décembre 2002
Entre clichés et préjugés
Texte de présentation
Chacun de nous s’est trouvé confronté aux préjugés. Dans un contexte de tension entre plusieurs cultures, les malentendus s’installent facilement : certaines photos peuvent flatter, d’autres peuvent avoir l’effet inverse ; une image déplaisante, un documentaire peuvent provoquer l’indignation de toute une nation. Préjugés favorables et défavorables sont considérés par les philosophes comme une subjectivité, un conflit entre vérité et non-vérité. Selon Nietzsche, personne ne peut y échapper : « Danger du langage pour la liberté de l’esprit. Chaque mot est préjugé » (Humain, trop humain, dans Œuvres I, Paris, Robert Laffont, 1990 [1878-1879], p. 856). De même, selon Hans Georg Gadamer, toute la tradition est soumise aux préjugés, si bien que « le dépassement de tous les préjugés, cette exigence globale de l’Aufklärung, s’avérera être lui-même un préjugé » (Vérité et méthode, Paris, Éditions du Seuil, 1996 [1960], p. 297). Notre société fonctionne grâce à la fabrication et au recyclage des images à un rythme industriel : la première conséquence est la production d’un monde qui se veut fidèle à la réalité. Le monde médiatique nous entraîne ainsi dans sa production de clichés qui dépasse les sphères de l’actualité.
« Entre clichés et préjugés », numéro inaugural de Post-Scriptum.ORG, propose une collection de cinq articles issus d’horizons divers, mais tous les auteurs s’interrogent sur la prégnance de ces deux concepts tant au cinéma que dans la littérature et la presse.
Tout d’abord, Delphine Bénézet se penche sur les trois longs métrages de Tran Anh Hung, soit L’Odeur de la papaye verte (1993), Cyclo (1995) et À la verticale de l’été (2000), films qui reflètent doublement sa vision personnelle du Vietnam (racines vietnamiennes, éducation occidentale). La construction du pays natal qu’il nous propose est donc un espace de dialogue entre ces deux pôles. Paradoxe supplémentaire, son succès en Occident couplé à la diffusion restreinte dans son pays d’origine font que, depuis son premier long métrage, seuls des créanciers européens financent ses productions artistiques, destinées essentiellement à un public occidental. Alors, comment Tran Anh Hung réussit-il à se jouer des préjugés de ce public et parfois même de sa critique ? Elle essaiera de démontrer comment ces trois films établissent une relation assumée et consciente entre Orient et Occident et comment ils jouent sur les lieux communs de chacune des cultures.
En s’appuyant sur des articles parus en France de 1998 à nos jours, Graça Dos Santos aborde les nombreux clichés qui circulent, depuis Salazar, au sujet du Portugal et des Portugais. Face à l’image très socialement connotée du Portugais intégré par le silence, existe celle du peuple de poètes qui s’adonnent à une langoureuse saudade, d’où émergent les emblématiques Fernando Pessoa pour la rime et Amália Rodrigues pour la voix… En esquissant une généalogie partielle de ces clichés, de l’entre-deux-guerres à aujourd’hui, l’auteure cherche d’abord à en comprendre les modalités d’émergence et d’évolution, mais se demande aussi quelle est la part de responsabilité des « victimes » des préjugés.
Isabelle Daussaint-Doneux analyse, quant à elle, le rapport ambigu qu’entretient le cliché avec le texte littéraire contemporain. Rejeté depuis le romantisme au nom de l’originalité, il est cependant nécessaire à la représentation de la parole comme à l’acte de communication littéraire lui-même. L’œuvre durassienne semble une illustration parfaite des moyens variés qui permettent de prendre une certaine distance avec le phénomène général de stéréotypie. Si son œuvre regorge de stéréotypes, ils se justifient dans une recherche d’un langage neuf permettant l’expression de l’être féminin, tant chez le personnage principal que chez la romancière. La stéréotypie y est alors utilisée comme outil de communication littéraire : elle permet l’implicite et les descriptions sommaires, elle typologise les personnages et participe au schème de construction du roman. Mais elle est soit resémantisée, soit irrémédiablement dénoncée comme véhicule du langage social ou de l’idéologie dominante. La seule forme de stéréotypie qui trouve grâce aux yeux de Duras est l’autostéréotypie, qui permet de créer une communauté de pensée avec le lecteur et de se positionner au sommet du champ littéraire.
À la suite d’Edward Said, dans Culture and Imperialism, et d’Homi Bhabha, dans The Location of Culture, Graciela Moreira-Slepoy soutient qu’on devrait considérer l’usage abusif et la manipulation des représentations et des images des peuples colonisés dans le discours comme l’origine même de la représentation du sujet colonisé en tant que figure de l’« Autre » déviant, comme une stratégie-clé du discours colonial. C’est ainsi qu’on réussit à circonscrire de façon permanente le sujet colonisé dans une position signifiante fixe. L’auteure définit alors le stéréotype comme la cristallisation des notions de fixité et d’essentialisme qui nourrirent le discours colonial. Dans cette optique, elle analysera le stéréotype en tant que stratégie discursive centrale du colonialisme, en s’appuyant sur le roman The God of Small Things, d’Arundhati Roy.
Enfin, Sébastien Côté propose une lecture d’Aurora, de Michel Leiris, roman poétique étincelant qui pose un véritable défi à l’herméneutique dans la mesure où il évite tout dialogue avec l’interprète, tel qu’imaginé par Hans Georg Gadamer dans Vérité et Méthode. Ici, l’auteur se demande comment interpréter un texte qui contourne sciemment les clichés langagiers relayés par la tradition, au point de menacer la part de préjugé sémantisé contenue dans chaque mot. Si la présente exploration du roman de Leiris souligne surtout les pièges tendus à l’herméneutique transcendantale, elle effleure aussi quelques allusions ludiques à l’interprétation nihiliste, d’inspiration heideggerienne, considérée par Gianni Vattimo comme la nouvelle koinè.
- Image de couverture
- Eric Alloi
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- L’équipe de Post-Scriptum
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- Laurence Sylvain