Le théâtre dans le roman

Les éléments de mise en place d’un mystère

Introduction

Le théâtre évolue dans le monde réel et concret, cependant il met en œuvre un dispositif constitué de mensonges et de mystères. Par son artificialité assumée et revendiquée, la représentation théâtrale est de l’ordre du paraître. Or, pour « faire vrai », pour « faire comme si », c’est par le truchement des accessoires, des décors, des costumes et du maquillage que la magie du théâtre opère. De cette matière naît l’immanence de la scène qui permet, par son essence propre, d’accéder à un au-delà dont jouissent les spectateurs. Dans les passages de sortie au théâtre dans les romans, c’est-à-dire lorsque les personnages romanesques assistent à une pièce de théâtre, le romancier prend acte de l’importance de cette mystique théâtrale pour fonder son texte et faire surgir dans l’imaginaire du lecteur l’idiosyncrasie propre à la représentation. Le théâtre des romanciers correspond au théâtre contemporain par mimétisme entre la sortie réelle et la sortie fictive ; le fonctionnement réel se transpose donc littérairement. C’est la raison pour laquelle je ne distinguerai guère le théâtre dans le roman de la vie réelle. Que ce soit dans la somme romanesque de Proust, le non-roman de Valéry, Monsieur Teste, ou encore la fable naturaliste de Zola, La Curée, la description de la soirée au théâtre est hantée par les fantômes de l’irréel et du sacré. Le théâtre est un sacerdoce, un lieu où le collectif s’apaise dans l’intime. L’’étude de ces œuvres romanesques dévoile les modalités de description du théâtre par l’artifice et par la révélation d’un monde mystérieux. De plus, il s’avère que le théâtre est un lieu propre à l’introspection et à la confrontation avec ses peurs les plus profondes. Dès lors, deux notions s’articulent autour du théâtre : d’une part le secret et ses ressorts visibles et d’autre part le mystère et son au-delà mystique.

Du côté de l’artifice

Le théâtre est avant tout un art de l’artifice, du faux, et cela n’échappe pas aux romanciers. Les passages de soirée au théâtre dans les romans sont l’occasion pour l’écrivain de mettre en valeur la dimension artificielle propre à la théâtralité et de réfléchir sur le rôle du théâtre dans le roman. Les personnages romanesques sont ainsi des spectateurs qui assistent à une représentation. Dès lors, la question se pose de savoir comment les romanciers s’approprient le théâtre et l’insèrent dans la trame du récit. Il s’avère que les marques de l’artifice (isotopie théâtrale, description des décors, costumes) relèvent de la mise en place d’une atmosphère théâtrale, mais aussi de l’importance de l’illusion et du jeu du montré-caché propre au théâtre.

Dans La Curée, pour rendre ses lettres de noblesse à la représentation amatrice du mythe des amours de Narcisse et de la Nymphe Écho, Zola prend soin de mettre en place les éléments propres au théâtre et d’installer le climat d’une représentation classique. La mise en place de ce théâtre de pacotille est soigneusement élaborée. Chaque proposition fait état de la reconstitution des paradigmes théâtraux. L’espace scénique est le premier élément figurant la théâtralité et il définit l’espace de jeu dans le salon des Saccard. Le salon reproduit les codes de la représentation théâtrale par la disposition en arc de cercle des chaises et par le dispositif frontal scène-salle. La narration de la scène romanesque correspond chronologiquement au déroulement de la soirée. Ainsi, chacun des trois tableaux du mythe est d’abord décrit picturalement, donnant à la description une dimension tant scopique que théâtrale. Les décors, costumes et scénographie sont patiemment passés en revue, une première fois par le narrateur qui donne un point de vue extérieur à la scène par la focalisation externe, puis par les commentaires intérieurs de l’auteur de la pièce, le préfet Hupel de la Noue, et des spectateurs. Si Zola prend la peine de faire vivre le théâtre dans le roman, c’est en partie pour signifier l’importance de l’action dramatique en regard de l’action romanesque. Un univers de signes fondé sur l’artificialité reflétant et donnant sens à l’ensemble du roman se révèle ici par le théâtre. La théâtralité, c’est-à-dire l’apparence offerte par les décors, les costumes, les lumières, fonctionne comme un révélateur, une mise en évidence des soubassements romanesques. Le secret théâtral fonctionne dans ce cas comme un secret de fabrication connu des seuls praticiens du théâtre. Cependant, la révélation de ce secret aux béotiens, ou la connaissance de celui-ci par les initiés, ne détruit en rien la magie qui l’entoure. La distinction philosophique entre secret et mystère prend ici tout son sens. En effet, le mystère est impalpable et les philosophes ne peuvent que tourner autour, alors que le secret se construit et se déchiffre. Du point de vue théâtral, le théâtre est un mystère fondé en partie sur des secrets techniques.

De prime abord, le théâtre évoque la notion de représentation, d’artificialité et de magie qui en découle. Cette perception d’un théâtre où prévaut l’artifice participe à la magie du lieu. C’est grâce à son ami Saint-Loup que le jeune narrateur proustien aura la possibilité de visiter la face cachée du théâtre : les coulisses. À proximité de ce que le public ne voit d’habitude que de loin, les panneaux de bois peints sont désacralisés et perdent, alors, toute valeur onirique. Le lecteur ressent la déception du narrateur face à cette scène sans magie, car sans éclairage ni perspective.

Les décors encore plantés entre lesquels je passais, vus ainsi de près et dépouillés de tout ce que leur ajoutent l’éloignement et l’éclairage que le grand peintre qui les avait brossés avait calculé, étaient misérables. (Proust 1988a : 168)

Les décors redeviennent donc ce qu’ils sont réellement : de vulgaires bouts de bois. Ces morceaux sans vie ne se transforment en décor théâtral que par effet d’optique et d’illusion. Les décors ne sont faits que de matière « misérable », agencée et mise en lumière de manière à revêtir un aspect grandiose.

Mais malgré l’aspect peu engageant de ces accessoires, le public embrasse les codes théâtraux et s’imagine sans peine dans un salon luxueux. C’est donc dans un monde caché au public que s’affrontent les personnages du roman. Le mystère qui entoure le lieu participe à créer le désir de voir et de comprendre. Au contraire des coulisses de théâtres de boulevards, exposées à toutes les visites, celles de la Comédie Française renferment un secret jalousement gardé. Ce secret est peut-être celui de l’art, du talent des artistes, que les romanciers apprécient dans leur roman et mettent en pratique dans les pièces qu’ils tentent d’écrire. Le théâtre est de l’ordre du secret dans la mesure où les artifices mis en place pour édifier le spectacle sont cachés au public. La révélation de ces codes est possible, cependant elle nuit à l’illusion théâtrale. Analyser le spectacle, comme le font le narrateur zolien et le personnage proustien, démonte les secrets du théâtre sans pour autant ébranler le mystère qui l’entoure. C’est là la force du théâtre qui cristallise en son sein un au-delà indéfinissable. Ainsi, même si l’artifice et l’illusion sur lesquels se fonde la représentation sont mis à jour, il apparaît que se maintient au théâtre une aura mystérieuse engageant les spectateurs à l’introspection.

Le contrat dramatique est ici largement affirmé : le public, qu’il soit réel ou fictif, se laisse dans chacun des cas emporter par l’illusion théâtrale bien qu’il ait conscience de son artificialité. Ce que la représentation théâtrale peut avec une mise en présence des comédiens, d’un décor et des jeux de lumière (Antoine remplace la « fée électricité » par des chandelles pour correspondre à la situation dramatique), le romancier le peut avec des mots et par son style d’écriture. En effet, l’agencement stylistique, la richesse des idées et des descriptions engagent le lecteur à « croire », à se laisser emporter par le roman comme il le serait par une pièce de théâtre. Cependant, alors que le spectateur s’arrête aux frontières de la scène, le roman permet au lecteur de passer de l’autre coté de la rampe et, en suivant le narrateur ou un personnage jouant le rôle du guide, de découvrir un univers interdit et inconnu, comme analysé plus haut par le truchement du jeune Marcel et Saint-Loup.

Cet univers inconnu est aussi mis en valeur par la lumière particulière qui nimbe la salle et dont émane une chaleur qui engage à la torpeur. Dans des théâtres comme la Comédie Française ou l’Opéra, les écrivains ne manquent pas d’attirer le regard sur le jeu de couleurs. Paul Valéry, dans sa description de l’Opéra, met en évidence l’importance des lumières. Les syntagmes nominaux faisant référence aux couleurs traversent l’extrait où Monsieur Teste amène le narrateur se divertir. On peut évidemment noter les synonymes des termes « or » et « rouge » qui se déclinent sous la forme de « dorure » et de « pourpre » (Valery 1946 : 25). Valéry n’était pas sans remarquer le travail de Charles Garnier. En effet, l’architecte a voulu faire un théâtre pour le confort du public ; ainsi, ces couleurs sont utilisées pour leur chaleur et la grâce de leurs reflets. Ces couleurs chaudes et lumineuses produisent un éblouissement sur le spectateur, créant des masses « sombre[s] et clair[es] » (Valery 1946 : 24). Valéry met en exergue cette ambiance. Il définit les êtres comme des choses, par des verbes inattendus dans ce cadre comme « briller », « flamber », « brûler » ainsi que les qualificatifs « ardents » ou encore « enflammés » (Valery 1946 : 24, 26). Cette isotopie du feu qui caractérise la salle se répand sur les spectateurs qui deviennent eux aussi, par mimétisme, des statues vivantes qui ornent le lieu. Cette « grandeur rouge et or » (Valery 1946 : 25) du lieu déteint donc, dans un mouvement métonymique, sur les spectateurs. Le même mouvement de comparaison est décrit par Proust dans Le côté de Guermantes I. En effet, Proust intègre consciencieusement la description qu’il fait des sculptures à celle des spectateurs. Ainsi, la partie matérielle semble se fondre sur l’ensemble de la salle et ses occupants, qui prennent alors les mêmes caractéristiques. Les femmes du public deviennent, elles aussi, des déesses sculptées aux balcons. Le narrateur les qualifie ainsi de « blanches déités […] aux formes vaguement humaines » (Proust 1988a : 33-34), la beauté de la princesse de Guermantes devenant même « le spectre d’une figure idéale projetée sur les ténèbres » (Proust 1988a : 35).

La prégnance de la lumière est étroitement liée à la chaleur que dégage le théâtre. Renée, l’héroïne de Zola dans La Curée, se laisse ainsi bercer par l’atmosphère de l’Opéra et c’est ce sentiment d’abandon, dans la touffeur du lieu, qui permet à son esprit de s’échapper de la salle pour vivre plus profondément la pièce : « Le luxe l’aveuglait, les chaleurs étouffantes lui venaient de toutes ses faces pâles tendues vers la scène. » (Zola 1970 : 224). Le théâtre est l’occasion pour elle de projeter les scènes de sa vie et ses affects sur la scène de théâtre. La chaleur de la salle permet à l’esprit du personnage de s’échapper dans un autre lieu : la serre où elle a entretenu une relation quasi incestueuse avec Maxime. Le lieu théâtral ainsi que la représentation elle-même créent un effet hypnotique chez le spectateur. Le caractère chaleureux du lieu le distingue ainsi de l’aspect bien plus froid et distancié du livre. La touffeur de l’air engage une sensation mystique autour du théâtre et n’est pas sans rappeler les encens religieux ou autres fumées rituelles. Plongé dans un univers distancié de la réalité, le spectateur goûte dès lors au plus profond de l’essence de la théâtralité, à son mystère sacré.

Le décor, les costumes, l’ambiance sont autant de paradigmes essentiels à la mise en place de l’univers théâtral et participent à l’élaboration de son secret de fabrication. Cependant, ces éléments ne fonctionnent pas seulement comme lieu du secret, mais élaborent aussi un mystère. Le mystère qui nimbe le théâtre est une matière fuyante, mais saisissable dans ces virtualités. Ainsi, le théâtre se compose à la fois du secret dans l’illusion qu’il produit et dont il dépend, mais aussi de l’au-delà mystérieux qu’il met en place. Paradoxalement, le secret serait la face visible de l’univers théâtral et le mystère sa face cachée, nébuleuse.

Du côté du mystère :

Mais plus que l’aspect concret et matériel de la théâtralité, c’est bel et bien l’écume des choses qui fait le théâtre. Le théâtre, sans pour autant chercher à édifier des versets sur le secret du monde, provoque, depuis sa création dans l’Antiquité, des affects qui dépassent le simple divertissement. Communion des âmes en un même lieu, il se fait autant social que sacré. Le lien entre le public et les comédiens, ou le jeu dans la salle répondant au jeu de la scène, se construit sur la relation théâtrale et sur des aspects sur lesquels nous n’avons que peu de prise. L’admiration que Théophile Gautier portait au théâtre procède de cette dimension sacrée. Ce dernier écrit dans un ouvrage au titre évocateur, Le Théâtre : temple des plaisirs :

Le théâtre est un lieu attrayant de la civilisation moderne. Il faut donc y réunir tous les conforts, toutes les splendeurs. […] Dès que vous posez le pied sur le seuil de ce monde magique qu’animent les créations des poètes, une atmosphère fraîche et tiède à la fois doit vous envelopper, comme une caresse et vous disposer à la vie idéale. Que les lumières brillent comme des étoiles, dans les feuilles prismatiques des lustres, que les marbres et les ors miroitent leur pourpre velouté sous votre passage, que les fleurs s’épanouissent en gerbes parfumées se mirant aux grandes places pleines de perspectives profondes, rien n’est trop beau, rien n’est trop rare, rien n’est trop somptueux pour le sanctuaire de l’idée […], que le luxe du temple pour la fureur du dévot. (Gautier 1864 : N/A)

Dès 1864, date de parution de cet ouvrage, il ressort que les lettrés sont sensibles à ces lieux d’apparat qu’ils investissent et qui entourent certains romans de préciosité. Le théâtre est à la fois le lieu de distraction qui « dispose à la vie idéale » et le lieu de recueillement où vient adorer le dévot. Mysticisme, intellectualisme et luxe se côtoient et se mêlent pour le plaisir des sens. La surdétermination sensorielle affectant le théâtre n’est pas sans toucher les romanciers.

Si le silence de la soirée au théâtre peut se traiter suivant les codes de la rhétorique du sublime, la magie qui opère lors de la représentation théâtrale relève d’une osmose fragile et inconcevable d’un point de vue cartésien. Quand le spectacle fonctionne (verbe peu significatif pour rendre compte d’un spectacle réussi), quand l’union entre la scène et la salle se fait mystique, que les comédiens offrent le meilleur de leur art, alors la mise en mots de cette aura devient des plus délicates, voire impossible. Par le truchement de son roman, l’écrivain fait une sorte de littérature quantique. Le concret des mots, de la langue, de l’action représentée existe bel et bien sur la page du livre, alors que l’au-delà auquel le théâtre permet d’accéder ouvre une porte sur un mystère plus délicat à définir. C’est peut-être pour contourner cette difficulté ou surtout pour éviter de prendre en compte la mystique théâtrale que nombre de romanciers relatent des soirées au théâtre manquées ou bien n’utilisent la métaphore théâtrale que pour donner du relief à leur description.

Avant toute chose, le théâtre correspond à un acte sacré et répond à une codification qui s’apparente à un rituel. C’est la raison pour laquelle la dimension du factice joue un rôle prépondérant dans les passages de soirée au théâtre. Aller au théâtre signifie pénétrer dans un monde où l’irréel prédomine. C’est là l’essentiel du lieu : croire en l’illusion théâtrale. Pour que la représentation « fonctionne », il faut nécessairement que le spectateur accepte les règles inhérentes au théâtre. Comme un cérémonial, la sortie au théâtre est gérée par des codes. Le romancier n’oublie pas cet aspect et le met en évidence dans sa narration. En effet, les personnages se préparent à la soirée. Le cas de Proust se révèle canonique en la matière. Le théâtre fait rêver le jeune Marcel et l’attente et l’incertitude même de la soirée l’amènent à mystifier le théâtre et à désirer plus encore sa concrétisation. Proust donne une définition du théâtre : c’est ce qui naît de l’union du texte avec le jeu des comédiens pour aboutir à la représentation publique de l’action dramatique. Ces trois points concordent avec la définition de John Louis Styan que je suivrai pour la présente étude : il distingue le texte de la pièce (« something made »), le dramatique (que nous pouvons traduire en français par jeu dramatique, « something done ») et le théâtral proprement dit (la représentation en public, « something perceived ») (Styan 1975 : 31). La réunion de ces trois éléments cristallise l’acte théâtral dans son ensemble et provoque, dans le meilleur des cas, la magie du théâtre. Celle-ci s’apparente à la fois à l’artifice qui crée l’illusion théâtrale, au secret donc, mais aussi au mystère, à ce qui est indéchiffrable et relève plus d’un fait difficile à cerner. Ici, le mystère théâtral fonctionne comme un symbole au sens d’Anne-Marie Gourdon, c’est-à-dire, un « signe dont la densité sémantique requiert la lecture d’un autre sens que ce qu’il dit dans le sens premier » (Gourdon 1982 : 117).

Si la question du rituel social n’est pas à débattre ici, l’aspect sacerdotal du théâtre participe à la fonction spirituelle de la soirée. D’ores et déjà, le lieu théâtral s’assimile pour certains romanciers à un lieu de culte. Une forme de piété entoure l’architecture : pour Proust le Théâtre Français s’apparente à un « temple de l’art lyrique ». Il investit le substantif « temple » d’une aura mystique quasi divine, où les déplacements de « l’étudiant génial » se transforment en fuite « des hébreux dans la mer rouge » (Proust 1988b : 33).

Ce sont bien aux passions humaines que sont dédiées ces « cathédrales de l’avenir », selon l’expression d’Adolphe Appia. Ces lieux, débordant de préciosité, renferment l’art de la représentation. Le théâtre en tant que médium s’inscrit dès lors dans le littéraire. Ainsi, la description du lieu de la représentation participe à l’économie du roman. Mais se superpose aussi l’idée de l’art dramatique dans sa dimension théâtrale, au sens de Styan, qui se dessine en filigrane et qui apparaît progressivement au gré de la plume de l’écrivain. Le théâtre revêt dès lors une importance particulière dans le roman pour ne plus être qu’un simple élément prétexte à description. C’est un lieu de culte où le spectateur vient s’adonner au plaisir de la représentation comme chez Proust, un endroit où se révèlent les péchés (La Curée) et où s’unissent des êtres tendus vers un même but (Monsieur Teste). Dans le « non-roman » de Valéry, le théâtre apparaît comme un lieu de mystification sociale. Les spectateurs s’y pressent pour se retrouver, ne plus faire qu’un dans l’ensemble du public.

J’avais la sensation délicieuse que tout ce qui respirait dans ce cube allait suivre ses lois, flamber de rires par grands cercles, s’émouvoir par plaques, ressentir par masses des choses intimes, -uniques,- des remuements secrets, s’élever à l’inavouable ! (Valery 1946 : 25)

L’auteur plonge son lecteur dans un monde parallèle où la masse s’unifie pour vivre comme une seule personne des émotions individuelles. La réunion des êtres ne vise pas à vénérer un dieu, mais à se fondre en un mouvement vertigineux et bienveillant qui seul pourra dévoiler le mystère. Ce mystère, pour les romanciers comme pour les praticiens, ne saurait être un autre que celui de la création. Et c’est bien là le triomphe du théâtre : réussir à captiver les individus rassemblés. Malheureusement, cet idéal théâtral relève, le plus souvent, davantage d’une construction de l’esprit que de la réalité. Mais cette essence spirituelle, bien qu’elle soit cachée, apparaît comme un but, un au-delà auquel gens de théâtre et spectateurs aspirent. Les romanciers prennent acte de cette dimension représentative et unificatrice du théâtre face au roman. La dimension collective et mystique du premier n’entre pas en ligne de compte dans l’élaboration et dans la diffusion du second. Le théâtre est un fait de groupe alors que le roman est apprécié dans l’intimité de la lecture. Cependant, en faisant entrer le théâtre dans le roman, l’auteur prend le temps d’analyser ce phénomène et d’en donner sa propre version : fascination pour Proust, pour lequel rien n’égale un vers de Racine déployant toutes ses virtualités dans l’antre théâtral, sarcasme pour Valéry, où le personnage éponyme regarde sans y prendre part la représentation : « Le suprême les simplifie. […] Du reste, la loi n’est pas si simple… puisqu’elle me néglige, – et – je suis ici. » (Valery 1946 : 26). Le théâtre est donc à la fois un regroupement grégaire d’individus qui se fondent dans la masse, mais aussi un attrait, une attente pour celui qui pense trop et ne se laisse pas prendre au jeu. Ainsi, malgré la réflexion critique et philosophique du narrateur qui analyse à froid et à distance la magie théâtrale, celle-ci le fascine et l’attire.

L’au-delà mystique

Parler de mystère dans le domaine théâtral, c’est faire intervenir, entre autres, la notion de sacré et donc de religieux qui en découle. Cependant, c’est aussi prendre en compte une démarche plus humaine, proche de l’individu et de ses perceptions sensorielles. Sortir bouleversé d’une soirée au théâtre, c’est avoir été touché à l’âme par des émotions portées par des comédiens, par d’autres hommes. Ainsi, le « choc » ressenti durant la représentation est celui qui unit le spectateur à autrui, que ce soit avec le public – et la dimension politique et sociale théorisée par Denis Guénoun prend ici tout son sens –, ou avec les acteurs – c’est donc la justesse artistique qui entre en ligne de compte –, mais aussi, et surtout, avec soi-même – nous sommes dès lors dans une dimension beaucoup plus introspective et personnelle. Utiliser le motif théâtral dans un récit permet – lorsque la représentation émeut, ce qui n’est pas toujours le cas, je le reconnais – de dessiner un portrait très humain et sensible du personnage romanesque. Un univers de sensations et d’émotions entre par cette porte théâtrale, et surgit de ce décor en carton-pâte un pathos qui n’a rien de pathétique. Bien au contraire, il touche à l’essence du théâtre, au cœur de la représentation : l’attention de la salle vers un but commun. La société fait sens, tant dans ses différences que dans ses similitudes. La magie du théâtre réside peut-être dans l’illusion collective, dans ce désir rarement atteint mais toujours présent de voyager, telle Alice, par-delà le plateau.

Dans La Curée, la figure de Renée en tant que spectatrice représente d’une manière quelque peu surjouée les émotions pouvant être ressenties lors de la soirée au théâtre. Se sentant terriblement investie par la pièce, elle est bouleversée par cette soirée qui lui cause « une émotion particulière » (Zola 1970 : 223), comme l’annonce le narrateur en guise de préambule. Le personnage de Phèdre correspond en de nombreux points à celui de Renée. Femme adultère amoureuse de Maxime, le fils de son mari, Renée se retrouve en proie aux frayeurs de son propre péché lorsque, sur scène, sont représentées ces mêmes amours incestueuses entre Phèdre et Hippolyte. Alors que Théramène, au dernier acte de la tragédie, rapporte la mort du fils de Thésée, Renée défaille comme si le gouverneur d’Hippolyte racontait la mort de Maxime. L’effet produit par ce monologue est des plus saisissants :

Le monologue continuait, interminable. Elle était dans la serre, sous les feuillages ardents, et elle rêvait que son mari entrait, la surprenait aux bras de son fils. Elle souffrait horriblement, elle perdait connaissance, quand le dernier râle de Phèdre, repentante et mourant dans les convulsions du poison, lui fit rouvrir les yeux. (Zola 1970 : 224)

Le personnage se trouve transporté dans un monde parallèle, son monde réel, c’est-à-dire la serre dans laquelle Renée s’est adonnée à ses folles amours. Tel un prêche, le récit dramatique fait fonction de révélateur. Le théâtre dans sa dimension représentative fondée sur l’artifice, mais aussi dans sa réception se construit donc comme un secret, qui, percé au jour, dévoile des aspects cachés.

Cependant, la situation est différente lorsque Renée devient actrice de son propre rôle. Lorsqu’elle monte sur scène pour endosser le costume d’Écho, l’amante de Narcisse, elle devient « selon le mot de M. Hupel de la Noue, […] « la douleur du désir inassouvi » » (Zola 1970 : 260). Cette allégorie est une anti-catharsis absolue puisque ce n’est plus le spectateur, mais le comédien qui purge sa souffrance. Toutefois, ce n’est pas en spectatrice aristotélicienne que Zola campe son personnage. Et ce n’est pas une catharsis totale que Renée opère puisqu’elle ne trouve pas de réponses à son problème. En effet, la spectatrice n’est pas apaisée par la vision détachée d’elle-même face à ses tourments. Finalement, elle est traumatisée par son drame qui n’égalera jamais la tragédie de Phèdre. Mais ce n’est pas non plus l’attitude d’une spectatrice prônée par Brecht, appréciant le spectacle avec détachement et s’interrogeant sur son sens. Renée s’identifie pleinement à Phèdre, mais s’en éloigne par son vagabondage de l’esprit pour mieux s’approprier l’histoire dans une scène de sa vie quotidienne, l’épisode de la serre.

Surgissant du mystère, l’émotion transcendantale de la représentation est théorisée et intellectualisée chez Valéry. En effet, celui-ci, dans un dialogue riche de sens, fait discourir ses personnages sur la portée du théâtre. L’illusion référentielle, l’abîme contemplatoire dans lequel les spectateurs ainsi que le narrateur se plongent, s’avère être un gouffre de délices où l’on ne peut que tomber :

Comment se soustraire à une musique si puissante ! Et pourquoi ? J’y trouve une ivresse particulière, dois-je la dédaigner ? J’y trouve l’illusion d’un travail immense, qui, tout à coup me deviendrait possible… elle me donne des sensations abstraites, des figures délicieuses de tout ce que j’aime –du changement, du mouvement, du mélange, du flux, de la transformation… Nierez-vous qu’il y ait des choses anesthésiques ? Des arbres qui saoulent, des hommes qui donnent de la force, des filles qui paralysent, des ciels qui coupent la parole ? (Valery 1946 : 26)

La sortie au théâtre est marquée par l’ambiance particulière qui entoure le lieu, mais projette aussi une aura envoûtante sur les spectateurs, les prédisposant ainsi à accepter la représentation théâtrale et à désirer en faire partie. Le narrateur compare la position de l’assistance à Ulysse face aux chants des sirènes. C’est une « musique » dont la « puissance » procure une « ivresse particulière ». Le théâtre devient le lieu de l’oubli, de l’extirpation de l’individu pour aller vers un au-delà mystique, pour ressentir des « sensations abstraites ». C’est le cas par exemple de l’expérience de Renée qui vit une sorte d’extase mystique lors de la représentation de Phèdre. L’émotion de la représentation, l’état que procure la réception d’un spectacle, se situe au-delà d’un sentiment physique. Pour Max Reinhardt, metteur en scène autrichien, la magie de la collectivité au théâtre unit durant un bref moment les inconnus : « Mais dès que l’obscurité se faisait et que le rideau se levait, nous nous fondions en un tout mystérieux » (Reinhardt 1963 : 22-23). C’est l’abstraction qui touche au cœur et à l’âme le narrateur, mais qui laisse de glace Monsieur Teste : « Que m’importe le talent de vos arbres […], je hais les choses extraordinaires » (Valery 1970 : 28). Le « quelque chose » (Mathet 2001 : 22) qui est en jeu, selon la formule de Stéphane Lojkine, peut ou non toucher l’auditoire. Valéry met en évidence l’abstraction, l’immatérialité de l’effet de la représentation et son impossible théorisation. Il est des émotions, de l’ordre du ressenti, qui ne sont pas conceptualisables. Les mots manquent, ou du moins ne suffisent pas à rendre l’idée concrète. Ainsi, le romancier va choisir de faire vivre à son personnage une expérience de théâtre, ressentie psychologiquement ou émotionnellement, ou bien une platitude, selon le rôle et la place qu’il voudra donner au théâtre. La sortie au théâtre, comme la représentation théâtrale, est donc multiple et utilisée à des fins diverses selon le cours de la diégèse.

Conclusion

Au final, il s’avère que le mystère qui nimbe le théâtre signifie par la mise en évidence d’un univers caché. Les signes dévoilent et sont exaltés par la mise en forme de l’univers théâtral. Donc, c’est par le truchement de codes techniques et matériels que le théâtre prend vie. Cependant, son essence même est de naître dans et par la réunion d’individus, la mise en relation d’émotions et de sensations offertes par la scène et reçues dans la salle. Les ingrédients de cette recette magique sont donc dépendants du partage, de la liaison, parfois fragile, mais néanmoins forte, des acteurs et du public. Que ce soit dans l’osmose des spectateurs dans le silence du théâtre, dans la touffeur de la salle ou dans l’art consacré des comédiens, il se joue au théâtre le fruit d’un mystère sacré : celui d’être homme parmi les hommes. Comme l’a dit Jean-Loup Rivière dans l’émission radiophonique « Comme au théâtre », le théâtre « est ce qui fait place à une absence d’explication. […] Au fond [ce] n’est peut-être qu’une entreprise de localisation des énigmes. »