dance, this study can be seen as an example of how ethnography can work from the inside out, rather than as a supposedly scientific method of imposing a theoretical ‘straight jacket’ upon an object of study. If anything, theory has been sampled to fit some of the rhythms and moods of this subject. I see this type of methodology as a nomadic tactic [Deleuze and Guattari 1986].
Ainsi, la théorie, ici, fonctionne à contretemps, elle prend l’objet singulier et se module pour s’adapter à lui. La musique house est l’espace où une telle pratique théorique peut advenir, admettant le vol, le jeu, la redéfinition, le réinvestissement d’une théorie comme voix que l’on échantillonne. Le geste théorique qui accompagne la musique house est nomade, défiguré, un peu magique.
La house retentit en moi, meublant ma bibliothèque de résonances, parce qu’elle répond au besoin étrange et paradoxal de sortir de mon corps tout en l’habitant encore plus, elle permet d’abandonner une forme de contact complètement conscient avec la réalité. J’ai entamé mon exploration du champ théorique prolifique de la house music parce que je désirais transposer ailleurs ce relâchement, cette sensation de ne percevoir mon corps qu’à travers une inclinaison dansante. J’aspirais à ce rapport d’intimité et de sensualité enveloppante qui ne s’actualise pas dans un contact physique intime, mais dans une convergence communautaire effective dont la tactilité est fondamentalement musicale. J’ai cherché activement une manière d’extraire ce rapport de l’espace de la rave pour le vivre plus souvent, plus longtemps. J’ai creusé pour édifier une méthode qui me permettrait de le saisir et de le nourrir en moi, pour recréer quotidiennement cette dynamique relationnelle de vulnérabilité et de positionnalité étrange, défigurée, qui abat les frontières du self et du constitutive other.
À la conclusion de cette exploration théorique, j’ai saisi que dans cette volonté résidait un objectif contraire à la nature même de la praxis théorique électronique. Paradoxalement, ce sont les après-midis de lecture qui m’ont confirmé l’impossibilité de cet objectif plus que le fait d’aller danser. L’errance volontaire dans la textualité m’a éclairée sur la raison pour laquelle je ne pouvais pas extraire la pratique de l’espace précis du mix ou de la rave. Effectivement, l’essence première, à mon humble avis, de la musique électronique repose sur le fait qu’elle est constamment en devenir. Toutes les instances de ravesont uniques et momentanées, elles sont dialogues, rencontres libidinales, configurations toujours en redéfinition. C’est une musique de potentialités qui s’actualisent pendant le mix, jamais un produit fini et toujours une performance livrée au jugement de la foule, qui confirme ou infirme l’autorité de son maître de cérémonie, le DJ :
The crowd bestows power to the DJ, who in turn seduces the crowd to keep on dancing. The DJ is a musical authority in this relationship; however, the soundtrack, selected from available records on the night, importantly comes into existence in dialogue with the dancers. Although the DJ often employs a disciplinary continuous beat, the dance floor can be a brutal place for DJs as dancers spontaneously vote with their feet. Effective house music DJs will be one step ahead of the crowd’s desires, ensuring the musical mix is just right for a particular moment in time. In this manner, the crowd and the DJ dynamically interact in the configuration of a set. Instead of couple dancing, each participant dances both individually and collectively, sharing a libidinal relationship with the music within an ever-changing configuration of fellow dancers.
Cette « itinération » (Deleuze et Guattarri 1986)1 relève d’un processus créatif qui défait et subvertit constamment les conventions du genre; plutôt que de répéter une structure ou un système de musique classique, l’improvisation permet en fait de rester sensible à la matérialité du son et au groupe au sein duquel elle est travaillée. Eugene Holland expose en quoi les fruits de l’improvisation, qui peuvent parfois sembler dissonants, doivent être distingués d’une erreur sur le plan théorique :
[…] une « fausse note » – ou plutôt une note inattendue – jouée par un musicien de jazz n’est pas forcément une faute telle qu’elle serait assurément pour tout musicien classique puisqu’elle peut toujours être incorporée comme singularité par les autres musiciens du groupe au morceau qu’ils sont en train d’improviser. Dans l’espace lisse de l’improvisation musicale, il ne s’agit pas d’une forme imposée à une matière inerte et passive : ni la matière sonore ni la matière humaine, ni l’échelle musicale ni les musiciens ne sont passifs. Il y a plutôt un processus de structuration spontanée où une certaine cohérence singulière émerge qui n’est pas imposée par un chef d’orchestre ni par une partition, mais reste absolument immanente à l’activité créative du groupe. Un corps social nomade suit des règles immanentes (nomoi) qui restent pour la plupart implicites, au lieu d’obéir à des lois (logoi) formulées ou imposées explicitement par une instance transcendante.
L’essence de la house se reconnaît certainement à certaines lignes mélodiques précises, à l’influence de certaines voix et au choix de certaines machines mythiques pour opérer sa médiation, mais il est impossible de maîtriser ses limites et définir ses frontières, puisqu’elles sont elles-mêmes changeantes, flirtent avec d’autres styles et insistent sur la nécessité de cette itinération créative. Ainsi, l’échec de ma recherche théorique atteste sa réussite, car elle reflète le caractère changeant et insaisissable de son objet d’étude. Elle reste, elle aussi, dans l’inachèvement. Ce geste théorique que j’ai déjà défini comme poreux porte en lui une manière de montrer ses propres limites, sans les associer à un manque ou à une incomplétude, mais davantage pour traduire formellement, techniquement, qu’une pratique musicale de non-maîtrise ne peut se maîtriser sur le plan théorique ou épistémologique.
C’est en fin de compte un miroir retourné vers la musique et son champ d’affect que m’adresse le texte théorique et qui me montre à travers ses propres limites comment mieux appréhender les miennes, le mouvement de mon corps dansant et mon sentiment liminal d’une forme de spiritualité jamais ressentie auparavant. Ce sentiment traduit mon attirance pour ces espaces alternatifs dans la perte de repères qu’ils produisent. À travers la mise en œuvre d’une praxis de l’hésitation, je décloisonne les frontières entre mon aspiration théorique à tout intellectualiser et le mouvement d’un corps qui se disloque, se démoule, se soumet à des forces que la conscience sociale de l’acceptable ne peut tolérer. Cette rencontre, comme le suppose Rietveld, permet en fait d’abandonner un sentiment d’aliénation, car au sein de la foule, les identités se dissolvent, le regard n’a plus la possibilité de maîtriser son objet :
The dancer loses a sense of alienation during the abandonment to the relentless groove, which according to some Shamanic ideas, can make the dancer lose his or her bearings. Thereby the mastering gaze (of the potential observer) dissolves within the dancing group. As subjectivity disintegrates, a sense of ‘the (objectified) other’ disappears as well. Hereby a temporary carnivalesque community is forged, whose celebrations of disappearance can seem to the observing outsider to be rather spectacular […].
Certains auteurs, tels que Graham St-John, vont jusqu’à comparer l’expérience transcendante ressentie dans la rave au mysterium trememdum, un état extatique que l’on observe durant les rites religieux incorporant à leur pratique spirituelle de la musique et de la danse, dans le but de rejoindre un état autre, une forme de transe :
This is probably, in part, due to the way rational sociological models cannot possibly circumscribe that which Rudolf Otto named the ‘mysterium tremendum’, the religious experience which he indicated ‘may burst in sudden eruption up from the depths of the soul with spasms and convulsions, or lead to the strongest excitements, to intoxicated frenzy, to transport, and to ecstasy.
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La question demeure : comment s’abîmer réellement dans cette théorie-praxis, comment l’imbriquer avec une pratique littéraire? Peut-être en abattant dans la lecture les frontières identitaires qui subsistent, par exemple, entre Hillegonda Rietveld et moi. DJ, universitaire, experte de sound studies mobilisant une approche comparatiste… Je me permets d’être perméable à son univers et je me dissous in her house, in her own theoric house, dans laquelle elle m’accueille, en m’intimant d’emblée d’aller danser tout en soulignant le besoin de partage didactique qui accompagne souvent mes expériences sensorielles. J’y entrevois une pratique créative qui n’invalide pas la pratique théorique, mais la renforce dans l’œil du lectorat. Son statut d’autorité (DJ/maître de cérémonie) dans l’espace du mix se prolonge dans le texte théorique, en aménageant un double geste qui rejette la revendication d’une forme d’autorité. Sa position de guide repose sur la réceptivité de la foule et sur sa capacité à répondre à son besoin sensoriel. Elle se rend vulnérable en cassant les codes, elle se rend vulnérable chaque fois qu’elle utilise son synthétiseur, femme DJ, femme cyborg à l’essence mélodique, technique, intermédiale. C’est dans cette tension et son aveu de folie assumée que se maintient ma confiance en elle :
No problem, I thought, and with the confidence of a spaced out person and a grin to match, I attempted to tune my synthesizer to the singer’s voice which in its turn increasingly lost its melodic stability due to the lack of a supportive bass. Melody effaced, bass run amok and rhythm foregrounded, our dance tune, Love Tempo (Factory Records, 1983), radical enough for those times, entered a new world. The crowd, in a similar state of mind as the mad woman behind the keyboards, went wild; wide open eyes and happy smiles were highlighted by UV light.
Je vais me rendre à la folie d’une DJ qui disloque la musique et me fait ouvrir grand les yeux, qui abat les frontières poussiéreuses et rigides que l’on édifie machinalement entre création et théorie, qui étend sans limites le mouvement de son texte dans l’espace.
Toutes les notions que je viens d’exposer sont le fruit d’une réflexion qui a commencé avec un groupe musical en particulier qui, de façon circulaire, la clôt. Ma première rencontre substantielle avec la musique électronique survient lors de ma découverte de l’album Dancehall, de The Blaze. Factuellement, il s’avère impossible de classer dans la catégorie house ce duo français à la sonorité unique puisant dans un ensemble d’influences musicales. Cependant, c’est un groupe qui prolonge un mandat créatif dans lequel je vois une certaine positionnalité théorique, d’abord à travers un son distinct qui me semble conscient de la longue postérité et tradition dans laquelle il s’inscrit. The Blaze, ce sont des mots dont le sens réside dans la sonorité, dans l’affectivité que les membres du groupe cherchent à susciter alors qu’ils mixent, l’un face à l’autre, l’un pour l’autre, incarnant un processus de création engagé antérieurement et reproduit sur scène. La voix a pratiquement préséance sur les phrases simples et épurées qu’elle articule. Mais surtout, la conception de la scène sur laquelle ils se produisent est toujours mûrement réfléchie sur le plan visuel, mobilisant un ensemble de dispositifs scéniques visant à amplifier l’affect de la foule, à créer un espace à la fois liminal et entier, bourdonnant2 de lumière, d’images et de mouvement. Issu du milieu du cinéma et de la photographie, The Blaze nous transporte dans un univers où la prééminence d’une image indépendante de la musique se fait valoir. Tout est prévu, anticipé et réfléchi, il ne reste que la musique en devenir pour porter une touche d’inachèvement et d’incertitude à leur set. Cette démarche théorique culmine dans le choix de la matérialité de la scène. Leur table de mix est souvent sertie d’un miroir ou du moins, d’une surface réfléchissante. Alors qu’ils sont abimés dans la pratique scénique et en train de se démener sur leurs appareils, ils ne sont pas tournés vers nous comme beaucoup de DJ, mais vers leur partenaire. The Blaze m’incite à travers cette surface réfléchissante à retourner en moi-même et sonder l’enveloppe affective dans laquelle je flotte alors que mon corps bouge au même rythme que les autres, dans la foule. À la fois anonyme et collectif, intérieur et extérieur, ce rythme diffus est renforcé par l’aspect immersif de l’aménagement de l’espace. Leur pratique créative a ce don de réveiller en moi un ensemble de résonances qui accentue ce retour à soi pour les autres. La surface réfléchissante de la table de mix concrétise un postulat : la réelle artiste à célébrer, ce n’est pas l’individu qui accélère le tempo, amorce la transition et monte le volume, mais la musique qui pénètre l’intériorité et permet de faire advenir la collectivité. Et nous sommes toustes libres de participer à cette construction avec notre propre bibliothèque de résonances.
Stay, we’re singing old rhymes like old souls, in a new time (The Blaze 2018, 02:11).
Ces fragments de The Blaze me ramènent encore à Rietveld et aux multiples échos, à des années d’intervalle, que renferme leur production artistique respective, leur fondement étant cette émotivité latente qui émerge dans le mix, dans l’écoute. La house music est affective, car elle se consolide tout d’abord dans un hommage profond au passé :
the role of house music as a nomadic archival institution, constituted by the musical history of disco, invigorating this dance genre by embracing new production technologies and keeping disco alive through a rhizomic assemblage of its affective memory […] invigorating this dance genre and keeping it alive through a continuation of its affective memory. In this, house music may be regarded as a specific act of defiance, arising in Chicago from the ashes of the “official” destruction of disco (Rietveld 1998). By attempting to circumvent traditionalist linear history, a type of counter-memory (Foucault 1984) is produced that aims to challenge stilted notions of house music.
Quand je suis tombée dans la musique électronique, je ne comprenais pas totalement mon attirance pour ce son sensuel, disco, funk, mon inclinaison certaine pour ce sentiment enveloppant d’amour et de sensualité qui s’en dégage. En intégrant un geste théorique, j’ai senti que cette volonté de rendre hommage se communiquait indistinctement dans les tracks et se reflétait sur les foules. À quelques malheureuses exceptions près, je me sens en sécurité dans les foules de musique électronique et je pense qu’il y a quelque chose de l’hommage qui provoque cette adhésion communautaire respectueuse. Effectivement, il faut savoir qu’au-delà de la conception que l’on nourrit autour de l’imaginaire du disco et de son extravagance, il y a une longue histoire de persécution politique, policière et sociale, ancrée dans le contexte d’une communauté principalement afro-descendante et queer qui osait célébrer dans une société américaine puritaine. Une fois que les clubs ont été fermés et que la musique disco a été marginalisée et persécutée, l’émergence d’une musique électronique issue de la marge, utilisant l’échantillonnage (sampling) des voix fondatrices du disco, est parvenue à faire revivre dans l’emprunt et la réactualisation un courant artistique promis à l’oubli :
house music may be perceived as a fluid musical archive, operating between the mediation of recorded musical production and lived cultural memory. Within this process, (underground) disco’s fragmented aesthetic of an empowered marginalized community, arguably first established within America’s version of racism, homophobia and economic division, is reworked.
On pourrait dire en quelque sorte que la musique house a reterritorialisé le disco. Durant ces sets, il est difficile d’ignorer cette histoire, mais surtout, il est impossible de nier la vivacité et l’intensité de ces voix issues du passé, qui revivent éternellement, qui nous hantent énergiquement. Un besoin irrépressible de partage me pousse à les rejouer, dans un contexte qui, normalement, ne s’y prêterait pas. Je partage dans un espace universitaire ce savoir poreux et affectif, dans l’hésitation de ma voix, le léger tremblement de mes mains, l’impulsion inachevée de ma jambe qui bat au rythme de Gipsy Woman. Ce geste poreux, théorique, pratique et spirituel qui s’active dans l’espace liminal d’un bâtiment banal soudainement transformé en house party est réinvesti ici, aujourd’hui, et je sens qu’il prolonge l’archive. Je sens qu’il dissout indistinctement ce sentiment de mon individualité comme étant séparée de celle des autres. Parfois, je sens complètement, intégralement et corporellement la communauté. Et je me dis : we praise our shared destiny.
- 1Rietveld réfère à la technique nomade décrite par Deleuze et Guattari dans Milles Plateaux (1986). L’itinération réside dans une forme de créativité qui se refuse à la répétition d’une structure ou d’un système, elle configure la technique des sciences nomades, qui cherchent à concevoir, à imaginer les problèmes, contrairement aux sciences royales, qui cherchent par un ensemble de procédés et de méthodes (itération, répétition) à offrir des solutions scientifiques.
- 2Buzzing serait le mot approprié, que ne reflète pas complètement « bourdonner ».