Penser la libération et l’émancipation à partir de Rouge Impératrice de Léonora Miano
Introduction
Selon la philosophie grecque antique (surtout chez Platon et Aristote), l’imagination est la folle du logis cognitif, l’instance maîtresse d’illusions chez laquelle toute personne sensée est appelée à ne pas déposer son trésor. Aussi, quand Thucydide entreprend d’écrire l’histoire de la guerre du Péloponnèse, il veut, à la différence d’Hérodote, extirper la fabulation des faits narrés par l’historien. Il s’agit pour lui de considérer le passé dans un esprit critique et lucide. De son côté, Platon pense que les poètes et les faiseurs de légendes doivent être conduits hors de la cité, car leurs œuvres éloignent les citoyens de la recherche des archétypes (1966, 377b-404d).
Paradoxalement, c’est dans l’œuvre de ce penseur qu’on retrouve l’une des plus brillantes utopies politiques que le monde ait connu. En effet, La République, composée au ive siècle avant J.-C., présente un gouvernement idéal en opposition avec la gestion de la cité athénienne d’alors. Selon Hegel, La République de Platon est loin d’être une simple vue de l’esprit, un idéal vide, mais révèle la nature de l’esprit objectif grec (1940, 37). Parce qu’il était conscient que l’essence de la morale politique faisait défaut aux dirigeants de son temps, Platon élabore, dans une construction utopique, la république idéale en contrepoids à la décadence politique d’Athènes. La signification de l’utopie platonicienne se distingue dans sa contradiction avec la réalité ambiante.
C’est un tel procédé qui a été suivi par la femme de lettres Léonora Miano. Dans son roman Rouge impératrice, la romancière décrit, grâce à une utopie, le destin d’une région subsaharienne unifiée et consolidée en tant qu’espace autonome de civilisation. Cette projection de quatre millénaires après le nôtre, permet d’appréhender ce que pourrait être une véritable décolonisation. En effet, les indépendances en Afrique n’ont pas toujours produit la libération des peuples. La reconduction du régime de l’hétéronomie par les affranchis-héritiers sous le mode du néocolonialisme contribue à délégitimer de grands ensembles conceptuels tels que l’État-nation ou l’École. Contre cette hétéronomie politique, Miano propose, à travers son État panafricain Katiopa, un sujet africain recentré sur la reconquête et l’affirmation de son savoir et de son être-au-monde. L’œuvre de Miano véhicule un message : l’expropriation politique, culturelle et économique que vivent les subalternes d’ici et d’ailleurs ne pourra être surmontée que si les damnés de la terre refaçonnent constamment leur univers, en commençant par leur imaginaire. Mobilisée dans ce sens, l’utopie devient créatrice d’un autre monde.
Tout au long de cette étude, je présenterai, d’un point de vue essentiellement conceptuel, les éléments théoriques fondamentaux qui meublent l’utopie du Katiopa en répondant à cette question : que vaut la reformulation endogène des imaginaires marginalisés?
I. Pour une utopie afrocentrée
Selon la vulgate afro-pessimiste, l’Afrique est mal partie. Cette sentence découle de deux sources : d’une part, d’un constat empirique issu de la difficulté de plusieurs pays africains à arrimer leurs économies à la compétitivité du marché mondial, et, d’autre part, d’une acceptation et d’une assimilation théoriques et idéologiques des indices de développement définis par les institutions internationales de financement (FMI, Banque Mondiale, OMC, etc.). Cette thèse d’une Afrique qui refuserait le développement (entendu ici au sens néolibéral) s’est tellement répandue que certains, comme Daniel Etounga-Manguelle, ont vu le coupable tout désigné dans les traditions africaines (1993, 20-21). En effet, leur manque de réactivité aurait produit l’asservissement d’hier et le sous-développement d’aujourd’hui. Pour sortir de cette impasse, il faudrait que le vieil homme meure et que naisse un homme nouveau entièrement modelé selon les exigences de la mondialisation (Gifford 1998 ; 2004).
En étudiant cette thèse, Felwine Sarr affirme qu’un rêve étranger ne saurait contribuer à bâtir une Afrique forte. Jusqu’ici, l’ensemble subsaharien a encore affaire aux méditations produites par d’autres. Aussi les études qui montrent que l’Afrique peut difficilement opérer une mue vers le développement se fondent-elles sur l’économicisme et l’abstraction scientifique qui consacrent le primat de la quantité sur la qualité, de l’avoir sur l’être. La conversion de la plupart des nations africaines à la passion du développement à l’occidentale est une œuvre réussie de négation de la différence, car le corollaire de l’appropriation, c’est l’expropriation (Sarr 2016, 22).
Selon Felwine Sarr, le déficit prioritaire du continent est à rechercher dans une absence de ses propres métaphores du futur (Ibid., 12). Cette carence est plus préjudiciable que le défaut de pensée. Alors que les sociétés s’instituent d’abord dans leur imaginaire, l’Afrique peine à penser ses fins et sa destinée (Ibid). Si l’Occident a réussi à imposer les maîtres-mots du développement, de l’émergence, de la croissance ou encore de la lutte contre la pauvreté, c’est parce qu’il a d’abord investi les imaginaires collectifs (Ibid., 13). Ces mots-valises tendent à projeter des mythes lointains sur les trajectoires des sociétés africaines (Ibid., 17). Or la réalité politique culturelle et économique des communautés africaines est complexe. La vie est une expérience, et non une performance. En reprenant de manière acritique le concept d’émergence, les plans stratégiques africains préconisent une meilleure insertion dans la mondialisation alors que cette dernière n’est ni neutre ni totalement bénéfique dans l’état actuel des économies africaines (Ibid., 126). Sarr critique ainsi la quantophrénie des indicateurs statistiques qui mesurent le bien-être. Ces derniers sont certes utiles pour
prévoir, gérer, anticiper, apprécier la distance parcourue et le chemin restant, allouer un certain type de biens; cependant, en opérant cette réduction mathématique de la réalité, le risque est de subrepticement transformer des mesures imparfaites et des repères, en finalités de l’aventure sociale.
L’économie a été abordée en Afrique sous le mode de la comparaison et de l’écart. Il s’est agi de dire pourquoi l’Afrique était en retard par rapport à d’autres. Or, contrairement à cette logique de la compétitivité, les sociétés traditionnelles africaines ont conçu l’économie comme une inscription dans un système local plus vaste. Elle y était subordonnée à des finalités sociales, culturelles et civilisationnelles (Ibid., 65). Pour un meilleur rendement, Sarr soutient que les économies africaines d’aujourd’hui doivent être repensées dans leur substrat culturel.
Les institutions de Bretton Woods ne devraient pas être assertoriques sur ce qui constituerait le bonheur ou le bien-être de tous les peuples. Les critères de vie bonne prescrits par ces superstructures ne rendent pas toujours justice aux vécus individuels et collectifs. Dès lors, il revient aux Africains de penser d’autres possibles différemment que sur le mode de la quantité et de l’avidité. Selon Felwine Sarr, cet autre possible peut avoir pour nom « afrotopos »:
L’afrotopos est ce lieu autre de l’Afrique dont il faut hâter la venue, car réalisant ses potentialités heureuses. Fonder une utopie, ce n’est point se laisser aller à une douce rêverie, mais penser des espaces du réel à faire advenir par la pensée et l’action; c’est en repérer les signes et les germes dans le temps présent, afin de les nourrir. L’afrotopia est une utopie active qui se donne pour tâche de débusquer dans le réel africain les vastes espaces du possible et les féconder.
Par le fait colonial, la modernité a été disséminée au-delà de son foyer originel (Ibid., 34). L’Occident n’en est plus l’unique dépositaire et pourvoyeur, ce qui amène à considérer des modernités alternatives. L’autodétermination de l’Afrique passe par le politique et l’économique, mais aussi par le culturel. Ne plus attendre la légitimation de son humanité par l’ancienne puissance coloniale revient d’après Sarr à se guérir de la haine de soi et du contournement de soi-même. L’avenir est toujours à réinventer puisque le passé des autres ne saurait être le futur africain. L’afrotopos est ce lieu non encore habité de l’Afrique qui vient, qu’il s’agit d’investir par la pensée et par l’imaginaire (Ibid., 133).
II. Se reconnecter aux antiquités africaines
Des développements qui précèdent, on peut conclure que l’Afrique a besoin d’un travail de reconceptualisation. Cette tâche va être assumée par Léonora Miano. En effet, la reformulation et la sustentation d’un nouvel imaginaire africain, afropéen et même européen sont des préoccupations constantes de l’écrivaine. Pour ce qui est de l’espace subsaharien, Miano s’engage à faire advenir le futur selon une perspective afrocentrique. Il est donc question dans Rouge impératrice d’utiliser l’utopie à la fois comme un genre littéraire et comme une arme puissante pour lutter contre l’ordre politique et social existant.
La perspective afrocentriste a une double visée, d’une part la destruction des épistémès fondées et orientées par l’idée d’une raison universelle qui se déploierait à travers la pensée occidentale, et, d’autre part, la réhabilitation des savoirs méconnus ou sous-estimés par la raison coloniale (Mbonda 2021, 13). La conception afrocentrique pose que la décolonisation est une tâche perpétuelle dans les lieux où persiste la colonialité. Dans son roman, Miano affirme l’idée d’une reconnexion aux antiquités africaines pour faire face à la captation des identités opérée par la raison impérialiste. Reprendre contact avec ce qui reste de son passé n’est pas, dans l’entendement de Miano, une recherche d’un temps et d’un espace qui seraient perdus. Si la tradition a été défaite, il demeure qu’elle s’est recroquevillée et qu’elle a pu survivre dans certaines pratiques religieuses, dans les arts de la table ou dans la façon de se tenir et de se présenter en société. Cette reconnexion à un mode de vie endogène pourrait favoriser la restitution de l’intégrité morale, spirituelle et physique des habitants du Katiopa. Cette reconquête des modes d’être, de savoir et de faire est la première condition à l’intégration continentale.
Ce retour à soi implique d’être vigilant et de ne plus céder à l’aliénation. Pour cela, la fétichisation des origines confine à la répétition de la violence subie et à la sclérose du passé. Dans Rouge impératrice, il y a un personnage qui cristallise ce dogmatisme de l’archè et de la pureté des origines. Il s’agit de Mukwetu, le président de la fédération Moyindo qui a précédé l’avènement du Katiopa (Miano 2019, 121-122). Ce dernier faisait des âges anciens noirs le début et la fin de toute civilisation. On devait toujours s’y référer, car ils étaient indépassables. Aussi toutes les nouvelles technologies appartenaient-elles au Katiopa en tant que berceau de l’humanité (Ibid.). Toutefois, cet usage pittoresque et exhibitionniste de la tradition ne peut masquer que cette dernière a quand même été défaite. La tradition atemporalisée et anhistorisée opère comme une idéologie. Elle consacre ainsi le détour quant aux problématiques africaines de l’heure. Prenant le contre-pied de toute posture idolâtre, Miano estime que la tradition, en tant que processus d’autoidentification et d’autodétermination, tient à égale distance les spectres de la dictature et de l’irresponsabilité.
Ainsi, quand Ilunga, le président du continent (le Mokonzi), insiste sur le recouvrement culturel, il s’oppose en tous points à Mukwetu. Pour le Mokonzi, la tradition et le passé africain doivent être mobilisés en fonction des besoins actuels des habitants du Katiopa. Ilunga pense qu’un des points saillants de cette récupération de soi est le retour au spirituel qui permettra d’établir un lien charnel entre les habitants. N’étant pas exclusiviste, il est peu probable que la reconnexion avec une religiosité traditionnelle crée une guerre des dieux dans les cités du Katiopa. Dans la plupart des cas, la spiritualité traditionnelle africaine admettait une pluralité de divinités qui pouvaient s’associer pour rétablir l’ordre social ou assurer la pérennité de la communauté. Incontournable dans le Katiopa précolonial, la religion a été vidée de sa substance par les mythes et les croyances occidentales qui l’ont réduite au rang de folklore ou de simple primitivisme. Pourtant, le Katiopa est une terre qui est reconnue pour son acceptation de la dimension transrationnelle de la vie, sa capacité à entrer en contact avec l’invisible et à en tirer des enseignements :
La diversité des croyances n’était pas le problème pour les peuples du continent, lesquels pratiquaient avec aisance l’accumulation plutôt que le tri, le syncrétisme plus volontiers que l’exclusivisme. Le danger venait de ce qu’aucune n’étant plus maîtrisée, ces peuples assoiffés de contacts avec les autres plans erraient d’une porte à l’autre sans en trouver la clé. La sagesse avait alors commandé de revenir à soi, à sa propre expérience en la matière.
Ilunga est le premier à assumer les versants visible et invisible qui composent la vie de tout habitant du Katiopa. Admettre cette part non positive ou factuelle de l’existence, c’est reconnaître que les ancêtres participent aussi à la vie d’ici-bas. Cette connivence est judicieusement incarnée par l’alliance entre Boya et Ilunga. Ce couple présidentiel témoigne d’un lien qui transcende la corporéité ou l’entente intellectuelle. Ilunga et Boya peuvent chacun, selon leur énergie, regagner le versant invisible, en mettant ainsi en harmonie leurs esprits et leurs cœurs (Ibid., 196). Il n’aurait pu en être autrement pour Boya, car devenir l’épouse du Mokonzi suppose d’habiter pleinement avec lui.
Ilunga soutient qu’il revient à l’éthique traditionnelle (autre nom de la spiritualité) de pérenniser l’unification de Katiopa. Telle est la raison pour laquelle le Conseil, qui tient lieu de parlement, se retrouve régulièrement en assemblées nocturnes présidées par une femme « sans âge » nommée Ndabezitha (Ibid., 115). Lors de ces réunions où sont débattus les sujets qui ne sont pas mûrs pour la place publique, l’ombre fait corps avec l’enveloppe charnelle. Le Conseil n’est pas un groupement de fonctionnaires, mais une assemblée de grands esprits. Ces derniers se montrent en public deux fois l’an pour la San Kura et pour le salut aux trépassés de la Maafa, chacun arborant le costume traditionnel de sa région (Ibid., 119). Pour les étrangers, cela n’est ni plus ni moins qu’une confirmation du folklore propre aux habitants du continent. Ces observateurs oublient qu’au contraire, les membres du Conseil ont été l’éminence grise de l’Alliance en matière d’éthique et de stratégie politique tout au long du parcours menant à la prise du pouvoir (Ibid., 120).
Il apparaît donc que l’authenticité que visent les dirigeants du Katiopa n’implique pas un essentialisme identitaire. Ce n’est non plus une ruse politique pouvant conduire à l’engourdissement du sens critique des populations, mais une invitation à capter ce qu’il y a de vivifiant dans la culture, afin que celle-ci devienne une utopie créatrice :
En réalité, l’éthique traditionnelle dont le conseil s’était fait le gardien n’était pas liée aux coutumes en tant que telles, mais à ce qui leur avait donné vie. Il y avait quelque chose derrière les rites. Il y avait un sens aux pratiques. Connaître cela permettait de savoir comment le vivre au présent.
III. Authenticité et vivre-ensemble
Aux lendemains des indépendances, les premiers dirigeants africains se sont attelés à construire une identité nationale qu’ils concevaient comme le catalyseur de l’intégration nationale. Ce chantier était prioritaire pour un continent qui avait été remodelé dans un huis-clos à Berlin, en 1885. Seulement, si l’identité ou l’essence constituent des instruments fédérateurs et mobilisateurs pour des communautés assignées à la vassalité et à l’exploitation, il n’en demeure pas moins qu’il faut veiller à ce qu’elles ne rassemblent pas en discriminant, en hypostasiant le particulier qui serait désormais présenté comme le modèle. À ce moment, l’identité devient arbitraire puisqu’elle suppose l’annihilation ou la négation des autres individus ou groupes culturels. Il est un identitarisme obtus qui définit les appartenances à partir d’un humain générique ou d’un groupe particulier érigé en peuple choisi. L’identité qui en résulte est un artifice discrétionnaire qui exclut.
Cet essentialisme étroit sied bien aux populations appelées « Sinistrés ». Leur ascendance les rattache à Pongo, une patrie étrangère. Les Sinistrés sont une communauté de Fulasi qui à la suite d’une catastrophe, ont dû quitter leur patrie d’origine. Selon Miano, la décadence des Sinistrés est l’œuvre de leur mode de vie fondé sur une consommation abusive des ressources naturelles. L’attaque nucléaire de Chosŏn est la résultante de cette gloutonnerie (Ibid., 18-19). Devenus des adeptes de la victimisation, les Sinistrés se sont réfugiés au Katiopa en transportant avec eux les fresques mémorielles d’un paradis perdu. Ils refusent alors de s’adapter à la culture katiopienne par peur de perdre leur identité précieuse. À ce niveau s’opposent deux visions du monde qui font du retour aux sources une condition d’existence et de survie : d’une part, la voie proposée par Ilunga qui fait de la tradition un ensemble de possibles qu’il appartient à chaque ensemble culturel d’actualiser selon ses préoccupations fondamentales et, d’autre part, la voie assumée par les Sinistrés et Mukwétu qui, en déifiant le vécu ancestral, le fige et limite ainsi la créativité naturelle des individus et des communautés.
L’identité que chérissent les Sinistrés est diminuée parce qu’elle est sélective et élective. Peu importe les nouveaux éléments qui s’agrègent autour de leur « essence », celle-ci demeure inaltérable. Pourtant, l’uniformité ne peut être une idée régulatrice dans la formation de l’identité nationale. Les Fulasi ne veulent pas s’ouvrir parce que les locaux ne partagent pas leurs mœurs et leur phénotype. Pour comprendre ce refus de coexister avec les habitants du continent qu’ils estiment inférieurs, Boya, la compagne du Mokonzi et enseignante à l’université, décide d’effectuer des travaux de recherche sur cette communauté. Dans ses entretiens avec les Fulasi, elle constate que les Sinistrés ont une mélancolie arrogante. Il est avéré que leur passé grandiose ne reviendra plus, mais ils s’attachent fermement à l’idée d’une future restauration. Dans l’attente de ce retour glorieux, ils ne peuvent s’altérer en se mélangeant au reste de la population :
Les Sinistrés accordaient une importance immodérée au phénotype qu’ils investissaient de significations les plaçant au sommet de l’espèce humaine. On ne savait pas trop d’où cela leur était venu. Le sinistre, vers lequel ils s’étaient dirigés au fil des siècles sans s’en apercevoir, avait aussi eu sa source dans cette perception erronée de soi et des autres : l’invention de la race. Pouvait-on guérir d’une pathologie de l’âme aussi ancienne ? Boya l’ignorait.
Pour les Sinistrés, l’accueil des ressortissants des nations colonisées dans les nations colonisatrices a altéré le génome Fulasi (occidental). Ces populations anciennement dominées n’auraient pas dû être acceptées, car la colonisation a fait naître de la rancœur. Il ne faisait donc aucun doute que les colonisés d’hier allaient tôt ou tard revendiquer leur autonomie complète. Cela s’est vérifié lors de la chimurenga (guerre) de la reprise des terres du Katiopa. Les Sinistrés, qui étaient jadis des seigneurs, sont devenus des intouchables. Ce renversement de la logique de domination va créer un profond ressentiment chez les Sinistrés (Ibid., 384). Cette mélancolie d’un passé glorieux est motivée par l’idée selon laquelle le monde serait leur fabrication. Ils pensent avoir, dans un passé encore récent, sorti les subsahariens de la sauvagerie. Pour cela, ces anciens vassaux leur doivent une reconnaissance éternelle.
Du côté des dirigeants du Katiopa, l’arrogance folle des Sinistrés ne pourrait durer. Pour Ilunga et les autres membres de l’Alliance, cette situation est dangereuse pour la construction d’un vivre ensemble. Le Mokonzi pense à les renvoyer dans leur pays d’origine puisque l’identité katiopienne ne se dit plus en termes de race, mais en termes d’adaptation et de cohésion avec son environnement; c’est un plébiscite de chaque jour :
Le problème avec cette population était précisément celui-ci : drapée dans l’amertume d’avoir vu disparaître ce dont elle procédait, jamais elle ne s’était enracinée dans la terre de Katiopa. Aussi ces gens vivaient-ils en marge de la société, vénérant un messie sourd à leurs prières, s’exprimant dans une langue à l’agonie depuis que les peuples du continent s’en étaient affranchis.
Plus réformatrice que son conjoint, Boya pense que les autorités du Katiopa doivent imposer une éducation pour tous afin de sortir de cette ghettoïsation mortifère. En rendant l’instruction publique obligatoire jusqu’à 21 ans sur toute l’étendue du territoire (Ibid., 70), les autorités du Katiopa pourraient miner à la racine les germes de l’exclusion et du racisme. Cette proposition est un investissement sur l’avenir, car il n’y a pas que les Sinistrés qui ont des rapports conflictuels avec la part africaine qui les constituent. Plusieurs habitants du Katiopa n’approuvent pas l’existence sur leur terre de cette descendance de colons. À cet effet, Boya, qui tient à maintenir le dialogue avec cette communauté de « Fulasi », se fait espionner par les agents d’Igazi, le Kalala (ministre de l’intérieur) du Mokonzi. Le Kalala ne comprend pas l’intérêt qu’il y a à se soucier de personnes qui vivent recluses parce que déchues, ayant perdu leur arbitraire à exploiter et à dominer. Selon lui, Boya ne peut être qu’un danger, vu sa proximité avec le Mokonzi.
Il ressort qu’entre les Sinistrés et les habitants du Katiopa règne encore la méfiance. Pourtant, la chercheuse pense que cette animosité réciproque n’est pas bénéfique pour le continent. Il faut comprendre les mécanismes qui ont mené à l’auto-réclusion des Sinistrés et les exorciser afin de bâtir un Katiopa fort et solidaire.
IV. La démocratie consensuelle
En analysant les systèmes politiques des sociétés dites acéphales de l’Afrique centrale, Marcien Towa relève qu’elles se définissaient très largement par une démocratie consensuelle. Cette dernière suppose le dialogue, le débat et l’échange des arguments. Dans le consensus, les qualités telles que la valeur, le talent, l’intelligence, la retenue, le respect des aînés et des cycles de la nature sont importants. Le chef qui présente toutes ces vertus est le Primus inter pares et non un Léviathan ou un monarque de droit divin. Ce modèle peut être une alternative à la démocratie censitaire, car ce régime de compétition généralisée est une allégorie permanente de la guerre (Towa 1991). En s’intéressant au mode de gestion du pouvoir à Katiopa, on constate que les critères et les catégories qui régissent les rapports de pouvoir au sein des appareils étatiques sont conçus selon les fondamentaux d’une démocratie consensuelle. Si on prend l’exemple du Mokonzi, on voit qu’Ilunga n’est pas un gouvernant hors-sol, il veut rester un homme ordinaire qui prend le pouls des katiopiens en effectuant des promenades dans les rues de la capitale. En privé, il se fait lui-même couler un bain avec des herbes et des plantes cueillies par la vieille Sangoma qui n’est autre que Ndabezitha, la femme « sans âge ». Ce détail qui peut sembler anecdotique illustre la surface probe qui est celle du président. Transposée dans la réalité politique africaine, la tenue du personnage Ilunga contraste avec celle de plusieurs dirigeants dont les trains de vie fastueux sont une injure constante aux peuples qu’ils gouvernent.
Sur le fond, le Mokonzi Ilunga a été désigné après une consultation des différentes structures de l’État. En effet, le Conseil, le gouvernement et l’assemblée des Mikilayi (gouverneurs) sont formés de membres solidement ancrés dans le terroir. Ils ont acquis la confiance des populations à travers des actes d’intérêt général (Miano 2016, 56). Aucune décision ne peut être prise sans l’accord des Frères qui constituent ces instances. Le peuple est désormais consulté et écouté : « Avec l’Alliance, il n’est plus considéré comme un invité dans sa propre demeure » (Ibid). Les nouvelles structures ont pour finalité de ramener les usagers au contact de la terre et à l’écoute des autres membres de la communauté. À cet effet, les jardins publics de la Kitenta (la capitale) Mbanza ont été remplacés par des potagers publics, les parcs par des espaces dits « de la mémoire heureuse » (Ibid., 57). La mémoire des grands hommes et des illustres femmes a été honorée par les jardins des mères et la vallée des pères (Ibid., 58). Ces lieux de mémoire regroupent les figures des héros, des ancêtres et des héroïnes de l’Antiquité jusqu’aux temps de la première Chimurenga (guerre).
Sur le plan économique, le Katiopa réunifié a aboli la notion de propriété terrienne. En effet, les terres ont été remises aux populations autochtones aussi loin qu’on pouvait remonter dans l’ascendance. Cette mutualisation des ressources n’a pas pour objectif de freiner l’épanouissement individuel, mais de l’arrimer au bien-être général et au respect de l’environnement.
Pour autant, la démocratie consensuelle n’est pas exempte de dissensus. Le conflit est inhérent aux modes d’organisation politique et le Katiopa n’est pas une exception. L’Alliance des frères va être éprouvée par la question épineuse des Sinistrés. Nous avons tantôt présenté les deux camps en présence : Boya qui propose à son conjoint de leur tendre une main ferme mais fraternelle, et le Kalala Igazi et bien d’autres habitants du Katiopa qui assument vouloir se séparer de cette progéniture, même affaiblie, du colon. Pour Igazi, les anciens colonisateurs ne méritent pas autant d’égards. Il faut les expulser, car une fois installés, leur égo conquérant les poussera à s’approprier et à gouverner Katiopa. Le Kalala ne conçoit pas que le subsaharien Ilunga (fut-il président) puisse être séduit par un dialogue avec les Sinistrés. Il trouve une explication dans l’influence que Boya, cette femme à la carnation rouge, exercerait auprès du Mokonzi. Elle aurait envouté Ilunga :
De cela Igazi était persuadé. Elle était une ennemie de l’État, bien avant de faire son entrée dans la vie de Celui qui avait été élevé. Quiconque aurait capté les propos venimeux des Sinistrés en aurait fait part à la Sécurité intérieure. Cela n’aurait pas constitué un acte de délation, mais un geste d’amour à l’égard du pays. La femme rouge n’en avait rien fait.
Au Katiopa, l’Alliance des frères est donc primordiale, c’est grâce à son action que le continent a survécu. Le Katiopa compte sur cette union pour faire du continent un pôle de puissance n’étant plus à la remorque des autres. Telle est la raison pour laquelle toute grande décision doit être discutée, les doutes balayés surtout quand il s’agit de cette part de soi-même que représentent les Sinistrés.
Contrairement à Igazi, Boya pense que les dirigeants de l’Alliance sont des traditionnalistes éclairés. Aussi serait-il impropre d’utiliser la coutume africaine comme un prétexte d’exclusion des autres. Par ailleurs, l’attachement à « l’africanité » peut encore être une ruse du père (colon) qui, en nous enfermant dans des stéréotypes soigneusement choisis et mis en avant, condamne les Africains à l’exotisme et au primitivisme.
Si Igazi condamne avec autant de passion la démarche du Mokonzi qui a fait sienne la proposition de sa compagne, il faut y voir certes un attachement sincère à la pérennité et au développement du Katiopa que les Sinistrés menaceraient. Toutefois, s’y cachent aussi des motifs personnels de compétition vis-à-vis de son frère Ilunga. En effet, l’élection à la tête de l’État a été préparée de longue date. Ilunga et Igazi ont été formés à gouverner dès leurs 22 ans par les Pères de l’Alliance. Il était question de forger leur capacité à travailler ensemble et à détecter, dès cet instant, celui qui allait être le « Primus inter pares de leur génération » (Ibid., 519). Après toutes les épreuves physiques et intellectuelles, il fallait aussi déceler celui qui avait les talents de conciliateur, le sens de la loyauté, de l’honneur et du sacrifice. N’ayant pas été choisi par les Pères de l’Alliance, Igazi garde encore cette mémoire de la défaite. Ne voulant pas se l’admettre, il se contente d’attaquer Ilunga en utilisant la voie de traverse qu’est Boya.
Consciente des défauts qui ont fait péricliter la fédération Moyindo de Mukwetu, l’Alliance s’est dotée d’un organisme qui règle les désaccords au sein du conseil et de l’assemblée des Mikilayi. Cet organisme est présidé par la vieille Ndabezitha, la « femme sans âge », la « Sangoma » du Mokonzi qui est là pour veiller et restaurer l’équilibre des forces, dans cet État où le bien commun est au-dessus de toute rivalité ou ambition personnelles (Miano 2019, 598).
Conclusion
Il a été question de déterminer la valeur d’un renouveau des imaginaires africains dans un monde où les individus seraient devenus des hommes unidimensionnels. Il ressort que le processus de reconceptualisation réalisé par Léonora Miano insiste sur le topos de toute entreprise de reconquête de soi. Si l’utopie est une construction qui s’oppose à l’ordre existant des choses, il faut dire qu’elle est un pas encore et non un n’est pas. C’est ce pas encore qui se détermine dans une démocratie consensuelle, dans une économie qui s’élabore en lien avec les autres aspects de la vie et de la société, dont il faut hâter la venue. En affranchissant le continent de toute perspective hégémonique pour en faire le point de référence de son imaginaire, Miano peut réhabiliter les pratiques de vie traditionnelles sans toutefois les enfermer dans l’uniformité ou le fétichisme.