Les objets sous les yeux

Au sujet de l’informe derrière les « belles choses à voir » dans Des aveugles d’Hervé Guibert

Ces mots me poussaient de temps en temps
à ouvrir l’emballage extérieur
et je découvrais dessous un autre emballage.
(Yoko Tawada, Narrateurs sans âmes)
Facts are bigger in the dark.
(Anne Carson, Autobiography of Red)

I.

« La rogne un peu consternée de T., qui lit Des Aveugles et semble se plaindre de tout ce qui n’est pas conventionnel sans jamais remarquer l’originalité. Surtout il me semble qu’il ne lit pas l’écriture, qu’il ne lit que le récit, et qu’est-ce que ce récit sinon une limite à l’écriture – des limites ? » (Guibert, 2001 : 344) Lorsque je suis tombé sur ce passage du journal d’Hervé Guibert, j’ai vu dans ce conflit, entre le scripteur et le lecteur, comme par une confusion des initiales, la trace d’une vision mantique. J’ai pensé : on m’avertit. Puis j’ai relu le roman de Guibert, et je ne savais plus ce que contenait ce « T » du journal. La lettre où commençait la lecture devenait à la fois le signe d’une identification et la trace qui désignait la colère de l’auteur face à une lecture qui ne voyait pas. Entre Thierry et Thomas, je sentais, face à H., comme une limite à ma lecture et j’ai déposé le livre. Ce n’est qu’à ce moment que j’ai remarqué : j’avais commencé à avoir mal aux yeux.

II.

Avant l’écriture de Des aveugles, il y a l’expérience de la lecture. C’est dans le cadre d’une série d’articles pour Le Monde, puis comme lecteur bénévole que Guibert aurait fréquenté, au cours des années 80, l’Institut national des jeunes aveugles de Paris. C’est d’ailleurs selon ce rôle de lecteur chez les aveugles qu’il (s’)insère, à même le texte du roman, le narrateur-voyeur dont l’espace de l’Institut assure l’impunité d’un regard a priori unidirectionnel. Les intentions de cet intrus relèvent d’une séduisante immoralité, puisque ce lecteur souhaite insérer l’horrible, le laid et le violent dans l’espace de l’Institut pour aveugles en choisissant de lire des textes ignobles et atroces, tout en profitant de l’espace anti-narcissique des séances de lectures : « J’étais beau et ne pas pouvoir être vu était le comble des délices. » (Guibert, 1985 : 65) Mais la beauté, pour les aveugles que rencontre Guibert, n’est évidemment pas exclue de leur représentation du monde : « Lorsque j’ai annoncé à mes aveugles, lors de la dernière lecture, que je les quittais pour l’Égypte, leur visage s’est éclairé d’un air envieux et admiratif : l’Égypte, ce doit être beau, il doit y avoir de belles choses à voir… J’ai l’impression de leur voler ce qu’ils aimeraient voir, en même temps je les jalouse d’avoir emporté dans la tombe de leur œil une image, un programme de sixième qui ne sera jamais démenti. » (Guibert, 1995 : 25) Ce sont ces belles choses à voir, qui semblent s’offrir passivement au regard, comme j’ai parfois l’impression que le livre succombe au mien : comme des utopies visuelles (immédiatement menteuses), qui tracent la piste d’une lecture à rebours, comme une volonté de voir sous la plasticité de l’écriture – ou simplement de ne plus vouloir la regarder –, et d’y trouver là un nouveau rapport au langage, hors du mythique de la dernière image mais relevant davantage d’un rendre-aveugle. Ainsi, dans le roman de Guibert se dessine un langage qui produit l’informe, par l’absence de sa possible visualisation.

Tout acte de lecture apparaît, comme une faille, sous le signe de la cécité, d’où l’affirmation de Paul de Man : « Prior to any generalization about literature, literary texts have to be read, and the possibility of reading can never be taken for granted. It is an act of understanding that can never be observed, nor in any way prescribed or verified. A literary text is not a phenomenal event that can be granted any form of positive existence, whether as a fact of nature or as an act of the mind. » (1983 : 107) Hors de l’expression juste et évidente d’une subjectivité potentiellement inaltérable dans la lecture d’un texte donné (comme une interlocution à la fois avec et malgré le texte), c’est l’impossible matérialité du livre qui me fait questionner ce que je tiens entre les mains. Par la nécessité réitérée de la médiation, ce passer-par qui rend impossible la vérification de cette même transmission, dans la lecture se trace déjà une « limite à l’écriture ». Davantage qu’un geste qui permet d’atteindre un discours (et qui dévoile le texte en tant qu’objet utilitaire, renouant avec le binôme forme/contenu), la lecture d’une lettre devenue immatérielle dresse la trace d’un conflit entre la possible apparition d’une signification et l’appropriation d’un sens par la personne qui a bien voulu y jeter un œil.

C’est cette même conception de la limite possible d’une lecture juste que je retrouve dans Des Aveugles, ancrée dans un langage qui refuse de se faire voir. Par ce nouveau rapport à la lettre, par l’utilisation d’un langage anti-représentatif, le conflit qui confondait la lecture avec la compréhension, l’interprétation avec la description (Ibid. : 108), incite à douter du contenu. Mais ce n’est pas ici un contenu intelligible, comme l’expression d’un argumentaire (Guibert m’avait averti : ce n’était pas le récit qui était à lire), mais plutôt la capacité même à distinguer l’objet qui serait désigné par le langage.

III.

Dans son discours de remerciement, à l’occasion de la remise d’un prix décerné par les aveugles de guerre pour la meilleure pièce radiophonique, Ingeborg Bachmann déclare que « la tâche de l’écrivain ne peut pas consister […] à nier la douleur ni à effacer ses traces ou à leurrer son lecteur en dissimulant son existence. Il doit au contraire prendre la mesure de sa vérité, la rendre effective encore une fois, afin que nous puissions voir. Car nous voulons tous devenir voyants. » (2003 : 37) Cette proposition d’une écriture dont l’ambition relèverait de la démonstration visuelle (au sens littéral ou non, l’idée d’un faire-voir) s’opposerait par principe à un effacement, au leurre d’un réalisme trop lisse qui découlerait plutôt, par la logique d’une sournoise omission, d’un aveuglement. Si le choc visuel peut être (peut-être) un pan non négligeable du travail de Guibert (simplement pour l’apport visuel du médium filmique s’impose La pudeur ou l’impudeur et la captation des interventions médicales), Des aveugles semble plutôt proposer l’expression d’une violence relevant de la cécité. C’est l’expression d’un non-(sa)voir ou d’une incapacité à lire le monde selon une lecture visuelle et consensuelle qui fait apparaître la violence et l’effroi dans l’inconnu hors-la-vue. « Ils méprisaient décidément la lecture qui était, disaient-ils, faite pour les voyants, et qui devenait un labeur sous leurs doigts, une longue énigme hostile et ricanante : la plupart des mots représentaient des choses qu’ils n’avaient jamais tenues entre leurs mains. » (Guibert, 1985 : 33) Ces objets désignés par le langage développent une indépendance quant au signe qui les désigne, et s’y joue, là aussi, une immatérialité. Par l’impossibilité de témoigner des frontières visuelles de ces « choses qu’ils n’avaient jamais tenues entre leurs mains », les aveugles de Guibert affichent craintes et soupçons devant le réel devenu hostile par la perte du potentiel de fixité d’un langage visuel. L’objet devant moi devient un monstre aux frontières incertaines, à la gueule béante.

Quel est ce lieu dans lequel je me situe, regard agissant, sur le texte que je lis? Et comment nommer l’acte (ou le non-acte : le réflexe, comme l’acte qui se dissimule) en jeu dans cette relation visuelle? Le mot, je lis, le lie au vrai, à l’image matérielle et directe – le texte, alors, se visualise – ou, parfois, je transforme avec lui, par la métaphore, comme la collision entre la netteté visuelle du sens propre et l’autre direction que prend l’image (où le mot, paradoxalement, perd parfois son caractère directement visuel). Lorsque Guibert ouvre Des aveugles par la description (mais le mot, on le verra, à dessein est mal choisi) d’un carnaval à l’Institut, on entrevoit déjà le geste strictement anti-visuel d’une écriture qui ne peut et ne veut faire voir :

Ils étaient parés de robes incolores, de calottes de diables à cornes molles, de masques sans relief et sans trait, de capes informes qui n’étaient que le crissement virevoltant de leurs plis, de loups non échancrés, de diadèmes de lave et de collerettes de glace, d’inutiles azurs brodés, de pyjamas de soie rouge trompette et bleu violon, d’autre bleus mous et de verts irritants, […] ils ne représentaient pas des hommes mais des rayons de lune, […] ils s’étaient déguisés en colonnes et en traîneaux, en Niagaras et en Monts-Blancs, ils dévorèrent des pièces montées et en croquèrent mariés et communiants, tout ruisselants d’odeurs qui n’étaient pas les leurs – homme contre femmes, animaux contre cadavres – ils se poursuivirent dans les jardins, ils se lancèrent dans les pattes des rats mécaniques […]
(Guibert, 1985 : 11)

Ici, le caractère purement visuel du texte nous est dénié. Le mot, rompu dans son mouvement par le suivant, comme annulé dans sa course, revient nous heurter par l’expression d’une non-existence. Plutôt que dans le lieu premier de la lecture, comme l’observation d’un langage qui prend forme, c’est un mot qui se situe dans cet espace incertain d’une langue qui manipule le non-visuel et duquel elle tire l’élan de son premier mouvement. Les « robes » confrontent directement l’impossibilité de leur visualisation par leur caractère incolore, leur retirant toute possible matérialité. Le geste d’une écriture supposée comme étant – ou devant être – descriptive tend vers un lieu de déconsidération esthétique. Aucune plasticité n’est conservée devant les « masques sans relief et sans trait », comme l’accoutrement d’un visage dont la lecture s’avère impossible. Déjà, l’ouverture du texte travaille par négation le rôle d’un lecteur-voyeur à l’image de Guibert (et de son narrateur), qui s’affairerait à observer celles et ceux qui ne peuvent être vu.e.s. Peut-on vraiment traiter d’un travail proprement esthétique dans le roman de Guibert? Dans une forme d’anti-témoignage, il serait plus juste de manipuler Des aveugles en tant qu’expression d’une érotique de la cécité. Comme un usage du topos d’une sensorialité accrue échangée au sens diminué, l’interprétation esthétique du langage laisse place à une lecture initialement affective, au cours de laquelle le mot se matérialise et agit sur les sens sans pour autant être vu, être beau.

La distinction explicitée par Sontag, entre herméneutique et érotique artistique (2013 : 20) peut finalement être lue comme l’écart entre une lecture de l’œuvre qui fixe et fait dire, qui y retire la « nervosité » inhérente (Ibid. : 14), et la disposition d’un moment sensible d’interaction physique, davantage que visuelle, qui permet de rompre avec le présupposé d’un discours contenu dans l’aspect mimétique de la critique artistique : « Even, in modern times, when most artists and critics have discarded the theory of art as representation of an outer reality in favour of the theory of art as subjective expression, the main feature of the mimetic theory persists. Whether we conceive of the work of art on the model of a picture (art as a picture of reality) or on the model of a statement (art as a statement of the artist), content still comes first. » (Ibid. : 11) Retour à l’affirmation par Guibert d’une limite à l’écriture, qui se trouble dans ma lecture pour devenir une écriture des limites, le geste de rédaction toujours posé dans l’espace liminaire qui délimite le réel représenté de la fiction sensorielle, ou qui distingue le signe et son sens, sans jamais pouvoir se situer dans l’un des deux espaces : se dissimulerait, dans ce rapport à la lettre, une dynamique plastique à la frontière même de l’idée de contenu (que ce contenu soit celui d’un discours ou d’un réel représenté). Le récit des aveugles ne s’attarde certainement à faire part d’une expérience réelle ou ressentie (par Guibert ou, par voyeurisme, d’une impression d’une réalité de l’Institut des Jeunes Aveugles qu’il côtoyait), mais agit comme le développement d’une prose anti-visuelle. Si « l’interprétation prend pour acquis l’expérience sensorielle de l’œuvre » (Ibid. : 20; je traduis), l’approche érotique de Guibert, peut-être par moments plus sensorielle que sensuelle, agit selon la contradiction d’un dédoublement interprétatif, représentatif, comme la négation d’une possible lecture consensuelle.

IV.

Avec la parution dans Le Monde en 1983, dans le cadre d’une série d’articles sur les aveugles, de son texte « Les jeunes aveugles et la culture », Guibert inscrit la cécité et la vision sur la scène d’un combat d’énonciation. L’espace de la vision, comme lieu discursif, est investi par les personnages aveugles (personnages : puisque l’on ne peut parler effectivement de témoignage ici non plus, malgré la fonction initiale de reportage des articles de Guibert) dans une forme d’attaque dialogique, interlocutive, mais toujours unidirectionnelle. Au sujet des passe-temps des jeunes aveugles, que l’auteur imagine mesquins et joueurs, il écrit : « Choisir une couleur affreuse, par exemple, un bon orange bien vif et acide, à peine regardable, puisqu’on ne voit plus qu’à peine, ou pas du tout, pour les murs de la chambrée, et l’infliger à la femme de ménage, qui elle voit trop bien, et vous rattrape dans le couloir parce que vous avez mal bordé le lit. » (Guibert, 2008 : 259) Le laid, l’atroce aux yeux des voyant.e.s trouve un usage guerrier, comme l’arme d’un combat qui assure l’immunité aux aveugles qui en usent. Effectivement, il y a dispute visuelle dans le roman de Guibert, lorsque les protagonistes, à l’orée de la fête, se retirent et regardent ou, du moins, proposent un regard vers l’intérieur, créateur, puisque Josette et Robert, de leur côté, travaillent à faire image : « Josette et Robert, deux renégats, restèrent à l’orée de la fête, main dans la main, dans leurs ternes habits de semaine, maudissant les vagues de rire qui montaient jusqu’à eux et les blessaient, ressassant un triste sentiment de supériorité et construisant dans leurs deux esprits sans qu’ils se l’avouent les même images de vengeance meurtrière : leurs mains timorées tenaient des poignards où dégouttait le sang. » (Guibert, 1985 : 12-13) Le couple voyeur, malgré sa cécité, agit selon la logique d’une réaction antérieure à la vision (et à l’écriture qui matérialiserait cette vision). Face à ces descriptions annulatives que nous explorions plus haut, la réaction violente de Josette et Robert s’inscrit comme une réception affective. Lorsque le mot n’enchaîne plus son objet dans une structure serrée, lorsqu’il ne réfère plus à un propre et que n’y réside qu’un mot-affect duquel s’approcher, pour le toucher, ou par lequel être avalé, il laisse place à une cage vide qui pourtant réfère à quelque chose. La chose qui naît de ces rencontres annulatives n’existe pas que dans l’affect qu’elle me donne, mais relève plutôt d’une nouvelle fonction matérialisante (précisément parce qu’elle n’est plus visuelle) : l’objet signifié prend forme et grossit, indépendant du langage qui le désigne.

Comme si, dans ce jeu, mon rôle était de recouvrer une délimitation fixe à ces objets devenus informes, je me demande si je trahis Guibert. « The task of the interpretation is virtually one of translation. The interpreter says: Look, don’t you see that X is really – or, really means – A? » (Sontag, 2005 : 12) En regardant les pages écrites, je questionne la taille de mon mensonge. Je calcule, additionne les parts lacunaires de ma traduction, espérant pouvoir nommer mes points d’aveuglément, ou simplement justifier d’écrire l’impossible traduction d’un texte. Ou, probablement, je refuserai de traduire pour proposer d’ajouter. Je pourrai peindre sur les murs à mon tour, jusqu’à ce que s’accumulent les couches de couleurs différentes. Les strates accumulées, la pièce deviendrait de plus en plus petite, je ne pourrai plus m’y mouvoir. Ou bien, probablement, l’élaboration d’une telle image ne me sert qu’à mentir à nouveau, à justifier mon geste d’amicale trahison.

V.

Dans une forme de demi-adhésion à la structure visuelle qui régit la représentation dans l’espace des voyants, Josette et Robert explorent le « Paradis », mot désignant la ville qui entoure l’Institut, afin de se procurer divers objets, vêtements ou décorations pour leur chambre. L’achat de souris blanches, d’un manteau de vison, d’une combinaison de motard, s’opère comme la tentative d’une inscription dans l’espace visuel, jusqu’à une appropriation de ses codes internes. Toutefois, Guibert instaure le doute et le soupçon puisque ses aveugles sont soumis aux mensonges répétés des voyants, qui viennent fausser cette appropriation initiale. D’une part, Josette et Robert font face à un langage conversationnel qui ne peut correspondre à une description visuelle du monde (« Mais non, madame, aucune souris n’est blanche, regardez : queue rose, ventre gris, même les petites pattes sont roses, pas moins blanc qu’une souris blanche, non? » (Guibert : 1985 : 14)), mais elle et il sont floué.e.s par les boutiquiers qui usent de tromperies en leur offrant des objets qui ne correspondent pas à leurs descriptions. Le manteau de vison blanc que désire Josette est remplacé silencieusement par un vison vert, fruit d’une teinture erronée. Cette logique du mensonge fait part d’une impossible accessibilité au réel pour le couple d’aveugle, qui résulte en une irréalisable tentative d’être-au-monde.

Dans son journal, Guibert écrit : « Voilà qu’à ce point de mon travail – au tout début (le récit avec les aveugles) – il me vient le besoin d’avoir sous les yeux les objets qui seront devant ceux des personnages, entre leurs mains plutôt : des souris blanches, une combinaison de motard, une harpe, une scie musicale, un manteau de fourrure. Mais ce besoin naturaliste n’est-il pas un faux besoin ? » (Guibert, 2005 : 297) Dans la négation de ce « faux besoin » de matérialité, qui peut simplement se rallier à une recherche de scepticisme quant à la réalité observable, on retrouve toutefois un motif important du récit dans le rôle médiateur que prend l’objet. Chez les aveugles de l’Institut, c’est la chose qui relie le soi au monde extérieur, jusque dans une confusion des frontières entre sujet et objet, entre le mot et ce qu’il désigne, entre le corps et l’environnement qui le contient. Robert, par exemple, rêvait que « les objets n’étaient que des greffes de son corps, des excroissances embarrassantes ou légères, et qu’il avait ainsi dans le prolongement des doigts des bâtons, des queues de chien, le balai qui était derrière la porte, une hache. » (Ibid., 1985 : 108) Cette vision d’une extension des corps par l’objet s’allie à une perception de l’objet comme reproduction du monde. Ce sont les rencontres tactiles avec les objets qui permettent une relation au réel, devenu dédoublé dans la chose. Les aveugles, pour se mouvoir de façon sécuritaire doivent palper des modèles réduits des pièces de l’Institut qui sont placées près de toutes les portes. Ou encore, les cours de science de l’Institut, par exemple, sont offerts par l’entremise d’artefacts représentant des objets et des créatures réelles dont les formats sont modifiés afin de permettre de les toucher. « Ainsi une fleur ou une mouche était-elle devenue, dans l’esprit des aveugles, mille fois plus effrayante et dangereuse que le plus abominable des monstres. » (Ibid. : 64) Comme un mimétisme aux dimensions erronées, cette tactique de manipulation d’une réalité matérielle réitère un rapport de soupçon face au réel et aux corps qui le peuplent. Plutôt que de rendre le réel adéquatement, ces tactiques de représentation développent des corps imaginaires aux frontières incertaines. Ces substances changent de volume, sont manipulées. Artificiels et organiques, vivants ou immobiles, ces distinctions ne conviennent plus lorsque nous sommes en présence d’un monde qui grandit et rapetisse au gré d’une matérialisation mensongère, qui participe à rendre le monde peut-être encore plus faux, hostile et incertain.

VI.

Lorsqu’un photographe visite l’Institut, les jeunes aveugles sont mis.e.s en scène portant dans leurs mains les objets dont nous parlions plus haut, qui servent de repère matériel dans leurs cours de science : « On avait mis entre les mains des garçons, qui portaient encore cet uniforme au col haut et aux boutons d’argent, divers objets empruntés aux réserves des sciences naturelles : une maison, un train, un cheval, un éléphant, une botte d’épis, un bateau, une pince de crabe, une branche d’arbre, chacun tendait à bout de bras, dans la direction qu’on leur avait indiquée, un objet différent. » (Ibid. : 62) Avec dans leur main la trace de leur impossible prise en charge du monde extérieur, la photographie est source d’une importante inquiétude pour les aveugles, comme une vision artificielle qui ne pourrait être la leur (« Ne devait-on pas plutôt greffer ces machines à la place de leurs yeux? » (Ibid. : 62-63)). La photographie s’impose comme le pendant contraire de la cécité. Si Guibert, qui avait lui-même une pratique de la photographie probablement aussi importante que son travail d’auteur, développe un monde anti-visuel qui relève du changeant, la photo promet l’image statique qui s’assure de la présence d’un soi dans le monde réel. C’est pourquoi la présence du photographe génère la crainte chez les personnages de Guibert : « Mais à qui était donc destinée la photo? Qui pouvait donc se permettre de les voir, eux qui ne pouvaient même pas se voir? Qui, sinon la police? L’appareil devait être une sorte miroir, se dit Robert. » (Ibid.)

La comparaison avec le miroir est surprenante, puisqu’il ne s’agit certainement pas d’une possible observation de soi, davantage que d’une appropriation de l’image de soi par l’autre. Robert, par exemple, s’active et se contorsionne lorsque, enfant, il tente de s’observer dans le miroir par un infime trou au centre de sa pupille, le seul espace sensible à la vue, ses mouvements de tête devant le miroir étant décrits comme « la mécanique endiablée d’un planétarium dont toutes les lucarnes, sauf une, seraient obstruées, au point de se cogner la tête, à toute volée, contre la glace, se rompant le cou. » (Ibid. : 18) Ainsi, les miroirs et la photographie s’imposent comme des marques de l’impossibilité pour les personnages aveugles de Guibert de composer une lecture de soi qui corresponde à leur représentation réelle, aux yeux des voyants. Les aveugles de Guibert postulent donc une nouvelle forme de représentation de soi, qui passe par le discours et qui tente de réécrire l’ordre visuel d’une lecture physique. Le personnage de Taillegueur, par exemple, aveugle menteur qui deviendra l’amant de Josette, avertit : « Alors ne touche jamais mon visage, […] n’essaye jamais d’imaginer ses traits, car il n’y a plus informes et brûlés qu’eux, c’est une bête que tu verrais, c’est une bouillie. » (Ibid. : 104) Ce visage sans enveloppe, comme l’extraction d’un organe interne, refuse de s’inscrire dans la lecture d’une expression, et la possibilité ou non de son réel ou de son invention par le menteur Taillegueur importe peu dans ce contexte. Cette expression de l’informité, qui apparaît à la surface de la peau, invoque une laideur, jusqu’à l’absence des traits. Mais Josette quitte l’institut un soir avec Taillegueur afin de s’informer de l’apparence de son amant : « Comme certains touristes demandent à des inconnus de les prendre en photo, chaque fois que des pas ou des voix venaient à leur rencontre, ou les dépassaient, elle plantait Taillegueur devant elle et elle disait aux passants : dis-moi quelque chose de lui, est-il ce que tu appelles beau? est-il ce que tu appelles laid? » (Ibid. : 104; je souligne.) Ce n’est que suite à la rencontre d’un jeune homme qui leur déclare que « la bonté est inscrite sur vos visages » (Ibid. : 107) que les deux aveugles fuient pour revenir à l’institut, troublé.e.s.

« Imagination de la beauté et de la laideur? De sa propre beauté ou de sa propre laideur ? Ou d’autre chose? Se toucher? » (Guibert, 2005 : 293) Jusque dans la remise en question de la matérialité du corps, les représentations anti-esthétiques des aveugles de Guibert sont encore une marque de la dissimulation des frontières entre un corps interne et externe, entre la possible matérialisation de soi dans une enveloppe physique et son interprétation postérieure. Les aveugles se jouent encore d’un rôle opposé à celui de la lecture, cette fois par un corps-lu qui demande à ne pas être manipulé dans une interprétation dont les rôles seraient visuellement inégaux. Se retrouve ainsi dans le roman comme une double structure qui peut être redirigée vers le Narcisse d’Ovide, lequel se « passionne pour une illusion sans corps », s’obstinant « vainement à saisir une image fugitive » (Ovide, 1992 : 120), alors que la nymphe Écho qui tombe sous son charme « ne sait ni se taire quand on lui parle, ni parler la première » (Ibid. : 118). Cette forme d’impossible interlocution et l’indifférenciation des frontières entre objet et sujet d’un désir relèvent ici aussi d’une forme d’aveuglement, comme l’inconscience que travaille Guibert de la limite entre le soi et l’autre.

VII.

Dans la dernière phrase de Des aveugles se retrouve le mot clé qui aboutit la recherche d’un langage non-représentatif. « Lagodon ». À la fin du récit, alors que Josette, joueuse de harpe, se rend au sous-sol de l’Institut pour ranger son énorme instrument, elle sent un « souffle », qui s’impose aussi comme « un fracas » (Guibert, 1985 : 125), comme une confusion sensible qui crée ou découle de la crainte. Bref, il y a une présence, un « corps », qui « allait se jouer d’elle. » (Ibid.) C’est effectivement un certain jeu des sens qui apparaît comme la conclusion de l’exploration linguistique du roman de Guibert. Le « lagodon » (mais ce n’est qu’à la toute fin, et à une seule reprise seulement, qu’est nommée la chose), attaque Josette avec la force d’« un animal immense, vingt fois plus grand que la harpe, mais tordu et devant ramper pour ne pas trouer la paroi de son long cou malheureux. » (Ibid. : 127) Et Josette, devant le « corps », tend le seul objet qu’elle tient, une clé qui ouvre l’armoire dans laquelle devrait être rangée la harpe, mais le geste ne la protège pas de l’inconnu informe « qui la propulsait vers le ciel tout en la broyant ». C’est alors que Guibert termine son récit, par la phrase qui me déconcerte, toujours : « Le lagodon, en effet, l’avala tout entière. » (Ibid.) Je ne peux et ne veux m’approcher de l’obscur lagodon avec une clé parfaite, qui expliquerait, traduirait, sous peine de me faire avaler à mon tour, mais l’impossibilité de lire le « lagodon » est évidente et immédiate. Le terme, bien que rare, désigne un genre monotypique de poisson dont la seule espèce est le sar salème. Plutôt que de signifier simplement que Josette est attaquée par un minuscule poisson, Guibert brouille les pistes du mot et défait le lien qui s’avère ténu entre le mot et le monstre décrit, tout en rappelant la transformation des dimensions à l’œuvre dans les objets du laboratoire. Vidé de son sens, sans image qui pourrait intervenir dans l’expression d’un mot qui désigne et enferme son objet dans sa chair, le corps du mot dont le lagodon est la traduction réussit à rompre avec l’appropriation à un contenu. C’est la revanche du mot, son remplissage vers l’extérieur.

Alors, je ferme le livre et continue lentement l’écriture, sans savoir que, progressivement, j’abandonne. Au tout début, j’essaie, je note. Mais il m’apparaît impossible de décrire et d’écrire ce que ma lecture est devenue devant la certitude qu’elle a trop grandi. Elle aussi est indépendante et je la vois se mouvoir un peu trop rapidement. Sans même, au début, le remarquer, je décide (contre moi) de la laisser partir, comme par le fruit d’une difficile négociation. J’arrête d’écrire, je supprime les mots, jusqu’à ne plus rien avoir sous la main, et le sentiment, qui me permet enfin de fermer les yeux, est bon et étrange et rare. Ce qui est laid, monstrueux, est enfin tu dans le silence de mes yeux clos.

Mais si le doute persiste que je crois percevoir un souffle retenu, ce serait parce que la bête aurait été plus rusée que moi, qu’elle se serait avérée joueuse, et que mon doute, sévère, serait devenu ma faiblesse.