Présentation de Claudia BOULIANE, Anne-Marie DAVID et Anne-Hélène DUPONT
Actes du premier colloque du Centre de recherche interuniversitaire en sociocritiques des textes (CRIST), tenu à l’Université de Montréal les 6 et 7 mars 2009
On ne naît pas héros, on le devient. Du moins, c’est ce que les grands récits, mythiques, historiques comme littéraires, nous invitent à croire. Un individu se découvre, se confère ou se voit octroyer une mission dont l’accomplissement lui permet de transcender son statut initial, de s’élever au-dessus du commun des mortels pour accéder au rang de héros, évolution dans laquelle d’aucuns liront un processus d’initiation. L’idée de l’héroïsme et les représentations du héros varient dans l’histoire et selon les textes où elles sont façonnées, de sorte qu’il est vain d’établir une chronologie des diverses mutations de l’être héroïque. Il est cependant loisible de discerner des idéal-types de héros ou des modèles de parcours héroïques, lesquels ressurgissent périodiquement dans l’imaginaire social comme dans la littérature. Les actes de ce colloque sont consacrés à l’étude des traitements de ces figures héroïques dans la littérature (au sens large) et les arts. La question est reprise d’un point de vue sociocritique : c’est dire que les auteurs des articles qui suivent lient l’examen des procédures de mise en forme des œuvres à leur projection sur l’écran de la semiosis sociale afin d’évaluer leur portée.
L’héroïsme, en faits : ceux dont le rôle semblait écrit
Les époques historiques, les contextes culturels et les conditions sociales indiquent des comportements héroïques à adopter, mais il revient aux individus de suivre ou non, mal ou bien, ces pistes de conduite, d’investir le rôle qui s’offre à eux. Certaines de ces conjonctures — que nous retrouverons au fil des articles — ont été maintes fois travaillées par la littérature : la montée parisienne, la guerre, l’emprisonnement ou la découverte d’un crime sont autant de canevas de base qui laissent deviner — à tort ? — l’éclosion prochaine de l’héroïsme. Auteurs et producteurs de discours jouent sciemment sur ces modèles pour réfléchir sur la définition admise de l’héroïsme à un moment donné.
Chez Jules Verne, l’idéal-type à interroger est celui du poète parti à la conquête de Paris. Dans son étude sur Paris au XXe siècle (1994 [1863]), Claudia Bouliane montre comment le romancier distord la figure du héros romantique : ses tentatives de réussite parisienne avortées laissent peu à peu poindre une ambiguïté inhabituelle dans l’œuvre de l’auteur des Voyages extraordinaires, alors que le protagoniste du roman s’engage dans une lutte à mort avec la ville éponyme. Par le biais de cette projection dystopique, Verne interroge la capacité de survie de l’individu dans la société urbaine moderne, telle qu’elle est en train de se développer au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.
Identifiant elle aussi une manière de formation héroïque, Anne-Hélène Dupont part du du motif traditionnel selon lequel la guerre a une fonction et une structure initiatiques. C’est dans cette optique qu’elle lit concurremment trois romans qui racontent la guerre franco-allemande de 1940 : Un balcon en forêt de Julien Gracq (1958), Suite française d’Irène Némirovsky (2004 [1942]) et Le Train de Georges Simenon (1961). Or, le parcours des personnages présentés dans ces œuvres, s’il paraît au premier abord conforme au schéma initiatique, se voit interrompu au moment de la transformation de l’individu en héros. Ces ratages du processus d’initiation éclairent le rapport à l’héroïsme et la vision de la guerre que dessinent ces romans.
L’échec de la génération du héros se poursuit et s’aggrave dans l’article d’Anne-Marie David, qui interroge le rapport au passé de Dondog, héros du roman éponyme d’Antoine Volodine (2002). Ce rapport se fonde en partie sur une expérience incomplète de l’emprisonnement — qui eût pu, ici encore, constituer une initiation —, comme le montre la mise en relation du vengeur avorté avec l’archétype du héros romanesque populaire : le comte de Monte-Cristo. Il en ressort que l’amnésie de Dondog et le ratage de sa vengeance renvoient à la difficile (voire impossible) intégration des traumatismes historiques du XXe siècle dans la mémoire collective, son marasme se dressant en barrière paradoxale contre la barbarie totalitaire.
Cette revendication d’une attitude négative en signe de protestation contre l’histoire est caractéristique d’un pan de la production romanesque contemporaine, comme le confirme l’étude suivante. Sylvain David s’y penche sur ce que les polars de Ken Bruen gagnent à mettre en scène un héros-narrateur à l’alcoolisme exacerbé. Cette caractéristique du détective privé Jack Taylor permet à la narration de thématiser une critique de la société irlandaise contemporaine néolibérale et une nostalgie de l’Irlande traditionnelle, sans pour autant se faire réactionnaire. L’alcoolisme devient aussi vecteur d’introspection et engendre une réflexion métaphysique dénuée de préciosité, tout en proposant une réinterprétation de la figure littéraire du « private eye » qui, de héros salvateur des potentielles victimes du crime et défenseur de la vérité, devient chez Bruen individu aux ratages multiples.
L’héroïsme, en actes : ceux qui se révèlent héros
À l’inverse de ces cas de figure où des personnages qui semblaient promettre bravoure et grandeur d’âme ou, à tout le moins, quelques actions d’éclat dévient du parcours canonique et n’accèdent pas au statut transcendant de surhomme, des personnages que rien ne prédestine à l’héroïsme se montrent tels dans les deux études suivantes.
Yan Hamel remet en question l’image admise d’un personnage littéraire notoirement inactif sinon fainéant, délicat sinon faible : le narrateur d’À la Recherche du temps perdu, qui, pourtant, se portraiture en escrimeur chevronné. Le roman associe la pratique du duel, fort répandue sous la IIIe République, à l’héroïsme altruiste, mais la maintient à l’arrière-plan du récit. Souvent évoquée, parfois utilisée comme image du social, cette manifestation mondaine d’héroïsme y est dévalorisée au profit d’un héroïsme intérieur qui consiste à s’extraire du jeu des salons pour réaliser son œuvre. Le duel révèle l’ambivalence de l’héroïsme dans la Recherche : il en est toujours un modèle pour les personnages, mais un modèle qui ne peut dans les circonstances qu’être défaillant.
Cet héroïsme improbable de Marcel l’est tout autant que celui des personnages de harkis analysés par Djemaa Maazouzi. Les textes à l’étude rendent possible leur revalorisation par la manière dont ils les présentent, comme le montre Maazouzi en interrogeant les représentations de ces supplétifs musulmans engagés par l’armée française durant la guerre d’Algérie dans Mon père ce harki de Dalila Kerchouche (2003) et Le harki de Meriem de Mehdi Charef (1989). Bien que fort différents, les récits se livrent à semblable réappropriation de la mémoire nationale et familiale. Le terme « harki », d’abord synonyme de « traître », y gagne peu à peu l’acception de « victime », puis de « héros ». Ce retournement positif repose sur une réinterprétation de l’engagement de la figure paternelle, qui prend au fil des découvertes de l’enfant les atours du héros.
L’héroïsme, en mots : ceux qui ne connaissaient pas leur rôle
Lorsque la mission ne se présente pas d’elle-même, certains individus convaincus de leur fibre héroïque entreprennent de forcer l’histoire, de s’attribuer eux-mêmes un grand rôle par un retournement de la définition de l’héroïsme alors admise. Cet engagement dans le vif de l’histoire prend la forme d’une contestation sinon d’une révolution à même le discours, la force performative des paroles héroïsant celui qui les a proférées ou écrites. Or, une telle redéfinition comporte ses risques, lesquels ne se restreignent pas au terrain discursif : comme les derniers articles le montrent, choisir d’incarner un nouveau type d’héroïsme, déterminer le sens que doit prendre l’histoire et le rôle que l’homme doit y jouer, revient toujours à miser sur la lecture rétrospective de la postérité.
Francis Mus étudie comment, dans le contexte de l’immédiat après-guerre belge, la notion d’héroïsme a pu servir des camps divergents : les pacifistes comme les jusqu’au-boutistes mettent de l’avant des « héros », qu’ils confrontent à des « traîtres », selon des visions manichéennes inversées du social. L’analyse du discours de la revue L’Art libre, dirigée par Paul Colin et opposée au nationalisme dominant, permet à Mus de suivre le parcours sémantique de l’héroïsme et de comprendre la valeur des (re)définitions de son statut pour servir des objectifs antinomiques. De manière similaire aux enfants de harkis enquêtant sur le passé de leur père afin d’y déceler des éléments rendant possible l’érection de la figure paternelle en héros, Colin procède à une relecture idéologique de textes et d’actions de Romain Rolland afin de mettre au jour le caractère héroïque de leur auteur.
Geneviève Boucher montre que cette attribution rhétorique de l’héroïsme transcende les époques : par le biais de la figure de Robespierre, elle étudie ses enjeux contradictoires en période révolutionnaire. Tandis que 1789 rejette les héros individuels au nom de principes égalitaires, privilégiant plutôt les figures collectives, les suites de la Révolution instituent le culte de ses martyrs, réintégrant l’héroïsme singulier à titre posthume. C’est grâce à un brillant usage du langage et de l’éloquence que le héros robespierriste réconcilie ces deux facettes. Ses discours le posent en victime sacrificielle représentative d’un peuple persécuté, de manière à en faire un emblème de tout le mouvement révolutionnaire pour la postérité.
Cette concrétion historique créée par l’héroïsme se retrouve dans les écrits de Thomas Carlyle : ici aussi le rôle de l’aspirant héros est directement déterminé par l’interprétation qu’en fera la postérité. L’étude de la notion chez l’auteur anglais permet à François-Emmanuël Boucher de mettre en lumière son rapport au XIXe siècle et à l’avenir, seule validation des accomplissements de l’Humanité. Carlyle se pose comme intermédiaire au cœur de l’histoire : c’est lui qui donne une définition atemporelle de l’héroïsme en déterminant le caractère héroïque de personnages historiques, tout en transmettant ces valeurs à l’avenir de manière à établir une continuité dans le devenir humain — ce qui, dans la perspective contemporaine de l’histoire des idées, cause certaines difficultés d’analyse, sur lesquelles conclut Boucher.
Les cinq premiers romans d’Olivier Rolin (de 1983 à 1998) analysés par Mélanie Lamarre participent d’une démarche similaire de compréhension du passé en regard de l’avenir, de validation de l’héroïsme par le biais du devenir humain. Mais dans le cas précis de l’écrivain contemporain, il s’agit d’évaluer son propre rôle héroïque tel qu’il l’a construit en constante réaction contre l’histoire en marche. Lamarre étudie ainsi les transformations de l’héroïsme, et ce qu’elles nous apprennent sur l’évolution de l’imaginaire social contemporain. Du désengagement marxiste à l’affirmation d’une toute-puissance individuelle sous le signe du littéraire, les narrateurs de Rolin oscillent entre des pôles opposés de l’héroïsme, tout en se rejoignant dans un désaccord vis-à-vis de la société actuelle. Ils expriment une inquiétude face au contemporain doublée d’un rejet des modèles du passé, attitude complexe relayée par la forme romanesque participant à l’auto-évaluation de celui qui s’est donné — à tort, constate-t-il — un rôle historique. Le seul héroïsme qui lui reste est minuscule et quotidien, élaboré à partir d’un constat d’échec généralisé.