Écrire la disparition
La réclamation d’un imaginaire utopique et subversif dans la fiction spéculative palestinienne
Dans un contexte où l’effacement des Palestiniens est à la fois une réalité politique et une violence symbolique, comment écrire la disparition sans en faire l’écho d’une fatalité? Dans la fiction spéculative palestinienne, la disparition ne se réduit pas à une simple perte; elle devient un espace de reconfiguration du réel. Ces récits, loin d’adopter une vision figée, subvertissent l’occupation en imaginant d’autres possibles. Ils déconstruisent ainsi la binarité entre utopie et dystopie et revendiquent un futur affranchi des narrations dominantes liées à la colonisation. Mon choix d’analyser ce motif ne repose donc pas seulement sur sa récurrence dans ces œuvres, mais sur l’urgence de penser une question ancrée dans la violence coloniale et génocidaire, dont la présence n’a jamais été aussi manifeste. Pourtant, si ces fictions prennent appui sur une disparition qui pourrait sembler totale, elles démontrent aussi l’impossibilité d’une tabula rasa : la présence palestinienne demeure profondément ancrée dans le territoire, même dans l’hypothèse de son effacement. Cette tension entre une irréductibilité et une absence apparente ouvre la voie à de nouvelles manières de (se) penser et de (se) projeter. Elle nourrit ainsi une réflexion sur le futur qui, tout en critiquant le présent, refuse de se laisser enfermer dans les horizons imposés par ses structures dominantes.
Cette approche a émergé de ma lecture du Book of Disappearance d’Ibtisam Azem (2014), qui imagine la disparition soudaine et mystérieuse de tous les Palestiniens du territoire. À travers les traces laissées par Alaa, le protagoniste palestinien, l’autrice interroge les effets de cet événement en mettant en tension mémoire et projection, passé et futur. La matérialité dystopique de cette disparition dialogue avec un autre roman clé de la littérature palestinienne : Les aventures extraordinaires de Sa’îd le Peptimiste d’Émile Habibi (1974). Ce texte relate les tribulations de Sa’îd, Palestinien vivant sous l’occupation sioniste, qui se persuade d’avoir été élu par des extraterrestres. L’humour absurde et le merveilleux s’y entremêlent pour exprimer l’expérience du sujet colonisé et la perte de sens inhérente à la dépossession. La mise en dialogue de ces deux romans révèle ainsi comment l’écriture de la disparition ne se limite pas à représenter l’effacement, mais devient un outil critique qui redéfinit les contours du possible. Loin de se laisser enfermer dans une impasse dystopique, ces œuvres explorent la disparition comme une prémisse à la subversion et à l’affirmation. Elles nous invitent à repenser l’utopie non comme un simple idéal, mais comme une revendication qui émerge à travers les interstices du réel et l’effritement des structures coloniales.
Une résistance fantastique : l’œuvre d’Habibi comme ancrage d’une lecture spéculative
Les romans sur lesquels se construit cette réflexion sont difficilement catégorisables. Vu la récupération de tropes littéraires appartenant à la science-fiction et la centralité de la question du futur, je défends les apports d’une lecture qui mobilise les théories de la spéculation. Mark Oziewicz, dans ses travaux, fait l’état des lieux des acceptions possibles de la fiction spéculative, mais défend également le geste de ne pas vouloir l’encadrer au sein de régimes de sens trop rigides (2017, 3). Il la relie ainsi à un champ de pensée qui ne se définit que par sa capacité de faire dissensus avec les conditions et acceptions accolées à la réalité. Les imaginaires, en quittant les codes de la mimèsis, prolifèrent dans des sphères davantage marginales des savoirs. Tel que le précise Aimee Bhang, comme ces productions culturelles s’émancipent des attentes du réalisme, les narrations peuvent se construire hors des rapports de pouvoir :
Situated against the claims of this paradigm, speculative fiction emerges as a tool to dismantle the traditional Western cultural bias in favor of literature imitating reality, and as a quest for the recovery of the sense of awe and wonder. Some of the forces that contributed to the rise of speculative fiction include accelerating genre hybridization […] increasing acceptance of non-mimetic genres; the proliferation of indigenous, minority, and postcolonial narrative forms that subvert dominant Western notions of the real; and the need for new conceptual categories to accommodate diverse and hybridic types of storytelling that oppose a stifling vision of reality imposed by exploitative global capitalism.
Dans cette optique, la fiction spéculative se distingue par des narrations qui embrassent leur caractère hybride, subvertissant ainsi les codes littéraires établis par les traditions et savoirs occidentaux. Cette hybridité permet d’explorer une pluralité de perspectives et d’établir des savoirs en dehors des cadres de la normativité. Ces récits s’opposent aux narrations occidentales, capitalistes ou coloniales en promouvant des visions alternatives des réalités et des futurs possibles. Les aventures extraordinaires de Sa’îd le Peptimiste s’inscrit, à mon sens, dans une telle démarche littéraire. Bien qu’il ne relève pas explicitement de genres comme la science-fiction ou la fantasy, Habibi intègre, dans son récit de la vie d’un Palestinien durant l’implantation coloniale d’Israël, des tropes qui leur sont traditionnellement associés. La présence d’entités extraterrestres, de doubles ou encore d’éléments magiques affranchit la narration des contraintes du réel pour mieux les subvertir. Ces éléments conduisent l’imaginaire au-delà des structures conventionnelles dans lesquelles la pensée est d’ordinaire confinée, ouvrant des horizons inaccessibles autrement.
Un positionnement historique est nécessaire pour saisir la portée avant-gardiste du roman de Habibi. Le roman expose les conséquences de la Nakba, implantation violente d’Israël sur le territoire, débutée en 1948. Il faut ici constater l’étendue de la violence qui y est impliquée, ces dépossessions marquent des changements importants dans la vie des Palestiniens, qui perdent alors leur territoire, leur maison et leur droit à l’autodétermination. Habibi s’inscrit dans ce paysage en tant que Palestinien demeuré à Haïfa sous l’occupation, ce qui sous-entend un statut de colonisé. Une mise en scène de la disparition est donc ici en jeu, en imbrication avec l’exil, le deuil, la dépossession et la perte de droits. L’écriture en arabe et l’adoption d’une perspective palestinienne prennent une dimension de résistance puisqu’elles sont autrement déniées aux Palestiniens. Les aventures extraordinaires de Sa’îd le Peptimiste se déroule en Palestine sur une durée de vingt ans suivant l’implantation de l’État colonial. On y suit la vie de Sa’îd, Palestinien revenu dans ce qui est dorénavant accepté comme Israël. Il tente de s’adapter à sa nouvelle condition et oscille constamment entre l’entreprise coloniale et la résistance. Le texte s’ouvre avec la prise de parole du protagoniste, qui décrit sa rencontre miraculeuse avec des extraterrestres l’ayant désigné comme élu. S’ensuit le récit de sa longue existence où il collabore d’abord avec les forces d’occupation, tentant de survivre en fournissant des renseignements. Au fil de mésaventures à la fois comiques et tragiques où s’entremêlent des éléments fantastiques, comme des doubles ou des trésors magiques, il rejoint la résistance. L’imaginaire et la spéculation jouent un rôle central dans la narration, non seulement en affirmant la présence palestinienne, mais aussi en offrant à Sa’îd une échappatoire à la violence omniprésente. Ces éléments permettent de transcender la réalité oppressive, en ouvrant des espaces où l’identité palestinienne peut être réaffirmée et où Sa’îd peut accéder à une existence libre des contraintes imposées par l’occupation.
La rencontre entre des enjeux coloniaux réels et des figures fantastiques rend apparente l’hybridité du texte. Habibi s’empare d’une tradition littéraire historiquement occidentale, la science-fiction, pour la réinvestir dans une perspective arabe et décoloniale. L’émergence de ces romans dans les sphères culturelles arabes dénote un geste de réappropriation postcoloniale. En effet, bien que le professeur de littératures arabes et comparées Ian Campbell indique la présence d’éléments de SF dans la littérature arabe traditionnelle, que ce soit dans Les mille et une nuits ou dans la notion d’utopie exploitée par plusieurs penseurs islamistes, le développement de ce genre dans sa forme populaire se fait principalement dans la rencontre avec un imaginaire littéraire importé d’Occident :
Secondly, the linkage of ASF to precursor genres in Arabic literature reinforces this blending of the rational with the irrational. These precursor genres—the fantasy of the 1001 Nights; tales of marvels superficially grounded in the experiences of travelers; quasi-scientific narratives intended to promote the blending of Islam with rational inquiry; more clearly scientific descriptions and investigations of the natural world; engineering texts that describe how to produce seemingly marvelous phenomena—weigh on ASF, precisely because of the perceived need to combat, or critique, or reverse the colonial encounter by rooting ASF in the Arabic literary tradition.
Pour comprendre comment un tel héritage et une critique de la colonisation se côtoient au sein du genre et pour en saisir la particularité postcoloniale, Campbell se base sur le concept d’hybridité d’Homi Bhabha. L’hybridité est à la fois un processus et un état d’être permettant la traduction, la communication, la négociation ainsi que la résistance. Un sujet colonisé qui parle la langue du colonisateur et qui adopte sa culture peut acquérir une certaine autorité du colonisateur. Cela lui permet de critiquer, perturber ou résister au sein de cet espace. Bhabha souligne que le colonisateur ressent un besoin psychique de reconnaissance de sa supériorité par le colonisé, mais le mimétisme de l’hybridité peut perturber ce discours colonial. L’hybride est, en ce sens, « presque le même, mais pas tout à fait », ce qui ouvre un jeu dans la résistance (Campbell 2018, 24).
Lorsque Sa’îd choisit de collaborer avec les autorités coloniales ou qu’il tente de les imiter, l’échec perpétuel de ses entreprises parvient à perturber l’autorité ou, du moins, à la dénaturer. Un moment exemplaire d’une telle instance est la confusion par Sa’îd du mot arabe madînat, désignant une ville, et du mot hébreu medinah, signifiant état. Il pense alors que les autorités ont changé le nom de sa ville Haïfa pour Israël, plutôt que de comprendre que celle-ci se trouve dans l’État d’Israël : « Je voulus leur montrer que j’étais bien arabe, afin de les incliner en ma faveur, et je déplorai que l’on eût transformé le nom d’Haïfa en Medinah Israël. Ils échangèrent des regards ébahis. “Et idiot, en plus!”, soupira l’un d’eux. » (Habibi 1987, 13) Il faut ici revenir sur la précarité de l’arabe dans l’État israélien pour indiquer que les jeux de mots et la mise en scène de malentendus provenant de mauvaises traductions hébreu-arabe revêtent une dimension politique située. De cette confusion naît une situation comique, certes, mais aussi un jeu de mots traduisant un jeu de pouvoir :
While such moments of “play” between Hebrew and Arabic are intersupposed throughout the novel, in each case it is not simply language but survival that is at stake: these verbal exchanges are power plays as much as they are wordplays. Representing translation and mistranslation becomes an internal strategy, deployed to expose the colonial mechanisms of power, and then subvert them.
Habibi se sert des failles de la traduction pour illustrer une survivance de la langue arabe et l’appartenance palestinienne des lieux. Il met en place des dispositifs qui font valoir, au sein du jeu de l’hybridité, une perspective palestinienne ineffable. Levy définit ces mises en échec de la communication comme des obstructions à la transparence du langage qui font apparaître les mécanismes de domination : « Ultimately, translation and interlinguistic tensions serves as vehicule for disrupting the dominant discourse and for contesting history both as event and narrative; they enable writers to reclaim their repressed histories, transcending the cultural and political barriers placed between them and their pasts. » (2014, 109) La langue est un outil majeur de la domination coloniale et, en la détournant de manière à s’en amuser, Habibi fait émerger un rire. L’humour met en question l’autorité de cette langue et du pouvoir colonial. Cet usage ne se limite pourtant pas à la création d’un effet comique, mais ouvre à une libération du langage de son autorité oppressive en illustrant un dépassement possible de l’autorité coloniale.
Ces malentendus provenant de confusions langagières indiquent déjà un premier aspect lié à la perte de sens qu’Habibi met en scène dans sa représentation de la disparition : le sens commun s’effrite et Sa’îd ne peut plus s’orienter. Tout au long du récit, la disparition se manifeste alors que Sa’îd est confronté à la dépossession, à la perte et au deuil, qui désorientent et fragmentent son existence. Le roman exprime cette expérience par la disparition de nombreux repères. Cependant, à travers l’écriture et les actions de Sa’îd, Habibi montre une tentative de renverser ces pertes par la création de nouveaux ancrages qui rétablissent un certain sens. Un des dispositifs déployés par Habibi est l’adoption d’une perspective palestinienne et l’inscription de l’héritage dans le champ narratif. En effet, le récit écrit du point de vue de Sa’îd regorge de références aux cultures palestinienne et arabe. Il ne s’agit pas de signifier que la perspective de Sa’îd est englobante, au contraire, elle situe un point de vue original qui interagit avec l’histoire et l’imaginaire collectif comme marque de survie à même la chair du récit. Dès les premières pages, les références introduites par Sa’îd indiquent la richesse et la longévité de son héritage. Par exemple, lorsque le récit s’ouvre avec des extraterrestres qu’il a rencontrés, il relie ceux-ci à une tradition arabe : « J’en atteste ceux qui m’ont accueilli en leur sein, notre siècle est bien le plus fertile en miracles qu’on ait vu depuis le temps de “Ād et Thamûd, seulement nous sommes habitués à l’extraordinaire. » (Habibi 1987, 13) Cette référence aux peuples les plus anciens d’Arabie qui, selon la légende, auraient été détruits par la colère divine avant l’avènement de l’Islam, indique un rapport particulier qu’entretient Sa’îd avec la tradition. En parsemant sa narration de références culturelles précises, il crée un récit qui assure la survivance d’une mémoire collective proche du territoire face à une autorité étatique qui la nie. Cela reprend une conception de la réappropriation d’un imaginaire traditionnel au sein de la science-fiction telle que théorisée par Campbell. En liant la figure des extraterrestres à des récits mythiques, Habibi crée d’autres paradigmes autour de tropes associés à la tradition occidentale. Il leur accorde une autre portée en les réorientant.
Les interrogations se multiplient autour de l’usage de la figure des extraterrestres chez Habibi, notamment en ce qui concerne leur rôle politique. Le fait qu’ils soient les seuls sauveurs possibles pour Sa’îd souligne l’absurdité de la colonisation : « It is the absurdity of being Arab in a Jewish state, and of being Palestinian in a state that completely rejects that notion, which propels Habibi’s work. As he states, “I had a specific goal [when writing these novels] and it is to show the absurdity of the ethnic oppression in Israel…” » (Khater 1993, 77). L’absurde devient ici un prisme pour dévoiler l’injustice fondamentale de la situation. Dans cet univers où les extraterrestres sont un prétexte, Habibi joue des malentendus et des paradoxes pour déstabiliser l’autorité coloniale. La mécompréhension de Sa’îd, ses maladresses et sa souffrance suscitent des émotions ambivalentes entre la pitié face à sa situation tragique et le rire provoqué par l’absurdité d’un monde où le sens a disparu. Par exemple, lorsque Sa’îd arrive dans la prison où il rencontrera par la suite son double, il commence à réciter Shakespeare aux gardiens, croyant que la référence lui permettra de bâtir un terrain d’entente. Bien qu’il y ait beaucoup de comique dans cette scène, l’allusion à Shakespeare déclenche chez les gardiens intimidation et brutalité. Ce qui est alors un moment humoristique dévoile l’étendue de la violence coloniale :
À ce moment-là, ils avaient abandonné la poésie de Shakespeare pour celles des grognements : ils grognaient de fureur et moi de faiblesse. Bref, nous haletions de concert, puis une chaussure cloutée me coupa le souffle, et je m’évanouis de douleur. La dernière parole que j’entendis prononcer fut : « Sois le bienvenu Shakespeare! » Ce surnom me resta tant parmi les clients de la prison que parmi ses ex-pensionnaires.
Ainsi, Habibi utilise l’humour absurde non seulement pour faire rire, mais aussi pour dénoncer avec finesse les mécanismes de l’oppression. Dans l’espoir d’accéder à une paix relative, Sa’îd collabore pour le nouvel État en fournissant des renseignements contre les communistes et les différents militants palestiniens. Son existence est marquée par une tension entre deux pôles irréconciliables : d’un côté, la soumission à l’ordre colonial et, de l’autre, la résistance, avec toutes les conséquences qu’elle implique. Cette opposition rigide ne lui laisse aucune véritable issue, l’enfermant dans une logique où chaque choix semble dicté par des forces extérieures. Les extraterrestres lui offrent alors une échappatoire, un espace d’altérité qui lui permet de dépasser cette dichotomie et d’entrevoir une autre voie. Bien que les extraterrestres ne constituent pas une solution durable pour remédier à l’injustice et à la violence de la colonisation, la prémisse libère l’imaginaire d’un certain binarisme : « All the comfort of that “third” extra-terrestrial solution, regardless of how implausible it was, is suddenly withdrawn and we—even if Sa’id has managed to evade the question—are faced with only two moral and political choices. » (Khater 1993, 79) L’imagination devient un rempart contre la réalité, un moyen de s’échapper de la cruauté, de se sauver :
Habiby shies away from the creature’s harsh criticism, and from blaming the victims for their weakness and their urge to fantasy. The Pessoptimist is in fact a celebration of the imaginative imperative not a rejection of it. What the novel tries to establish through Saeed’s journey is a distinction between a self-negating imagination, exemplified here, and a self-affirming one exemplified by Saeed’s writing of his own account. Yet the novel rejects neither. For Habiby, one is never completely defeated or dehumanized so long as the will to imagination exists. Fiction becomes the colonized’s remaining means of slipping out of her oppressor’s constraints and restrictions.
Cette brèche à la jonction du réel et de l’imaginaire crée de nouveaux sens et fait émerger une réflexion subtile sur l’identité constitutive de l’être et des fictions qu’il se crée. Plus qu’une simple représentation de l’absurde ou qu’une échappatoire, les extraterrestres ouvrent la voie à ces autres espaces, au-delà du nationalisme et des rapports de force déjà existants. Ces présences excèdent les conditions matérielles et ouvrent ainsi l’imagination vers des zones émancipatrices qui ne se limitent pas aux cadres imposés de la colonisation. Sa’îd se trouve suspendu dans un espace nouveau, fait de miracles et d’extraterrestres. Ces figures extraterrestres permettent à Habibi de contourner les limites du discours politique traditionnel, tout en offrant au lectorat un moyen de réfléchir aux possibilités de résistance dans un contexte d’oppression continue.
La présence des extraterrestres influe sur la structure narrative du récit en instaurant un alliage temporel qui diffère d’une conception linéaire et positiviste. Elle superpose des réalités incompatibles, entremêle passé et futur, et suggère une suspension du présent où l’histoire ne semble plus avancer selon un schéma téléologique. Habibi interroge les formes du futur, alors qu’il est déjà présent dans la représentation des extraterrestres. Le futur n’est donc plus une potentialité à venir, mais une temporalité qui s’élabore en continu. Ce point s’amplifie par la suite avec l’apparition du double. Dans le roman interviennent deux Sa’îd et deux Yu’âd. Il y a d’abord le protagoniste Sa’îd et son premier amour perdu à cause de l’exil, Yu’âd. Puis, à la fin du récit, il rencontre les deux enfants de Yu’âd, qui portent les mêmes prénoms que leurs parents. Cette rencontre entre le présent et le passé ouvre sur une exploration d’un temps alternatif se détournant de la linéarité positiviste coloniale. La temporalité disjointe du double permet de considérer l’être sous d’autres paradigmes, de saisir différemment la complexité de la question de l’identité et de percevoir des modes d’existence alternatifs. Le dialogue entre ceux-ci rompt un sentiment de passivité, une apathie, et ouvre l’imagination à d’autres possibilités de futur :
Pour panser mes blessures, il entreprit de me parler des siennes. À mesure qu’il parlait, il devenait plus grand, et notre cellule étroite et solitaire grandissait avec lui, devenait aussi vaste que l’horizon que je n’avais encore pu apercevoir; et les barreaux entrecroisés du soupirail s’allongeaient comme des ponts vers la lune; et l’espace entre nos deux paillasses était plein de jardins suspendus. Je lui parlais de moi tel que je rêvais l’être. Je ne mentais pas, j’évitais seulement de souiller la majesté de cette occasion par des détails personnels dont les gardiens m’avaient dépouillé en me dépouillant de mes effets personnels. J’étais là, devant lui, et nous étions tous deux débarrassés de l’inessentiel.
La rencontre entre les doubles de différentes générations, de différentes histoires, ouvre un horizon au sein de l’espace carcéral. En mettant en lumière différentes postures au sein de l’héritage, des liens familiaux et des valeurs, Sa’îd change de cap et commence lui aussi à se rebeller à l’intérieur de la prison. L’espoir entraperçu dans la nouvelle génération le guide vers une revendication de son agentivité. Face à la dépossession, la perte et l’effacement identitaire auxquels Sa’îd est confronté, l’utilisation du double dans le roman devient une manière de résister. Ce dialogue entre doubles montre comment le passé et le futur peuvent se rencontrer dans un présent marqué par l’absence et la perte, ainsi que la manière dont cette rencontre crée les possibilités de déjouer la disparition. Le fantastique et l’imaginaire, en tant qu’alternatives à cette réalité d’effacement, deviennent alors des espaces où les mécanismes narratifs et langagiers permettent de reconstituer et de réaffirmer une identité.
L’œuvre d’Habibi permet d’approfondir la réflexion sur l’écriture de la disparition en tant que stratégie littéraire capable de rendre obsolète l’opposition rigide entre dystopie et utopie. À travers la mise en scène de la réalité dystopique de Sa’îd, Habibi insuffle des éléments fantastiques qui viennent réactiver une forme d’espoir. Ces éléments, loin d’être de simples échappatoires, fonctionnent comme des outils pour revendiquer un droit à l’utopie, même au sein des conditions les plus oppressives. L’adjectif « Peptimiste » présent dans le titre, néologisme mêlant pessimisme et optimisme, illustre parfaitement ce jeu de tensions entre des forces apparemment opposées. Le texte est difficilement réductible à une catégorie fixe. Il brouille les contours entre dystopie et utopie, suggérant un chevauchement des deux. Cette hybridité narrative reflète une volonté de dépasser les dichotomies classiques pour proposer une pensée autre. La lecture spéculative invite donc à voir dans le brouillage des frontières entre utopie et dystopie une forme de résistance.
Entre utopie et dystopie : The Book of Disappearance et les possibilités critiques de la fiction spéculative
C’est dans une telle lignée de pensée que je lis The Book of Disappearance d’Ibtisam Azem, soit en me penchant sur la manière dont ce roman utilise des tropes spéculatifs comme outils critiques et libérateurs. La tension entre la récupération d’une tradition riche et la projection d’un futur en temps de crise révèle une ambivalence qui remet en question l’étiquette dystopique souvent apposée à ces œuvres. Similairement à Habibi, Azem déploie son écriture sous les violences des occupations coloniales, et là où la prémisse du texte paraît nourrir une pensée de la fin, de la dystopie, sa voix fait ressortir des espaces de possibilités nouvelles. Le roman explore les possibilités critiques de la fiction spéculative en créant un univers où, du jour au lendemain, tous les Palestiniens disparaissent subitement. La cause de cette disparition n’est jamais expliquée, et le roman emprunte les points de vue de différents personnages tentant de faire face à l’absence. La narration se tisse principalement autour de deux perspectives : celle d’Alaa, Palestinien ayant grandi entre Jaffa et Tel-Aviv, et celle d’Ariel, citoyen israélien. Bien que les deux aient été voisins et amis, le dialogue commence uniquement lorsqu’Ariel se retrouve seul dans son appartement avec le journal de son ami disparu. La matérialité de la disparition agit alors comme déclencheur d’un dialogue à retardement, illustrant les possibilités de rencontres passées, manquées. La prémisse de la disparition crée un malaise, ressenti autant par les personnages que par le lectorat, car elle peut être interprétée comme la figuration tragique de l’aboutissement de l’entreprise coloniale et militaire israélienne. Pourtant, lorsqu’Azem explore cette potentialité dystopique, elle fait émerger un espace de rencontres, d’empathie et de réflexivité. L’autrice crée alors ce que j’aime penser comme un espace entre qui échappe aux considérations nationales, identitaires et aux rapports de force, et qui s’ancre dans la notion du rêve.
Cet espace liminal, qui mêle différentes dimensions du réel et de l’imaginaire, rejoint la notion d’hybridité théorisée par Homi Bhabha. Au sens où Bhabha la conçoit, l’hybridité se manifeste comme un « assemblage disjoint » (2018, 26), un lieu instable qui échappe aux catégories fixes et où les identités, les récits et les rapports de pouvoir se recombinent pour créer de nouvelles significations. Cet espace hybride allie différents registres du réel et de l’imaginaire pour les amener dans un ailleurs, au-delà des cadres normatifs. Cette vision rappelle les écrits de Layoun sur la poésie de Darwich, dans le contexte de l’invasion du Liban par Israël en 1982. Layoun montre comment une expression personnelle et poétique de l’histoire peut transcender les frontières nationales, politiques ou oppressantes pour imaginer des lieux libres, ouverts. Elle met en lumière un désir latent qui échappe à toute maîtrise nationaliste ou dominatrice :
The insistent but elusive distinction here of and between dreams and butterflies suggests the ineluctability of desire […]—a toward which we thrive nonetheless—does not ignore or diminish the injustice and anguished deprivation of hundreds of thousands of Palestinians. Nor does it diminish the urgent need for an end to the conditions that create that suffering and injustice. There is also, though, at least potentially, a radical possibility for a “questioning without end” for a striving toward a distant place, which is not the ethnic or radical or national property of any single person.
De même, Azem crée un espace hybride dans son œuvre, en situant des lieux tiers tels que la lecture ou la mémoire, où les rencontres et les dialogues transcendent les binarismes et nous font envisager des désirs et des possibilités nouvelles. Cette brèche poétique, bien qu’enracinée dans une réalité, engage un mouvement vers des désirs qui échappent aux acceptions normalisées du politique; elle sillonne ainsi vers des imaginaires ouverts. Dans cette dynamique, l’entre devient un espace malléable où se tissent désir, réel et imaginaire. Sa fluidité, irréductible à toute possession, permet d’envisager de nouvelles formes de réflexivité pour ces œuvres qui articulent à la fois une critique urgente des conditions du réel et l’émergence d’un espoir, d’un désir difficilement saisissable.
Le texte se construit autour de l’écriture et du souvenir, et de leurs facultés transformatrices dans ces espaces décalés entre la conscience et la construction de pensées. Le journal d’Alaa est principalement constitué de passages qu’il adresse à sa grand-mère, survivante de la Nakba. La plupart des extraits proposent des réflexions sur les espaces qu’il habite et sur le décalage qu’il ressent entre la mémoire de la Palestine transmise par sa grand-mère et sa propre réalité en ces mêmes lieux :
Cities are stories and I only remember what I myself lived, or fragments from your stories and what you lived, but they are truncated. I remember their stories very well. The ones I learned in school, heard on TV, and read and wrote in order to pass exams. […] I memorized their stories and their white dreams about this place so as to pass exams. But I craved my stories, yours, and those of others who are like us, inside me. We inherit memory the way we inherit the color of our eyes and skin. We inherited the sound of laughter just as we inherit the sound of tears. Your memory pains me.
Cette réflexion d’Alaa illustre la réalité de la dépossession, causée par les discours nationalistes, qui exclut sa réalité et qui s’immisce dans la topographie des lieux qu’il habite. Pourtant, ces mêmes endroits lui permettent d’accéder à un rapport particulier avec la mémoire de sa grand-mère. La porosité de ces différentes expériences de l’espace crée un entre qui, similairement à la notion décrite chez Layoun, se traduit par le désir d’un ailleurs déjà présent, mais encore, et peut-être toujours, inatteignable. Le contraste marqué dans la juxtaposition du son du rire et de celui des pleurs indique une ambivalence douloureuse. Pourtant, elle est simultanément associée à la joie et à la possibilité de rapports autres. Les espaces et les discours coloniaux peuvent être subvertis : ils contiennent des fissures qui, malgré la violence et la répression, ne se refermeront pas. Un horizon entre s’en dégage. Le décalage entre la ville narrée par sa grand-mère et la sienne incite Alaa à élaborer une topographie représentative de son histoire et de ses références. Il arpente le territoire et les réflexions qui émergent de ses déambulations participent à un processus de « re-palestinisation » des lieux qu’il habite (Eqeiq 2019, 26). Il navigue sur les frontières érigées entre le présent et le passé, entre lui et sa grand-mère, pour se tailler une spatialité propre :
Your Jaffa resembles mine. But it is not the same. Two cities impersonating each other. You carved your names in my city, so I feel like I am a returnee from history. Always tired, roaming my own life like a ghost. Yes, I am a ghost who lives in your city. You too, are a ghost, living in my city. And we call both cities Jaffa.
Alaa apprend alors par cœur le nom que portaient les rues avant la Nakba et il arrive à s’orienter dans la ville sans regarder les affichages et les odonymes. Ces promenades et la manière dont il renomme les lieux selon son héritage lui permettent de se les réapproprier et d’y restaurer des connexions intimes et familiales. Ce traitement de l’espace à la jonction entre la colonisation et la mémoire complexifie le rapport qu’entretient le lectorat face à la disparition des corps, qui apparaît comme un processus qui était déjà entamé. Le tournant spéculatif, soit que l’effacement se matérialise concrètement et que les corps disparaissent, agit comme un catalyseur qui rend ces dynamiques impossibles à ignorer.
La disparition fait en sorte qu’Ariel adopte une différente posture face à son ami; la lecture du carnet rouge l’influence, le remet en question. La rencontre permise par le biais de la lecture abolit les barrières qu’Ariel avait établies entre lui-même, Israélien, et l’autre, Palestinien. Sa perspective se complexifie à mesure que les frontières binaires sont abolies. Ariel se laisse habiter différemment par l’histoire et reconnaît finalement une autre réalité que la sienne. La construction narrative du texte échappe ainsi à une dualité qui entretiendrait les positions binaires et universalisantes : « Are these texts about challenging perspectives and viewpoints, complicating a dualistic perspective of the conflict as it is experienced by individuals? » (Sheetrit 2020, 28) Chez Azem, le choix narratif d’adopter la perspective « adverse » complique les rapports, mais les rend peut-être alors plus justes. Une dimension affective et vulnérable ressort de la lecture d’Ariel, tandis qu’il réalise qu’il est aussi constitué par ses relations. Ce pas de côté quant à l’hégémonie culturelle coloniale apparait notamment lorsque l’Israélien se remémore la manière dont Alaa souffrait de la toponymie de Tel-Aviv. Plutôt que d’avoir une posture uniquement sceptique ou insensible, comme dans le passé, il reconsidère ces moments avec une ouverture nouvelle :
When he reached the intersection of Rothschild and Balfour he remembered how Alaa once told him that he felt someone was whipping him when he walked and saw these streets names. He said he had memorized the map by heart without names, so he wouldn’t look at street signs. […] Was Alaa a prisoner of the past? Why all this thinking about the past? […] Ariel was crossing the intersection of Balfour and Ehud Ha’am and felt a certain anger within. He wondered out loud, “Where are you Alaa? What did you want? That we change ‘Ehud Ha’am’ and call the street ‘al-Qassam’? You should have stayed. Perhaps the day will come, and you can then change whatever you want.”
Sans aller jusqu’à dire qu’il comprend, il accepte les questionnements et éprouve des émotions de colère, d’inconfort. La disparition interrompt des rapports normalisés par la colonisation et opère un renversement : Ariel est désorienté, il vit la ville différemment. Une étrangeté ressort et il est hanté par les temps passés et ses souvenirs d’Alaa. Azem fait ainsi advenir une nouvelle conscience. La crise matérialisée montre que d’autres manières d’habiter les lieux et d’interagir avec l’histoire étaient et sont encore possibles.
Pourtant, une ambivalence ressort de la lecture d’Ariel, qui à la fin du roman décide d’utiliser le journal d’Alaa pour écrire son propre livre. Le lectorat est-il mis face à la transmission de la voix d’Alaa ou à son appropriation? La structure formelle du roman engendre un rapport compliqué de réception où le seul accès qu’a le lectorat à la voix d’Alaa et à ses expériences est encadré d’une perspective intrinsèquement coloniale (Sheetrit 2020, 34-35). Ariel contrôle la narration. Cette ironie crée un malaise qui perpétue celui de la disparition. Même si le lectorat a accès à la pensée et à la sensibilité d’Alaa, on lui rappelle constamment que celui-ci n’est plus. La clé est peut-être alors de se tourner vers la relation qu’entretient Alaa avec sa grand-mère et de renverser la focalisation vers ce lien de transmission :
He writes in his journal to recall conversations with her, maintain the bond, and remember Jaffa and Palestine. The old have died, but the young have not forgotten and will not forget—this is what Alaa demonstrates. His red notebook, like the end of the novels, remains open. The ghosts of the dead will continue to haunt, demanding justice and recognition, and the living will write and remember. Ariel wants to appropriate Alaa’s word memories and claim the narrative as his own. This novel itself is another red notebook, but it has not fallen (exclusively) into Ariel’s hand. It will be open for all to read. Art here achieves one of its most powerful effects: preserving memory and defending life with beauty.
En refusant de se plier uniquement à la perspective dominante, une autre médiation possible de l’histoire se déploie avec le journal d’Alaa : une interprétation teintée d’espoir advient. Il s’agit d’ailleurs de la dernière phrase du roman : « The red notebook is still open. » (Azem 2019, 235) Le carnet rouge, à la fois objet matériel et symbole, devient ici une métaphore du roman lui-même, ouvert non seulement à la lecture, mais aussi à l’héritage des voix du passé. Cette continuité entre les présents et les absents révèle le potentiel de la disparition : loin de figer dans une dystopie sans issue, elle agit comme un catalyseur de réflexion et d’action. En mettant en lumière la dissonance entre les différents récits d’Alaa, ceux transmis par sa grand-mère et la voix d’Ariel, le roman souligne l’aliénation coloniale tout en offrant une échappatoire. La mémoire devient un espace où le passé spectral dialogue avec le futur, brisant l’apathie et engageant une réconciliation des époques. Derrière la critique du présent, la disparition révèle un message rassembleur, où les hantises et les lieux oubliés appellent à une pensée collective capable de renverser les récits hégémoniques.
Conclusion
Le choix d’analyser successivement les romans d’Habibi et d’Azem sous l’angle de l’écriture de la disparition permet de révéler un geste littéraire commun : celui d’ouvrir des espaces de pensée qui échappent aux conditions du présent et aux cadres qui leur sont imposés. Ces textes ne se contentent pas de représenter la dépossession et l’effacement, ils font de ces derniers les moteurs d’une subversion, d’un déplacement des structures du réel qui fissure l’ordre établi. L’hybridité narrative d’Habibi, entre réalisme, absurde et merveilleux, et la spéculation d’Azem, qui met en scène une disparition inexpliquée, engagent un travail critique sur la perception du possible. La disparition, loin d’être un effacement définitif, devient un point de bascule, une faille qui met à nu la fragilité du système colonial. Car si Sa’îd s’échappe dans son monde fait d’extraterrestres, et si Alaa disparaît en même temps que la présence palestinienne, ces récits ne conduisent pas à un pur néant. Au contraire, ils déplacent les frontières du pensable : en vidant le cadre colonial de ceux qu’il opprime, ils exposent sa contingence et ouvrent la possibilité de son dépassement. L’État colonial, privé de l’altérité sur laquelle il s’est construit, vacille, et dans ce vacillement, l’imaginaire trouve un espace d’affirmation. C’est ici que l’hybridité et l’entre prennent tout leur sens : ni dystopies absolues, ni utopies idéalistes, ces récits travaillent dans l’interstice, là où l’imaginaire ne se laisse plus dicter de limites. Ils refusent de s’inscrire dans un cadre binaire qui réduirait la fiction spéculative à un simple diagnostic pessimiste ou à une projection idéalisée. Plutôt que de se contenter d’un constat d’oppression ou d’un simple rêve d’émancipation, ils revendiquent un droit à l’imaginaire utopique en créant des mondes qui débordent de la structure coloniale. Loin d’être une fuite hors du réel, cette subversion par la fiction reconfigure l’espace du possible : elle ne nie pas la violence du présent, mais elle transgresse ce dernier. Elle en fait la matière d’un à-venir encore insaisissable, mais dont le littéraire porte déjà les échos.