Je cherche un.e autre qui me ressemble
Topiques de l’être-en-transition et t4t dans Girlfriends (2023)
Dans le cadre de cette analyse, j’aborderai comment les relations t4t représentent une instance affective doublement révolutionnaire, à la fois sur les plans intime et structurel. Travail de philosophe1, certes, mais qui se trouve entravé par le besoin urgent d’un atlas : si les personnes trans sont, quant à elles, plus visibles que jamais, le t4t demeure au plus souvent invisible, non-repérable et impensable pour les personnes cis. En effet, comment parler d’une affectivité toujours en repli de ldu discours dominant? Comment parler de quelque chose qui n’est pas proprement localisé sur le plan du discours tel qu’il est (re)produit et (re)confirmé par l’hégémonie patriarcale (Gill-Peterson 2024, 5, 137-138, 141)2? Pour y arriver, je bifurquerai assez tôt vers les dynamiques relationnelles particulières au t4t dépeintes dans Girlfriends d’Emily Zhou, pour ensuite en arriver à trianguler le t4t dans ce qu’il a de thérapeutique et de révolutionnaire.
Commençons néanmoins par définir ce qu’est le t4t, ou trans for trans (trans pour trans). Bien que « t4t » nomme à l’origine et le plus souvent une préférence romantique/sexuelle particulière, le terme identifie l’orientation sociale plus générale d’une personne trans envers une autre personne trans. L’expression se forme sur Craigslist en 2004, où les rubriques de rencontres étaient organisées en faveur de certains biais cisnormés. On y recherchait des partenaires passifs ou actifs, féminin.es ou masculin.es, mais ces catégories (codifiées par m ou w) sont souvent impertinentes, chacune se fondant sur une compréhension foncièrement binarisée de la sexualité (Williams 2018). Cette même binarisation du genre et du sexe est indissociable de la cissexualité comme elle l’est d’ailleurs de certaines pratiques sexuelles, dont la domination et la soumission : est dominante la personne détenant le phallus et le maniant pour pénétrer; est alors soumise cette autre personne qui n’en a pas. Or, les pratiques sexuelles t4t, comme bien d’autres, dont les pratiques homosexuelles et queers en général, subvertissent ces attentes – certaines plus radicalement que d’autres.
Pourtant, aucun espace n’était encore aménagé, ni aucune tentative d’inclusion déployée pour des personnes trans : t4t, en tant qu’étiquette, fut ainsi formulée pour répondre au besoin d’intimité des personnes trans entre elles et entre elles seulement. S’il était assumé, comme il l’est encore, que les personnes trans orientaient leur vie autour des personnes cis, l’étiquette est venue déstabiliser cette réalité. Dans une relation t4t, je suis avec une autre personne trans comme moi, isolée des catégories sociales et des attentes qui les accompagnent; je n’ai pas besoin de m’expliquer; j’ai une connaissance intuitive, incarnée, de ce que l’autre vit et de ses vécus antérieurs (Williams 2018). Mais le t4t est devenu plus large encore : dorénavant, il est devenu, entre autres, un symbole politique lors de manifestations, un principe de structuration de communautés et d’actions politiques, un slogan pour un futur indépendant – bref, une promesse politique garante d’un séparatisme transorienté (Malatino 2019, 654). En ce sens, le t4t semble être une pratique que l’on ne peut pas éviter dans le vécu de la transition; autant il peut être actualisé dans l’interaction que j’entretiens avec cet.te autre-trans, il est aussi, comme sa formulation l’indique, une promesse – ou encore, un promettre – pour une future connexion avec d’autres comme moi. Le t4t a certes une vocation de prime abord romantique (i.e. son élaboration initiale), mais aussi thérapeutique, voire libératrice au sens de l’amélioration de nos conditions matérielles et affectives. À cela, la question demeure : pourquoi aborder le t4t spécifiquement par le biais de la littérature plutôt que par la philosophie, par une archéologie ou encore par une étude sociologique? Qu’est-ce qui justifie cette méthode de recherche plutôt qu’une autre?
Il faut reconnaître la difficulté qu’a eue l’approche philosophique à aborder le t4t. « T4t » étant une étiquette toute récente, peu d’études s’y sont consacrées; la philosophie est elle aussi un discours institutionnalisé qui perpétue le regard cisnormé, et qui a évacué durant longtemps les voix trans. La conceptualité protéiforme du t4t est évasive : se voulant par définition transgression de l’édifice cishétéronormé, le t4t apparait toujours d’une nouvelle manière – romantique, certes, mais aussi platonique ou transactionnel, par exemple. Le t4t est lui-même un verbe, c’est-à-dire un faire ancré dans la relationalité, avant d’être un marqueur identitaire. En d’autres termes, à titre de concept analytique, il est difficile de l’isoler des contingences du politique, du désir, de la subjectivité, et de la matérialité en général. C’est d’ailleurs pourquoi les études qui s’y sont concentrées jusqu’à présent usent du t4t comme prisme théorique par lequel critiquer la production culturelle actuelle sans en questionner ni son fondement, ni le déploiement phénoménologique dans la réalité3. En ce sens, la connaissance purement académique du t4t revient à un jeu de traductions en concepts qui lui sont essentiellement étrangers, et ce faisant, participe à son idéalisation – son déracinement de sa facticité. T4t serait alors une atopie au sens où l’entend Barthes : originale, inclassable, ineffable, impossible à cerner avec justesse, étonnante (Barthes 1977, 51). Il se dérobe au type de relation dont on peut et doit s’attendre des personnes trans, et, par son idiosyncrasie, résiste aux tentatives de le décrire. Le langage lui-même s’ébranle – notons que t4t est un composite anglo-numérique que je transpose au français, une double irrégularité – et en fait un monde à part. Par le fait-même, le t4t serait un lieu « sans topo » (Ibid., 53), sans langue qui lui est propre, et qui reste à décrire, et ce malgré le rejet qu’il opère nécessairement de toute conceptualisation divorcée de l’expérience. Autrement dit, une lecture strictement théorique ne peut pas rendre compte du phénomène t4t dans son entièreté – et difficilement du phénomène de la transitude en général – en raison de la multiplicité de vécus qu’il nomme simultanément.
Or il a toutefois été classé : on en parle aujourd’hui comme mode relationnel marginal à partir de voix artistiques, littéraires ou autres issues du lieu de la rencontre t4t. En ce sens, pour en dire quelque chose de vrai, il faut alors une voix qui échappe au regard dominant; ou encore, pour en arriver à une connaissance véritablement fondée, il faut faire parler une voix qui fait l’expérience du t4t, le thématisant tout en ayant un regard critique sur lui. En ce sens, une méthode de recherche qui tenterait d’aborder le t4t doit en être une qui est par les personnes trans et pour les personnes trans. C’est-à-dire que pour comprendre le t4t en tant qu’il représente à la fois verbe et promesse, il faut sauter à pieds joints dans ce qui a historiquement permis et accompagné la recherche de mutualité trans. Cette voie d’accès par l’intérieur à ce terrain qui n’en est pas un, tout nouveau et indéfini, c’est la littérature trans.
Dynamiques relationnelles du t4t dans Girlfriends
Aborder le t4t par la littérature serait alors une décision stratégique et fidèle à l’histoire de la production culturelle trans. C’est en effet dans la littérature, plus précisément dans la nouvelle Infect Your Friends and Loved Ones de Torrey Peters, qu’apparaît la première codification du t4t comme promesse :
It’s not a gang. It’s a promise. You just promise to love trans girls above all else. The idea — although maybe not the practice — is that a girl could be your worst enemy, the girl you wouldn’t piss on to put out a fire, but if she’s trans, you’re gonna offer her your bed, you’re gonna share your last hormone shot. […] We aim high, trying to love each other and then we take what we can get. We settle for looking out for each other. And even if we don’t all love each other, we mostly all respect each other.
Le sens de promesse dont est garant le t4t revient ainsi à un idéal, c’est-à-dire que la pratique n’arrive jamais à satisfaire entièrement ses ambitions. Or cette caractérisation se trouve thématisée dans une panoplie d’œuvres la précédant – la littérature marxiste genderqueer de Feinberg surgit à titre d’exemple – et suivant sa publication en 2016. La définition de Peters a pourtant fait histoire et se trouve commentée, critiquée et reprise dans de nombreuses œuvres littéraires dont entre autres la première qu’a publiée Emily Zhou. Girlfriends est un recueil de nouvelles tout récemment paru où sont relatées les histoires de sept jeunes femmes queers et/ou trans naviguant l’amour, la vingtaine et leurs milieux, qu’ils soient académiques, urbains ou ruraux. Il s’agit d’une des premières publications d’une toute jeune maison d’édition, LittlePuss Press, gérée exclusivement par des femmes trans et queers. Les nouvelles y côtoient des extraits de journaux intimes, chacune de ces formes ayant été bien représentée (et à juste titre) dans l’histoire des publications littéraires des personnes trans. En effet, il y a un sens artistique et politique précis à la nouvelle. Elle permet de multiplier les vécus et de les lier ensemble par un fil thématique – l’amour, la transition ou le mépris pour l’institution académique, par exemple – dans un contexte où des violences terribles se perpétuent à l’encontre des personnes à l’intersection de la transitude, de la queerness et de la racisation (Gabriel 2022). Qui plus est, la dernière nouvelle du livre prend la forme d’un journal intime tenu par la narratrice, qui, doit-on croire, correspondrait à la voix de l’autrice elle-même : le journal est daté de 2021 à 2023, année de publication du recueil, et relate les événements de sa transition sociale et médicale.
En ce sens, le recueil de nouvelles est un baume, et le style intime d’écriture de rapprocher la fiction de la réalité effective telle que nous la vivons, c’est-à-dire de réifier les voix présentées au cours du livre en femmes incarnées dans toute leur humanité, leur cruauté, leurs espoirs. Or, Kay Gabriel propose un argument important d’ordre esthétique pour comprendre ce geste. Girlfriends s’inscrit dans le style du réalisme trans, style autour duquel la production littéraire trans (et plus particulièrement celle des femmes trans, qui l’ont mis au monde et aiguisé) s’oriente actuellement. Celui-ci, auquel elle reconnaît paradoxalement une quasi-neutralité stylistique, vise un chavirement du littéraire dans la réalité, conférant au texte un grand pouvoir normatif sur son lectorat. En l’occurrence, Girlfriends nous pousse, précisément en vertu de son style (trans-)réaliste, vers des considérations existentielles profondes (i. e. « Suis-je satisfaite de ma vie sans art? »; « Que serait une vie authentique pour moi, femme trans au début de ma transition? », etc.). Par ce fait, la notion du réel (real) devient le moteur central pour la production esthétique et littéraire des personnes trans; plus encore, elle devient le prisme fondamental par lequel les femmes trans écrivent leur monde (Gabriel 2022).
Les relations dépeintes dans Girlfriends, qu’elles soient amoureuses, amicales ou éphémères, ne sont pas toujours t4t; peu d’entre elles le sont, en fait. Les sept femmes qu’on y rencontre ont des traits communs qui hantent leurs relations : elles proviennent de milieux éloignés d’enclaves urbaines majeures, milieux comme Ann Arbour qu’elles habitent ou explorent à différents degrés dans chaque récit; elles ont voyagé dans d’énormes centres urbains (i.e. New York) pour leur scolarité universitaire – le plus souvent dans les domaines philosophique ou littéraire – qu’elles ont à un certain degré abandonnée; elles sont plus souvent réservées, des ingénues dans leurs propres vécus; elles ont souvent un passé d’abus et d’exploitation sexuelle; elles vivent dans des coopératives ou des colocations, sans accès à la propriété, et sont toutes au début de la vingtaine. Leurs relations sont donc marquées par des besoins qui ne sont jamais entièrement comblés, que ce soit un besoin financier – Lara et son sugar daddy (Zhou 2023, 32) –, un besoin de reconnaissance – Cay et ses parents qui la mégenrent systématiquement (Ibid., 98-100) – ou un besoin affectif – Leonora entichée de Violet (Ibid., 67). En ce sens, les femmes trans de Girlfriends sont, dans leurs relations avec les personnes cis, dans des dynamiques de non-réciprocité : elles donnent plus de leurs propres ressources qu’elles ne le peuvent, contribuant à leur effacement ou à leur propre sentiment d’inadéquation. Rares sont les personnes qui prennent véritablement soin d’elles et qui les écoutent, et ce même dans leurs relations sexuelles. Elles doivent alors maintenir leur attention envers d’autres individus à des moments cruciaux de leurs vies, et ce, avec plus ou moins de reconnaissance pour leurs sacrifices.
Pourtant, on trouve dans Girlfriends trois instances rayonnantes de t4t amoureux qui renversent cette tendance. Leonora (Leo) rencontre Violet, l’ex-partenaire de sa colocataire, au début de sa transition, et les deux se lient instantanément d’amitié. Sa rencontre avec Violet marque un changement drastique de sa vie turbulente: le temps passé avec Violet représente dès lors un moment de répit durant lequel elle est vue et écoutée pour ce qu’elle est entièrement. Les deux entretiennent une relation sexuelle intense, la première de Leo dans sa transition, et Violet devient pour elle désormais un symbole amoureux. Quand elles se voient à nouveau, c’est la déconfiture : Violet renonce à toute forme de relation, car l’investissement amoureux de Leo, alourdi par la charge émotionnelle qu’elle porte envers elle, est trop exigeant à maintenir (Ibid., 74). Leo associe cette relation – ainsi que son échec – au début d’une toute nouvelle vie : après Violet, elle fait l’expérience d’un renouveau de possibilités et embrasse la turbulence qui marque sa vie (Ibid., 76). Dans une autre nouvelle, Veronica et Ambrose reprennent contact après leur rupture amoureuse. Leur relation, carburée par la dysphorie de genre et la dépression, est arrivée à sa fin tragique : Ambrose a poignardé Veronica. Les deux, ayant cessé de se parler – et ce, même s’ils entretiennent toujours les mêmes cercles sociaux – débutent leur transition au même moment à la suite de leur relation. Au courant de la nouvelle, les deux reprennent contact et sont farouchement défensif.ves de l’autre : par exemple, Veronica agresse verbalement cielleux qui insultent son ex-partenaire, et Ambrose priorise le bien-être mental et physique de son ex-amante au moment d’une fête. Mais le statut de leur relation demeure incertain, comme chacun.e des deux reste méfiant.e de l’autre en raison de leur passé partagé (Zhou 2023, 132). Enfin, la narratrice anonyme de la dernière nouvelle nous dévoile, plus intimement cette fois, sa relation avec Genevieve, une fille trans par qui elle est attirée, qui initie sa propre transition médicale. Genevieve est dépeinte comme son contraire : toujours en mouvement, sûre d’elle, expérimentée et extravertie. Les deux partagent sans tarder des moments d’intimité émotionnelle, et leur relation devient rapidement amicale lorsque l’attachement amoureux de la narratrice s’avère non-réciproque. Les deux se perdent éventuellement de vue, mais la narratrice anonyme en garde néanmoins de bons souvenirs : son temps avec Genevieve représente le seul point lumineux de son parcours universitaire, ayant été pour elle un élément déterminant dans sa transition (Ibid., 159).
On assiste, il est vrai, à la destruction lente de sentiments amoureux dans chacune de ces relations que j’ai pourtant présentées plus tôt comme étant saillantes. Est-ce que le t4t est voué à la catastrophe pour autant? Pas exactement4 : gardons en tête que les personnages y sont au début de leur vingtaine, au début de leurs transitions, et dans des milieux et des conditions matérielles instables. Les turbulences sont naturelles, et Zhou elle-même l’affirme : « That’s the thing about transitioning in your twenties, I guess; you start changing a lot when everyone you used to know starts learning the fine art of staying put » (2023, 123). Zhou met ici le doigt sur le nœud de la temporalité queer : le temps est partagé socialement selon une procession de rites culturels construits de sorte à ponctuer le passage d’un sujet cis à travers la vie; une personne queer et/ou trans fait (ou non) l’expérience du temps selon une échelle temporelle aux écueils expérientiels tout à fait différents, de là l’immaturité romantique des personnages (Jaffe 2018). Qui plus est, être trans s’accompagne d’une lourdeur toute particulière, une population importante étant aux prises avec des troubles psychologiques ou des traumas modifiant le besoin de care ainsi que la capacité à en prodiguer réciproquement (Marvin 2022, 13). Dès lors, bien que le t4t (amoureux) corresponde à une recherche du désir chez cet autre qui me comprend le plus intimement, il semble être un mode relationnel exigeant.
Aux abords d’une topologie trans : thérapeutique et délocalisation
Si le t4t ne se résume pas à une tendance vers la catastrophe, il est pourtant annonciateur d’une zone de naufrage affectif. Les moments que Leo passe avec Violet ou que Genevieve passe avec la narratrice anonyme sont des moments de soulagement et de compréhension mutuelle presque naturelle; les choses vont de soi. Autant leurs corps changent et se transforment, leurs sentiments évoluent aussi, mûrissent, et thématisent un devenir assumé dans le processus de transition propre à chacun.e. Ce faisant, une zone affective5 est créée – qu’elle soit virtuelle, comme par texto, ou vécue dans la chair, comme dans l’intimité d’une chambre à coucher, une cuisine ou un balcon à une fête –, une zone où le t4t se déploie effectivement à titre de réalité, et non seulement comme promesse. Le t4t est dans leur présent – dans leur présence – incarné dans les membres de la relation. Isolée des modes de perception des personnes cis – de leur mécompréhension au sujet des pronoms ou des réalités encourues au courant des transitions, par exemple – je suis comme libérée, ou guérie, capable d’un rapport affectif – une affection – a priori sans contrainte discursive ni émotionnelle. Dans son essai sur la communauté, Casey Plett le mentionne :
The euphoria and meaningfulness for us to be in that space together. […] It was palpable to me. I grew up not knowing a single person like myself. […] I did not find other trans people plural, until I was 24, when I had been trying to find others and failing for half a decade. […] I am grateful I am in community with other trans people now, and I also know what its absence feels like. I don’t want to feel it again, and I don’t want others to, either.
Dès lors qu’elle a eu l’occasion de partager un moment de communauté en public exclusivement avec des personnes trans, le monde s’est ouvert à elle dans l’advenir d’un futur solidaire, radicalement orienté vers les personnes trans comme elle. Quand le t4t s’actualise, quand seules les personnes trans remplissent un espace, l’habitent et le concrétisent – bref, quand une cellule affective t4t prend place – une nouvelle couche de sens se forme; quelque chose comme un sentiment d’émancipation y naît, sentiment qui anime fondamentalement les pratiques et les politiques du t4t. Autrement dit, on trouve là, au sens originaire du t4t, une vocation thérapeutique, qui permet de raviver et de panser les blessures et fatigues d’un quotidien vécu dans l’absence et la marginalité.
Or, ce pansement que prodigue le t4t est bien nécessaire : Malatino note que la transition s’effectue dans un processus de futurition du soi, futur qui pourtant s’annonce toujours plus glauque. Le discours dominant en matière de transition, s’articulant sur la médicalisation de processus hormonaux et chirurgicaux, force le sujet trans à se dissocier de lui-même en sa temporalité présente. Le discours patriarcal, de plus en plus médicalisé (et médicalisant), lui dit de toujours regarder le futur comme garant d’amélioration (« it gets better! »), lui promet un futur post-transitionnel qu’il fonde sur la domesticité, le contraint à des listes d’attentes interminables; toute rencontre dans l’espace public devient porteuse de potentielles micro- ou macro-agressions (Malatino 2019, 636-637, 640). Autrement dit, il retire au sujet trans une compréhension de soi comme un devenir (au sens deleuzien) – le sclérose dans la fixité de ses étiquettes et sa temporalité binaires – et le force dans une posture d’aliénation de sa propre intimité. Le t4t devient stratégie de survie et d’épanouissement : il est possible d’y négocier des politiques solidaires tout en garantissant un certain refuge émotionnel (Ibid., 656). En outre, cette idée d’une pratique érotique (historicisée) comme constitutive du sujet (contemporain) ou d’une intersubjectivité particulière n’est pas nouvelle : Foucault défendait que, dans son souci pour lui-même, le sujet s’invente au fur et à mesure qu’il se pratique – que ce soit dans l’adoption de formes sexuelles ou dans l’écriture de soi (1984, 10). Le plaisir encouru désassujettit le sujet du pouvoir, ou encore, l’émancipe du pouvoir dominant. Ce dernier est certes reconduit par les formes et pratiques que le sujet trans incarne, mais celui-ci se les réapproprie pour le bien de l’amélioration de ses conditions de vie matérielles. (Constantopoulos 2003, 214-215).6
Par le fait de ce rapport thérapeutique, la sphère intersubjective trans, comprise au sens structurel, se trouve en déplacement. La société néolibérale perpétue un ensemble de violences envers les personnes trans, maintenant la transsubjectivité en-deçà de son champ ontologique (Stanley 2021, 25). Ces violences transphobes, distinctes mais conjointes d’autres structures d’oppression que Stanley désigne comme « corruption ontologique » (Stanley 2021, 95), sont ainsi subverties par le déplacement symbolique incarné de cette cellule t4t. En un instant, la dynamique relationnelle se déloge de l’édifice dominant; pourtant, les membres priorisant leurs besoins spécifiques, cette sphère se voit replacée au sommet de l’échelle sociale, renversant implicitement la dynamique hégémonique en faveur de mes besoins et de ceux de cet autre-trans. Néanmoins, cette subversion demeure toujours articulée sur cette transitude que nous partageons : rien n’exclut, au sein de cette zone affective, la possibilité que des injustices racistes ou (trans)misogynes se manifestent. La relation entre Veronica et Ambrose le montre bien : d’une part, elle s’est soldée par une agression et, d’autre part, Ambrose perpétue des attitudes qui réduisent l’agentivité de Veronica en la traitant comme un objet à protéger plutôt que comme une femme autonome (Zhou 2023, 122, 123, 127; Marvin 2022, 24).
Révolte et réorientation du champ de signification intime
Cette topologie subversive s’accompagne quant à elle d’un ensemble de pratiques politiques transgressant l’hégémonie patriarcale. Le t4t est à comprendre sous la lentille d’une éthique amoureuse – en ce sens : « a t4t praxis of love » (Jo Hsu 2022, 102). L’affectivité trans correspond à un terrain fertile de construction de communautés et de transformation politique; or l’amour trans, comme il requiert une compréhension expansive de la relationalité, serait un site d’où peut jaillir une théorie nouvelle de la justice (Ibid., 103). Florence Ashley élabore une justification de cette relation entre amour et justice en contexte trans : le t4t diffère du phénomène de chasing (la fétichisation sexuelle et invasive d’une personne trans par une personne cis) en ceci qu’il se refuse à une simple objectification ou instrumentalisation de l’autre-trans. En effet, aimer cet autre-trans, c’est aussi apprendre à s’aimer soi-même, s’envisager comme sujet désirant et digne d’être désiré.e, ainsi qu’oser s’aimer quand le monde refuse de le faire. (2024, 38-39). Quant à elle, la littérature trans n’est pas moins imperméable à la portée transformatrice d’un amour t4t : l’acte d’écrire sur le t4t, et donc sur les manières par lesquelles les personnes trans prennent soin d’elles-mêmes par elles-mêmes, aurait pour effet de façonner des stratégies discursives et affectives dirigées vers une compréhension intersectionnelle des injustices qui nous encadrent (Malatino 2019, 649).
Dès lors, comme le t4t est, tel que susmentionné, protéiforme, les terrains sur lesquels son éthique amoureuse se déploie, sans grande surprise, sont multiples et ceux-ci dépassent la sphère intime. Il est tout à fait normal, d’ailleurs, de voir des bannières t4t lors de manifestations. La praxis politique du t4t exige alors une éthique politique telle que l’ingouvernabilité (ungovernability) ou un ethos séparatiste – en effet, t4t ne laisse aucune place aux personnes cis sous aucune circonstance. Plus spécifiquement encore, les politiques ingouvernables (ungovernable) offrent un prisme novateur pour comprendre certaines thèses politiques du t4t : l’état d’inclusion des individus LGBTQ par la culture et la législature dominantes correspondrait à la part visibilisée de techniques d’expansion violentes, permettant aux états contemporains d’assoir leur légitimité; en résulte le besoin de pédagogies d’action directe par et pour les personnes queer-trans, que le t4t, dont l’éthos est celui d’une justice transformatrice, se targue de mettre en actes (Stanley 2021, 5). Autrement dit, sans t4t politique, il n’y a pas de t4t amoureux – et vice-versa.
Sur le plan psychique, Kristeva annonçait dès son doctorat d’état le concept de révolte, lequel permettrait d’étudier le processus transformateur des pratiques qui entourent le t4t, qu’elles soient érotiques, politiques ou encore artistiques. La subjectivité kristevienne s’inscrit dans une dialectique matérialiste du langage, entre symbolique (la structure profonde d’un sujet parlant et agissant sur le mode d’une intentionnalité d’acte) et sémiotique (le réseau des pulsions, des désirs et des stases idiosyncratiques qui caractérise l’inconscience) qui, par ses oscillations, détermine la signifiance (Kristeva 1974, 22). En outre, cette dialectique elle aussi peut être renversée par un processus de révolte toujours accessible à son sujet : la révolte notamment effectuée dans et par la production artistique, l’artiste (ou dans ce scénario, la personne trans s’écrivant ou assumant la forme érotico-politique t4t) tue les modalités du langage l’ayant précédé.e et y insuffle ses pulsions asociales7 et idiosyncratiques. En abolissant le langage et en le remodelant à sa manière, l’artiste devient alors l’icône sur laquelle repose son avancée (Ibid. 69, 77). La jouissance transsubjective encourue – par exemple, dans l’écriture de soi ou de d’autres filles comme soi – est telle que les structures du langage, de la société, et, par conséquent, de la subjectivité chavirent vers un tout nouveau monde de sens (Stewart 2017, 581, 588).8 Je disais à l’instant « accessible » : cette dialectique est elle-même prédiquée sur une compréhension de la subjectivité en procès, traversant une couche de sens la mettant perpétuellement en crise. Le besoin de révolte est fort, voire vécu à titre de processus incarné; il lui faut se révolter contre le langage et la culture qui entrave ses pulsions authentiques. Or, la psychanalyse – ou mieux : l’amour, comme Kristeva le décrit dans Histoires d’amour (1983, 23) – permet un lieu exutoire où la subjectivité est appelée à renaître aux côtés de l’autre; de là une compréhension de la révolte en son sens le plus intime. En un mot, la révolte est rétro-spection, rupture et renaissance; la révolte est trans.
Chez une personne trans, ce même procès s’inscrit d’autant plus matériellement, à savoir dans la chair même; dans l’espace qu’il nous est donné d’habiter; dans le vécu temporel qu’il nous est exigé de vivre. Dans un schéma t4t – je soulève ceci en tant qu’hypothèse – il faut comprendre et appliquer ce processus psychique à l’aune de sa dimension thérapeutique : dans l’amour9 que j’éprouve pour et avec l’autre, je me fournis – me les approprie, par exemple en les arrachant des mains du complexe médico-juridique – les conditions de ma propre régénération. Je me restructure autour de cet autre que je deviens, dont je déplie la différence avec cette autre personne qui m’accompagne, mais que j’accompagne aussi dans sa propre différenciation matérielle à travers le temps. De là émerge le besoin ressenti pour une mutualité politique, une communauté qui, entravée, n’a d’autre choix que de s’engager politiquement, et aussi, surtout, de s’écrire tout en actualisant la promesse du t4t. (Gabriel 2022). Le tout marqué entre production artistique et vécu expérientiel et communautaire de la transition devient une unité importante dans le déploiement du t4t; en écrivant et en m’écrivant avec ces autres femmes trans comme moi, je m’octroie la possibilité d’affronter le réel abject, et ce, à une fin certes esthétique mais avant tout thérapeutique – comme la fin de la nouvelle sur Leo l’illustre.
En somme, le t4t n’est pas entièrement dé-situé, à la fois nulle part et dans les marges d’un discours qui l’invisibilise. Au contraire, on le voit géographiquement, et si la littérature peut bien en montrer la réalité la plus intime, son alliage à une philosophie herméneutique nous permet d’une part de le resituer – à la fois séparé et prioritaire, au revers et au-dessus des structures cishétéronormatives dominantes – et d’en excaver le pouvoir transformateur pour une subjectivité, se faisant simultanément ressentir dans nos engagements politiques et dans notre structure subjective intime (Stewart 2017, 593). Néanmoins, tout reste à dire et à faire : l’étude du t4t – même, si l’on peut dire, les études trans en tant que forme concrète d’un ethos t4t – est toujours en évolution, toujours en train de suivre le fil d’actualité sur les concrétisations et réalisations du vécu t4t. Mais le discours s’ouvre petit à petit, maison d’édition par maison d’édition, zine par zine : les études trans se démarquent par leur débrouillardise et leur indépendance, et c’est peut-être aussi cela qui fonde leur pertinence pour repenser les structures et technologies du pouvoir. Pour sa part, Girlfriends est loin d’être le seul livre à explorer ces réalités : l’histoire de la littérature trans, et plus spécifiquement encore le réalisme trans (Gabriel 2022) s’articulent autour de cette quête de cet autre comme moi, cet autre trans, dont le désir s’exprime à la fois érotiquement et politiquement – la littérature trans est en ce sens une négociation pour une utopie trans, un flirt avec et contre la solitude queer; un aller-vers.
- 1Étant donné ma formation philosophique, le présent texte propose certains commentaires face au partage entre le travail philosophique et le travail littéraire. Certains termes techniques, notamment empruntés à la phénoménologie (spécifiquement à Husserl, Merleau-Ponty et Ahmed), seront mobilisés pour exprimer la spécificité du contenu théorique interprété dans les expériences t4t décrites.
- 2« Patriarcale », car le patriarcat se fonde nécessairement sur une division binaire et rigide des possibilités existentielles de chacun. Nul besoin alors de spécifier la puissance patriarcale comme « cis-patriarcale » : elle exige et confirme une binarité cissexuée que les personnes trans transgressent par définition. Par exemple, la transféminité, qu’elle soit perçue en vérité ou présumée, incite à la violence, autant physique que discursive – il suffit de prendre l’exemple des féministes radicales trans-exclusionnaires (TERFs) qui produisent offensivement une ontologie genrée de la sexualité en réduisant la transféminité à une technique de prédation perverse, ou, au contraire, une ontologie sexualisée du genre, c’est-à-dire de calquer des déterminations bio-essentialistes sur le rôle social du genre et, par conséquent, d’envisager les femmes trans comme hommes en vertu de la soi-disant réalité (binaire) du sexe. Autrement dit, l’extra-ité de la transitude, et plus particulièrement encore celle des femmes, génère une « panique trans », panique cissexuelle qui ne fait que reconduire même les plus radicales des féministes TERFs au confort du patriarcat.
- 3Voir TSQ: Transgender Studies Quarterly 9 (1). Ce numéro spécial constitue à peu près la seule ressource à vocation philosophique, sociologique ou généralement académique sur le sujet – si l’on exclut une quantité marginale d’écrits académiques dispersés dans différents périodiques. Quoique la préface éditoriale s’attarde sur l’histoire et la pertinence d’interroger les pratiques t4t, peu, voire aucun article ne s’intéresse explicitement au t4t en ce qu’il semble offrir aux personnes trans : une technologie de subjectivation nécessaire à la vie, au déploiement maximal du désir et à la production artistique.
- 4Bien qu’ici mon argument exige une visée compréhensive et optimiste du t4t, Marvin (2022, 20) soulève plutôt que les relations t4t instaurent une série de scènes où leur éthique aimante est court-circuitée, à savoir que le t4t impose un « nous » – une communauté abstraite – qui recouvre et dissimule des abus interpersonnels. Ces scènes perpétuent à leur tour des formes d’exclusion de personnes jugées comme trop problématiques sous l’apparence spécifique de la solidarité entre personnes trans.
- 5 Je nomme « zone affective » ce déploiement du sens partagé par les personnes trans décrit plus haut. Or, deux précisions en découlent. D’une part, la zone affective est en repli du discours dominant en vertu du t4t – de ce fond de mutualité sur lequel elle s’actualise. Je la nommerai ainsi ailleurs sous le nom de « cellule t4t » pour démontrer le caractère de repli/de séquestration (volontaire) face à la violence biopolitique des sociétés néolibérales. D’autre part, je ne crois pas que ce concept se manifeste exclusivement dans un contexte trans/t4t : l’expérience de la transitude en est toujours une située aux extrêmes expérientiels de la subjectivité humaine, et que peut-être, plus largement, l’expérience de la minorité partagée peut exemplifier. Dans la présence d’une autre personne dans les mêmes conditions, ou encore située à une intersection des structures d’oppression comparable à la mienne – pour reprendre le discours intersectionnel de Crenshaw (2017) – le sens de nos interactions se fait plus particulier. Un exemple de ceci serait, comparablement au t4t, le mouvement du Black Love des années 1970.
- 6Des critiques tout comme des liens plus substantiels demeurent à faire entre le t4t et son expression érotique comme ascèse; ou technique de soi.
- 7Le t4t est une forme de socialité, certes, mais il faut comprendre ce terme (« asociales ») dans sa référence à une subversion du mode de socialité attendu des personnes trans – celui de se rapporter constamment aux personnes cis afin de prouver la validité de leurs transitions.
- 8Stewart s’intéresse d’autant plus aux formes intimes de révolte, c’est-à-dire dans le même mouvement que poursuit Kristeva dans les années 1990. Or, dans les contraintes de cette communication, temporelles comme matérielles, il m’a été nécessaire d’en rester à l’introduction de la notion de révolte en relation à la littérature trans et aux vécus trans. Le traitement du procès intime – de l’intimité révoltée – sera pour une analyse ultérieure.
- 9Un amour qui, encore, est à la fois pratique-politique et affectif.