Texte de présentation par Marie Eve Bradette, Louis-Thomas Leguerrier, Laurence Sylvain et Léonore Brassard.

Édition du numéro : l’équipe de Post-Scriptum

Suivant une histoire dont le début remonte au moins jusqu’au Cantique des Cantiques, les mises en scène de l’érotisme dans les textes de la tradition littéraire sont soumises à un ensemble de stratégies interprétatives qui encadrent la possibilité de leur actualisation par la lecture. En tant qu’il s’inscrit dans une tradition qui place au cœur même de l’idée de lecture la nécessité du dépassement de la lettre par l’interprétation, le destin de l’érotisme en littérature est d’osciller entre une allégorisation qui supprime sa dimension sensible et un dévoilement qui le confine à un arrière-plan qu’il appartient à l’interprétation de découvrir et de gérer. Pour la tradition littéraire fondée sur le modèle de la tradition biblique, c’est le mouvement même du texte, obscur par nécessité, qui appelle l’interprétation. Ainsi l’interprétation n’est pas vue comme une violence mais comme un accomplissement.

Or, dans le cas de l’érotisme, il se pourrait bien que le mouvement de l’interprétation entrave le mouvement du texte lui-même. Susan Sontag écrit, dans Against Interpretation (1964) : « The function of criticism should be to show how it is what it is, even that it is what it is, rather than to show what it means. In place of an hermeneutics we need an erotics of art ». En définissant ce qu’elle nomme l’érotique de l’art en opposition à l’herméneutique en tant que science de l’interprétation, Sontag nous montre le chemin vers une définition de l’interprétation comme contre-érotisme : « This philistinism of interpretation is more rife in literature than in any other art. For decades now, literary critics have understood it to be their task to translate the elements of the poem or play or novel or story into something else. Sometimes a writer will be so uneasy before the naked power of his art that he will install within the work itself — albeit with a little shyness, a  touch of the good  taste  of irony —  the  clear  and explicit  interpretation of  it. » Ce pouvoir du texte qui, par sa nudité, effraie même son auteur qui tente de le dissimuler, n’est-ce pas cet érotisme contre lequel se dresse l’interprétation? Peut-on imaginer, comme Sontag, une expérience de lecture qui restituerait entièrement ce pouvoir nu du texte, puis l’appeler érotique? Et qu’est-ce que la littérature qui est, elle-même, dite érotique, en raison de la nature de ce qu’elle met en scène, peut nous apprendre de cette expérience? Est-elle déjà une expérience mise en texte et précédant la lecture? Sinon, constitue-t-elle un meilleur médium pour cette expérience que la littérature en général?

C’est à la suite de ces questionnements que s’orientent les sept articles du numéro 28 de Post-Scriptum. D’abord, Dorgelès Houessou se penche sur l’érotisme compris dans la poésie de Pablo Neruda à partir des poèmes « Matériel nuptial » et « Eau sexuelle », qui se suivent et se répondent dans le deuxième recueil de Résidence sur la terre. Ces poèmes mettent d’emblée de l’avant le désir, notamment par chacun de leur titre, mais aussi dans le dialogue qu’ils créent l’un avec l’autre. Dans cette mesure, Houessou propose une lecture de Neruda tournant autour des notions de marquage et contre-marquage, d’érotisme et d’obscène.

Là où les corps féminins — et plus encore ceux racisés — ont été et sont encore associés à une représentation érotique et pornographique, et trop souvent réduits à celles-là, de nombreuses autrices ont pris à bras-le-corps ces stéréotypes pour les déjouer, les reformuler, et proposer des lignes de fuites face à une fixation du sujet féminin en tant qu’objet de désir. C’est en ce sens que Vivian Camargo Cortés analyse l’œuvre de Amalia Lú Posso Figueroa, autrice chocoana qui, avec sa reprise du personnage de la nourrice noire, repense à travers son écriture l’érotisme associé d’emblée aux personnages féminins racisés, et libère la parole féminine afro-colombienne. Audrey Boutin se penche quant à elle dans son article sur la satire féministe qu’est Lust de l’autrice autrichienne Elfriede Jelinek, alors que cette dernière, à travers une réécriture ironique de l’Histoire de l’œil de Georges Bataille, questionne la possibilité d’une appropriation féminine ou féministe du langage pornographique. Enfin, dans « Le sexe comme thérapie : Confession, érotisme, violence, écriture dans Schoßgebete de Charlotte Roche » de Flora Roussel, ce sont les mouvements entre confession, érotisme et violence mis en scène par Roche, qui sont interrogés.

Quittant la perspective du personnage ou du lecteur, dans  « Quand dire c’est jouir : Jean Genet : de l’écriture érotique à l’érotique de l’écriture », Jean-Christophe Corrado s’arrête pour sa part le lieu de l’écrivain. Cet article met de l’avant l’érotisme propre à l’acte d’écrire un fantasme, tel qu’il est suggéré par Genet à travers son narrateur. Cet article permet de penser l’écriture non pas comme descriptive d’érotisme, mais tout aussi bien comme mise en acte du fantasme : l’écriture comme acte sexuel en elle-même.

Enfin, le numéro 28 de Post-Scriptum ouvre sa problématique à deux différentes érotiques de la création. Dans « Les Lettres Queer : échange épistolaire entre un-e écrivain-e et sa personnage sur les masculinités féminines en général et les pratiques BDSM en particulier », Mariève Maréchale nous offre une fiction en fragments épistolaires, intégrant par sa forme même un jeu érotique d’écriture de proximité avec l’altérité. Entre création littéraire et réflexion théorique, cet essai hybride nous mène à penser notamment autour de différents déploiements de l’identité butch : à les épeler et les tourner et les retourner dans un dialogue valsant avec d’autres œuvres, d’autres textes… Kesso Saulnier partage quant à elle sa démarche artistique, ainsi que certaines images tirées de sa collection personnelle. En revenant notamment sur son œuvre plastique Les Suites érotiques (2017), composée d’un ensemble de broderies illustrant des scènes érotiques, Saulnier nous aide à penser les liens entre le texte, le sexe et le tissu, autour de ce qu’elle nomme une « intertextualité érotique ».

Alors que chacun des articles présentés au sein de ce numéro vise à ouvrir une réflexion sur l’érotisme en tant que puissance textuelle et artistique, là où l’érotisme permettrait de défier ou de braver les règles de l’interprétation textuelle traditionnelle, ils permettent à leur tour de poser, de biais, une question soulevée par Sontag elle-même, à savoir : qu’est-ce que cela veut dire que de remplacer l’herméneutique par l’érotique? La question ouverte par ce numéro, qui semble pointer vers un retour à l’herméneutique, dès lors qu’elle contient le terme « dire », apparaissant alors renvoyer à la question du sens, n’est pas de la moindre importance. Elle signale la difficulté inhérente à tout discours de se sortir de l’interprétation; or elle ne peut pas non plus se restreindre au sens, puisqu’elle signale la plurivocité de sa propre énonciation, et ainsi, la plurivocité de l’érotisme, qui là même est une puissance que l’interprétation ne saurait entièrement contenir.