Avril 2024

Fille méchante au palais des glaces du fantasme

Langevin, Juliette. Fille méchante. Tantôt. Montréal : L’Oie de Cravan, 2023.

La maison d’édition montréalaise L’Oie de Cravan s’est toujours intéressée à ce qui détonne, détourne, à ce qui s’écrit en porte-à-faux. Plusieurs de ses textes, particulièrement Fille méchante, me rappellent Georges Bataille qui écrit que la poésie naît d’une haine de la poésie. Elle fait tendre la parole vers un dire impossible, inouï; elle dévoile « une convulsion qui met en jeu le mouvement global des êtres » (Bataille 1962, 10-11). Elle aspire à saisir momentanément les mouvements fuyants du désir, qui résistent perpétuellement à la représentation. C’est ce qui la fait avancer, se déplier, creuser toujours davantage l’acte de parole. Rares sont les poètes qui arrêtent d’écrire, parce que le poème est traversé, agi par cet excès perpétuel. La poésie ne peut se contenter d’être la manufacture d’un texte qui exploite sagement les codes d’un genre. Elle ne s’écrit que dans « la violence de la révolte » (Ibid., 10), contre l’ordre convenu des choses, qu’on le dise littéraire, symbolique ou socio-politique. Tout comme le désir est cette force qui outrepasse le donné, et qui fait mouvement. 

Fille méchante est un enregistrement scriptuaire du désir. Or, celle qui « cherche ses mots et cherche à ressentir le plus décrissant total d’expériences totales » (Langevin 2023, 87) ne saurait exprimer cette totalité de ce que c’est, vouloir. Comme Bataille, elle se tient devant l’impossible, et ce recueil ne peut qu’être une exploration par le langage de la partie visible du désir : le fantasme, intimement lié à l’existence psychique et symbolique du sujet. En témoigne cet épigraphe de Maude Veilleux en ouverture du texte : « fantasme je pourrais l’écrire / avec un selfie de chaque bord. » (Ibid., 14)

Fille méchante nous plonge donc au centre de cette vie psychique, dont la temporalité (et la forme) est celle de la répétition convulsive, de l’écho et de la résonance : fragments de prose continue narrés à la première personne, qui mêlent les temps et les lieux, qui se réfèrent les uns aux autres, se renvoient en miroir une histoire du fantasme, de « l’époque de la masturbation devant la télé cathodique » (Ibid., 58) jusqu’à la carrière en milieu littéraire québécois, en passant tant par la salle de bain de l’appartement que le salon de massage. Ce que cette transversalité révèle, c’est que le désir surgit comme une hétérogénéité qui se répète, qui dépossède le sujet et pourtant le constitue : « l’urgence me sort de moi-même JE SUIS HORS DE MOI » (Ibid., 67). Mais cet enchevêtrement d’arrachements et de tensions que constitue l’expérience fantasmatique du je n’est pas cette négativité neutre que semblait voir Bataille au fond sans fond de l’érotisme : Fille méchante dévoile un pulsionnel codifié, politiquement et socialement construit. Des formes de pouvoir passent à travers lui et l’articulent. L’exemple le plus clair se trouve dans le salon de massage, point de départ du recueil, où la narratrice cache les poèmes qu’elle écrit, et se prépare en prenant l’apparence de cette représentation pornographique du désir des clients, cette fille en série manufacturée par un capitalisme tardif qui mêle le règne de l’image au règne de la domination en général (et ici, patriarcale) : « je replace la robe passe un peigne dans mes cheveux mets le gloss à lèvres Dior cause I’m a Dior GIRL I’m a DIOR pearl je me regarde dans le miroir […] j’ai une moue boudeuse je suis la petite fille et tu veux sucer ma langue » (Ibid., 15). Ce n’est pas uniquement une affaire de travail du sexe. La voix poétique voit clairement que l’ordre des choses, ce « mouvement global des êtres » (Bataille 1962, 10-11) est marqué par cette constitution politique du fantasme. Le texte montre une majorité d’hommes (qu’ils soient clients, poètes ou amoureux) qui perçoivent le sujet à partir d’un écran de fantasmes projetés, construits dans le regard : « il n’y a que nous au travers d’eux ils nous regardent de haut » (Ibid., 17). La constante de ces fantasmes de l’autre masculin est celle d’une dépossession, d’une usurpation aliénante du désir (celui du je) auquel résiste le poème, parole aussi libre, clandestine, que fragile : 

le poème va me lâcher en cours de route c’est sûr il est toujours le premier à me lâcher en fait je ne me sens pas libre car je désire encore plaire alors je dis oui et je m’excuse je mets du rouge sur la pomme et je me viens dessus chaque fois chaque fois que le téléphone vibre c’est peut-être un message de Blaise ou celui d’un ex qui s’ennuie ou d’un nouveau poète que j’aurai diverti en parlant plus fort que lui je dis oui et chaque fois je me sens conne (Ibid., 20).

Insidieusement, le désir de lien à l’autre, l’amour de la voix poétique, se trouve pollué par ce mur de fantasmes qui aplanit ce qui est perçu, qui remplace la singularité par la représentation pornographique et arrache le sujet à lui-même : « j’ai vendu bien des choses par amour d’abord ma dignité puis la moindre de mes pensées / j’ai sold out ma patience drainé le catalogue pornographique / je les ai suppliés de rester / tellement suppliés de revenir » (Ibid., 36). Les fantasmes réifiés et réifiants de l’autre masculin s’intègrent à la vie psychique qui s’y forme dès les premiers contacts avec la pornographie où ils sont mis en scène (des représentations fantasmatiques androcentriques, au mieux) et engendrent chez le sujet cette « imagination qui humilie souvent » (Ibid., 38) et rend l’amour impossible. C’est ce que lègue l’époque des machines, « mères porteuses de la pornographie » (Ibid., 27). 

Dès lors, le recueil se construit en pulsations, en va-et-vient de désirs qui arrachent à soi, parasitent et aliènent l’amour du sujet comme corps politique culturellement féminisé : « quand je suis trop bien avec quelqu’un ça me surprend ça prend rapidement des dimensions du domaine du sacré et ça envahit tout l’espace vacant chacune de mes pensées chacune des odeurs je m’en rends compte trop tard je tombe enceinte des événements je vomis sans cesse » (Ibid., 15). Revient constamment cette insatiabilité qui réenclenche la boucle aliénante, et le désir recommence perpétuellement, comme le temps : « j’ai un âge je lui cours après je pourrais m’en remplir et dans un seul souffle je dis / je vais me remplir / je vais me remplir / je vais me remplir » (Ibid., 32). Mais cet espoir mène toujours au même constat, celui du fait que le pouvoir symbolique a truqué le jeu du désir : « ça me fâche ne pas parvenir à remplir cette existence suffisamment pour ressembler à ces hommes qui m’utilisent » (Ibid., 94).

Fille méchante plonge ainsi au creux de ce qui rend notre culture invivable pour beaucoup, dans les alcôves psychiques où se faufile la subjectivation, dans une vie pulsionnelle où les organisations de l’image gardent l’ordre social et symbolique cruel et aliénant. Elle y plonge pour y planquer « une idée de l’explosion » (Ibid., 95). La révolte éclate en tous sens pour rendre le monde et le désir habitables. Elle revendique la méchanceté de ne pas être « le reflet de [s]a propre pornographie » (Ibid., 27), à savoir de ne vivre le fantasme que pour le subvertir, renverser l’image du désir des autres en désir de soi : « l’image seule chose tolérable qu’il nous reste pour le désir seul moment durant lequel il est permis de se donner ce que l’on donne aux autres constamment je regarde l’écran je me trouve fourrable je regarde l’écran pour faire taire la grande soif » (Ibid., 43). Et comme la narratrice renverse l’image du fantasme des autres, le poème détraque l’ordre symbolique, malmène et se réapproprie le langage en le faisant tendre vers l’expression d’un indicible : la réalité pulsionnelle d’un corps. Il se construit autour du nœud entre l’image du corps, pornographisé dans le fantasme des autres, et le corps réel, singulier, mortel : « je l’ai noté hier dans cette position bruyante entre l’idéalisation et la réalité » (Ibid., 53). À partir des moyens de la représentation, le poème témoigne de ce qui les excède. C’est là son désir toujours recommençant, sa beauté insaisissable : « la neige tombe au sol […] pendant que j’écris comme une spirale et à l’atterissage je me retrouve moi-même flocon est-ce que c’est ça la beauté je peux revenir au calme et au silence de la neige » (Ibid., 129). Et ce n’est que la beauté qui est suffisante : « en bon québécois / on dit c’est beau pour dire c’est assez » (Ibid., 131). Le poème accueille entièrement la fille méchante, lui suffit, rend vivable son désir, et inextricables beauté et révolte.