Photograph
Bathers (b) , 1969
Dye-transfer on paper mounted onto board
388 × 539 mm
© The estate of Richard Hamilton (image fournie par The Tate UK)
Encore l’amitié
Texte de présentation par Renato Rodriguez-Lefebvre
Édition du numéro : l’équipe de Post-Scriptum
Par où reprendre, pour une énième fois, le fil d’une thématique qui a été si influencée par le devenir-pandémique ? On croirait à une supercherie intellectuelle, tellement l’ironie est peu subtile, et tellement l’instant du colloque comme celui de la publication du numéro persistent à se synchroniser avec les rythmes du confinement. Hélas, ce n’est pas là l’œuvre d’une conjuration comparatiste pour redonner du lustre à un thème qui, du reste, n’en a pas besoin. L’appel à la communauté, dont on sait qu’il requiert plusieurs nuances pour ne pas reconduire une vision naïve de l’hospitalité comme de la proximité des corps, suscite en ces temps distancés des affects variés, qui ne peuvent être entièrement synthétisés tant ils se déploient au sein de réseaux et de mémoires locales. Ces différences, que je salue, ont été en partie celles qui ont inspiré le mot d’ouverture du colloque dont ce numéro est issu : sans m’adonner à un méta-commentaire, il suffit de savoir que les multiples textes publiés dans ce 30e numéro de la revue Post-Scriptum ont découlé des présentations et des discussions denses pendant lesquelles l’amitié flottait comme concept, sans qu’il rende faciles ni similaires les approches prises par les participant.e.s. Ces approches prennent les formes suivantes :
La sororité entre femmes ayant vécu des violences sexuelles est la communauté vitale, d’une importance évidente, à laquelle Iris Delhoum consacre une réflexion où le littéraire reconnaît son engagement dans le contemporain. Face aux enjeux chargés qui requièrent autant un sens de la douceur que la nécessité de nommer la violence historique faite aux corps féminin, Delhoum conjugue pensées féministes et études philosophico-littéraires, dans une alliance qui rend plus de force encore aux résistances et ancrages présentes chez Lola Lafon. Dans un rejet sans ambivalence des structures misogynes et patriarcales, elle appelle à une amitié sororale, dont l’écoute et la possibilité de l’anonymat sont quelques-unes des caractéristiques les plus impressionnantes, à même de déjouer l’ombre des valeurs viriles.
Ces mêmes valeurs, dans un contexte d’amitié entre des écrivains, ont une scène pour le moins impressionnante dans la relation entre Aragon et Breton : celle-ci donne à Sian Lucca un angle d’autant plus riche qu’il répond à une absence de considérations sur les effets de genre chez les surréalistes. En nuançant les types de masculinités, Lucca trouve, dans différents textes d’Aragon, un geste queer, subvertissant étonnamment les codes traditionnels sur lesquels reposent l’amitié masculine. La lecture de Lucca parvient à surpasser les pièges biographiques et l’individuation qu’ils encouragent, car elle lie les énoncés littéraires – épistolaires, narratifs, poétiques, etc. – au devenir-politique, brouillant une frontière qui garderait, autrement, le récit de l’amitié dans des balises bien rigides. Le queer travaille vraisemblablement les différents matériaux littéraires, qu’il assemble sans les fondre les uns dans les autres.
En cela, d’ailleurs, le lieu textuel de l’amitié ne saurait donc être limité à une seule forme littéraire : le texte d’Antoine Piantoni recense la multiplication des adresses au sein du groupe des fantaisistes, lequel a rapidement été affecté par les désastres de la Première Guerre mondiale. Piantoni insiste, à juste titre, sur une amitié littéraire qui aurait permis au groupe de négocier sa cohésion autrement que par le biais, alors plus classique, de l’école littéraire : cette amitié n’hésite pas à solliciter les ressources poétiques pour s’inscrire et s’avouer. Cette fabrique, qui pourrait être analogue à celle d’autres groupes, donne à la mémoire de ses participants un rôle majeur de maintien du réseau, surtout lorsque les membres disparaissent ou s’éloignent. L’amitié n’est pas moins affirmée, jusque dans son état le plus spectral, car les techniques littéraires – pastiche, dédicace, etc. – deviennent progressivement le lieu d’une archive où résident encore des affects.
C’est à New York qu’ensuite Dennis Ohm et Sylvestre Oulé-Mailloux explorent les lieux maintenant désertés où les relations marginales et peu compatibles avec une vision hygiéniste de la ville parvenaient à vivre. L’archive queer de la ville y passe par les quais où des hétérotopies émergeaient, sans qu’elles demandent une part quelconque de légitimité aux autorités qui, depuis, ont réinvesti ces endroits en souhaitant les rendre accessibles à tous et à toutes, dans une rhétorique s’efforçant de camoufler sa violence. L’enquête d’Ohm et d’Oulé-Mailloux décrit une intimité irrécupérable et s’inscrit dans une volonté assumée de faire dérailler le script hétéronormatif des espaces où nous vivons, script solidaire de valeurs racistes comme de la transphobie : aidé par Samuel Delany comme par les traces queer, leur texte cherche une méthode, qui n’en serait pas une, de désobéissance relationnelle. Une telle relation est en-dehors de la maîtrise, dans les lieux ouverts où la notion d’inclusion n’est plus de mise car elle renvoie déjà à un ordre : elle est queer car elle refuse le pouvoir dans ses manifestations supposément « privées ».
Dans une jonction imprévue, le texte de Jennifer Bélanger ouvre l’amitié au phénomène de la maladie, dans une écriture qui déborde la frontière des chercheur.euse.s, rappelant que des enjeux ramenés à la sphère privée n’ont aucune indépendance à l’égard des discours de pouvoir. Bien sûr, le texte a une ligne qu’il suit, une fatigue majeure et avec elle, la trame des citations où il est donné au corps de ne plus être dans un dispositif de solitude : Audre Lorde et Verena Stefan, comme des amies qu’on rencontre sans les voir, les appellations des amies ramenées à l’expression sobre d’une lettre – V., G., C., D., S. –, Pizarnik qui n’est pas une guide ni une conseillère, peut-être une direction, Agamben qui demeure pieux, un fournisseur de concepts…et d’autres encore. Jennifer Bélanger nomme un sick gaze, un regard dont la qualité sensible ne serait pas limitée au visuel, de ces regards qui ont eu un apprentissage souvent involontaire de la souffrance et ses rythmes, « qui écoutent à la porte de mon corps, sans être pris en défaut, pour bien entendre ce qui me cogne et me claque », pour à mon tour citer. On serait loin d’un certain regard techno-médical, reposant sur une machine de jugements auquel le texte de Jennifer Bélanger échappe, espérant d’autres manières d’évaluer.
Madeleine de Scudéry, figure dont l’association au XVIIe siècle a probablement renforcé un préjugé envers le féminisme qu’elle aurait pu manifester, est la complice du texte d’Erik Stout. Alors qu’elle compose des conversations, Scudéry s’installe dans le topos masculin que la tradition occidentale (Aristote et Montaigne formant alors, à l’époque de Scudéry, le trajet de cette tradition) avait tenu fermé aux femmes, les excluant – peu importe même la classe – d’une idée de l’égalité virile et européenne : Stout reconstitue l’argument littéraire de Scudéry, qui n’est rien de moins qu’une déprise de cette exclusion, et où un droit à l’amitié entre les genres ouvrait une voie que les contemporains de l’autrice comme les suivants contesteront sans ambivalence. Un tel droit, et Stout a raison d’y insister, n’interpelle pas moins notre contemporanéité, car il ébranle implicitement la notion d’égalité dont l’amitié est dépendante : cet ébranlement découvre en Scudéry une alliée appréciable, et nous invite à être, comme Stout, disposé.e.s à une sensibilité hétérochronique, une sensibilité pour les autres temps.
Ailleurs, dans le grand roman de Ralph Ellison, le Brotherhood et ses techniques de récupération à l’égard de l’invisible protagoniste font l’objet d’une attention précise et sensible de la part de Wendy Gokhool : une telle étude réussit, chose rarement faite en littérature comparée, à conjuguer adéquatement la construction des discours raciaux aux représentations littéraires qui peuvent les maintenir ou non. La nuance qu’on y lit est un gage, assurément, de ce que l’œuvre majeure d’Ellison nous renseigne, aujourd’hui encore, sur les manières de capturer autrui, quand bien même cet autrui serait lié à notre communauté : l’invisible protagoniste affronte, sans nécessairement les vaincre, les tensions raciales que le Brotherhood maintient dans son ordre. Il ne fait aucun doute que la communauté prétendument solidaire du narrateur est finalement hostile aux forces qui mèneraient vers la dissolution effective du racisme institutionnalisé comme des groupes qui en bénéficient.
Le dernier texte, écrit par Émile Lévesque-Jalbert, reprend les textes majeurs de Blanchot qui ont été au cœur de discussions importantes entre philosophes français : ce fil de texte comme d’amitiés a moins été confronté à la crise progressive de l’habitabilité du monde. C’est pourquoi, en suivant les échanges entre Blanchot, Nancy et Derrida, Lévesque-Jalbert esquisse les rapprochements que ces échanges sur la nature évanescente de la communauté pourraient avoir avec la disparition progressive et catastrophique des espaces de la Terre : loin de reprocher à ces penseurs de n’avoir pas parlé de cette menace, il voit au contraire dans l’éthique conçue par Blanchot une invitation à entretenir un rapport à ces défis qui sont imminents. C’est dire que l’auteur du texte, tout en détaillant les distinctions apportées par Derrida et Nancy, travaille avec Blanchot, dans une volonté de politisation littéraire ne négligeant ni la part complexe propre à une pensée de la communauté ni le souci d’entretenir celle-ci avec l’urgence qui, sans vouloir inverser l’enjeu, nous habite.
Ce sont là les communautés qui ont donné à l’amitié des reliefs différents, épousant la forme des enjeux auxquels elles étaient et sont encore prises. Ces variations ne sont rassemblées que par l’arbitraire éditorial, car elles ne sauraient être ramenées à une seule ligne de divergence, pas plus qu’elles ne participeraient à je ne sais quelles friendship studies, domaine qui doit exister mais dont le nom seul suffit à me garder ennemi. Il n’y a pas, à mon humble expérience, de manière adéquate de remercier qui puisse passer par autre chose que l’épuisement des mots de la reconnaissance ou de la rencontre. Il n’est que d’espérer la salutation, ouverte, partiellement scriptée malgré mes meilleures intentions : c’est encore l’amitié.