Illustration
Onoe Matsusuke as the Ghost of the Murdered Wife Oiwa, in
« A Tale of Horror from the Yotsuya Station on the Tokaido Road », 1812
Woodblock print; ink and color on paper
37.5 x 25.7 cm
© Utagawa Toyokuni I (image fournie par The Metropolitan Museum of Art NYC, licence CCO)

 

Tableaux des laideurs : de la révulsion à la résistance

Texte de présentation par l’équipe de Post-Scriptum

Édition du numéro : l’équipe de Post-Scriptum

 

Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. Apeuré, il se détourne. Écœuré, il rejette. Un absolu le protège de l’opprobre, il en est fier, il y tient. Mais en même temps, quand même, cet élan, ce spasme, ce saut, est attiré vers un ailleurs aussi tentant que condamné. Inlassablement, comme un boomerang indomptable, un pôle d’appel et de répulsion met celui qui en est habité littéralement hors de lui (Kristeva, 1980 : 9).

Tirée de l’ouvrage psychanalytique Pouvoirs de l’horreur de Julia Kristeva traitant de l’insignifiant·e, la citation dégouline de ces laideurs qui dérangent et fascinent dans le même temps. Elle appelle un contraire, une inclusion qui serait le reflet de ces laideurs exclues. Les beautés apparaissent alors comme l’esthétique à suivre, ce vers quoi se modeler afin de paraître. Cette séparation entre deux concepts, celui de « beau » et celui de « laid », participa d’une effluve de théories, commentaires, remises en question – un fleuve de pensée tel qu’à l’Antiquité déjà, on insistait sur la majuscule à appliquer aux termes, comme le fit Plotin notamment (voir les Ennéades I,6 et V,8, 1991).

Ce doux parfum de la laideur fait vibrer les narines, irrite la peau, pique l’œil, brûle au toucher. L’abject, le rejet, l’aversion, la répugnance. La violence que l’on attribue à ces laideurs, exclues et faisant pourtant partie de notre quotidien, est autant le signe du recul de nos sociétés face au visqueux, au nauséabond, à la grimace, à la désinvolture, que le moyen par lequel ces laideurs peuvent justement se réapproprier les marges, exécrer, par celles qui invitent à la réflexion, un sentiment de répulsion. Ce qui est différent devient ce qui est différend. N’en étant pas moins subterfuge que subvertie, la laideur en général ne cherche pas à régler le différend, mais à se déferrer des normes pour peut-être se rendre compte que les fers l’enchaînent encore. Cette navigation entre deux concepts fait montre d’une ambivalence. Car, au fond, les laideurs dérangent autant qu’elles fascinent. Nous attirant vers les bas-fonds, elles recèlent des beautés cachées.

C’est dans cet esprit que le présent numéro de Post-Scriptum questionne ces concepts en cherchant à comprendre si le laid est toujours en symétrie ou asymétrie avec le beau, si la tendance à faire usage de la laideur dans les arts modernes ne brise pas les règles dites classiques de la beauté ou encore si le corps, dans sa déformation, sa métamorphose, ne serait pas un moyen de résistance et de réécriture du laid et du beau. Après tout, ne s’agit-il pas de faire « une œuvre barbare et délicate » (Guibert, 2001 : 530), la barbarie et la délicatesse nous entraînant dans un tourbillon d’écrits sur ces notions qui, encore aujourd’hui, étonnent…détonnent?

Le premier article d’Anna Maria Sienicka, dans une volonté de lever le voile sur ce que l’autrice nomme vérité tensionnelle, nous offre une analyse soutenue des œuvres picturales de l’artiste Matsui Fuyuko qui mêlent fascination, silence et morbidité. Celles-ci, en représentant à travers une méthode de peinture classique japonaise (nihonga), des figures féminines sous la forme de fantômes ou bien de cadavres en décomposition, détournent et dévoilent les angles morts des œuvres dites originales. Cela, en insistant sur la manière de voir la souffrance, douleur et mutisme des personnages mis en scène, dans un contournement singulier des motifs traditionnels desquels Matsui emprunte sa technique. Sienicka s’interroge et par le fait même nous questionne sur notre propre rapport de spectateur·ice à l’ambivalence d’un regard à la fois fasciné et dégoûté.

Dans une même volonté marquée de questionner en quoi la laideur ou le dégoût provoqué·e par une œuvre peut permettre un dévoilement, l’article de Claudine Sagaert explore l’investissement, en art moderne comme en art contemporain, de la valeur sensible du laid. En retraçant l’alliance classique, en philosophie occidentale, entre le beau et le vrai, sa réflexion permet de suivre la lente dissolution de cette même alliance et de mesurer l’ampleur du changement allant d’un régime esthétique à un autre. En s’appuyant sur les œuvres connues de Lucian Freud, par exemple, le texte envisage qu’il est possible, jusque dans les représentations les plus hostiles au confort et au sublime, de retrouver des énoncés de vérités. Là où le beau présumait une cohérence que l’art devait respecter et reproduire, le laid permet au contraire de lézarder un tel idéal pour accorder à l’art une valeur d’enquête, de recherche dans un réel dont il faut de plus en plus accentuer les lignes de tension. Le laid résiste, par-là, à une vision apolitique des représentations que le beau aurait eu tendance à encourager.

Cette résistance à l’apolitique par le laid nourrit un remarquable mouvement artistique dans la Chine post-maoïste. Il s’agit du réalisme cynique, qui s’est développé en réponse aux troubles qui ont agité le pays tout au long du XXe siècle. Caroline Fortin s’intéresse à deux fers de lance de ce mouvement, Yue Minjin et Zeng Fanzhi, qui reprennent les codes du réalisme socialiste – plébiscité sous la dictature communiste – pour mieux les détourner. Après avoir contextualisé son analyse en nous plongeant brièvement dans l’histoire chinoise du siècle dernier, l’autrice cherche à faire ressortir la manière dont ces peintres expriment une quête identitaire, dans laquelle la laideur, “chu”, permet de briser la superficialité, “mei”, qui a fini par caractériser la société chinoise, uniformisée par des canons totalitaires. Dans « Entre “chou” et “mei”. ‘Mieux vaut la laideur (“chou”) que la superficialité (“mei”)’ – Fu Shan », l’analyse dévoile en quoi une (contre)esthétique de la laideur peut servir à l’expression d’individualités. Ici, le courage des artistes consiste à faire face à la laideur d’une époque, aux plaies d’une société, et à les représenter, explicitement ou métaphoriquement, dans tout ce qu’elles ont de plus disgracieux.

L’article suivant, intitulé « Beauté et Laideur des avant-gardes », s’intéresse non pas à une transformation de la superficialité en laideur, mais à la dichotomie beauté/laideur sous différentes facettes. Se concentrant sur les avant-gardes artistiques antérieures à la Première Guerre mondiale et aux contextes dans lesquels elles sont apparues, Mariia Pshenichnikova réfléchit à la manière dont les notions de Beau et de Laid se sont avérées au fil du temps être mouvantes et plurielles.

Dans « Le rôle de la laideur dans Bye Bye Blondie de Virginie Despentes : entre rappel à l’ordre et potentiel libérateur », Francesca Caiazzo développe une analyse du personnage principal du roman de l’écrivaine française. S’appuyant sur la théorie féministe et queer au sujet de la laideur et de la féminité, notamement celle de Jack Halberstam (Female Masculinity, 1998), qu’elle lie adroitement à l’essai punk et féministe de Virgine Despentes elle-même (King Kong Théorie, 2006), l’autrice de cet article étudie le rôle de la laideur qui pousse Gloria, autant adolescente qu’adulte, à être exclue, ce qui cependant n’empêche pas cette dernière de se servir de la laideur comme arme de résistance.

Laissant le lectorat naviguer dans les périodes et genres littéraires, ce numéro de Post-Scriptum présente ensuite « Beckett ou l’impensable venue au monde ». Il est ici question des beautés cachées de la célèbre trilogie romanesque de l’écrivain irlandais (Molloy, Malone meurt et L’Innommable). Frédéric Roussille postule qu’en l’absence de forme, de repères ou d’identité immédiatement reconnaissables, la laideur acquiert chez Beckett une valeur nouvelle, permettant une redéfinition du concept de beauté, par le biais notamment de l’humour.

Sur un autre ton et dans une optique de recherche création, « La répugnance des “belles choses à voir” : Pour une érotique de la cécité dans Des aveugles d’Hervé Guibert » offre aux lecteur·ice·s une analyse de l’utilisation anti-visuelle du langage chez l’écrivain français Hervé Guibert, dans son texte Des aveugles. Thomas Filteau se penche sur la manière dont Guibert déploie une écriture qui repousse l’autorité visuelle du langage, laissant apparaître un nouveau régime sensoriel qui va au-delà des catégories typiques du beau et du laid et de la fonction descriptive du langage.

Tandis que l’article précédent s’intéressait à un roman, le suivant propose une analyse intermédiale, en se penchant particulièrement sur la question de la monstruosité. Dans « (De)Generation: The Picture of Dorian Gray, Female Trouble, and the Beautiful Monstrosity », James Dickson nous interpelle sur la notion de dégénération qu’il applique comme synonyme de beauté et se nourrit de la critique littéraire et cinématographique queer. Cette analyse qui se penche sur le roman The Picture of Dorian Gray d’Oscar Wilde et le film Female Trouble de John Waters, fait montre des discours moraux et normatifs de l’époque de chaque œuvre en examinant le concept corrompu de beauté dans la constitution des “dégénérés” que sont les personnages principaux pour leurs sociétés. Il explore en outre le narcissisme inhérent aux procédés narratifs qui permettent à ces mêmes personnages de développer un soi monstrueux, et se penche enfin sur la question de l’immoralité, dont le lieu est sujet à critique et résistance.

L’injonction des normes sociétales revient également dans l’article « Ugly Bodies: The Beauty of Ambivalent Distortions in Kanehara Hitomi’s Hebi ni piasu and Charlotte Roche’s Feuchtgebiete », faisant de l’ambivalence son thème. Flora Roussel y invite à penser et à réévaluer, via une analyse comparatiste qui déplace chemin-faisant les frontières, non entre les nations, mais entre et dans les corps, l’ambivalence propre aux stratégies de détournements esthétiques des normes du beau par diverses formes de laideurs et de distorsions, ainsi qu’à la récupération de ces stratégies par ces mêmes normes. Ces frontières, se négociant à même l’existence des corps féminins présents dans les romans analysés, deviennent alors instables ou ambivalentes. Or cette ambivalence, qui semblait pourtant réduire à néant les diverses attaques de la norme de par l’intérieur de la binarité beau-laid, est ici pensée comme politique des corps qui troque le binarisme esthétique, habité par la norme, pour une relationnalité esthétique.

C’est vers la violence et la relationnalité qu’elle engendre que se tourne ensuite Isabelle Lemelin qui étudie l’exploitation par l’art contemporain de la figure islamkaze Hanadi Jaradat. « Figures de terroristes = figures terroristes? Le cas de Hanadi Jaradat dans les oeuvres de Feiler & Sköld-Feiler et de Bleikh & Chak » présente une analyse du cas de Hanadi Jaradat à travers l’installation du premier groupe d’artistes, Blanche-Neige et la folie de la vérité, et à travers le tableau Madone Bénois du deuxième groupe d’artistes. L’autrice questionne ici les représentations de ‘nouvelles barbares’, en ce qu’elles perturbent une conception unilatérale de la laideur. Considérant tout autant les œuvres dans leur habitat premier que leur réception et leur vandalisation, elle examine les déchaînements affectifs que ces œuvres ont provoqués et examine plus particulièrement  la figure de Hanadi dans son ambiguïté, entre fascination et répulsion.

Cette attirance pour la révulsion se transforme en contestation politique dans l’article suivant. Blodwenn Mauffret, autrice du dernier texte de ce numéro, s’intéresse quant à elle, au film Joker, récemment acclamé par la critique. « Le grotesque et les enjeux politiques de la laideur – Réflexion autour du film Joker de Todd Phillipps (2019) » propose une étude cinématographique du grotesque en prenant pour appui sur son histoire et sa conceptualisation, notamment celle proposée par  Mikhaïl Bakhtine. Le carnavalesque sert ainsi de base à cette étude qui se tourne vers l’idée du rire et de la violence, afin de déterminer les questions politiques et sociales soulevées par le film.

De cette multitude d’articles qui permettent de dresser un tableau éclaté de la laideur et faire montre d’une contre-esthétique, surgit une tendance à la résistance. Ce trait commun, tel le fil conducteur d’un nouveau laid ou plutôt, d’un laid conçu, compris en-dehors du beau classique antique, n’indique cependant pas une fusion de stratégies de réappropriation. Il s’agit de voies qui ne sont pas toutes tracées, qui aiment nous dérouter et nous amener à faire du hors-piste. Enfin, ce numéro de Post-Scriptum possède une forte présence de personnages féminins. Le potentiel de résistance déroule ici des voix aux tonalités détonantes et nous impose la nécessité d’« écri[re] de chez les moches, pour les moches » (Despentes, 2006 : 9). Laissez-vous porter sur ces eaux troubles, puantes; visqueusement, ne détournez pas le regard car celui-ci pourrait bien être votre beau.


Bibliographie

DESPENTES, Virginie. King Kong Théorie, Paris, Grasset, 2006.

KRISTEVA, Julia. Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1980.

GUIBERT, Hervé. Le mausolée des amants, Paris, Gallimard, 2001.

PLOTIN. Du Beau. Ennéades I,6 et V,8, trad. par Paul Mathias, Paris, Pocket, coll. « Agora », 1991.