Frankenstein, ou le Prométhée moderne de Mary Shelley et le « Mal d’archive »
Le roman Frankenstein, ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, publié en 1818, s’inscrit dans la tradition littéraire gothique, cherchant à explorer et nuancer les notions du mal humain — et non pas les notions du mal surnaturel. Le Mal et le Bien ne sont donc plus des forces cosmiques ou surhumaines, et ne sont pas non plus des forces extérieures à l’homme (MacAndrew, 1979 : p.5) ; désormais, le Mal est notamment perçu comme élément psychologique, intérieur à l’esprit humain. Les monstres qui, désormais, intéressent les auteurs gothiques ne sont plus ces monstres médiévaux (nous pensons plus précisément au dragon), mais plutôt des monstruosités ressemblant aux humains, à leurs propres créateurs littéraires et à leurs lecteurs. Le unheimlich freudien — ce sentiment de la frayeur qui remémore une familiarité censée demeurer inconsciente et dissimulée — s’empare de nous et s’intensifie parce que nous sommes confrontés avec le pire de notre propre condition et, plus précisément, parce que ces images de terreur seraient tirées de notre imaginaire : « these tales make use of the realization that monsters in fiction frighten because they are already the figments of our dreaming imaginations » (MacAndrew, 1979 : p.8). Le lecteur vit un malaise, ou bien ce sentiment d’unheimlich, non seulement dans le monde de la fiction, mais aussi dans le cadre de sa relation avec l’auteur : dans le roman Frankenstein, c’est Mary Shelley qui permet, puis met en scène, cette perturbation de nos esprits. Ainsi est provoquée une rupture du pacte de lecture à cause de « la révélation retardée le plus longtemps possible de certains événements » (Durot-Boucé, 2008 : p.145), mais également, à notre avis, par cette nouvelle ambigüité morale présente et perpétuée dans le genre littéraire gothique. Rappelant le but du Paradis perdu de John Milton (1667), le lecteur est invité, malgré lui, à réviser sa compréhension du Mal et, plus important encore, est appelé à sympathiser avec le personnage qui est à priori censé incarner le Mal. Le lecteur peut donc y voir là une tentative de la part de Shelley à rompre le pacte de lecture, cherchant à nuancer subrepticement les conceptions du Mal, voire dévoiler sa spectralité, puis exposer la responsabilité de l’homme vis-à-vis le Mal commis en société.
Cependant, il nous faut nous interroger sur la manière dont Mary Shelley entretient ce malaise du lecteur, qui se retrouve à confronter un monstre créé selon sa propre image. L’auteur fait référence, notamment, à deux cadres thématiques, soient ceux de la « recherche des origines » ainsi que de la « spectralité », pour ébranler les lecteurs. Afin de puiser tout le sens ainsi que la portée de ces schémas, j’ai voulu reposer mon analyse sur la pensée de Jacques Derrida en ce qui a trait au concept de l’Archive, de l’Arkhé. Le concept derridien de l’Archive ne correspond pas seulement à un lieu ou bien à un moyen de conservation de la mémoire, bien qu’il soit perçu comme tel dans le domaine informatique ou de la gestion. Selon Jacques Derrida, l’Archive existe aussi en tant qu’activité et, plus précisément, comme économie cherchant à soumettre la mémoire comme action humaine à une autorité immémoriale et parfois même surhumaine : là où tout commence, et où tout est commandé. L’exercice d’une microlecture, soit l’étude d’un court extrait fort marquant du roman Frankenstein, ou le Prométhée moderne, permet de cerner toute l’intensité, voire à mon avis le sommet, de ce roman : l’ouvrage en entier pourrait être pénétré à la lumière d’un seul passage.
La citation en question décrit les circonstances ainsi que les motivations personnelles poussant le Docteur Frankenstein vers son passage à l’acte, celui de la création du monstre. En décrivant cet événement, Mary Shelley offre la possibilité au lecteur d’apercevoir les contours du « commencement » ainsi que du « commandement » :
Whence, I often asked myself, did the principle of life proceed? It was a bold question, and one which has ever been considered as a mystery; yet with how many things are we upon the brink of becoming acquainted, if cowardice or carelessness did not restrain our enquiries. […] To examine the causes of life, we must first have recourse to death. […] I must also observe the natural decay and corruption of the human body. In my education my father had taken the greatest precautions that my mind should be impressed with no supernatural horrors. I do not ever remember to have trembled at a tale of superstition, or to have feared the apparition of a spirit. […] Now I was led to examine the cause and progress of this decay […]. I saw how the fine form of man was degraded and wasted; I beheld the corruption of death succeed to the blooming cheek of life; I saw how the worm inherited the wonders of the eye and brain. I paused, examining and analysing all the minutiae of causation, as exemplified in the change from life to death, and death to life, until from the midst of this darkness a sudden light broke in upon me—a light so brilliant and wondrous […] that while I became dizzy with the immensity of the prospect which it illustrated, I was surprised, […] that I alone should be reserved to discover so astonishing a secret. (Shelley, 1994: p.30-31)
La quête d’origine dans Frankenstein
La réflexion et la remémoration du Docteur Frankenstein sur les circonstances entourant ses expériences scientifiques — qui mèneront jusqu’à la création du « monstre » — commencent par une question simple et directe : « Whence, I often asked myself, did the principle of life proceed? » Nous comprendrons, cependant, que le Docteur ne veut point une simple découverte de la « science » de la Genèse — il veut sa réécriture, sa réinscription dans l’Archive. Afin d’accomplir cette réécriture du « commencement » et des origines, le Docteur doit aussi attaquer le deuxième principe, soit le « commandement » ou bien ce « principe selon la loi, là où des hommes et des dieux commandent, là où s’exerce l’autorité, l’ordre social… » (Derrida, 1995 : p.11). Bref, afin d’altérer le commencement (et, par conséquent, réécrire l’événement de la Création), le Docteur Frankenstein doit renverser le commandement et l’autorité de Dieu.
Dès le début du roman, son discours ainsi que son langage imitent le récit des premiers actes de la Création tels que racontés dans la Genèse : alors que Dieu règne au-dessus d’un univers « informe et vide », Dieu dit « « Que la lumière soit ! » Et la lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière des ténèbres » » (Gen 1 : 1-4). Parallèlement, lors de ses observations du processus de la mort, de la décomposition et de la renaissance au travers d’autres organismes, l’inspiration de Frankenstein gît à l’intérieur de lui-même telle cette lumière divine qui écarte la noirceur : « from the midst of this darkness a sudden light broke in upon me » (Shelley, 1994 : p.31). Et encore, en parlant de son désir de transgresser ces « limites » de la vie et de la mort, Frankenstein cherche à déverser « a torrent of light into our dark world » (Ibid: p.32).
Tel Satan du Paradis perdu de Milton, ou tout comme Prométhée, le titan tiré du mythe grec (cette œuvre de Shelley est, bien sûr, sous-titrée Le Prométhée moderne), le Docteur Frankenstein prétend contribuer à l’épanouissement de l’humanité. Il ne s’agit pas, toutefois, d’une action bienveillante et altruiste ; à certains égards, elle est plutôt égoïste, car le personnage cherche d’abord à se rebeller contre une autorité créatrice qui n’est pas la sienne et qui se trouve à l’extérieur de sa volonté, voire de ses capacités. En effet, Jean-Jacques Lecercle, dans Frankenstein : mythe et philosophie, surligne la chose : « Victor Frankenstein le savant annonce que l’homme est son propre créateur, que le progrès scientifique va glorifier la créature et marginaliser le Créateur… » (Lecercle, 1988 : p.44). Ainsi, le créateur — le Docteur Frankenstein — sera, selon Lecercle, « puni pour son hubris, pour avoir désobéi aux ordres divins, menacé l’ordre du cosmos », et le monstre, en tant que produit de cette création proscrite, « serait l’équivalent de l’aigle ou du vautour qui tourmentent Prométhée » (Ibid: p.19). Le terme « hubris » est important, car même le Docteur Frankenstein avouera, à la fin du roman, qu’il en fut esclave : c’est pour cette raison qu’il cherchera tant à convaincre son sauveteur, Walton, un chercheur et aventurier, d’abandonner ses « illusions » de découvertes scientifiques en Arctique. Dans notre passage, alors que le Docteur reproche aux scientifiques lâcheté ou insouciance, qui les priveraient de nombreuses et brillantes découvertes, nous constatons que le Docteur incarne en fait les attributs qui sont totalement opposés, soit celles d’hubris et d’obsession. Derrida lui-même maintient qu’une quête ainsi que la réécriture des origines entraînent un pareil « désir compulsif, répétitif et nostalgique, un désir irrépressible » (Derrida, 1995 : p.142). Par ce symptôme qu’est de « n’avoir de cesse, interminablement, de chercher l’archive là où elle se dérobe » (Ibid: p.142), s’ensuit un « mal d’archive ».
La quête des origines, cependant, n’est pas propre au Docteur Frankenstein ; elle est aussi vécue par le Monstre, celui-ci étant projeté dans une économie de création. Il incarnerait donc l’image d’un Adam — « [rassemblant] en lui tous les commencements [:] de la connaissance, de la société, du goût, du langage » (Lecercle, 1988 : p.29) —, pour qui le but premier sera de fonder une famille, afin de perpétuer, par son ascendance (sa descendance ?), l’existence de son espèce. Son besoin inné qu’est de fonder cette lignée est essentiel à la compréhension de la quête des origines du monstre, car, selon Jean-Jacques Lecercle, « le rôle d’un mythe de création est toujours d’expliquer l’origine d’une lignée : d’un clan, d’un peuple, de l’humanité tout entière » (Ibid: p.21).
Cependant, le Monstre sera non seulement privé de sa « propre » lignée (le Docteur lui refusant une épouse), mais il est également totalement rejeté par l’espèce de son créateur et ne peut donc pas, non plus, faire partie de la lignée humaine. Plus précisément, puisque c’est un humain (le Docteur Frankenstein) qui créa le Monstre, ce sont donc les humains dans ce contexte qui ont autorité ainsi que le pouvoir d’interprétation sur les « documents officiels » de l’archive ; ils incarneraient, selon Derrida, les « arch-ontes » situés au-dessus du Monstre, et s’opposant à lui :
C’est chez [les archontes], dans ce lieu qu’est leur maison […] que l’on dépose alors les documents officiels. Les archontes en sont d’abord les gardiens. Ils n’assurent pas seulement la sécurité physique du dépôt et du support. […] Ils ont le pouvoir d’interpréter les archives […] ils rappellent la loi et rappellent à la loi. (Derrida, 1995 : p.13)
Le monstre est par conséquent exclu de ce pouvoir d’interprétation, d’une « domiciliation » (Ibid: p.13), terminologie fort à-propos, car elle rappelle le besoin propre à la créature de retrouver à la fois son bercail ainsi que son chez-soi. N’ayant aucun moyen de prolonger son archive, et n’ayant pas la possibilité d’y contribuer, le Monstre à son tour se doit de se révolter contre le « commandement » de son créateur, le Docteur Frankenstein.
La différance derridienne dans Frankenstein, ou le Prométhée moderne
Selon Jean-Jacques Lecercle, « le monstre ne fait que reproduire l’obsession de son créateur […]. Enfin, la lutte des générations est au cœur de Frankenstein : si le monstre et son créateur forment un personnage double, c’est que leurs rapports sont ceux d’un fils à son père » (Lecercle, 1988 : p.21). Effectivement, tout comme le Monstre incarne l’image filiale du Docteur, nous pourrions suggérer que ce dernier incarne, quant à lui, l’image filiale d’Adam contre le Père divin. De cette manière, la relation père-fils entre le Monstre et le Docteur est différée : elle reflète et calque la relation entretenue entre les humains et Dieu dans la Genèse, une relation qui est tout à fait traitée par l’auteur à un second degré dans le roman.
Ce sont deux relations de violences, voire des « chaînes de vendetta » (car les deux personnages veulent la destruction ou bien la mise à mort mutuelle) qui sont, comme cité chez M. Lecercle, « contagieuse[s], toute-puissante[s], réciproque[s] et donc sans fin » (Ibid: p.22). Elizabeth Durot-Boucé qualifie cette répétitivité de violence de « présent éternel » (Durot-Boucé, 2008 : p.165), mais nous pourrions tout aussi bien nous référer à la répétition freudienne — de ce destin qui accompagne un traumatisme primordial —, afin de parler de cette violence qui perturbe toutes les générations humaines, dans le cadre du mythe chrétien : la felix culpa, ou bien l’Heureuse Faute qui, par le biais de la chute, apporta la vie (bien que mortelle) et la rédemption.
Rappelons que, tel le Monstre créé par le Docteur Frankenstein, Adam et Ève obtinrent eux aussi, dans le récit biblique, une naissance dans le cadre de la mortalité, ou bien « through a recourse to death », comme l’exprimait le Docteur dans notre passage. Dieu aurait, en chassant Adam et Ève du paradis, condamné l’humanité à une mort jamais achevée. Plus tard dans le roman, les paroles du Docteur résument bien la position humaine vis-à-vis leur Créateur : « Of what materials was I made, that I could thus resist so many shocks, which, like the turning of the wheel, continually renewed the torture? But I was doomed to live… » (Shelley, 1994 : p.130).
Dans cette œuvre, ce paradoxe de la vie mortelle est aussi exploré, surtout lorsque le Docteur réalise ses expériences scientifiques menant à la création du Monstre ; le personnage explique dans notre passage que le cycle de la vie entraine nécessairement la mort, et vice versa. Le Monstre pourrait donc représenter cet être situé et piégé entre la vie et la mort, car malgré sa « naissance » artificielle, il a été créé à partir de corps morts. Il est, littéralement, un revenant, un spectre, et est décrit comme tel au tout début de sa naissance par le Docteur : « « Do not ask me, » cried I, putting my hands before my eyes, for I thought I saw the dreaded spectre glide into the room » (Ibid: p. 38).
Le Monstre pourrait également représenter et rappeler cette mortalité humaine refoulée ; nous tentons, naturellement puis de façon répétée, de nous y échapper et de la nier. Citons Elizabeth Durot-Boucé à ce propos : « le fantôme extériorise les peurs, notamment la peur de la mort, qui ont été refoulées, c’est-à-dire expulsées de la conscience » (Durot-Boucé, 2008 : p.167). L’apparition de ce « spectre » refoulé coïncide avec le sentiment freudien d’unheimlich, ou d’inquiétante étrangeté : rappelons-nous, de surcroît, que ce spectre puisse être, selon Freud, un produit de l’espace-frontière « paradoxal » situé entre le monde des vivants et des morts (Dolar, 2004 : p.13). Si le Monstre s’entête à survivre, il persistera à condamner son créateur, le Docteur Frankenstein, au souvenir de sa corruptible et mortelle nature.
Il faudrait toutefois s’éloigner de la représentation typique et clichée des spectres, notamment celle des « esprits immatériels » et des « fantômes » : Elizabeth Durot-Boucé, au contraire, défend que les spectres tirés de la littérature des XIXe et XXe siècles « se [matérialisent] abominablement et [laissent] derrière eux la preuve effroyable de leur existence, ongle, cheveu, empreinte ou odeur nauséabonde » (Durot-Boucé, 2008 : p.128). En effet, le « spectre » qu’est le monstre de Frankenstein n’est point un fantôme évanescent, mais un être qui est chair, qui, comme l’indique le Docteur, laisse également des traces, des impressions : « sometimes, indeed, he left marks in writing on the barks of the trees, or cut in stone, that guided me, and instigated my fury » (Shelley, 1994 : p.152).
Ce n’est donc pas seulement la présence du Monstre dans le moment présent qui effraie le Docteur, mais le fait qu’il lui remémore la scène originelle, celle de la Création et aussi, de facto, celle de la Chute. De là, citons encore Elizabeth Durot-Boucé, qui suggère que « le fantôme est cette partie de soi que l’on n’a pas réussi à ensevelir totalement, c’est, pour ainsi dire, « le spectre de quelque péché de jeunesse, ou d’une disgrâce inavouable qui le ronge comme un cancer » », puis finalement, que son apparition « suggère que le présent ne peut jamais se détacher de l’influence du passé » (Durot-Boucé, 2008 : p.165). Voilà qu’encore une fois nous pouvons apercevoir la temporalisation du Monstre : sa position différée, calquée dans le cadre d’une plus grande Genèse, fait également que « l’histoire de spectre cède le pas au spectre de l’Histoire » (Ibid: p.165). Ainsi, même si le père du Docteur Frankenstein aurait tenté d’empêcher que son fils, dans sa jeunesse, ne se sente hanté par la superstition — et même si le Docteur lui-même assure qu’il n’a jamais été effrayé par des histoires d’horreur ou de fantômes —, il reste que le spectre se manifestera involontairement et de manière imprévisible en tant que répétition d’un événement traumatisant, non pas seulement celui qui lie le Docteur à la création de son Monstre, mais aussi à la création de sa propre espèce. Nous témoignons ainsi, en lisant les paroles du Docteur, de ce dédoublement de ces violentes quêtes des origines :
… [Henry] at first believed [my words] to be the wanderings of my disturbed imagination, but the pertinacity with which I continually recurred to the same subject, persuaded him that my disorder indeed owed its origin to some uncommon and terrible event. (Shelley, 1994: p. 39)
Mais comment briser ces « chaînes de vendettas » qui non seulement lient le Créateur et son Monstre, mais les empêchent aussi de se rejoindre ? En effet, dans le roman de Mary Shelley, les deux personnages ne réussiront jamais à se rattraper, le Docteur étant atteint par la mort avant même que le Monstre puisse le retrouver pour perpétrer son meurtre vengeur. Apprenant la mort de son créateur, puis comprenant que celle-ci empêchera l’action de sa vengeance, le Monstre s’édifie un bûcher funéraire où il se brulera vivant.
Lecercle défend, de manière très juste, que ce soit l’action du sacrifice qui seule permettrait « de contenir, de mettre fin à la chaîne de la vendetta, en déplaçant la violence sur la personne ou l’animal sacrifié » (Lecercle, 1988 : p.22). Notamment, le roman se termine au moment même où le Monstre raconte qu’il se donnera la mort, un acte qu’il perçoit comme un sacrifice et non pas comme un suicide : l’acte est accompli avec une profonde abnégation et non pas par désespoir, car le Monstre conserve l’idée voulant que sa vie soit si étroitement liée à celle de son créateur qu’elle ne puisse être préservée puis émancipée.
« Fear not that I shall be the instrument of future mischief. My work is nearly complete. Neither yours nor any man’s death is needed to consummate the series of my being, and accomplish that which must be done; but it requires my own. Do not think that I shall be slow to perform this sacrifice. » (Shelley, 1994: p.165-166)
Et encore, dans les dernières phrases de l’ultime chapitre : « I shall ascend my funeral pire triumphantly, and exult in the agony of the torturing flames » (Ibid: p.166).
Derrida stipule que le « mouvement de cette jalouse violence » (Derrida, 1995 : p.125) est issu d’un être qui, par son acte de la création, doit exister toujours par opposition à un Autre. Finalement, dépourvu de la raison ainsi que du créateur de son existence, le Monstre s’efface par une dernière tentative de rédemption, l’acte du sacrifice : « He is dead who called me into being; and when I shall be no more, the very remembrance of us both will speedily vanish » (Shelley, 1994 : p.166). Parallèlement, nous pouvons supposer que par une mise à mort précoce du Monstre, son Créateur cesserait lui aussi d’exister, car ce dernier a besoin de sa création pour perdurer, même si ce n’est que dans le cadre de la mémoire, voire de l’Archive. Ils se doivent constamment de se pourchasser, tout en se gardant à distance, puis finalement sans jamais pouvoir se rejoindre même jusque dans la mort.
Cette violence différée dans le roman reflète fidèlement l’économie de l’Archive chez Derrida : toute Archive, selon lui, « est à la fois institutrice et conservatrice. Révolutionnaire et traditionnelle. Archive éco-nomique en ce double sens : elle garde, elle met en réserve, elle épargne, mais de façon non naturelle, c’est-à-dire en faisant la loi (nomos) ou en faisant respecter la loi » (Ibid: p.20). Dans l’Archive, nous tentons non seulement de conserver une mémoire, mais nous tentons simultanément aussi, devant l’autorité monumentale des arch-ontes, de la détruire ou de l’oublier. Il semble que nous ne pouvons pas échapper à la violence compulsivement répétitive de l’Archive, cette « pulsion de mort ». Les extrêmes interdépendants que nous retrouvons dans le roman Frankenstein, ou le Prométhée moderne (Dieu et Adam, le Docteur et son Monstre) reproduisent effectivement l’économie de l’Archive, cette temporalisation de violence transmise à travers les générations, toujours calquée, mais jamais rattrapée dans le moment présent, car c’est cette même violence qui fixe l’existence polaire des deux entités.
Par l’acte du sacrifice, par amour ainsi que par dévouement envers son créateur, et bien que toujours dans une jalouse et passionnante tentative de rejoindre son Père (son maître), le Monstre accompli ce que Derrida envisage dans son ouvrage Mal d’archive : la créature saisit « la possibilité de mettre à mort cela même, quel qu’en soit le nom, celui qui porte la loi dans sa tradition : l’arch-onte de l’archive… » (Ibid: p.126). En sacrifiant son existence, le Monstre parvient, de cette manière, à « mettre à mort » la mémoire, puis finalement à s’extraire de l’économie de l’archive.
L’auteur comme créateur : Mary Shelley et son « Mal d’archive »
L’examen d’un court extrait de Frankenstein, ou le Prométhée moderne nous a permis d’évoquer les liens et les règles qui régissent les interactions entre le Docteur et son Monstre : apparaît donc entre les deux personnages une violente économie de vendettas s’apparentant à ce système de conservation et destruction de la mémoire (ainsi que des origines) que Jacques Derrida surnommait le « Mal d’archive ». Bien que cette économie demeure centrale au roman, il y a raison de soupçonner qu’elle touche aussi bien le lecteur étant donné qu’elle se situe également à l’extérieur du texte fictif : la quête des origines est une préoccupation qui inquiète sans cesse les conditions de rédaction de Shelley. L’auteur offre notamment à ses lecteurs une longue introduction expliquant son processus d’écriture — à la demande de la maison d’édition.
The publishers of the Standard Novels, in selecting Frankenstein for one of their series, expressed a wish that I should furnish them with some account of the origin of the story. I am the more willing to comply, because I shall thus give a general answer to the question, so very frequently asked me — « How I, then a young girl, came to think of and to dilate upon so very hideous an idea? » (Shelley, 1994 : v).
Cette introduction augure la quête des origines comme thème principal du roman, mais fait également comprendre aux lecteurs que le processus de création est tout aussi important pour l’histoire : c’est-à-dire que l’auteur se perçoit elle-même en tant que partie prenante (à la fois comme instigatrice et comme victime) du songe romanesque qui s’est emprise d’elle. « When I placed my head on my pillow […] My imagination, unheeded, possessed and guided me, gifting the successive images that arose in my mind with a vividness far beyond the usual bounds of reverie » (Ibid: viii).
Ce qui, au départ, devait être le produit d’un jeu littéraire, est finalement le produit d’un rêve cauchemardesque, de nuit et de brouillard :
I opened [my eyes] in terror. The idea so possessed my mind, that a thrill of fear ran through me, and I wished to exchange the ghastly image of my fancy for the realities around. […] I could not so easily get rid of my hideous phantom; still it haunted me […]. Swift as light and as cheering was the idea that broke in upon me. « I have found it! What terrified me will terrify others; and I need only describe the spectre which had haunted my midnight pillow » (Ibid: ix).
Par le processus de la création littéraire, nous observons que Shelley s’approprie le récit qui ne fut, à l’origine, qu’un « spectre » s’imposant à elle en dépit de toutes ses volontés ; elle en devient, petit à petit, la génitrice.
At first I thought but a few pages—of a short tale; but Shelley[Percy Bysshe Shelley, auteur britannique du XIXe siècle et mari de Mary Shelley.] urged me to develop the idea at greater length. I certainly did not owe the suggestion of one incident, nor scarcely of one train of feeling, to my husband, and yet but for his incitement it would never have taken the form in which it was presented to the world. […] And now, once again, I bid my hideous progeny go forth and prosper. (Ibid: ix)
Ce métarécit mériterait certainement, dans le cadre des théories psychanalytiques de Freud et des théories déconstructivistes de Derrida, une étude plus approfondie : nous pourrions supposer que l’auteur aurait subi, elle aussi, la réapparition du « refoulé », comme l’avait vécu le personnage du Docteur Frankenstein — mais de quelle scène traumatisante proviendrait-il ? Serait-ce le rappel d’une scène de création et de violence divine contre l’espèce humaine transmise (et différée) par la littérature ainsi que par le récit chrétien, ou, de surcroît, celui qui imiterait son propre acte de création en tant qu’auteur de fiction ? Shelley, qui avait pour but de créer une histoire « which would speak to the mysterious fears of our nature and awaken thrilling horror » (Ibid: vii), inscrit son roman dans un cadre moral qui importe tant pour l’auteur de fiction que le scientifique, tous deux en quelque sorte artistes d’une œuvre prenant vie : « Frightful must it be; for supremely frightful would be the effect of any human endeavor to mock the stupendous mechanism of the Creator of the world. His success would terrify the artist […] » (Ibid: viii). À la lumière des théories et des expériences scientifiques menées à son époque[Toujours dans son introduction, elle fait référence aux découvertes scientifiques du Docteur Erasmus Darwin (grand-père de Charles Darwin), qui auraient été discutées par ses compères le soir précédant son cauchemar : « During one of these [conversations], various philosophical doctrines were discussed, and among others the nature of the principle of life, and whether there was any probability of its ever being discovered and communicated. They talked of the experiments of Dr Darwin […]. (Ibid : viii)], qui ont par ailleurs directement ou indirectement eu un effet sur la création de son roman, Shelley interroge auprès de ses lecteurs leur souvenir d’une Genèse chrétienne, mais aussi la capacité humaine à coexister (ou non) avec ses propres rejetons. Nous ressentons que ces desseins pèsent énormément sur le roman qui nous est présenté, car celui-ci explore non seulement l’archive et la mémoire des personnages fictifs — qui ne sont, en fin de compte, que fantasmes —, mais aussi l’archive et la mémoire de l’auteur en chair qui fit « impression » de sa propre pulsion de mort, de son propre « mal d’archive ».