Parution n° 9

Contradictions caractérielles

avril 2009

Présentation de Marie-Hélène CHARRON-CABANA, Anne-Marie DAVID et Charles Robert SIMARD

Je me souviens avoir emprunté un livre de Thomas Bernhard parce que j’étais en colère et que personne ne pouvait le traduire aussi bien que lui. Ça n’a pas été un succès… Alors que je glissais rapidement sur le fil d’une page, mon élan a été arrêté par un débordement de tendresse dont je ne comprenais pas l’origine. Là où j’avais voulu de la haine et de la dureté il y avait de la gentillesse et de l’amour. Thomas Bernhard me racontait son affection pour son grand-père et les injustices que sa mère avait subies, alternant tout de même parfois avec ce mépris de l’humanité que j’avais espéré. Je sais bien que personne n’est entièrement mauvais, mais cette explication ne me paraissait pas satisfaisante… Que fallait-il penser de ce changement de ton ? Était-il volontaire ou avait-il percé insidieusement la carapace du personnage que Monsieur Bernhard s’était forgé ? Pourquoi montrer cette fragilité ? Était-ce un choix ? Et comment penser cette tendresse chez un homme que j’avais naïvement cru méchant ?…

Ce questionnement – qui aurait tout aussi bien pu être suscité par les délicatesses imprévues du narrateur célinien, les engagements contradictoires de Gilles de Rais, ou encore les opinions politiques d’Heidegger – remet en question une partie de notre rapport à la littérature : pourquoi n’y étudie-t-on que rarement les « bons » sentiments ? Il peut aussi nous en apprendre sur le rapport à l’identité, la psychanalyse, le récit de soi, etc. C’est finalement la base d’une interrogation universelle et transcendant les genres littéraires établis, comme nous l’ont brillamment montré les auteures qui ont bien voulu poursuivre cette réflexion avec nous. Les articles réunis dans ce numéro de Post-Scriptum.ORG couvrent des sphères culturelles allant de la Chine ancienne à l’Amérique moderne, et explorent des thèmes aussi divers que la maladie, le territoire et les vices et vertus.

Beya Dhraief (Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III) explore les mécanismes ayant progressivement transformé le concept de sincérité au début du XVIIIe siècle. D’abord comprise comme transparence vertueuse, la sincérité est remise en question par les comédies françaises de 1715 à 1731. Son application exacerbée devient terreau de médisance, de dissimulation et de misanthropie, jusqu’à menacer l’ordre social. Ces revers de la franchise sont exprimés, par les dramaturges, par une reprise critique et distanciée des thèmes du Tartuffe de Molière, modèle classique du faux sincère.

Semblable volonté de retournement sous-tend également l’Ubu roi d’Alfred Jarry, tel que démontré par Loredana Trovato (Université « Kore » d’Enna et Université de Catane). En retraçant les conditions d’apparition de cette figure emblématique du théâtre absurde à la fin du XIXe siècle, Trovato met à jour le renversement de valeurs opéré par le personnage. Dans une France éprise de positivisme et de bon goût, Ubu endosse la fonction d’aberration comique grossissant la duplicité, les canons arbitraires et les fausses croyances en vogue, renvoyant à la bonne société une image d’elle-même à la fois drôle et grinçante. Cette analyse est l’occasion d’un court examen génétique, présenté sous forme de tableaux.

Le dévoilement de comportements sociaux se poursuit dans l’étude de Lolita de Vladimir Nabokov par Barbara Benteo (Université de Montréal), mais de manière plus cachée. L’article propose un parallèle original entre conquête du territoire et conquête du corps, celle-ci effectuée par le narrateur sur la personne de Lolita et celle-là par les anciens pionniers européens sur l’espace américain. L’association, étayée d’exemples tirés tant du roman que de ses adaptations cinématographiques réalisées par Stanley Kubrick et Adrian Lyne, permet une meilleure compréhension des jeux de pouvoir à l’œuvre chez Nabokov, tout en jetant un regard inédit sur l’idéologie à la base de l’entreprise coloniale fondatrice du continent nord-américain.

L’article de Marie-Hélène Charron-Cabana (Université de Montréal) conclut la progression historique amorcée par les précédents en s’intéressant au vécu de la maladie dans le récit Le froid de Thomas Bernhard, publié en 1981. Une analyse des réactions contradictoires du narrateur vis-à-vis de son état de santé permet à l’auteure de restituer le discours sur la vie et la médecine exprimé dans le texte, tout en montrant la valeur identitaire de la maladie. Le retour à la santé est, en effet, à considérer ici comme facteur constitutif d’une nouvelle identité. Celle-ci est caractérisée par une plus grande liberté du narrateur de vivre et de penser comme il l’entend, son esprit de contradiction lui permettant de dépasser un certain conformisme de l’affliction.

Si Solange Cruveillé (Université de Provence) situe son propos dans une époque, une esthétique et une aire géographique complètement différentes, elle explore elle aussi les aléas d’une identité divisée. Son étude nous initie à une figure récurrente de la littérature chinoise depuis deux millénaires, celle du renard et des « démones » renardes. Au fil de leur développement historique, celles-ci oscillent entre animalité et anthropomorphisation, prenant tour à tour des allures bienveillantes et mauvaises. Les animaux entretiennent des rapports avec les hommes au gré de multiples masques et déguisements, selon une économie toute littéraire. L’auteure explique comment, dans deux contes de la fin des Ming, l’ambivalence de cette position se renouvelle et gagne en nuances.

Finalement, une analyse de la contradiction caractérielle ne saurait faire abstraction de certains de ses plus éminents représentants contemporains. Le numéro se termine donc avec le compte-rendu de Marie-Hélène Charron-Cabana de la correspondance de Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, regroupée sous le tire Ennemis publics.