Traces silencieuses, langues (sur)vivantes : multitudes exophoniques

[Untitled], 2021
Digital Image
© Yuka Masuko (avec sa permission)
Texte de présentation par Flora Roussel et Miriam Sbih
Édition du numéro par Flora Roussel et Miriam Sbih
Révisions scientifique et linguistique par l’équipe de Post-Scriptum
Mise en ligne par Renato Rodriguez-Lefebvre
This time, attend to the interrelationships between text, image and sound, and realise how much sound and music can do to destabilise such hierarchies of meaning and semantic value, as Sanskrit teaches me, as Tantric ritual demonstrates, as the Goddess knows.
– Nisha Ramayya (2009, 104)
Vielleicht ist das Ohr das Organ der Erzählung und nicht der Mund.
– Yoko Tawada (2018 [1996], 27)

L’exophonie, qui se voit caractérisée comme une pratique d’écriture généralement créative dans une langue autre que la langue maternelle, implique et englobe à notre avis un large éventail de pratiques, de performances et d’existences langagières qui dépassent les considérations proprement artistiques. Notre désir, en élaborant ce numéro, fut donc de convoquer des réflexions qui éclairent une pluralité d’expériences et de réalités exophones, qui se situent au-delà du seul prisme de l’écriture créative.

In this regard, we wanted to comprehend exophony as a voice of re-appropriation and of resistance, as a way of contesting and of fighting – exophony that resembles and assembles practices and realities of exile, trauma, calling into question the too hasty association of nation, identity and language.

Les textes qui composent ce numéro impliquent des pensées à la fois singulières et traversées par des échos et enjeux similaires : ces rencontres engageantes et engagées naviguent au creux et autour de ces espaces où l’exophonie s’est révélée être plus que cette inscription dans la langue « autre ». Elle est devenue ce geste et cette existence qui transcendent toute ambition de cartographier, de maîtriser les langages et les corps qui parcourent et s’inscrivent à travers des réalités plurielles. Nous avons voulu appréhender l’exophonie comme cet espace qui, avant même la matérialité de l’écriture – l’écriture hissée au rang de norme par les structures et institutions impériales – implique l’existence à travers un corps, son oralité et ses gestes, une inscription et expression situées qui résistent à l’hégémonie d’un monolinguisme, unilinguisme étatique et institutionnel.

It is this call to deform, to twist the categorizations of a language and of what we name identity, that exophony allows us to reflect on and actualize; at least, this is what we wanted to think about and to convoke. To lose this desire of controlling, of mastering language, sounds, our expressions that are held back – this ideal of mastering that, in spite of ourselves, still inhabits us.

L’idéal de maîtrise autour duquel se forme une sémiotique coloniale du langage et des corps rejette en-dehors de sa phrase la douleur d’une mémoire impossible dans l’un unique. C’est ainsi que l’article de Maude Marcotte soulève la question de la remémoration dans l’œuvre Dictée de Theresa Hak Kyung Cha. Déchiffrant les parenthèses excluantes, l’autrice plonge dans la sémiotique de résistance développée par Cha afin de resignifier la difficulté de l’articulation. Si les désarticulations du langage par la langue coloniale imposée et aliénante déroute le travail de remémoration, elles sont déroutées par Cha elle-même pour reconstituer une histoire plurielle que le langage multiple met en lumière et dont les morceaux éparses relatent le trauma intergénérationnel de femmes aux prises avec l’oubli.

Klara du Plessis and Khashayar Mohammadi further fuel this political resistance through languages. Their poems subversively play with the G or χ sound, which resonates with both Afrikaans and Farsi and disrupts English. Willingly losing themselves in the intertwining of their languages, they astutely critique the linguistic repression, that is, the imposition of one specific language to (con)form, and advocate for a fruitful translingualism, which embraces estrangement as a way of survival. A fricative power that pierces monolingualism – a never-ending movement of rupture.

Dans un même élan contraire à la pensée monolinguiste, l’article de Sarah Labelle nous invite à découvrir la pensée exophonique, féministe et créative de la poète Montserrat Abelló, jouant à partir des frottements du catalan et de l’anglais, se confectionnant un espace expérimental à même les langues. La réflexion permet d’entendre en quoi les soupirs exophoniques chez Abelló nous amènent à repenser la plasticité de la langue et les multiples possibilités dont elle se saisit afin de la renouveler. La traduction et l’exophonie se voient donc appréhendées ici à même le pouvoir poétique qu’elles confère à Abelló, dont la voix puissante se nourrit de la matérialité du langage, au seuil de plusieurs espaces culturels et militants qu’elle tisse ensemble.

Alors que Montserrat Abelló s’approprie la langue anglaise dans une optique de non-maîtrise, pour une poétique de la langue catalane, Aharon Appelfeld et François Cheng, deux auteurs exophones, cherchent leurs voix dans le silence pour (se) (re)créer. Anna Bourges-Celaries interroge ce silence que la figure de l’enfant en particulier permet, aux auteurs, de réinvestir leur passé. Le monde semble se ré-ouvrir par une gestuelle éminemment corporelle : une langue – organe vivant et survivant l’exil – qui s’abreuve de langages avec les fusions et fissions qu’une telle création exophonique peut entraîner. Ce que l’autrice appelle « entre » rend alors compte d’une interaction presque dissociative et hautement créatrice.

Ce mouvement critique est poursuivi, mais aussi politisé et poétisé, par Métou Kané. Dans son article, l’auteur soulève la visée sociale dépeinte dans Manka talèbo ou Chant rituel pour l’Afrique de l’écrivain ivoirien Konan Roger Langui. L’écriture de l’oralité, si elle s’appuie sur des langues coloniales, n’en demeure pas moins le terreau fertile d’une esthétique de la contestation. L’oreille tendue au son du tam-tam traditionnel, les mots de l’auteur dévoilent un processus translinguiste de passage et d’échange entre langue orale et langue écrite. Les vécus et réalités des peuples que la parole créatrice engagée et vivante traverse et habite bourdonnent pour rappeler les conflits et drames économiques, sociaux, politiques. La poésie languienne met en musique une exophonie humaine : une initiation à un idéal – une danse de mots pour panser les maux.

Through Lena Hein’s analysis, we are brought to critically reflect on traditionally closed areas and notions, such as home. Indeed, by proposing to study the figure of Max Aub and his writings, his double exile – from France to Spain as well as from Spain to Mexico – as well as his complex relationship to the Spanish language in particular and to nostalgia, the article allows us to conceive how exophony is a way par excellence to escape static determinations. Identity and language are shown as those fluid and engaging spaces, where languages can be inhabited and “left” according to where one sees oneself belonging. 

Dans la foulée des réflexions critiques précédentes qu’émet l’œuvre de Aub quant aux notions identitaires et traditionnellement fixes d’un « chez-soi », l’article de Matthieu Marchadour soulève judicieusement la question selon laquelle les dynamiques d’exclusion qui régissent nos systèmes langagiers seraient fondées sur une vision péjorative de l’extérieur et de l’altérité. Il s’agit d’une réflexion qui mêle à la fois les connaissances expérientielles de locuteur·rices allophones dit·es « hors-la-langue », ainsi que des réflexions théoriques et littéraires sur la posture exophone en tant que stratégie pour rendre fluide nos définitions figées sur la langue et la légitimité de s’y inscrire. Marchadour propose une exophonie qui permet de concevoir l’allophonie, en particulier dans le contexte scolaire français, de manière moins excluante et restrictive. Autant l’altérité, l’ailleurs et l’extérieur que l’entre et l’intérieur sont exposés comme étant des possibles multiples non excluants, qui permettent à tout·es d’habiter une langue et de s’y inscrire, selon sa propre situationnalité.

Ce numéro se conclut par notre performance exophonique qui cherche à s’éloigner d’une composition totalisante : elle se déploie plutôt en fragments et en résonances qui se lient et délient au gré de leurs articulations. La déconstruction lente, sonore, puissante des langues cherche à rompre (avec) la maîtrise et invite à habiter le vertige – l’expression et l’écoute de la douleur coloniale et impériale. Refusant d’en faire le vestige d’une époque, je [Miriam] désarticule le silence collectif et individuel et je [Flora] reconnais les corps. Un désapprentissage d’une inculcation linguistique universalisante. Une résistance au-delà d’un in-and-out. Une invitation à se perdre dans et hors de nos corps.

Repeating these words, shattering and smashing sounds, naming the inscriptions and traces that marked on our thoughts, is, for us, a way of showing the porosity of bodies and languages, the potential communities that lie within our ways of talking to each other, of listening to each other. A warm thank to all our contributors, who actively took part in this challenge that is discussing without mapping where mapping limits language, discussing without mastering languages where mastering hides the limits of mapped languages, discussing in a vulnerable way – and doing so not by smashing ourselves against the rocks of a cliff that symbolizes institutional, colonial, patriarchal structure, but in shattering this structure: water is the pores of our skins.

Site web de l’artiste Yuka Masuko : https://yukamasuko.de/

Bibliographie 

Ramayya, Nisha. States of the Body Produced by Love. London: Ignota, 2019.

Tawada, Yoko. “Erzähler ohne Seele”. In Talisman, 19-28. Tübingen: konkursbuch (Verlag Claudia Gehrke), 2018 [1996].