S’immortaliser par l’art

Entre l’éternité du monument et l’intensité de l’instant

Le roman d’Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, mettant en scène la prise de conscience par le jeune héros de sa jeunesse et de sa beauté, semble faire coïncider l’émergence de la conscience à la connaissance de sa propre mort. Comme le montre Ferdinand Alquié, la conscience serait toujours une manière de saisir toute présence comme n’étant pas absolue, mais périssable[« La conscience humaine apparaît à bien des égards comme une conscience de l’absence : la pensée de ce qu’elle saisit est liée pour elle à la pensée de ce qui lui échappe. […] L’attente, le regret, la rêverie sont, à des degrés divers, des consciences d’absence. » (Alquié, 1943 :7)]. En effet, d’abord incapable de se reconnaître dans l’image, il ne pourra se voir lui-même dans le portrait de Basile Hallward que par l’intermédiaire du discours du dandy, Lord Henry, l’incitant à profiter des avantages éphémères que lui offre son âge. Le surgissement de la conscience serait alors d’abord conscience du passage du temps dans l’horizon de la mort, et ainsi cette représentation figée de lui semble le narguer quand il a commencé déjà d’être plus vieux qu’elle. Il se dit « jaloux de ce portrait qui est d’un mois plus jeune que [lui] » (Wilde, 1891 : 402).

Ces trois personnages semblent alors offrir le théâtre d’une réflexion éthique sur les options qui s’offrent à l’homme qui comprend sa condition et souffre de sa finitude. En effet, le peintre Basile au premier titre, descendant de l’illustre Ditubadès[« En utilisant lui aussi la terre, le potier Butadès de Sicyone découvrit le premier l’art de modeler des portraits en argile ; cela se passait à Corinthe et il dut son invention à sa fille, qui était amoureuse d’un jeune homme ; celui-ci partant pour l’étranger, elle entoura d’une ligne l’ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d’une lanterne ; son père appliqua l’argile sur l’esquisse, en fit un relief qu’il mit à durcir au feu avec le reste de ses poteries, après l’avoir fait sécher. » (Pline l’Ancien, 2002 : 133)], reproduit l’acte même qui donna naissance à l’art : fixer la trace éternelle d’une existence amenée à disparaître :

Quand il le vit, il eut un recul, et ses joues s’empourprèrent momentanément de plaisir. Un regard joyeux illumina ses yeux, comme s’il se reconnaissait pour la première fois. Il resta immobile, rempli d’étonnement et d’admiration, vaguement conscient que Hallward lui parlait, mais incapable de saisir le sens de ses propos. Le sentiment de sa propre beauté l’envahit comme une révélation. Il ne l’avait jamais encore éprouvé. (Wilde, 1891 : 370)

Si le père de la jeune amoureuse le fait avant tout en vue de la consoler et de ne pas exposer son désir au néant en s’efforçant de concevoir un substitut satisfaisant, nous pourrions voir dans cette perspective, le premier terme de notre alternative et permettant de s’immortaliser par l’art, celle du monument. En effet, qu’est-ce qu’un monument sinon la marque imprimée dans une matière durable d’un événement ou d’un être dont on perpétue la mémoire ? Dès lors, à la vexation de l’homme souffrant de sa mortalité, s’offrirait la possibilité d’une patrimonialisation de son existence, et si nous revenons au terme plus ambigu de technè pour désigner cette opération aussi bien artistique au sens moderne, que plus largement technique, nous pourrions y reconnaître des tentatives qui sont celles des substituts et prothèses, autrement dit la recherche d’une existence augmentée qui en invalide la dimension mortelle pour la fixer dans une éternité qui résiste au passage du temps.

On pourrait considérer que c’est la solution que privilégie Dorian Gray lui-même, malgré le discours de Lord Henry, qui n’aurait suscité en lui que la peur de la mort, et au lieu de la volonté de profiter de la vie dans son urgence même, le désir d’y substituer une existence bénéficiant de cette éternelle identité à soi, dans une image figée et dénuée de mouvement, c’est-à-dire d’âme. Le paradoxe serait alors que ce corps immortel, s’il peut donner l’illusion d’un éphèbe retiré dans le calme d’une intériorité parfaite, pourrait être plus proche de celle du zombie :

Le corps n’est plus qu’un tas de chair qui a perdu son intégrité et, par conséquent, toute dimension sacrée. L’âme a totalement disparu, puisqu’on ne la devine plus dans les yeux vides des zombies. En somme, c’est la spécificité de l’homme, en tant qu’il est un corps, possédant son unité propre, et une âme qui le distingue des autres animaux ainsi que des machines, qui est niée et même humiliée. Les morts eux-mêmes ont perdu leur sacralité : ce n’est pas l’âme qui est immortelle et vouée à baigner dans une douce lumière éternelle, mais c’est le corps qui n’a pas de fin, destiné à errer sur une terre qui est désormais devenue un enfer pour les vivants. (Chevalier-Chandeigne, 2014 : 22)

Nous souhaiterions interroger les présupposés de cet idéal d’immortalité, qui repose sur le désir de repousser les limites et surtout celle de la privation finale de notre propre existence et qui s’expose à une forte contradiction. Au-delà de la négation de sa condition naturelle, dont l’homme souhaiterait s’affranchir, il nous semble indispensable de ne pas céder trop facilement à l’idée d’une immortalité pensée comme prolongement de temps, autrement dit comme accroissement ou extension simplement quantitative d’une vie qui repousserait sans cesse sa fin, sans que ses conditions d’existences s’en trouvent radicalement transformées. En d’autres termes, nous pourrions formuler la question ainsi : qu’est-ce que vivre de façon immortelle pour un mortel ?

À l’optimisme médical qui, dans une perspective cartésienne, inscrit l’homme dans un progrès technique constant et ouvre la voie aux apports divers des biotechnologies (prolongement de la vie, reconfiguration permanente du corps, ou son abolition pour Ray Kurzwzeil1), répondrait un type différent de considération de la fragilité du corps et un désir d’éternité prenant une forme différente. Nous pourrons confronter à la réponse scientifique qui, non satisfaite d’une éternité de l’instant, vise à supprimer la mort pour atteindre à l’immortalité réelle, la solution esthétique. La confrontation de Dorian Gray avec son portrait conduit à une méditation sur le temps et les mots de Lord Henry le mettent en garde quant à la fugacité même de l’existence et la nécessité d’en tirer profit au plus vite par une intensification de sa vie.

Partant du problème posé par Le Portrait de Dorian Gray, l’effroi de la découverte de la finitude et le désir d’y échapper, nous souhaiterions proposer deux voies : l’une visant à s’en affranchir effectivement par la négation en nous de ce qui menace notre existence même et trouve dans la science et la médecine le moyen de réaliser une telle ambition. L’autre, une fois mis en avant l’impossibilité pour l’homme de demeurer humain en dehors de sa mortalité, de s’essayer dans l’acceptation même, et peut-être l’exaltation de la finitude, à se rendre immortel par l’intensité de moments vécus. Nous souhaiterions ainsi esquisser, avec Ferdinad Alquié, Judith Butler et Peter Sloterdijk, une psychanalyse du désir d’éternité : « Il n’en reste pas moins que le tourment de l’homme est dans le refus de sa condition, dans le dépassement de soi, et que nulle explication de l’homme ne sera satisfaisante si elle n’en rend pas compte » (Alquié, 1943 : 10).

I. Le programme médical d’une vie éternelle : la sagesse du cadavre

En novembre 2016, de nombreux journaux relayaient une information saisissante concernant les innovations prodigieuses de la thérapie génétique, dont les promesses suscitées quelques décennies plus tôt semblaient enfin aboutir à des résultats décisifs, à travers le cas d’Elizabeth Parrish, scientifique et patiente, d’un traitement révolutionnaire. L’Obs pouvait alors faire ses titres sur cette américaine qui prétendait « détenir la recette du rajeunissement » (Hellio, 2016) grâce à un protocole expérimental, dont elle aurait pu vérifier l’efficacité en se faisant elle-même le cobaye, et dont le résultat serait un gain de vingt ans, bénéfice attesté de manière rigoureuse par la mesure de l’allongement des télomères, segments d’ADN présents à l’extrémité des chromosomes.

Si la communauté scientifique a pu quant à elle accueillir cette nouvelle avec une certaine méfiance, son intérêt demeure intact en cela qu’il est symptomatique d’un progrès médical qui relève d’une rupture nette dans l’histoire en permettant de modifier la nature et surtout de l’affranchir, non seulement de l’aléatoire des pathologies résultant d’une forme de loterie génétique, mais plus encore, car il permettrait de venir à bout de la vieillesse ou de la mort, qui ne seraient plus considérées comme une réalité indépassable. C’est là le projet affiché par Elizabeth Parrish, qui paraît juger avec enthousiasme, mais aussi avec lucidité l’enjeu d’un tel changement, désignant les biotechnologies dans les termes paradoxaux de « science folle », comme pour insister sur le mouvement même par lequel se développerait toute science, dans une ambition démesurée d’abord qui à travers un désir nourri d’imagination parviendrait à rendre ses prétentions réelles.

Comme pour justifier la curiosité du journaliste pour un tel sujet, ce dernier livrait au seuil de son article, la question fascinante, à savoir : « qui n’a pas rêvé un jour de détenir le secret de la jeunesse éternelle ? », faisant d’une telle interrogation un élément, non pas nouveau, mais récurrent dans l’histoire de l’humanité. Devenant une réalité mesurable en laboratoire, le désir d’éternité qui semble indissociable de nombreuses cultures, ne se cantonnerait plus au récit mythique ou à la fable mettant l’homme en garde contre ses excès. La modernité, réalisant le programme prométhéen d’une médecine régénérative dont on pourrait voir l’esquisse dans la philosophie cartésienne, aurait ainsi délaissé les philtres et fontaines de Jouvence, ces légendes frappées de nullité devant la possibilité de voir ce vieux fantasme réalisé. En effet, si l’enjeu est bien d’avoir « découvert le premier traitement qui freine le vieillissement et qui augmente l’espérance de vie en bonne santé » (Hellio, 2016), on assisterait à l’accomplissement de l’essence même de la médecine, dont l’utilité devrait se traduire en vertu de son perfectionnement par le fait qu’« on se pourrait exempter d’une infinité de maladies, tant du corps que de l’esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causes, et de tous les remèdes dont la Nature nous a pourvus » (Descartes, 1637 : 168-169).

Ainsi, les innovations récentes du transhumanisme, qui, de la thérapie génique pour pallier aux défaillances du corps au téléchargement de la conscience sur des supports de substitution, offrirait la possibilité d’existences affranchies de la mort, trouvent en effet leur origine dans la pensée de la Renaissance :

Renaissant, l’humanisme l’est parce qu’il va replacer au cœur de l’éthique l’exigence antique de connaissance de soi et d’amour de soi. Moderne, il l’est parce qu’il transfigure les caractères indéterminés de l’homme en facultés inconditionnées et fait de son inachèvement la condition de sa perfectibilité. Avec l’humanisme chrétien, et en réalité contre le christianisme lui-même, le devenir-homme est remis entre les mains de l’homme. Affranchi des mains du Créateur, l’homme devient son propre créateur, l’artiste de lui-même. (Astor, 2016 : 47)

Dès lors, si l’homme est un être libre, il se définit effectivement, moins par sa nature que par sa plasticité, étant appelé à devenir ce qu’il veut, et de se donner à lui-même, au mépris des contraintes qui s’exerceraient sur lui, sa propre essence. Comme pouvait déjà l’écrire Pic de la Mirandole dans son essai Sur la dignité humaine : « l’homme est un être vivant, de nature variée, multiforme et changeante » (Pic de la Mirandole, 1486 : 13), dont la qualité singulière serait « qu’il se forge, se fabrique et se transforme lui-même en toute figure de chair, en la nature de n’importe quelle créature » (Ibid. : 11). Admirable caméléon à la « nature muable, qui se transforme elle-même » (Ibid. : 9), la substitution de l’homme à Dieu comme unique créateur, passe par des opérations spécifiques et des actes techniques, à savoir la mécanique et l’anatomie, qui sont les outils lui permettant de façonner son existence selon ses propres choix :

Après avoir suscité l’horreur de faire couler le sang d’un homme au statut plus ou moins indécidable, peut-être néant parce que cadavre, peut-être encore homme bien que cadavre ; après avoir provoqué l’indignation face à ce sacrilège qui prétend révéler en toute évidence et impudeur les secrets de la création divine et l’intimité ultime d’un homme, l’anatomie est enrôlée à la Renaissance dans une œuvre d’édification. On s’extasie de la perfection divine dans la fabrication d’un mécanisme aussi frêle et puissant. Le bonheur qui saisit l’anatomiste devant les subtilités d’agencement du corps humain qu’il morcelle est l’expression du vertige qu’il éprouve lui-même à se hisser au rebours de Dieu, mais au même niveau. (Le Breton, 1993 : 27)

L’homme concevant le corps comme une machine dont le démontage révèle en même temps les secrets du réassemblage se donne alors la possibilité de créer de toutes pièces des êtres, ou du moins de les soutenir dans l’existence par le remplacement continuel des parties défectueuses et laisse imaginer, dans le respect de ce modèle mécanique, une existence pouvant passer les bornes que lui impose la nature.

Trouvant sa justification métaphysique dans le partage cartésien entre la substance pensante et la matière, la levée de l’interdit de la profanation des corps permise par Vésale permet d’en percer l’intimité. Passant d’une médecine du corps, inscrite parfois encore dans des pratiques rituelles, à une médecine du corps objectivé, on assiste à un changement radical de paradigme. En effet, alors que la surface du corps était considérée comme une image de l’intériorité, sa manifestation, l’anatomie opère à la Renaissance un mouvement d’intériorisation qui conduit le corps à ne plus en être l’expression, en raison même de cette mise à plat du corps dont on dévoile les rouages et ce faisant perce le mystère divin. Dès lors, l’anatomie fait de l’homme l’égal d’un dieu capable de comprendre l’ingénierie divine et de la corriger ou la perfectionner.

Suivant à la lettre les préceptes de Descartes sur le corps-machine, le roman de Mary Shelley, Frankenstein, semble offrir, par le récit d’anticipation, fondé sur l’état de la science de son temps, la formulation extrême de la conception mécaniste du corps comme assemblage de parties : le corps n’est que pièces agencées les unes aux autres, ne nécessitant qu’une impulsion première (électrique) avant de fonctionner seul comme un automate dont la disposition des pièces suffit à entretenir le mouvement. En effet, la préface de 1817 reconnaît l’appartenance du texte au genre de la science-fiction, mais insiste sur le fait que le Dr Darwin et les travaux d’autres physiologistes donnent à entendre qu’il ne s’agit pas d’une aberration, mais d’une hypothèse, dès lors pouvant être réalisée à long terme dans la mesure où elle s’inscrit comme une possibilité du progrès scientifique qui, par une meilleure connaissance des mécanismes du vivant, parviendrait à ramener un corps mort à la vie ou animer un corps conçu de toutes pièces.

II. L’immortalité du corps mécanique : du cadavre à l’homme-machine

Comme le montre le philosophe Sloterdijk, loin de faire rupture avec l’humanisme en se proposant d’augmenter ou de dépasser l’homme, les « nouvelles » technologies ne feraient en définitive qu’accomplir le programme d’une philosophie qui trouve son origine au XVe siècle : « Ce que nous appelons les temps modernes est en réalité l’explosion provoquée par les techniques et les arts expérimentaux dans l’espace des possibilités de la vieille Europe » (Sloterdijk, 2000 : 13-14)2. Dans cette « révolution opérativiste » qui désigne les temps modernes, la figure de la machine, humain recomposé à partir du savoir acquis par son cadavre dépecé, s’impose comme représentant d’une humanité nouvelle, réduite à ses jeux mécaniques, dont les pièces substituables lui assurent la possibilité de ne plus souffrir ni de la mort ni d’aucune défaillance, et de remplacer ses organes naturels et obsolètes par des appendices plus performants :

[…] dès le début du processus d’ensemble, le facteur médical a joué un rôle considérable. La vexation cosmologique associée au nom de Copernic n’a pas été la seule à mettre en marche le processus critique et à imposer à l’homme, pour reprendre les mots de Goethe, « de se résigner à la perte du privilège immense d’être le centre de l’univers ». En même temps que le tournant cosmologique s’est en effet déroulée une vexation anatomique qui a fait du cadavre le véritable professeur d’anthropologie. Avec les grands actes accomplis par les premiers anatomistes et leurs alliés, les artistes de la gravure sur bois et sur cuivre, le corps humain est enfin devenu un corps au sens où l’entend la physique moderne, un sujet des lois de la pesanteur, des scalpels et de la représentation en perspective. On pourrait parler d’une vexation vésalienne. (Sloterdijk, 2000 : 58)

La visée bénéfique pour l’humanité se fait en vertu d’un sacrifice conséquent, celui d’un corps manipulable, au point que l’expérience de mon propre corps s’en trouve altérée, posant ainsi les bases d’un rapport purement mécanique d’exploitation, par exemple dans un travail à la chaine dont la répétitivité des gestes me confond avec la machine, aussi bien que des rapports humains vidés de leur affectivité pour n’être qu’échanges abstraits. Ce rapport au corps propre comme à celui de l’autre passant subrepticement dans nos vies quotidiennes, on en trouverait le paradigme dans l’effort de l’anatomiste qui s’évertue, pour pouvoir accomplir l’acte sacrilège qui le fait médecin, à le transformer en lui retirant les qualités qu’on reconnaît au cadavre comme vestige d’une existence humaine pour ne plus y voir qu’un matériau que l’on est ainsi autorisé à découper :

[…] ce moment initiatique doit être mené à bien et il convient de démanteler avec soin l’ensemble des structures de chair de l’inconnu déposé là, jusqu’à lui ôter toute figure humaine une fois la dissection achevée, lorsque les fragments du corps composent un puzzle sanglant sans nom, ni visage, un en deçà du cadavre qu’aucune langue n’identifie plus, un amas de chair contenue dans différents récipients. Cette expérience inaugurale modifie en quelque sorte le “régime ontologique” du novice. (Le Breton, 1993 : 26-27)

Or, si la résistance à découper un corps, sous la forme de l’interdit religieux fut une transgression difficile, c’est que la pratique de l’anatomie suppose d’abord de procéder à cette désacralisation ou déshumanisation du corps3, qui permet la mise en place d’une logique du corps disponible, non réclamé, du corps du vagabond aussi bien que du criminel qui ne mériteraient pas de tels soins. Autrement dit, l’anatomiste se tourne d’abord vers des corps qui sont déjà négligeables en raison de leur peu de valeur sociale4. Or, la profanation des tombeaux où l’on va chercher les corps, relève bien d’un geste effroyable en cela qu’il semble prendre à rebours l’évolution de l’homme pour revenir en deçà de l’émergence de l’homme qui se distingue de l’existence seulement animale en vertu d’un monde structuré par l’interdit et notamment celui de prêter attention au cadavre en lui offrant une sépulture. Le rite funéraire témoigne donc de cette apparition chez l’homme d’une « différence faite entre le cadavre de l’homme et les autres objets, comme les pierres » (Bataille, 1957 : 47) qui le distingue de l’animal en ce que le cadavre est perçu comme une préfiguration de sa propre mort et donc de la conscience de sa finitude. Le corps profané est comme arraché au sommeil d’une vie meilleure pour être ramené de force dans ce monde où l’on exige encore de tirer bénéfice de lui, ainsi que le rapporte dans une nouvelle consacrée aux profanateurs de sépulture, Robert Louis Stevenson :

Pour des corps qui avaient été mis en terre, dans la joyeuse attente d’un réveil tout différent, venait cette résurrection de la bêche et de la pioche, hâtive, à la lueur d’une lanterne, hantée par la terreur. Le cercueil était forcé, le linceul déchiré, et les tristes reliques habillées de toile à sac, après avoir été traînées pendant des heures par des sentiers sans lune, étaient finalement exposées aux pires indignités devant toute une classe de garçons bouche bée. (Stevenson, 1884 : 248)

Or, le sens de cette profanation n’est pas seulement la transgression d’un interdit religieux spécifique, mais un geste anthropologique qui vide l’existence humaine de son mystère5. Comme le remarque David Le Breton, « les médecines sont multiples, elles s’adressent chacune à un corps différent. L’histoire de l’anatomie n’est donc pas l’histoire de la conquête d’une vérité du corps, mais l’une de ses versions innombrables qui irriguent une médecine parmi d’autres » (Le Breton, 1993 : 25). Rompant avec des approches médicales plus anciennes considérant l’homme total, cette objectivation du corps aura pour conséquence non pas seulement la réification du cadavre offert au scalpel, mais une transformation radicale du rapport, devenu instrumental, à son propre corps et au corps des autres, au point que Francis Bacon pourra par exemple recommander en vue d’une meilleure connaissance du corps, l’anatomie du corps vivant (Bacon, 1605 : 148).

On assiste ainsi à une dissémination de la représentation mécaniste du corps qui ouvrirait la voie à un rapport instrumental, technique et rationalisé au corps, se retrouvant à divers niveaux, qu’il s’agisse d’une altération de l’expérience intime du corps propre (réduit aux besoins nutritifs, énergétiques, etc.), du corps de l’ouvrier qu’une exigence de rendement soumet à une double nécessité de répétition et de productivité ou encore, la bureaucratisation déterminant des rapports humains réduits à des échanges abstraits d’informations sans aucune dimension affective, et jusqu’à l’expérimentation humaine.

III. Le désir d’immortalité ou le refus de la vulnérabilité

Dans le contexte de la révolution industrielle au XIXe siècle, Samuel Butler place la question de la technique dans l’horizon de la réflexion de Darwin sur la sélection des espèces. De même que l’homme serait le résultat d’une évolution de la vie passant du stade minéral au stade animal pour enfin s’accomplir sous la forme humaine, l’attention portée à l’étude des machines révélerait un perfectionnement analogue, qui nous conduirait à constater que « de la même manière un règne entièrement nouveau a surgi ces derniers temps » (Butler, 1863 : 7), qui rendrait l’homme obsolète. Au-delà de la complexification et de la miniaturisation des objets techniques, il s’intéresse particulièrement au processus d’automatisation : les machines à l’image d’un organisme vivant sont de plus en plus capables d’un fonctionnement indépendant, dont le dernier obstacle est la capacité propre de reproduction6.

C’est bien encore l’impossibilité pour la machine de se reproduire seule qui préserve la relation de réciprocité avec l’homme et le rend encore indispensable à la machine. Cette substitution se traduirait notamment aux yeux de Butler par une approche anthropomorphique de la machine qui lui accorde de plus en plus des caractéristiques propres à l’homme ou au vivant de manière générale : on parle d’alimentation ou de reproduction, et l’on se plaît à imaginer qu’on les soigne au lieu de les réparer. Cependant, si le mode de fonctionnement de la machine se dit en terme humain, elle manifeste en même temps sa capacité à nier un certain nombre de défauts propres à l’existence humaine dans la mesure où la machine ne connaîtrait les fragilités et les défaillances qui définissent la vie humaine, corporelle et finie : la machine ignore la fatigue et l’erreur :

Inférieurs en puissance, inférieurs en ce qui concerne cette qualité morale le contrôle de soi, nous devrons admirer comme le summum de tout ce que l’homme le meilleur et le plus sage ne peut oser atteindre. Nulle mauvaise passion, nulle jalousie, nulle avarice, nul désir impur ne dérangeront la force sereine de ces glorieuses créatures. Le péché, la honte et la tristesse n’auront aucune prise sur elles. Leur esprit sera dans un état de calme perpétuel, le contentement d’une âme qui ne connaît aucun besoin, n’est perturbée par aucun regret. L’ambition ne les torturera jamais. L’ingratitude ne les mettra à aucun moment dans une situation de malaise. La conscience de culpabilité, l’espoir différé, les douleurs de l’exil, l’insolence du pouvoir et les rebuffades que le mérite résigné reçoit d’hommes indignes : tout cela leur sera absolument inconnu. (Butler, 1863 : 12)

Ainsi, la machine ne connaîtrait plus la mort, en tant qu’elle serait constamment réintégrée à un dispositif nouveau et plus perfectionné7, et dès lors, révèle son in-humanité, autrement dit le fait d’être débarrassée de l’ensemble des faiblesses qui font de l’homme une espèce vulnérable et faillible. Or, ce faisant, elle révèle aussi et par contraste ce qui fait le propre de l’homme : non pas comme l’exige le système économique capitaliste et industriel, le rendement et la performance, qui oblige l’homme à se faire lui-même machine, mais justement sa capacité à se tromper, et plus précisément sa maladresse. Pour William Morris par exemple, les produits fabriqués en série ne témoignent d’aucune humanité en raison de la froide perfection de leur facture, exécutés par des machines, ou pire encore, par des hommes soumis aux exigences qui sont celles de la machine dans les conditions mécaniques de production. On exige de l’ouvrier qu’il devienne infaillible et semblable à la machine en supprimant ce qui fait son humanité, mais risque d’enrayer la chaine de production : sa conscience, ses émotions, etc. :

Les marchandises dont [le commerçant] s’occupe doivent être fabriquées par des instruments — autant que faire se peut, des instruments sans désirs ni passions, des machines automatiques, comme nous les appelons. Quand ce n’est pas possible et qu’il doit avoir recours à des êtres humains compétents au lieu de machines, il est essentiel à sa réussite qu’ils imitent la qualité dépassionnée des machines tant qu’ils sont à l’ouvrage. Tout sentiment humain, ou toute émotion humaine irrépressible, sera considéré par le commerçant comme un grain de sable ou une friction dans ses engrenages mécaniques, comme une nuisance à éliminer. (Morris, 1880 : 37)

Or, dans son désir d’une éternelle jeunesse, qui se confond avec une immortalité qui déjoue la mort, Dorian Gray ne devient-il pas un être inhumain, incapable de souffrance et de plaisir, et donc d’émotions (Ce passage devrait-il être entre guillemets ? Il reprend mot pour mot la citation de la note 10), se perdant dans le masque par lequel il affronte une existence dont le caractère vulnérable lui est insupportable ?8 Le héros semble, en effet, pris au piège d’une relation qui ne passe que par la séduction et qui interdit toute réciprocité tant il lui est indispensable de soumettre l’autre par son admirable beauté dans un rapport asymétrique. Lorsque le peintre Basile Hallward réclame de voir son tableau, Dorian Gray ne peut supporter que son secret soit révélé et le tue, manifestant ainsi l’impossibilité radicale d’une ouverture à l’autre. Dès lors, « la croyance magique en sa toute-puissance et en son immortalité » ne ferait que dissimuler une « fragilité narcissique extrême », et qui pour survivre s’évertuerait à nier tout ce qui risquerait d’« entamer son infaillibilité » (Kofman, 1995 : 27).

Il s’agirait ainsi d’interroger le sens d’une existence indifférente aux marques du temps et imperméable à la souffrance. En effet, c’est bien là le projet du Dr Frankenstein que de « rendre l’homme invulnérable » (Shelley, 1818 : 59), niant ainsi ce qui apparaît alors comme un élément constitutif et non pas contingent de son existence. Il apparaît ainsi que face à la nécessaire acceptation de la finitude par laquelle l’homme peut s’engager véritablement dans sa vie, le refus de la perte insupportable que constitue la mort prive du même coup l’homme d’une existence véritable. En définitive, « ce contre quoi son masque protège triomphalement Dorian Gray est du danger de mélancolie, celui de l’impossibilité de faire le deuil d’une perte, danger qui le gagne » (Kofman, 1995 : 28). Or, dans cette quête d’invulnérabilité, c’est la possibilité même de mener une vie humaine, en relation avec l’autre, dans la conscience de sa fragilité qui est rendue impossible :

[…] nul n’échappe au fait d’être, pour une large part, politiquement constitué par la vulnérabilité sociale de son corps — comme lieu de désir et de vulnérabilité physique, comme lieu à la fois d’affirmation et d’exposition publiques. Perte et vulnérabilité, viennent de ce que nous sommes des corps socialement constitués, attachés aux autres, menacés de perdre ces attachements, exposés aux autres, menacés de violence du fait de cette exposition. » (Butler J., 2004 : 46)

Comme le remarque Judith Butler, la reconnaissance de sa propre vulnérabilité semble être la condition de possibilité d’un rapport à l’autre. L’idéal de l’immortalité vise donc à mettre l’être à l’abri de toute altération et de le soustraire à sa fragilité constitutive, celle d’être un sujet incarné. Ce ne serait donc qu’à travers la conscience de cette faiblesse inhérente que l’individu serait capable, non plus de se dérober à l’autre en se dissimulant derrière une image de soi, mais d’accepter une relation à l’autre qui est le risque d’être radicalement remis en cause. Puisque « nous sommes, en vertu de notre existence corporelle, toujours déjà hors de nous-mêmes », alors seule une existence qui se refuse au changement restera attachée à l’illusion d’une permanence infaillible telle que l’immortalité pourrait la présenter.

Il faudrait alors dégager les raisons d’un tel refus, autrement dit la négation d’une existence qui s’expose au devenir9, en raison de l’incertitude d’un avenir imprévisible qui risque à chaque instant de me mettre en question et dont la mort constituerait le terme le plus redouté dans cette crainte du changement. Ce désir d’éternité cacherait alors le refus de la vulnérabilité constitutive de toute existence humaine, dans son incertitude ontologique, et face à laquelle on opposerait l’exigence d’une sécurité définitive qui puisse nous mettre à l’abri des méfaits du temps. Cependant, cédant à l’inquiétude et cherchant à écarter avec son issue le caractère temporel de l’existence, c’est l’existence elle-même qui se trouve radicalement mutilée. Dans La passagèreté (Verganglichkeit), Freud analyse le trouble que nous inspire le constat de « la caducité de tout ce qui est beau et parfait » (Freud, 1916 : 321) et qui pourrait nous faire conclure à la vacuité totale d’une existence vouée au néant. En effet, comment pouvons-nous accorder de la valeur à ce qui ne dure qu’un temps, et qui nous conduit fatalement à regretter l’objet d’un amour depuis longtemps détruit ? L’analyse de Freud permet de renverser l’idée selon laquelle le caractère passager des choses dégraderait la perception que nous en avons, au point peut-être de nous détourner de ce qui n’existera qu’un moment, pour nous attacher plutôt à des choses éternelles. Or, aux yeux de Freud, ce caractère éphémère est ce qui fait la valeur même de la beauté au lieu de s’y opposer : « La beauté du corps et du visage humains, nous la voyons disparaître pour toujours dans l’espace de notre propre vie, mais cette brièveté de vie ajoute un nouveau charme à ceux de la beauté » (Ibid. : 322). Ainsi ce réflexe par lequel nous voudrions que les choses durent néglige leur réalité essentielle, autrement dit le caractère transitif qui fait leur valeur.

Le dandy du roman de Wilde est inspiré de son professeur d’Oxford, Walter Pater, qui professait dans La Renaissance10 la nécessité de jouir de l’existence autant que possible, autrement dit, non pas de chercher à empêcher la mort, mais dans une profonde conscience de la finitude humaine, profiter du temps imparti, et employer l’art, lieu d’une intensification de la vie des sens, comme moyen de ne pas en rester à une vie s’oubliant dans l’habitude, mais capable de saisir la richesse des sensations que recèle chaque instant. À rebours d’une modernité visant à dépasser le défaut de la condition humaine par l’innovation technique et conduisant à une vie marquée par le refoulement d’une dimension essentielle de son être, Pater revient à une compréhension de la mort qui était celle des anciens et qui pensait l’existence dans l’horizon de sa finitude.

En effet, le problème qui se pose à l’homme n’est pas tant de repousser sans cesse les limites de son existence quand dans le même temps il lui arrive trop souvent de faire mauvais usage du temps qui lui est imparti. On reconnaît ici l’écho de la philosophie de Rousseau, dont le critique anglais se revendique explicitement, reprenant à son compte l’exigence éthique d’une vie qui ne soit pas obsédée par le nombre des années d’une existence qui en resterait à sa réalité mécanique, mais qui trouve sa valeur dans un intense sentiment d’exister :

On ne songe qu’à conserver son enfant ; ce n’est pas assez ; on doit lui apprendre à se conserver étant homme, à supporter les coups du sort, à braver l’opulence et la misère, à vivre, s’il le faut, dans les glaces d’Islande ou sur le brûlant rocher de Malte. Vous avez beau prendre des précautions pour qu’il ne meure pas, il faudra pourtant qu’il meure ; et, quand sa mort ne serait pas l’ouvrage de vos soins, encore seraient-ils mal entendus. Il s’agit moins de l’empêcher de mourir que de le faire vivre. Vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir ; c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes, qui nous donnent le sentiment de notre existence. L’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie. Tel s’est fait enterrer à cent ans, qui mourut dès sa naissance. Il eût gagné d’aller au tombeau dans sa jeunesse, s’il eût vécu du moins jusqu’à ce temps-là. » (Rousseau, 1762 : 53)

Le discours de Lord Henry incitant à la jouissance est alors indissociable de la profonde conscience du caractère fugitif des moments de joie, de la beauté et de la vie même. Pater s’inscrit dans l’héritage d’une philosophie atomiste, comme celle d’Épicure, et se donne également pour projet, non pas de contester ce qui définit de manière essentielle une vie humaine, mais au contraire d’atteindre ce qu’il y a de divin en elle en l’assumant pleinement : « tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car il ne ressemble en rien à un animal mortel, l’homme vivant dans les biens immortels » (Épicure, 1994 : 198).

Le roman de Wilde semble interroger le désir d’immortalité à travers la figure d’un héros désirant la jeunesse et la beauté éternelle, autrement dit préserver de toute altération une parfaite image de soi. Si ce désir est celui qui anime toute existence humaine dans son profond inachèvement, l’homme semble lui apporter différentes réponses. L’art, au sens originaire du terme, permettrait dans son indistinction avec la technique de donner à l’homme différents moyens de parvenir à son objectif : nier ce qui n’apparaît à ses yeux que comme les défauts de sa condition. Cependant, l’insatisfaction de l’homme face à sa mortalité serait bien ce qui donne de la valeur à son existence non pas en vertu d’une intention de la supprimer, mais en la considérant comme ce qui fonde une vie véritablement humaine. Le Portrait de Dorian Gray, à travers le personnage de Lord Henry déploie une éthique empruntée à Walter Pater et qui consiste dans un éloge dans l’art en raison de sa capacité non pas à figer le passé du temps sous la forme du monument, mais à offrir à chacun l’espace dans lequel celui-ci pourra approfondir ses propres émotions ou en découvrir de nouvelles11. Par là, l’homme ne nie pas les limites qui sont les siennes, mais les acceptent tout en parvenant à repousser la brièveté de l’existence. En effet, il ne s’agit pas de se désoler du maigre temps imparti à la vie humaine, mais d’attribuer à chaque instant sa densité réelle.

  1. 1L’auteur décrit le phénomène de la « singularité » comme le terme d’une évolution technologique dont le rythme croissant devrait culminer dans une modification irréversible de la vie humaine dans la mesure où celle-ci transcendera sa réalité biologique limitée et finie pour se confondre entièrement avec un monde robotique et virtuel. (Kurzweil, 2005 : 29-31)
  2. 2« C’est la raison pour laquelle, depuis le XVe siècle, les modernes modèles de l’Ancien Monde, les Européens, ne sont plus tant des découvreurs que des expérimentateurs ; leur métier, ce sont les routines de l’expansion ; leur espace se développe parce qu’ils ont su y inclure de nouveaux espaces dans de nouvelles routines de l’emprise hors de leur propre espace. La caractéristique des temps modernes n’est donc pas tant la découverte d’espaces vierges — comme si des continents inconnus avaient justement voulu sortir à l’époque du sommeil de leur non-découverte — que l’ouverture d’espaces de possibilités élargis à l’aide de nouvelles routines opérationnelles. » (Sloterdijk, 2000 : 13-14)
  3. 3« Pour apprivoiser le rituel de dissection, vécu dans l’angoisse et la peur de profaner l’homme, des mécanismes de résistance se mettent socialement en place. La persistance de l’humour carabin en est un exemple significatif. On joue par exemple à tenir l’étal d’un boucher pour proposer du foie, des reins, on mime des actes sexuels avec le cadavre. […] Le cadavre est banalisé par le vocabulaire qui le désigne : “macchabée”, “bidoche”, “viande froide”, etc. Ritualisation de l’ambiguïté de l’événement par un procédé symbolique de rabaissement. Si le cadavre n’est plus la personne, on peut se livrer sans crainte à son écorchement systématique. » (Le Breton, 1993 : 29)
  4. 4« Pendant des siècles, la recherche du “matériel” de dissection implique la violation des sépultures pour s’emparer des corps fraîchement inhumés, le vol des cadavres dans les hôpitaux, le prélèvement d’office de ceux que nul ne réclame, l’achat de suppliciés au bourreau, les expéditions nocturnes pour décrocher les pendus. » (Le Breton, 1993 : 18-19)
  5. 5« La composition de l’organisme humain, et à la vérité de tout animal doté de vie, était l’un des phénomènes ayant le plus retenu mon attention. Je m’interrogeais souvent sur l’origine du principe de vie. La question était audacieuse, car touchant à un mystère que nul n’avait jamais su résoudre. » (Shelley, 1818 : 74-75)
  6. 6Il s’agit bien là d’un argument limite de la conception cartésienne de la médecine fondée sur la substitution de pièces mécaniques, et qui culmine dans les théories de l’homme-machine, défendues par exemple par La Mettrie. Kant pose, contre cette représentation du corps, une distinction entre l’organique et le mécanique : « Un être organisé n’est donc pas simplement une machine, étant donné que la machine a exclusivement la force motrice ; mais il possède en soi une force formatrice qu’il communique aux matières qui n’en disposent pas (il les organise) : c’est donc une force formatrice qui se propage et qui ne peut être expliquée uniquement par le pouvoir moteur (par le mécanisme). » (Kant, 1790 : 367)
  7. 7« si elles meurent, car même ces splendides animaux n’échapperont pas à cette fin nécessaire et universelle, elles entreront aussitôt dans une nouvelle phase d’existence, car quelle machine décède-t-elle totalement, avec toutes ses pièces qui rendent l’âme à la fois et au même instant ? » (Butler, 1863 : 13)
  8. 8« Or, dans son désir d’une éternelle jeunesse, qui se confond avec une immortalité qui déjoue la mort, Dorian Gray ne devient-il pas un être inhumain, incapable de souffrance et de plaisir, et donc d’émotions. […] Imposture de la beauté parce qu’elle semble, par sa splendeur même, protéger l’homme contre la perte de ses assurances narcissiques, contre toute chute, toute faille, faillite, souillure, dégradation, corruption ; contre la ruine, la défaite dont, en réalité, elle-même se trouve fatalement menacée. » (Kofman, 1995 : 25-26)
  9. 9« Il est donc clair que, du point de vue de notre conscience, l’éternité ne peut apparaître que comme le résultat d’une négation et d’un refus. L’idée d’éternité émane de l’attitude psychique niant le devenir, elle naît du refus du temps. » (Alquié, 1943 : 11)
  10. 10Notons que Pater consacre, parmi ses études sur la Renaissance, un portrait de Pic de la Mirandole. Si le discours sur la dignité de l’homme peut relever d’un lieu commun de la Renaissance, dans une lecture infléchie de Pic de la Mirandole, il peut affirmer, que « pour fausse qu’en soit la base, la théorie n’était pas dépourvue d’utilité » dans la mesure où il voit, lui, dans « cette dignité supérieure de l’homme, qui faisait communier la poussière sous ses pieds avec les pensées et les affections des anges », non pas l’affirmation d’un homme repoussant toujours ses limites, mais célébrant son humaine condition : « Cette proclamation faisait contrepoids à la tendance croissante de la religion médiévale à déprécier la nature humaine, à en sacrifier un élément, à la rendre honteuse d’elle-même et à s’attacher constamment aux circonstances dégradantes ou douloureuses. Elle contribua à l’affirmation renouvelée de l’homme par l’homme, à la réhabilitation de la nature humaine, du corps, des sens, du cœur et de l’intelligence, qu’accomplit la Renaissance » (Pater, 1873 : 77
  11. 11« Car notre seule chance consiste à accroître cet intervalle, à connaître autant de battements de cœur que possible en un temps donné. Les grandes passions peuvent nous donner cette impression avivée de l’existence, de l’extase, des chagrins d’amour, des formes variées d’activité enthousiaste, désintéressée ou non, qui viennent naturellement à la plupart d’entre nous. Seulement soyons surs qu’il s’agit bien de passion, et quelle nous apporte la conscience multipliée et avivée qui en est le fruit. De cette sagesse, la passion de la poésie, le désir de la beauté, l’amour de l’art pour lui-même sont les plus riches. Car l’art vient à nous en se proposant franchement de ne donner que la plus haute qualité à nos instants au moment où ils passent et simplement par amour de ces instants. » (Pater, 1873 : 216-217)