Fragmentation et désordre

Faire corps dans la langue

Mai 2024

Je partirai du plus intime, de ce qui colle à la peau, l’étiquette, le vêtement, l’inscription tatouée là, sur les viscères. Le plus intime, c’est le plus étranger. Je veux dire qu’à forcer les cryptes, qu’à y pénétrer, à vouloir faire dans ma biographie, mon écriture du vivant, je me sens pris d’un vertige – loin du vertige des profondeurs, vertige en réalité de la surface, du pied de la lettre. Me dire ici revient à me dire en étranger. Me parcourir, c’est me heurter à un vêtement qui fait obstacle à ma propre énonciation, qui la détermine avec ses plis et ses textures et qui se fait incessamment sentir. Ce qu’il est d’usage de mobiliser pour se dire dans ce contexte-ci – la langue, la lettre –, eh bien ça n’a jamais marché naturellement pour moi. J’ai vécu la survenue de la lettre comme une opération ratée. Le greffon n’a jamais pris complètement sa place dans l’organisme – au contraire, il fait constamment sentir sa présence, l’insuccès de l’opération et le caractère factice de ma constitution. J’éprouve l’artificialité de la lettre, et c’est cette expérience fondamentale, d’une langue qui ne se plie pas à la communication comme telle, qui pèse de toute sa présence dans chaque prise de parole (écrite, orale, réflexive), et qui par le fait même se trouve à être une pratique de la déterritorialisation au sein même de la langue (a fortiori maternelle), c’est plutôt cette expérience qui m’effonde, comme dirait Deleuze (2015, 92), c’est-à-dire qui me fait répéter, marteler, m’entêter à l’infini à dire le sans-fond de l’artifice et me dépossède du même coup de toute assurance que me procurerait un noyau identitaire, c’est celle-là dont j’aimerais témoigner ici. Quand la langue n’est pas le long fleuve tranquille de la communication quotidienne, mais une lutte avec une altérité constitutive, sorte de présence parasitaire, une aspiration de tous les instants à mettre au jour l’artificialité là où elle se terre, là où elle nous leurre.

Une langue donnée : expérience d’un dessaisissement et d’une impulsion à consister

Je partirai du plus intime donc, de cette langue occupée naguère, celle qui me pré-occupait plutôt, voire me désertait – l’absence de langue qui fut ma situation initiale, celle vécue comme un déclencheur vers l’acquisition et l’appropriation d’une langue qui avait toutes les allures sauf les miennes. Il s’agit de partir de cette langue qui m’obligeait, comme déjà là, et dont j’ai ressenti la honte très tôt. C’était le sentiment de ne pas avoir suffisamment de langue pour témoigner et rendre compte de la réalité. Entendre la parole de l’autre m’était une violence, une source infinie de déplaisir, j’étais dépourvu en langue, et tout ce qui pouvait constituer des outils pour atteindre l’autre, m’y rendre au moins asymptotiquement – tendre vers – m’échappait. J’étais lancé dans un monde sans accès, comme errant – chien – parmi les bêtes, sans une prise pour me rendre. C’en est devenu une obsession brutale, celle de ne jamais pouvoir m’accorder avec l’autre ou l’ensemble, j’étais pris avec une présence sans texture, sans anfractuosités ou relief, lisse comme la bêtise sans fond qui prenait la place de mon visage, un masque qui venait usurper toute possibilité de me constituer idiotiquement (ie dans ma singularité). J’étais occupé par le prêt-à-porter qui dérobe l’interrogation et la puissance de réfléchir – se réfléchir –, voire qui dépossède de l’envie de se heurter à de la résistance autrement que le social bien appris et décevant, à ce qui résiste activement à l’entreprise d’arraisonnement technique, de mise-en-utilité des choses et des êtres.

Cette préexistence d’une langue qui n’en est pas une à mes yeux, qui déroge aux accès dont la langue est porteuse, une langue (pulsivement) morte parce qu’inféodée au capital, à la marchandise, à la pornographie, à la raison instrumentale, en somme à des composants qui misent sur la jouissance sans corps, sur les virtualités de la jouissance sans considération pour ce qui la suscite, l’excite et lui donne lieu, une jouissance écervelée ou acéphale, jouissant de son propre transport hors sol, dans sa lévitation et son mépris pour tout ce qui concerne l’ici-bas. C’est donc d’une langue déjà dite dont il est question, sans frayages possibles parce que sans résistance, liquide et allant de soi, qu’il devient impossible à circonscrire parce que prenant incessamment de nouveaux contours, de nouvelles allures. Avec cette langue insuffisante – langue ou gangue –, ce cliquetis de chaînes qui se faisait entendre dès que je mobilisais la parole, qui m’identifiait comme prisonnier d’un sans-monde, d’une globalité dessaisissante, je sentais peser sur moi l’étroitesse de mes vues et l’impossibilité à susciter de l’en-propre, à me démarquer de l’entour par ce quelque chose qui relèverait d’une parole en propre, d’un dit foncièrement neuf. Comme si j’avais cette intuition du propre à travers l’expérimentation d’une dépossession inaugurale. Privé d’origine et par le fait même d’originalité et d’originarité, j’ai commencé à fantasmer sur une origine retrouvée. J’ai voulu me trouver une langue qui allait m’inscrire dans cette continuité archique (arché), qui me commanderait et mettrait ainsi fin à mon errance, qui me commencerait, c’est-à-dire me donnerait cette naissance suffisante telle que je l’imaginais possible.

Or c’est évidemment un autre piège que de vouloir s’en sortir complètement et inaugurer comme ex nihilo un nouveau temps de la langue, une langue qui me correspondrait et à partir de laquelle je pourrais enfin me constituer. Cette tentation à faire exister, voire à exister simplement, que par soi (aséité), avec tout ce que cela implique de maîtrise et de souveraineté, voilà une aspiration dangereuse dans la mesure où elle se coupe d’un dehors qui est pourtant la condition de possibilité de cet exister. Se fonder, s’accoucher, se mettre au monde : cette manière de parler provient d’un fantasme du sujet tout-puissant, directement inspiré par la modernité cartésienne. Entre l’entière détermination passive à la logique du statu quo (langue donnée) et l’action prométhéenne de se donner vie de toutes pièces (langue créée), il y a sûrement de quoi faire. C’est ce que je m’imaginais, du moins c’est ce que j’intuitionnais sans véritablement le formuler, puisque c’est maintenant que j’arrive à mettre des mots sur cette manière détournée et retorse de me frayer des voies courtes entre Charybde et Scylla. Il s’agit d’une part de ne pas se laisser aller à la domination et à la domesticité qui s’imposent comme de soi dans un monde qui nous précède, d’autre part de ne pas reconduire une idéologie qui croit pouvoir s’en sortir sans séquelles, indemne, sans traces, ce qui en l’occurrence ne fait qu’accentuer l’urgence de se poser la question : « que faire? ». Faire en sorte que la langue elle-même s’appelle, se plie et se déplie dans son tissu, ne pas se poser en amont, comme contrôleur du texte, mais sonder les multiples pôles de gravité, les zones de déstabilisation, les intrigues que la lettre pose et qui nous lient à son destin d’expression. Quand la langue ne veut plus rien dire, qu’elle reste coite dans ses habitudes et ses réflexes, il devient nécessaire de réactiver sa magie. Tout comme ces boules à neige prostrées dans leur immobilité et leur silence, il n’en tient qu’à un peu d’agitation pour réactiver la scène, lui donner une mobilité et un dynamisme, la faire revivre et lui faire redécouvrir son propre mode d’existence.

Échos d’une pratique de déterritorialisation : activer la langue au prix du sens admis

Ai-je de la langue? C’est à partir d’une langue insuffisante, voire totalisante et dessaisissante, que cette interrogation est née et persévère encore aujourd’hui. Une langue dont on m’a gavé – Oh! Quelle jolie oie! – et dont je cherche par tous les moyens à m’échapper que ce soit en la subvertissant, la neutralisant, l’ignorant, la déterritorialisant, etc. Évidemment, tout ceci fait penser à Louis Wolfson (Le Schizo et les langues, 1970) et à ce que Deleuze théorise comme étant une déterritorialisation de la langue maternelle (l’anglais ici), de la nourriture-mère qui triomphe en donnant le sein, en forçant l’enfant au sein / à la langue, dans une sorte de transformation et déformation de la langue par les langues. Je me sens très près de Wolfson dans la mesure où la langue est d’emblée éprouvée comme étrangère, et qu’il devient urgent d’en montrer les mécanismes internes, d’en exposer le cadre, voire d’en démonter le fonctionnement, de la faire dysfonctionner – ce qui par ailleurs n’est qu’un « fonctionner » autrement. C’est activement que je me démène à sortir la langue bien apprise d’elle-même dans un geste constant d’appropriation. Comme si l’appropriation, la singularisation dans l’emploi des vocables et dans leur liaison, se faisait au détriment de l’adhésion au groupe, à la norme groupale. Éprouver la langue (maternelle) comme étrangère – l’image d’une greffe qui ne fonctionne pas tout à fait, d’un greffon qui est là et qui fait incessamment sentir sa présence pour le locuteur, est par ailleurs très éloquente –, c’est être aussitôt marqué par l’écart au point de revendiquer cet écart.

Dans La voix et le phénomène (1967), Derrida rend à la fois compte de la théorie du signe de Husserl et essaie d’en faire saillir l’impensé. Cet impensé est la matérialité de l’indice (Anzeichen) qui se fait oublier à travers l’expression (Ausdruck) qui, elle, a une sorte de primat d’existence du moment où elle accomplit le signe, dès lors qu’elle signifie (dans une sorte de téléologie du signe). Derrida mentionne que le monologue intérieur est ainsi le mode d’expression privilégié par Husserl, car il n’y a pas de perte à travers une quelconque médiation dans le mondain. Et ici la perte est en quelque sorte l’entropie, les rebuts du système qu’on ne sait plus où stocker afin qu’ils ne gênent pas les locuteurs, les agents des villes, les démocrates de la polis. Derrida dit en d’autres termes que quelque chose est refoulé chez Husserl, que l’indice est jeté au loin jusqu’au moment où il doit faire retour…

Cette courte interprétation du texte de Derrida est directement en lien avec mon expérimentation schizo de la langue. Le refoulement de l’indice est impossible dans mon cas. À l’inverse, il est constamment présent à mon esprit surtout à travers mon monologue intérieur. C’est comme si je fonctionnais avant tout à partir de l’indice (la matérialité, l’image acoustique, le pied de la lettre) et non pas à partir de la relève de l’expression, pleine de sens et comme présente à elle-même. Je me heurte à la pré-expressivité de la langue, encore à l’état de chose avant son processus d’abstraction, son devenir-idéel. Ma langue est mondaine, appartenant elle aussi à la finitude ainsi qu’à la corruption – elle est cette constante chute dans la matière-mot. Il y a ces a  priori clichés du schizophrène qui entend des voix, qui est parasité par tout un lot de présences-absences lui voulant du mal ou encore le poussant au pire… Personnellement, sans vouloir dénier une part de réalité à ces idées reçues, je me heurte plutôt à des résistances et des retours, des frayages et des barrages dans la matière-mot, avançant comme front baissé à travers le terrier et comme à tâtons. Les voix dans ce cas-ci sont plutôt des voies à emprunter ou à éviter, des appels à créer quelque chose d’incompréhensible du dehors, une demeure toujours sur le point de se modifier, se prolonger, de devenir monstrueuse. La langue devient ainsi le terrain de jeu et donc de vie où l’habitation est toujours à refaire, à reprendre du début. Rien d’acquis là-dedans. C’est pourquoi il y a une telle étrangeté à entendre le schizophrène discourir, le langage est pour lui un vertige incessant. La demeure n’est pas donnée, elle est à faire et à refaire – et parfois tout s’écroule, souvent en fait. Le labyrinthe se rapproche sans doute de ce que j’essaie de dire ici : un labyrinthe à construire comme un refuge face à l’épreuve et la poursuite du Minotaure. Un labyrinthe sans Thésée ni Ariane, sans manière de s’en sortir, seulement une complexification étourdie de l’espace jusqu’à ce que ça ne tienne plus, que l’architecte et la bête ne sachent plus très bien de quoi il retourne. Le refuge est là. Une fuite à travers des constructions improbables parce que le sens (l’orientation) est ressenti dans la chair comme une violence. La demeure inhabitable, parce que sans repères, tendue de la terre jusqu’au ciel – l’épisode de Babel chaque fois rejoué. D’où l’impression qu’il n’y a finalement pas d’intériorité chez le schizo, pas de lieu de repos complet, mais strictement du dehors où la menace est pressante alors que la prédation se fait sentir, où la survie se joue à chaque instant. Il faut ajouter que cette survie n’engage pas l’intégrité du schizophrène, comme s’il était un et en avait conscience, mais plutôt une forme de transversalité de la peur dans la poursuite (la chasse), une contamination réflexe qui lui impose de fuir, de se terrer, de grimper dans les arbres, en somme de trouver des stratagèmes et autres astuces pour se mettre à l’abri – ce qui ne se produit jamais tout à fait. Le schizo est sur le qui-vive, alerté au moindre changement sonore ou visuel, allant jusqu’à halluciner la poursuite ou lui donner une ampleur démesurée. Pour faire court, il s’inscrit dans le dehors et reste traversé par les intensités qui circulent autour de lui.

Il y aurait encore à dire sur des affinités électives çà et là (Brisset, Zürn, Artaud, Oury, Guattari et consorts), non pas que je partage entièrement leur avis sur le fond, mais plutôt qu’une sensibilité peut se construire à travers cette attention à la langue, au délire, à la création. Or je pense qu’il vaut mieux renchérir plutôt qu’enchaîner, ne pas rester prisonnier du lien admis mais faire de nouveau par d’autres biais, dire le même par d’autres voies, disjoindre quoiqu’en répétant. Casser le truc, le machin, ramasser les débris (bis) (bis). Pas qu’il y ait une unité au départ, un tout relevant d’une identité parfaite, mais une multiplicité qui se dit une à plusieurs. La machine schizo veut ça : crier l’artificialité qui se croit constituée, la dérégler et la pousser à son point d’absurde, pour qu’un renversement s’opère – que ce qui faisait jusqu’alors strictement mal devienne enfin le poison-remède (phármakon) à la situation en cours. Ce qui est en jeu n’est rien d’autre qu’un détournement des règles du jeu afin d’en changer radicalement la nature – dynamiser le donné au point d’en transformer le cadre, le faire devenir fuyant, faire entrer le cadre dans son propre devenir et ne plus le prendre comme établi définitivement. C’est ce qui se pose et se dépose qui prend dans la glu de la stase. Changer le cours. Détourner. Retourner. Commencer une nouvelle fois – autrement.

Désêtre, c’est demeurer inaperçu à ses propres yeux

Je partirai à nouveau du plus intime, de l’événement zéro qui n’a cessé de laisser ses traces sous différentes modalités, événement qui a été la condition de possibilité à cette dispersion du Moi, qui est l’expérience du miroir, de la violence spéculaire. Ici le miroir est loin d’être une expérience constitutive de l’identité – expérience identificatoire, de formation du Je –, mais exprime plutôt un insoutenable, un refus net d’adhérer à ce qui est projeté / reflété. On se regarde à la dérobée, de biais, obliquement, dans le refus (ou la fuite) de faire face. Faire face signifierait céder à une image de soi insupportable. Alors on fait comme si… Comme s’il n’avait jamais été question du miroir, plutôt on fait tout pour éviter cette question, cette apparition de soi copie conforme qui nous hante et qui fait retour sous de multiples allusions et grimaces. Se cristallise ici une obstination à ne pas se voir, à ne rien garder de ce regard, et précisément se forme là la problématique de la rétention, de ce qui reste comme fonds quand on se refuse à être soi tel quel.

Il y a cette peinture de Magritte (La reproduction interdite, 1937) qui cristallise assez bien ce je veux dire ici. Un jeune homme se regarde dans la glace et, contrairement à ce qui relèverait d’une expérience « réaliste » du miroir où il serait possible de voir le jeune homme de face, c’est encore une fois son dos que l’on aperçoit. Ce qui donne en fait un garçon dédoublé sans que l’on ait véritablement accès à des traits caractéristiques (un visage) qui pourraient l’identifier. Un livre de Poe traîne sur la cheminée au-dessus de laquelle se trouve le miroir, et il s’avère que le livre est parfaitement réfléchi par le miroir. Dès lors, il y a un effet d’inquiétante étrangeté en ce que le miroir permet et ne permet pas le reflet spéculaire attendu. Pour ma part, j’estime que la perspective adoptée par Magritte renvoie à l’expérience du garçon lui-même en ce qu’il n’arrive pas à accéder à sa propre image, reproduction ou représentation. Cette image le fuit et tout ce qu’il aperçoit ne le concerne pas directement. Il ne peut accéder à lui-même tandis que le livre, en ce qui le concerne, le peut. Opacité de sa propre image, mais transparence du livre.

Pour articuler cette interprétation avec notre propos ici, je pense qu’il n’est pas anodin que ce soit le livre qui possède toutes les caractéristiques d’un fonctionnement conventionnel alors que le reste de l’image est une tromperie. On pourrait ajouter que ce n’est pas bénin non plus que ce soit un livre de Poe, a fortiori Les aventures d’Arthur Gordon Pym (1838), qui se retrouve là – livre par ailleurs des plus extraordinaires, des plus improbables, dicté par une sorte d’impossible. Dans l’univers inversé du schizo, le livre (au sens large) prend le pas sur le vécu. Je parlais de la problématique de la rétention quand on se refuse à sa propre image; or je pense que ce qui reste avant tout pour le schizo, ce sont ses expériences de la fuite. Et le livre est par excellence une reconfiguration des paramètres du réel. Je ne dis pas qu’il n’appartient pas au réel, mais plutôt qu’il crée un dérèglement des paramètres connus pour en faire sortir du neuf, une mise en règle renouvelée qui est toujours l’enjeu de la littérature (lecture-écriture). Dans le traquenard de la représentation, le schizo envisage les meilleures voies pour y échapper – sans jamais y parvenir. Il essaie incessamment de se déprendre de ce qui le dit en remontant à la source du dire, en le modifiant le plus possible, mais en vain. Il crée encore de la représentation de manière à ce que les autres le cernent, l’immobilisent et le nomment. Il continue son manège, le front baissé et creusant on ne sait quoi – son tombeau, son épitaphe, peut-être sa mort aux yeux de tous, mais pas à ses propres yeux…

Nommer une fois pour toutes, c’est tuer

Je partirai de plus belle du plus intime, de cette vive dénégation que j’ai opposée à l’annonce du diagnostic de schizophrénie comme c’est par ailleurs de coutume avec cette maladie, soit de refuser son être-malade, puisque les gens qui en souffrent sont persuadés de la normalité de leur être-au-monde, voire sont convaincus d’une plus grande compréhension des choses que les autres. Or, curieusement, j’ai adopté une posture réactive, de dénégation comme je l’ai dit, par peur de performer la folie et donc l’état de dépendance ou d’asservissement à l’autre. En d’autres termes, par peur de consentir à un rôle que les autres m’ont prêté, dans une logique hétéronomique et de contamination, et non de m’autodéterminer, de choisir pour moi. Comme si les autres me privaient de ma souveraineté, non pas par malveillance ou complot, mais beaucoup plus par faiblesse et par ignorance. Comme si les autres décidaient pour moi qui j’étais et par le fait même qui j’allais être, et mettaient ainsi en évidence l’impuissance dans laquelle j’étais tenu par artifice. Frustration tenace, d’éprouver à chaque fois le subir, de ne pas savoir comment choisir pour soi, s’autoriser ce qui compte, mais d’être dans la dépendance étroite avec l’autorité (ie le parent, le psychiatre, le professeur, et ainsi de suite) qui chaque fois force la couleuvre dans cette gorge, la mienne, qui n’a pas l’espace pour respirer, pour parler. Je pensais qu’accepter le diagnostic revenait à lui accorder force de loi, qu’il me définirait dès lors, et allait me réduire à un état de tutelle à l’égard des virtualités législatives et décisionnelles qui me prenaient déjà en charge. Je refusais le diagnostic et j’étais opposé aux instances qui l’avaient formulé dans la mesure où j’aspirais à une autonomie. Sauf qu’ici il ne faut pas entendre autonomie dans son acception pragmatique, de fonctionnement en société, mais dans son retrait ou sa souveraineté, dans son positionnement en dehors et comme à l’abri du monde et de ses lois en propre. Ma réactivité avait à voir avec mon ambition d’appartenir à un espace du dehors qui me protégerait de l’hostile conditionnement des institutions (famille, État, école, asile…). C’est donc contre l’asphyxiante culture, celle des espaces normés et régis, du gavage et de l’obsolescence, celle qui étiquette et qui range, que je cherchais à trouver un espace où profondément respirer.

Cette impression d’être oppressé, de devoir fuir, prendre la route pour aller le plus loin possible des chemins noétiques attendus, éviter ce sentiment de carcéralité qui me prend au corps et à la tête, ici et maintenant, peut-être est-ce au fond cela la paranoïa. Ce serait de ne pas trouver d’issue pour s’en sortir, et alors s’exerce une forme de repli sur soi et de projection de la faute sur autrui – à qui reviendrait la responsabilité de ce sans-issue. Et je pense que c’est étroitement lié à l’acte de nommer. Quand tout autour a déjà une existence prédéfinie, une identité établie, et qu’elle nous oblige à nous soumettre à ces nominations préexistantes sans nous laisser la possibilité de nous dérober – parce qu’il faut nommer comme c’est nommer pour se faire comprendre –, alors surgit pour certain.es un profond malaise. L’espace est déjà cadré, les règles du jeu sont immémoriales, il s’agit de nous inscrire dans cette continuité… La paranoïa serait cette impasse du déjà-nommé, de son dispositif répressif parce que détenant le monopole de la violence légitime, qui se transforme symptomatiquement en une accusation et un procès de ceux / celles qui symbolisent le déjà-là.

Autoportrait du schizo en viande tête

Je partirai et repartirai du plus intime, d’un dénuement suffisant à l’expression puisque ça suffit de trop parler de soi. Est-ce que je parle trop de moi? De ma tête. Ma tête énorme en réalité. Tête surfaite, surdéterminée, tête de chair et de sang, élevée avec les cochons et les dindes, à la porcherie, afin qu’on puisse en faire de la viande à dévore. Ma tête qui se roule dans la boue, dans la fange et dans la fiente, la pourriture et les charognes, qui ne se supporte pas d’elle-même, qui a besoin du vil et de l’indécent pour se refuser aux actualités du crime. Parce que le crime nous guette, il est là devant – difficile d’y faire face…

C’est le gloussement des poules attardées sur le chemin de l’abattoir. C’est le jabotage du pingouin pendant la fonte des glaces. C’est le chant ironique de l’oiseau moqueur poursuivi. C’est le croassement du cynique corbeau après le drame. C’est le « tseee » du pinson signalant un danger. C’est le cacabement de la pintade au moment de la détonation. C’est le pépiement du poussin avant l’entrée dans le broyeur…
(McDuff 2020, 152)

Il est question ici de l’impuissance de la bête anticipant le danger qui l’attend. Le chant du cygne, l’abêtissement du je-ne-peux-rien-y-faire, qui donne tout son éclat à la dernière parade. Je pense qu’il y a de cela dans le langage, du moins la poésie, c’est-à-dire qu’elle co-apparaît avec l’imminence de la mort. Le langage est à la fois ce qui donne un délai ou un sursis à la mort, en l’occurrence ce qui la médie, et aussi ce qui lui donne sa portée, ou plutôt sa complétude. Le cri (ef)fonde l’écrit; la mort, la parole, dans un lien difficile à articuler et à penser intégralement. Il y a une dilatation ainsi qu’une densification dans tous les cas. Dilatation en ce que les mots apportent le temps, la temporation / temporalisation, ainsi que l’espacement de l’espace, soit la possibilité unique de distinguer des séquences, des lieux ou encore des événements, possibilité de la mémoire donc. Densification en ce que le temps et l’espace se peuplent de souvenirs, d’intensités et d’affects, sorte d’animisme malgré nous où les choses, les gens, les lieux et le temps s’échangent la balle dans une sorte de jeu de renvois infini et ouvert. Dans ce cri contre la mort dans les deux acceptions que « contre » peut avoir ici – point de rencontre et aussi d’opposition vive – s’élabore toute une événementialité de l’écriture, un circuit d’accueil et de rejet de ce qui constitue notre parcours destinal à travers une économie de phrases, de mots, de lettres.

Dans cette assurance du je-vais-mourir, au plus près de cette confrontation à la faim, à la prédation ou encore à la maladie, surgit au même moment la possibilité de témoigner ensemble, pour-soi mais ensemble, de ce qui est – et par là de ce qui fut et de ce qui sera. Conscience de la mort par et dans le langage évidemment. Il ne s’agit pas de déterminer ce qui vient avant, ce qui aurait précédence et originarité, mais de déterminer comment s’articulent ce savoir au plus près de l’existence et de sa finitude ainsi que la possibilité de dilater et de densifier ce savoir, de témoigner et d’échanger autour de ce savoir. Comme il a été dit, c’est contre l’appréhension d’une mort imminente que surgissent l’énervement, l’angoisse, le besoin de se sauvegarder et par là de témoigner – le chant du cygne / signe. Il n’y a qu’un pas entre le cri qui alerte autour – la bande, la meute –, qui éveille à un danger, et l’écrit qui pour sa part circonscrit le danger, cherche à le réduire à peau de chagrin tout en l’accueillant le plus possible à travers l’économie de la langue. C’est comme si cri et écrit fonctionnaient comme un appel à « faire bande autour », à encercler ce qui nous fait face dans toute sa puissance et sa majesté pour le cerner et le neutraliser en groupe. Et je pense que cette particularité du foisonnement dans le langage chez Homo sapiens provient de cette station debout, cette verticalité tant interrogée par les paléoanthropologues et autres spécialistes de l’évolution, en ce qu’être bipède libère à la fois les mains, mais aussi permet et oblige à faire face au danger. Et ceci fait trauma dans l’inconscient collectif, au sens où ça oblige à tout voir sans répit et donc à organiser la bande – les ensembles – avec en tête et comme hantise cette téléologie panoptique. Tout voir jusques et y compris l’invisible. Libérer le regard, le faire advenir par station debout, revient à organiser le collectif autour du danger – mort, prédation, maladie, etc. – voire déchaîner le langage…

Mais tout ceci est forcément du délire.

Schizo des têtes et des viandes, du pareil au même. Mes osselets-mots, petits amours, pour fuir le danger…

L’horizon pour me dire, de la fuite dans les idées

Je partirai dès lors du plus intime de moi-même, parce qu’à me dire je me manque inévitablement. C’est l’horizon repoussé, au loin, plus loin, jamais atteignable. J’aimerais me dire enfin, trouver des termes avec une pénétration suffisante pour dire « Me voici, me voilà ». Atteindre un irréductible noyau de vérité qui me permettrait finalement de me donner de l’élan, un enracinement, une participation à du fondé-en-vérité. Or je me heurte encore à ces barreaux de cage faits de matière-mot, à cette langue qui me précède et me détermine. Elle est le vêtement qui résiste ayant le dessus sur mon corps, le forçant à se conformer à ses mesures. Vêtement qui cache, qui recouvre et qui pourrait aller de soi, comme c’est ainsi pour la plupart des gens, mais dont je ne cesse d’éprouver le caractère hypocrite comme s’il s’agissait d’un déguisement ridicule dont je ne pouvais me départir. Et c’est dans l’expérimentation de cette facticité, de cette économie de l’artifice où ce qui s’échange appartient au circuit des simulacres, qu’émerge la tentative désespérée et aporétique d’une désappropriation du simulacre de lui-même, de le couper de son effet attendu et de lui introjecter une part de dehors. Faire ressentir l’artifice en neutralisant le sens pour faire saillir la matière-mot, les corpuscules de la langue, faire voir le vêtement qui passe pour inaperçu, c’est-à-dire ici travailler le Signifiant.

Je n’ai donc rien à communiquer, rien à dispenser, pour parler proprement, c’est-à-dire que ce n’est pas le sens qui commande ma prise de parole, comme si j’avais un message-contenu à transmettre. Je crée plutôt continûment et compulsivement des corps-signifiants hétérogènes qui viennent se substituer à mon corps rompu, cassé et dysfonctionnel. Les mots, carrément inventés, contractés, mis bout à bout, sont des corps chargés d’intensités et d’affects qui expriment ma tentative désespérée de me donner un corps, de faire corps. La déliaison que j’éprouve avec autrui, le monde et surtout avec moi-même, retranché dans un soliloque qui va jusqu’à m’exclure, provient de mon errance dans la matérialité des choses-mots. Je n’ai que la langue pour faire corps, fragment après fragment – et elle se refuse à m’accorder ce droit.

/ La fuite dans le vocabulaire n’a de cesse, de carte / J’oupèse l’ivrelénore karakarak / Peut-être pour léo, oscar, l’état-spectacles en beaux habits, dans une nouvelle livrée / Peut-être pour ma bibliothèque / Les essaims d’orchides, les marais d’été, les brûlements de gueule / Petit Poucet qui classe et érige son panthéon de misère / Le grain d’une voix s’absente comme la poussière qui jonche mon corps / La familiarité se désarticule avec ou sans l’être parlé /

À la surface, les recommencements

Je commence et recommence, à me bâtir une intimité sur la feuille, devant la foule, intimité qui me fait défaut. Je pars peut-être de travers, du mauvais point. Poursuivre l’écriture qui refuse de se donner, l’écriture qui chaque fois ouvre une brèche nouvelle mais qui ne la supporte pas. J’ai dit l’artifice de la langue, l’épreuve du miroir, le refus du diagnostic, le corps qui se décompose sous mes yeux, le travail du Signifiant, le remembrement attendu dans chaque prise de parole, j’ai dit et je redis, mais ce n’est pas ça. Ce sont là des approches qui ne disent pas de quoi il s’agit. Je pourrais encore partir d’un autre point, d’une nouvelle source, pour essayer de dire la fragmentation qui opère et me fissure, celle schizophrénique, des éclats dispersés, des schizes. Fragmentation dans l’organisation et la production du langage et de la pensée. Fragmentation du Moi, de l’identité et de tout ce qui relève d’une expérience de la temporalité et de la mémoire. Fragmentation du lien avec l’autre, de l’impossible empathie du moment où ça ne fait pas fond(s) derrière, où je suis empêtré dans le filet de la matière-mot à essayer de rendre compte de mon expérience impropre du monde mais dont la communication reste impossible. Or je pense qu’à un certain moment surgit un lâcher-prise, qu’il n’est plus exigé d’avoir de la continuité dans les idées, de communiquer par liaisons articulées, syllogistiques. Il faut faire avec l’association d’idées, l’éternel recommencement, l’espace interstitiel où constamment advient le clinamen, cette déviation imperceptible des atomes qui font dès lors molécules, agrégats, matière. Je suis le produit d’une société dysfonctionnelle, défaillante, mon discours en est l’écho direct, je ne suis que dehors, incapable de me sonder, absorbé dans une extériorité qui me fait pencher, vaciller, voire tanguer dans un mouvement incessant de déterritorialisation où je fraye des voies courtes, mineures, en terrier. La fragmentation schizophrénique est à la fois le produit d’une société actuelle et ce qui la rend impossible (ce dont Deleuze et Guattari avaient bien conscience), ce qui la fait craquer par la création inouïe d’un dehors incompréhensible, c’est-à-dire non sensé et non préhensible pour la raison instrumentale. C’est dans ce lien qui n’en est pas, l’espace vide de l’association, où fuit le schizophrène. Entre deux chaises, au dehors, c’est là où je prends la pose.