Secrets de séducteurs, secrets de matadors

On peut séduire dans le secret, dans l’intimité d’une « petite pièce » (Kierkegaard 1943 : 303), dans une voiture, dans un espace qui isole et annihile la présence des autres. On peut aussi séduire dans la foule, à travers un signe, un clin d’œil adressé à la personne désirée, un sourire étrange sur les lèvres, une bouche qui se plisse, une fossette qui se dessine, un regard un peu trop soutenu. La séduction pose une relation secrète et masquée entre deux êtres. Relation non fraternelle au cœur de laquelle les êtres ne se dévoilent jamais entièrement. Elle semble éloigner toute possibilité de communion véritable et permet cependant la protection de l’intériorité. Le visage de l’autre ne porte pas l’interdiction du meurtre, comme chez Lévinas, mais la possibilité d’une intersubjectivité bancale, peut-être unique possibilité d’ouverture à l’autre et de dialogue dans un monde vide d’amis. Comme si « le simulateur et l’ami » (Deleuze et Guattari 1991 : 15) ne pouvaient plus être dissociés. Le séducteur incarne ce lien, être n’ayant non pas deux visages, mais offrant une infinité de facettes, véritable kaléidoscope. Mon intention ici n’est pas de révéler quelque chose sur le secret, mais plutôt de suivre la piste du secret pour voir si la séduction peut tenir au secret (Michaud 2006). Je veux réfléchir sur l’espace du secret que peut ouvrir la séduction à travers le séducteur kierkegaardien et les matadors séduisants, séduits et séducteurs du film Matador de Pedro Almodóvar (1986). Je ne veux pas analyser ces œuvres, je veux me servir de ce qu’elles posent, de ce qu’elles évoquent pour penser l’espace du secret dans la séduction.

Selon son étymologie se-cernere, le secret, c’est ce qui est mis à part, donc réservé, séparé. Le secret, ainsi distingué, confine au sacré : secretum/sacrum/sanctum. (de Courcelles 2005 : 9)

De Se-cernere à se-ducere, on retrouve la séparation et la mise à part. Lorsqu’il y a secret, celui-ci a déjà été distingué comme tel, résultat d’un retranchement. La séduction marque le processus qui mène à part les deux protagonistes, le séducteur et le séduit. Elle pousse le séduit à rentrer dans l’espace du séducteur et celui-ci doit à son tour pénétrer dans la sphère du séduit afin de mieux percevoir et de mieux détourner sa proie. À quatre mains, ils créent un espace isolé. La séduction met en jeu non pas l’espace clos, l’œuvre finie, savamment léchée, mais fait refléter la possibilité d’un lieu autre. Elle fait ainsi refléter le secret, qu’il y ait secret ou qu’il n’y en ait pas. Le séducteur joue toujours de la possibilité d’un ailleurs qui conduirait les amants vers la terre promise. Diego Montes, matador retraité dans le film d’Almodóvar, pose dès le départ sa connaissance d’un monde autre, celui de la corrida et de la mise à mort, celui de la folie tauromachique. Plus subtilement, un simple regard, une simple phrase, un murmure peuvent parfois suffire pour créer une atmosphère propice à la séduction. Je pense au charmant Juan Antonio, artiste qu’incarne Javier Bardem dans le film de Woody Allen, Vicky Christina Barcelona (Allen 2008). Nous sommes en plein cliché, de petites Américaines fraîchement débarquées dans la vieille Europe rencontrent lors d’un vernissage barcelonais un peintre mystérieux, à la chemise rouge sang et au regard ténébreux. Ce peintre aurait eu, paraît-il, une relation torride, passionnée, passionnelle, emportée avec une femme extrêmement douée, belle, fougueuse. Les jeunes filles tendent l’oreille à l’écoute de cette surprenante révélation, qui ne dit rien et qui dit tout. Il y a, dès les premiers regards échangés entre les jeunes femmes et le peintre, la présence de quelque chose d’autre, de plus grand, de plus important, mais de caché. La séduction fonctionne lorsque tout n’est pas donné à voir. La séduction est sans cesse en mouvement, aller-retour, reprise :

Ainsi comprise, supplémentant le flux du désir, la séduction, loin de s’ouvrir sur un manque, laisse entrevoir un abîme, un sans-fond, un infini. À l’immobilisme d’une signification, il convient alors de substituer le sens d’un mouvement. Elle est, quoi que ce soit qu’elle affecte, scintillement, frémissement, au ras du corps, comme à celui du langage, du mot. (Schérer 2003)

Schérer, en faisant référence à Deleuze, reprend ce désir plein pour l’insérer dans la séduction. Mais le manque peut-il pour autant être évacué de la séduction ? En posant la séduction dans le manque, on pose la poursuite et la quête. La séduction est alors mise en mouvement par le manque, elle crée par le manque, sans avoir besoin de la décharge freudienne et sans pour autant abandonner le plein de la création. Une séduction qui se termine en orgasme est une séduction morte et enterrée. La séduction est la promesse d’un dénouement, elle est surtout promesse d’un dénouement impossible, car la séduction ne sera jamais résolue. Le séducteur et le séduit ne cessent de se poursuivre, de se relancer. Le secret utilise ce ressort. Le désir, si présent dans Matador, touche la séduction et le secret. Le secret implique le désir de le percer, le mouvement perpétuel qui pousse à chercher, à tourner autour de l’énigme. On va savoir un jour, on va comprendre (même si cela n’arrive jamais). Ce qui compte, pour la séduction comme pour le secret, c’est la promesse d’un dénouement. On peut ainsi continuer à croire, à chercher et à créer. On se soumet à l’illusion du secret. On veut croire qu’il y a toujours plus, toujours davantage que ce que l’on peut voir en premier. On en vient parfois à créer son propre secret, son propre tremblement, espace créé pour que l’on puisse s’échapper, avoir un au-delà. Pour que l’avenir ne soit pas clos, il faut qu’il y ait du secret, des tonnes de secrets, pas des petits secrets misérables, des secrets bien profonds, mais pas des mystères sans fond. Il faut un fond que l’on puisse découvrir par parcelles, un double fond, un faux fond, des couches que l’on enlève comme cela, infiniment, sans cesse. Jacques Derrida, dans Donner la mort (1999), lie ainsi le secret à la séduction :

Un secret fait toujours trembler. Nous seulement frémir ou frissonner, ce qui arrive aussi parfois, mais trembler. Le frémissement peut certes manifester la peur, l’angoisse, l’appréhension de la mort, quand on frémit d’avoir, à l’annonce de ce qui va venir. Mais il peut être léger, à fleur de peau, quand le frémissement annonce le plaisir ou la jouissance. Moment de passage, temps suspendu de la séduction. […] L’eau, dit-on, frémit avant de bouillir, c’est ce que nous appelions la séduction : une pré-ébullition superficielle, une agitation préliminaire et visible. (Derrida 1999 : 79)

Mais que se passe-t-il lorsque cette séduction n’est plus ce qui précède, ce qui prédit le secret pour ensuite s’effacer, mais ce qui constitue la possibilité même du secret ? Lorsque secret et séduction s’entrelacent de telle manière que la séduction devient nécessaire pour ouvrir l’espace du secret.

Le séducteur kierkegaardien, Johannes dans Le Journal du Séducteur (Kierkegaard 1943), jouit sans cesse de son secret tout en créant sa séduction dans l’esthétique. Il évolue dans le stade esthétique, l’un des trois stades de la vie pour Kierkegaard, avec le stade éthique et le stade religieux. En son sein, la vie poétique seule importe, l’existence doit être œuvre d’art. Son existence même est acte de création et son aura recrée le monde qui l’entoure. Docteur ès dissimulations, il se délecte en solitaire des enchantements nés de sa rencontre avec Cordélia, jeune fille séduite. Il ne cesse de reprendre la réalité pour la recréer, évoluant entre le monde réel, Copenhague au dix-neuvième siècle, et son monde intérieur. Les autres ne semblent être pour lui que de faibles silhouettes, parfois transcendées par le passage d’une figure féminine. La personne séduite lui est absolument nécessaire tout en étant aussi absolument malléable. Sa séduction présuppose un secret, un lointain qu’il ne révèlera pas tout de suite. Il murmure sans cesse, non, pas encore, mais plus tard, si vous daignez rentrer dans mon jeu, suivre le fil de ma séduction, devenir ma partenaire, mon autre, ma moitié séduite et séduisante. Au-delà de la pièce intime, écrin de la scène de séduction, il y a la chambre du séducteur, celle qui voudrait rester à tout jamais secrète, la pièce où le masque tombe. Chambre rêvée, peut-être imaginaire puisque le masque ne tombe jamais tout à fait. C’est aussi l’endroit où l’on s’habille et où l’on se maquille, où l’on se prépare dans la solitude au grand jeu à venir. Dans cette chambre se trouve le secrétaire, meuble précieux au cœur duquel on enfouit le journal narrant la séduction, en le protégeant par des mécanismes divers, des cachettes insoupçonnées, des tiroirs à double fond. Victor Eremita, le premier narrateur de Ou bien… ou bien (Kierkegaard 1943) nous conte dans un avant-propos comment il découvrit par hasard les papiers de A, lorsque, sous l’effet d’un coup violent, la cachette les contenant s’ouvrit (Kierkegaard 1943 : 6-7). A avait lui-même lu le journal de Johannes illicitement, en jetant un coup d’œil curieux dans son secrétaire :

Lorsque aujourd’hui, après avoir pénétré la conscience artificieuse de cet homme pervers, j’évoque la situation, lorsque avec mes yeux grands ouverts pour toute astuce je m’avance en imagination vers ce tiroir, mon impression est la même que celle que doit éprouver un commissaire de police lorsqu’il entre dans la chambre d’un faussaire, ouvre ses cachettes et dans un tiroir trouve un tas de feuillets épars, ayant servi à des essais d’écriture et de dessin ; sur l’un d’eux il y a un dessin de feuillage, sur un autre un parafe, sur un troisième une ligne d’écriture à rebours. (Kierkegaard 1943 : 237)

Peu importe qu’il s’agisse ici d’ « un vieux truc de conteur » (Kierkegaard 1943 : 9), ce qui compte, c’est que, dès le départ, la séduction sera donnée dans un double écrin, qui multiplie les cachettes dans les secrétaires, les tiroirs fermés qu’on a surpris un jour ouvert. Le Journal du Séducteur développe ainsi un rapport entre le secret et la séduction, avant même qu’on ne le lise. Le lecteur est prévenu, il s’agit ici d’un document précieux, qui nous dira peut-être tout… ou rien.

Dès lors, le lecteur séduit, tout comme Cordélia, rêve de comprendre, savoir ce qui se passe, pénétrer le pourquoi du comment, mettre à jour les mécanismes, dénicher les énigmes. Face aux signes secrets de la séduction, le séduit ou la séduite rentre dans le jeu, développe à son tour des signes-réponses, son cœur bat la chamade, il rougit, il pâlit, levant les yeux au ciel ou à terre, détournant le regard poliment après avoir échangé un furtif regard avec l’étrange séducteur. Johannes peut revêtir un masque, se transformer en honnête connaisseur de l’économie rurale (Kierkegaard 1943 : 272), se travestir pour mieux faire transpirer son secret, signaler non pas à la vieille tante qu’il est chargé d’entretenir, mais à la jeune femme qui lui sourit à peine, qu’elle devrait essayer de percer son jeu, interroger cette étrange attitude. Deleuze et Guattari exposent cela dans un beau texte sur le secret comme sécrétion :

Ce qui compte, c’est que la perception du secret ne peut être que secrète elle-même : l’espion, le voyeur, le maître-chanteur, l’auteur de lettres anonymes ne sont pas moins secrets que ce qu’ils ont à découvrir, quel que soit leur but ultérieur. Il y aura toujours une femme, un enfant, un oiseau pour percevoir secrè­tement le secret. (Deleuze et Guattari 1980 : 351)

Il est question d’une réception secrète et d’une enveloppe poreuse du secret qui laisse toujours échapper quelque chose du secret, tout en le gardant au secret. Cela rejoint le jeu étrange de la séduction qui laisse échapper sans tout livrer, qui dévoile un pan sans soulever le voile. C’est une question de territoire, de glissements et de limites. C’est un éboulement, c’est un caillou qui s’échappe des grands grillages de fer qui retiennent les roches prêtes à se déverser sur la vallée. Le secret joue le jeu du grillage de fer. Il montre le grillage à ceux qui lèvent les yeux vers lui et fait croire qu’il y a derrière des forces capables de tout chambouler tout en disant Ne vous inquiétez pas, le secret est bien gardé. Mais de temps en temps, un caillou s’échappe, ou une pierre, le grillage est là pour cela, parce qu’on sait bien que de temps en temps, le secret transpire.

Johannes tient Cordélia au secret et lui dit qu’il la tient au secret, il montre de multiples façons qu’elle ne sait pas tout, qu’il est bien plus que le peu qu’il lui donne voir. La surhumanité de Johannes tient peut-être au fait qu’il croit pouvoir maîtriser absolument le secret. Mais un secret brûle toujours le bout des doigts, parfois la main. Un secret gardé pour soi, rien que pour soi, finit toujours par consumer son détenteur. Et devient par là même visible, perceptible. C’est l’histoire de Boris dans un dessin de Quino (Quino 1999 : 112). Un homme torturé, ce Boris, dévoré par son secret . Sa femme le quitterait s’il révélait son terrible secret1. Ce pauvre bonhomme devient fou, s’enfuit et va confier son terrible secret à un arbre, toujours mieux que rien me direz-vous. Et l’arbre redit le secret, dans une langue que les hommes ne peuvent pas comprendre. Le secret ne cesse de transpercer, de passer tout en restant toujours un peu incompréhensible, toujours secret. Ce qui compte dans le secret, c’est de pouvoir montrer l’espace du secret et non pas dire le secret. Ginette Michaud écrit « le secret garde le silence, il est destiné à tenir secret le secret » (Michaud 2006 : 15), il se crée ainsi un « lieu du secret » (90), « crypte du secret » (77) que prépare la séduction. Dans son séminaire « Répondre du secret », cité par Ginette Michaud, Derrida dit « c’est la mort qui rend possible et finit par rendre secret le secret » (27). La mort serait-elle alors l’ultime tombeau du secret ? Je reviendrai plus tard sur cela, à propos de la mort des amants dans Matador.

À l’écoute du susurrement de Johannes le séducteur, on se rend compte qu’il se dresse comme le maître des secrets, celui qui régit et maîtrise à l’infini. Il est souverain du royaume de l’esthétique, passant de l’ironie à la poésie, transformant à son gré la réalité. Le lecteur se perche sur son épaule, le suit pas à pas, prêt à pénétrer dans la forêt inconnue, dans le règne de la séduction victorieuse. Le secret est toujours présent, mais tout se passe comme si Johannes avait enfin les clés, comme si lui seul, créateur du secret, pouvait tout dévoiler.

Je voudrais me pencher sur une figure plus hésitante, assez bancale (et pour cause, le matador héros de Matador boîte) pour tremper ses pieds dans le secret tout en étant toujours tenue au secret. C’est grâce au matador, et plus précisément, aux matadors du film de Pedro Almodóvar, Diego Montes et María Cardenal, que je peux penser cela, dans l’histoire sombre de deux amants qui ne peuvent jouir qu’en associant la mort à l’acte sexuel. Diego est un ancien matador qui enseigne la tauromachie, faute de la vivre sur l’arène. Ne tuant plus de taureaux, il tue des femmes. Il enseigne à Ángel, jeune homme traumatisé par une mère castratrice, fidèle de l’Opus Dei. Afin de prouver sa virilité, Ángel tente de violer l’amie de son maître. Il confesse sa tentative de viol à la police et, profitant de l’occasion, s’accuse de plusieurs meurtres demeurés énigmatiques. L’avocate d’Ángel, María Cardenal, s’avère être une fervente admiratrice du matador Diego Montes, pratiquant son art tauromachique en mettant à mort ses amants passagers. Diego et María décident de mourir ensemble, en faisant l’amour, répondant ainsi au désir qui les anime.

Clairement inspiré de la vision bataillienne de l’érotisme2, ce film mêle mort et plaisir sexuel dans le rituel tauromachique, poussant jusqu’au bout, jusqu’au point de non-retour, le désir de deux êtres ne pouvant jouir que dans la mort. Pedro Almodóvar confie dans son entretien :

Quand j’ai commencé à écrire Matador, je voulais faire un film sur la mort, la mort que je ne peux ni comprendre, ni accepter. […] Je ne suis arrivé à rien de très profond et je n’ai pas réussi à mieux envisager la mort que je ne pourrais comprendre que si elle faisait vraiment partie de la vie. (Almodóvar et Strauss 2004 : 59)

Le secret de Diego Montes et María Cardenal perce dans leur étrange jouissance, dans l’orgasme mêlé au meurtre. En cherchant à élucider le mystère de la mort, le cinéaste met en place des secrets qui ponctuent le film et s’unissent à la séduction des deux personnages principaux. Ceux-ci multiplient les clins d’œil, les signes et les allusions afin de s’assurer qu’ils appartiennent bien à la même espèce. Mais, comme pour le schibboleth derridien dont parle Ginette Michaud dans son essai Tenir au secret, « plus de secret, plus de secret » (Michaud 2006 : 25), le secret redouble sans cesse. Lorsqu’on croit avoir atteint le point final, la résolution de l’énigme et le secret en son cœur, on découvre le pluS de secret, un secret qui se déverse toujours, qui en rajoute et ne s’efface jamais. Il y a dans Matador l’espoir que la mort résoudra le secret ou que le secret permettra d’envisager la mort. Comme si la mort était le seul endroit où l’on peut éviter le secret, non pas pour le résoudre, mais pour le remplacer par le silence, arrêter le moteur et le questionnement incessant qui l’accompagne. Mais il y a Blanchot, il y a L’Instant de ma mort (Blanchot 2002), il y a la mort toujours là, toujours présente, qui pourtant ne vous enlève jamais, la mort qui vous cloue dans le lit du désespoir. Almodóvar souligne :

La muerte es una realidad tan inevitable como insondable, cotidiana y eterna y que, como otras muchas cosas de nuestra naturaleza, nunca he llegado a aceptar. (Vidal 1990)

[La mort est une réalité aussi inévitable qu’insondable, quotidienne et éternelle et que, comme d’autres choses de notre nature, je n’ai jamais réussi à accepter] (ma traduction)

Si la mort demeure un mystère, les deux amants emportent leur secret dans la tombe. Le commissaire chargé de l’enquête, Ángel, Eva, les policiers découvrent les corps de Diego et María grâce aux visions d’Ángel qui voit, dans un étrange vertige, ce qui arrive à son maître. Ils contemplent les cadavres encore chauds, non pas horrifiés, mais béats d’admiration devant tant de bonheur, devant ce secret assumé jusqu’à la fin. Avec Diego Montes et María Cardenal, il s’agit de croire au secret, aussi terrible soit-il. Ce que se demandent l’un à l’autre ces deux êtres, c’est d’assumer jusqu’au bout le secret, c’est de porter la responsabilité du secret.

Il y a dans Matador le sentiment intense d’une nature irréductible, d’une jouissance perverse contre laquelle on ne peut lutter, mais avec laquelle on vit jusqu’à la mort. Celui qui se livre, Ángel, ne prend aucune responsabilité. Il est jeune, adolescent pas encore homme, et ne contrôle ni ses désirs, ni ses pulsions. Son auto-dénonciation, acte moral aux yeux de la société, soulève dans le film d’Almodovar le regard perplexe du policier et l’ironie de la jeune femme et de sa mère. Ils semblent considérer cette tentative de viol comme une blague de petit gamin qui ne connaît pas encore les conséquences de ses actes. Les responsables de Matador sont ceux qui assument le secret jusqu’à la mort, ceux qui ne révèlent jamais le meurtre, qui ne veulent rien dévoiler à la société de leur secret sacré. En se séduisant, ils se demandent l’un à l’autre le secret, créant ainsi la crypte future de leur mort jouissive. Ils se lancent l’un à l’autre ces phrases :

La demande de secret commencerait à cet instant : Je prononce ton nom, tu te sens appelé par moi, tu dis « Me voici » et tu t’engages par cette réponse à ne parler de nous, de cette parole échangée, de cette parole donnée, à personne d’autre, à me répondre à moi seul, uniquement, à répondre devant moi seul, moi seulement, en tête-à-tête, sans tiers ; tu as déjà juré, t’es déjà engagé à garder entre nous le secret de notre alliance, de cet appel et de cette co-responsabilité. (Derrida 1999 : 164)

Le secret du matador devient en fait le secret d’un couple matador, un couple qui tue pour la joie que cela procure. Leur séduction s’enclenche comme une demande de « co-responsabilité ». Ils créent l’espace du secret en mettant en place de nombreux détails qui l’annoncent. María Cardenal, lorsqu’elle tue, met en pratique l’enseignement tauromachique de Diego Montes, marquant avec précision l’endroit où elle frappera, utilisant une épingle à cheveux, objet tout aussi précieux que l’épée avec laquelle le matador met à mort le taureau à la fin de la faena. Elle joue sans cesse avec les attributs masculins du torero, revêtant une cape de torero pour un défilé de mode, balançant sa longue tresse dans son dos. Ces détails construisent le secret à travers le cérémonial et le rituel, ouvrant ainsi le secret vers le sacré.

Le sacré a souvent été mis en relation avec le secret, pour évoquer cette relation hors du commun qui s’établit dans la solitude. Ainsi Sylvain Foch écrit-il, dans son article Secret et confinement, de la cellule à l’enceinte :

Cette mise au secret, prescrite par le sacré, répond à une aspiration apparemment paradoxale : permettre à la conscience recluse de retrouver l’intégrité du moi désintégré par la blessure initiale. (Foch 1999 : 131)

Lorsque l’enceinte n’existe plus, que les murs tombent et que nulle cellule ne peut être trouvée, lorsque la séparation physique d’un couvent ne peut plus être la solution, existe-t-il encore une mise au secret qui ouvre l’espace du sacré ? C’est peut-être justement la séduction qui autorise une mise au secret sans qu’il y ait enfermement ou éloignement définitif et radical des autres. La séduction offre la possibilité de mettre un masque et de se garder pour l’espace intime. René Girard définit ainsi le sacré dans son essai La violence et le sacré : « C’est la violence qui constitue le cœur véritable et l’âme secrète du sacré » (Girard 1972 : 52). En évinçant la relation directe à autrui, la séduction détourne la violence, la recycle. Cet incontrôlable qui nous submerge, qui nous fait oublier que nous sommes humains, ce désir de violence, de délire, cet accès irréfléchi qui nous libère ou qui nous fait croire à une possible liberté. On frappe, on déchire, on arrache, ça vient du ventre, ça détruit, ça avilit. D’où vient ce besoin de poser son pied sur le visage de l’autre, de l’écraser ? Je crois que la séduction récupère tout cela. Elle pose l’empreinte d’un soi-disant raisonnable. Elle imprime la violence en l’Autre. Cette violence souterraine qui gronde, qui nous définit. Dans un monde païen, où le sacré institutionnalisé refuse de porter la violence, la séduction s’en charge-t-elle ? La séduction ouvre ainsi l’espace du sacré en protégeant l’espace intime, en permettant le secret, et en recyclant la violence explosive qui détruit la relation à l’autre.

À partir de cette dimension sacrée, qui touche tant au secret qu’à la séduction, il y a un parallèle à tracer entre le texte de Kierkegaard Crainte et Tremblement, l’étude de Derrida Donner la mort et Matador. Kierkegaard soulève dans Crainte et Tremblement la possibilité d’une responsabilité au-delà de l’éthique, niant la morale générale qui pousse Abraham à vouloir sacrifier son fils dans le secret, pour son Dieu (Genèse 22). Ce même Dieu que l’on présente souvent comme un séducteur3. Dieu séduit-il Abraham en lui demandant d’agir au secret ? Y a-t-il, à l’origine de la foi et du paradoxe de la foi, le frémissement de séduction dont parle Derrida ? Lorsque Kierkegaard se met à romancer (Crainte et Tremblement 2000), à mettre en fiction l’histoire d’Isaac et Abraham, il se lance dans le jeu littéraire, jeu de séduction qui pousse à tendre l’oreille vers le secret de la foi, secret qui scelle au silence par son énonciation même. C’est le seul fait de confier le secret, non pas comme secret mais comme confidence, qui porte et crée le secret, c’est le ton employé, c’est la gravité de l’action menée, de l’action qu’on demande de faire, que l’on provoque. Cela se passe entre toi et moi, et les autres sauront qu’il y a quelque chose entre nous, parce que ces choses-là se sentent, ça se respire autour de nous, ça crée une ambiance, une atmosphère. Tu marcheras différemment, la tête courbée par le poids du secret que seuls toi et moi connaîtrons. Et ton fils sera la victime, et en tant que victime, il s’investira à son tour dans le secret. Pourquoi Isaac ne parle-t-il jamais ? Ne dit-il jamais à Sara, sa mère, que son père a voulu le tuer ? Porte-t-il à son tour le poids du secret, premier héritier de l’alliance entre Dieu et les hommes, premier secret gardé, à redire infiniment, à faire passer, à transmettre et confier sans dire vraiment ? Ce qui importe ici, c’est le silence qui entoure le secret, silence que l’on retrouve dans Matador, entre Diego et María qui ne cessent de se comprendre par des regards, portant ainsi leur secret. Lorsque María se rend compte que Diego est encore un matador, qu’il continue à tuer, elle commence à lui révéler ce qui compte le plus pour elle. Elle emmène Diego dans une petite maison perdue dans les bois, où elle expose tous les objets qu’elle a trouvés et qui ont appartenu à Diego le matador. Elle demande à Diego de participer à son tour à ce culte. Tel le séducteur kierkegaardien qui ne cesse de recréer la réalité pour s’extraire du prosaïsme historique, María fait cela :

Gradualmente, María ha ido extrayendo estos objetos de su contexto histórico habitual para reintroducirlos en un nuevo espacio, ha creado un espacio íntimo, un altar personal, una verdadera capilla en la que custodia las reliquias de su amante. (Yarza 1999 : 17)

[Peu à peu, María a extrait ces objets de leur contexte historique habituel pour les réintroduire dans un espace nouveau, elle a créé un espace intime, un autel personnel, une véritable chapelle dans laquelle elle garde les reliques de son amant] (ma traduction)

Dans cette chapelle, María creuse le lieu du secret et lorsqu’elle révèle celle-ci à Diego, elle le pousse à tenir au secret cet espace. Johannes, le séducteur kierkegaardien, jouit dans le secret de son secret, le connaît. C’est pour cela qu’il n’est pas Abraham, qu’il reste chez Kierkegaard dans les limbes de l’esthétique. Il ne prendra jamais en charge cette étrange responsabilité, parce qu’il ne sera jamais tenu au secret. Le mouvement de la séduction participe du secret en voilant le séduit et le séducteur, en ne donnant pas à voir l’autre sous la lumière aveuglante des néons, mais en créant, à travers l’artifice, le simulacre, le masque, des espaces intimes. María ne devient pas Diego, Diego ne devient pas María, mais ils portent ensemble le secret. La séduction se poursuit ainsi jusque dans la dernière scène où les deux amants miment la séduction du torero et du taureau avant de se sacrifier mutuellement. Mort sacrée pour ceux qui se sont mis à mort, la plus belle mort dont ils pouvaient rêver, mort opérée en faisant fi du général, dans l’intimité d’une maison qui tient au secret. Mort terrible s’il en est, par laquelle Almodóvar célèbre le désir et la passion.

Tenir au secret (Michaud 2006), c’est demeurer au secret. Il faut se méfier de notre discours, nous avons trop souvent tendance à vouloir sortir du secret, passer outre dans la résolution du problème, se conforter dans notre chère problématique. Mais comment errer entre le secret et son absence, comment se tenir au secret sans se perdre complètement ? Comment aussi ne pas ressasser cette éternelle question, celle du vague, de l’à-peu-près, du senti et du pressenti jamais clairement énoncé ? Il faudrait, comme María et sa chapelle, se construire une niche, un endroit avec non pas des tiroirs bien propres et bien découpés, mais plutôt des accidents de terrain. On pourrait faire comme Willie dans Oh les beaux jours (Beckett 1974), on se réserve le droit de se cacher quand on veut. On refuse la place de Winnie, l’exposition au soleil n’est pas pour nous, choisissons plutôt l’ombre, mais l’ombre qu’on creusera nous-mêmes, qu’on construira dans la dune. Il n’y a plus de rocs, plus de bons rochers solides où construire nos belles certitudes. On bâtira sur du sable, sur de l’éphémère, sur un secret bien gardé, inconnu, jamais mis à jour. Et par la séduction, on continuera à parler.

  1. 1On peut penser ici au mythe du roi Midas, conté par Ovide dans Les Métamorphoses, qui pose un secret se perpétuant sans cesse.
  2. 2 Pedro Almodóvar confie à Nuria Vidal « Desde luego Bataille estaba presente » (Vidal 1990) Évidemment, Bataille était présent. (ma traduction)
  3. 3« Tu m’as séduit, Yahvé, et je me suis laissé séduire » (La Bible, Jérémie 20, 7)