La vie en secret et le secret dans la vie
Le caché dans les littératures arabe et migrante
En Occident, le terme de la littérature arabe évoque souvent l’image de pays exotiques, de personnages mystérieux et d’aventures fantastiques, bref, l’image d’un monde qui semble être tiré d’un conte des Mille et une Nuits. Mais en sus de ces images souvent stéréotypées, la littérature arabe offre de multiples points d’analyse, par exemple les problématiques dues à la colonialisation, les conflits identitaires et culturels liés aux changements historiques et politiques ainsi que le rôle de la femme dans ces récits, pour ne nommer que certains points. Ainsi, la littérature arabe partage plusieurs éléments que l’on trouve également dans la littérature migrante, ne serait-ce que la recherche d’identité, le contraste entre les cultures occidentales et orientales et le sentiment de déracinement. De là découle mon intérêt de mener une étude comparatiste entre des textes qui appartiennent à la littérature arabe et à la littérature migrante québécoise-arabe. Il s’agit de l’autobiographie Dreams of Trespass : Tales of a Harem girlhood, de Fatima Mernissi, et du roman Le bonheur a la queue glissante d’Abla Farhoud. J’ai choisi un élément d’étude qui possède une fonction primordiale dans les deux livres : le secret qui se lit à travers la thématique de l’enfermement et celle de la libération par la prise de parole.
Le titre de l’œuvre de Mernissi résume le texte. Née en 1940 dans un harem au Maroc, Mernissi a passé sa jeunesse enfermée, entourée de femmes dont la vie se passe derrière « les portes en fer » d’un harem. Il s’agit d’un « jardin secret », loin de la portée des hommes (avec l’exception des membres masculins de la famille). Le harem constitue un microcosme féminin, avec des structures sociales fixes, des hiérarchies et des rituels. Ses habitantes sont obligées de s’accommoder les unes aux autres et d’essayer de combler le manque qui naît du fait qu’elles sont, avec l’exception de quelques occasions rares, privées de la liberté de quitter cet espace qui leur est destiné. À travers ses mémoires, Mernissi démasque cette vie secrète, en illustrant tous les questionnements et les restrictions causés par l’enfermement. Mais, en même temps, elle saisit les forces créatives de ces femmes isolées, qui s’efforcent d’échapper à la monotonie de leur vie quotidienne, ne serait-ce que pour un instant. Dans l’autre livre, Le bonheur a la queue glissante, Abla Farhoud décrit l’histoire de Dounia, femme libanaise immigrée au Canada avec son mari et ses enfants. Femme âgée, Dounia déroule sa vie : elle réfléchit à son destin, aux horreurs de son passé, à l’immigration, à sa solitude et à ses soucis qu’elle cache devant tout le monde, même devant sa famille. Ces pensées abritent et dévoilent en même temps partiellement un secret auquel seul le lecteur a accès. Il devient, par conséquent, destinataire du secret.
Dans les deux textes, la mémoire des femmes est porteuse des questionnements abordés par les protagonistes, car c’est à partir de la mémoire que s’élaborent ces problématiques. Cette idée est reprise par Patrice Proulx qui voit dans ce type de textes « the idea of a reconciliation of past and present through the elaboration of memory » (Proulx 2004 : 127). Selon lui, l’exploration de la vie à travers la mémoire évoque chez les protagonistes des réflexions douloureuses et des questionnements difficiles sur leur identité (Proulx 2004 : 132). La première problématique abordée sous cet angle est l’enfermement, qui est évoqué dans les deux textes, mais qui se présente de façon différente dans chaque récit.
Les deux protagonistes, Fatima et Dounia, sont enfermées, au sens propre (Fatima) ou au sens figuré (Dounia). En ce qui concerne Fatima, le harem est créateur de cette vie secrète qui enferme les femmes comme le ferait une prison :
Our Harem in Fez was surrounded by high walls and, with the exception of the little square chunk of sky that you could see from the courtyard below, nature did not exist. […] You could not, for example, open a shutter to look outside when you wanted to escape. All the windows opened onto the courtyard. There were none facing the street. (Mernissi 1994 : 57)
Les barrières sont des murs concrets constituant une frontière entre la vie à l’intérieur et celle à l’extérieur. Le monde à l’extérieur est décrit comme quelque chose d’extraordinaire et de magnifique, comme le souligne l’énonciation de la mère de Fatima : « If I could go for a walk in the early morning, when the Streets are deserted. The light must be blue then or maybe pink, like a Sunset » (Mernissi 1994 : 22). L’image du monde en dehors du harem est presque romantique, elle alimente la fantaisie extraordinaire des femmes enfermées. À l’intérieur du harem, il y a encore d’autres limites imposées aux femmes, comme la domination par l’homme : les femmes dépendent des hommes et des traditions, elles sont obligées de vivre selon les règles imposées par les membres masculins de la famille, ce qui ne leur laisse pas beaucoup de libertés. À ce sujet, la grand-mère de Fatima explique : « to be stuck in a Harem […] meant that a woman had lost her freedom of movement » (Mernissi 1994 : 34). Le harem ne marque pas seulement la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, il impose également des règles qui déterminent la vie dans ce lieu clos. Pour Fatima, il est plus facile d’accepter les murs concrets que de vivre selon ces règles invisibles qu’elle comprend comme des limites supplémentaires : « […] singing, dancing, and expressing an opinion, often turned up in the strictly forbidden category. In fact, the qa’ida, the invisible rule, often was much worse than walls and gates. With walls, you at least knew what was expected from you » (Mernissi 1994 : 63). Elle fait l’expérience de ce que Bourdieu appelle la « violence symbolique » :
La violence symbolique, c’est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s’appuyant sur des « attentes collectives », des croyances socialement inculquées. […] la théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance ou, mieux, sur une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation nécessaire pour produire des agents dotés des schèmes de perception et d’appréciation qui leur permettront de percevoir les injonctions inscrites dans une situation ou dans un discours et de leur obéir. (Bourdieu 1994 : 188)
Tout comme les autres femmes, Fatima doit se soumettre à des règles strictes. En imposant ces règles à la collectivité, les hommes créent des normes qui définissent ensuite le cadre social du groupe. Le déni de ces normes serait équivalent à un refus de la communauté, ce qui constitue un acte impossible dans cette société close où l’individu dépend de la collectivité. Cette manipulation psychique est un des garants du fonctionnement de l’institution qu’est le Harem. La conservation de la vie secrète par les membres dominants devient aussi un moyen de garder les traditions culturelles. De cette manière, Fatima reconnaît ses limites.
Les murs constituent aussi une frontière dans le sens culturel, ils séparent deux mondes contrastants : la vie traditionnelle dans la famille et la vie dans la ville occupée par les Européens, la Ville Nouvelle des Français. Encore une fois, la notion de la protection s’expose :
Our house gate also protected us from the foreigners standing a few meters away, at another equally busy and dangerous frontier – the one that separated our old city, the Medina, from the new french city, the Ville Nouvelle. (Mernissi 1994 : 22)
Cette frontière sépare alors le connu de l’étranger, les Arabes des Européens, l’Orient de l’Occident. Malgré la curiosité des femmes envers ce qui se passe en dehors des murs, la frontière reste fixe de sorte qu’il est impossible d’unir les deux côtés. L’idée de l’enfermement et de la frontière entre le connu et l’inconnu ainsi qu’entre deux cultures devient évidente dans la vie de Dounia. Tandis que Fatima souffre d’un enfermement au sens propre du terme, Dounia se retrouve prisonnière d’un enfermement, au sens figuré. Conséquence de sa solitude, de ses soucis et de ses craintes, qui pèsent sur elle de tout leur poids, il représente son secret douloureux. Immigrée au Canada alors qu’elle était jeune femme, Dounia se trouve, après des années, dans une situation difficile. À travers ses souvenirs, elle partage ses expériences traumatisantes : déracinée, elle est confrontée à un pays tout à fait différent de son pays natal, ainsi qu’à une culture étrangère et à une langue qu’elle ne maîtrise pas. Elle se retrouve enfermée d’abord, car elle évite tout contact avec l’autre ; sa maison lui sert de refuge. Elle évite le monde à l’extérieur, son seul point de référence est sa famille. Cependant, son mari, Salim ne s’intéresse pas à elle et ses enfants mènent déjà leurs propres vies. Dounia se retrouve seule dans un pays qu’elle ne connaît pas et dont elle ne parle pas la langue, elle est isolée et enfermée dans son esprit, toute ouverture envers l’autre lui est impossible. La comparaison entre sa vie au Liban et son existence au Canada témoigne du contraste entre le familier et l’étranger :
La vie à [au Liban] m’offrait […] quelques avantages : je pouvais faire mon marché seule. Je n’avais pas besoin d’aller bien loin, au rez-de-chaussée de l’immeuble : l’épicier, le boucher, le boulanger. […] Deuxième avantage : la radio et la télévision… Je pouvais suivre les informations sans toujours demander à Salim où à Abdallah ce qui se passe dans le monde. […] Devant les émissions de comédie réalisées au Liban, je riais en même temps que tout le monde. Autre avantage […] : les voisins. Aller prendre un café chez les voisins ne m’était jamais arrivé en quinze ans de vie au Canada […]. (Farhoud 1998 : 109)
Déracinée de l’environnement qui lui était familier, elle se sert d’un proverbe arabe pour exprimer ses sentiments : « On dit qu’un arbre trop souvent transplanté donne rarement des fruits à planter » (Farhoud 1998 : 135). Au Canada, elle est confrontée à l’inconnu, à l’autre qui lui fait peur.
Je ne pouvais parler à personne. Je ne connaissais pas la langue du pays, je ne sortais jamais de la maison, je n’avais ni parents ni amies, mon mari avait tellement de problèmes, c’était impossible de lui parler […] » (Farhoud 1998 : 31).
En comprenant qu’elle est différente des autres, elle évite la confrontation avec le non-familier. Sa faiblesse vis-à-vis de l’autre et son isolement forgent un sentiment de peur :
Un jour, je me souviens d’être allée à l’école de mes filles chercher leur bulletin de fin d’année. […] Ça faisait à peu près cinq ans que nous habitions au Canada et c’était la première fois que je sortais seule de la maison. Une vraie sortie. […] Plus je marchais, plus mes joues rougissaient. […] Je rougissais de peur, la peur que quelqu’un m’arrête dans la rue et me pose une question. J’avais peur de montrer que je ne savais pas parler, que je venais d’ailleurs. […] j’ai senti d’un coup que je n’avais rien à voir avec tout ce qui m’entourait, que sans mon mari et mes enfants, j’étais nue, toute nue. À la maison, j’étais protégée par les murs, par le toit, par tout le travail que j’avais à faire […]. (Farhoud 1998 : 123-124)
Dounia voit dans sa maison un refuge qui lui permet de contourner la peur. Cet aspect constitue un lien intéressant avec l’institution du harem, destiné (au moins selon la conception des hommes) à protéger la femme des dangers de l’extérieur. Tandis que Fatima voit le Harem comme une prison, Dounia profite des frontières spatiales tracées et renforcées par les murs de sa demeure. L’espace renvoie alors à la fois au négatif, au contraste entre le pays d’accueil et le pays natal, mais également au positif, parce que la maison permet à Dounia de se distancier de l’inconnu. Néanmoins, Dounia est loin de trouver la liberté, son isolement et sa solitude demeurant omniprésents, même entre les murs de sa maison. Ce sentiment est renforcé par son incapacité à s’exprimer : parlant uniquement l’arabe, elle n’est pas capable de mener une vraie conversation en français, elle ne maîtrise que quelques phrases simples. Pire encore, elle ne sait pas écrire, que ce soit en arabe ou dans une autre langue. Ceci l’empêche de parler avec ses petits-enfants qui ne parlent pas la langue maternelle de leur grand-mère. En sus de ces problèmes linguistiques, ses expériences passées ont fait de Dounia une femme qui enterre ses soucis et ses propres pensées dans le plus profond secret de sa vie. À cela s’ajoute le secret de la violence de son mari et de l’indifférence de son père qui lui refusait toute aide :
Il y a des choses que l’on ne peut pas dire, que l’on ne dit pas, même pas à soi-même, des choses que l’on voudrait enfouir loin. Il y a des choses qui remontent malgré soi, comme une vomissure, et que l’on ravale avec aigreur et amertume, il y a des violences que l’on ne peut pardonner, des violences, des absences de raison que l’on ne peut pardonner, ni oublier. […] Il y a des choses que l’on ne peut ni raconter ni dire à voix basse tant on en a honte. (Farhoud 1998 : 141)
Selon Proulx, Dounia souffre d’un manque de voix (Proulx 2004 : 132). Elle est incapable de révéler son secret devant sa famille, elle se sert des proverbes pour se cacher derrière eux et éviter ainsi la confrontation au réel. Son silence témoigne à la fois des problèmes langagiers et des conflits psychologiques :
As Dounia is illiterate, only the spoken word is available to her ; she comes to realize, however, that even her ability to speak has been compromised over the years, resulting in her use of proverbs or her choice of silence as a facile response to complex questions about her past. (Proulx 2004 : 132)
Néanmoins, Dounia se rend bien compte de ce conflit. Elle en souffre énormément et ses réflexions intérieures tournent autour de ce problème. Elle est victime des circonstances de sa vie. Ses soucis l’étouffent. Tiraillée entre sa désillusion et son désir de briser le cercle, Dounia se trouve dans une situation difficile qui la condamne à l’immobilité :
Quelquefois, j’aimerais pouvoir parler, avec des mots. J’ai oublié, avec le temps. Depuis une dizaine d’années, il m’arrive d’essayer. Ça sort de ma bouche en boules déjà défaites. J’oublie des bouts de mots en dedans et personne ne comprend. Je vois bien que ce qui est dans ma tête et ce qui sort de ma bouche n’ont rien à voir. Alors, je me tais. (Farhoud 1998 : 15)
Dans le texte de Farhoud, les mots marquent une frontière. L’incapacité de prendre la parole crée un mur qui enferme davantage Dounia. De plus, l’expérience de l’exil évoque un conflit identitaire. À ce sujet, Simon Harel constate :
Le devenir-étranger […] est lourd de conséquences. On peut en effet être banni [en quittant un pays pour un autre], mais on peut s’exiler intérieurement, se mettre à l’écart, en somme devenir étranger à soi. De ce point de vue, l’étranger est toujours un individu hanté par la mélancolie. (Harel 1992 : 25)
Dounia met en question son identité et sa valeur en se posant la question :
Celle-là qui parle, celui-là qui rit dans une langue que je ne comprends pas, est-ce bien ma fille, est-ce bien mon fils ? Est-ce que je suis bien sa mère ? » (Farhoud 1998 : 79).
Lucie Lequin souligne l’importance d’un « enracinement intérieur » qui doit avoir lieu à la suite d’un « déracinement physique » afin de former un « identitaire féconde » (Lequin 1992 : 35). Cette constatation générale permet de penser la problématique de Dounia : ses angoisses ainsi que son incapacité à exprimer ses sentiments devant le monde, à chercher le contact avec l’autre, créent une cage de laquelle elle ne peut pas se libérer. Ses sentiments, sa peur, sa solitude constituent son secret involontaire.
Ces aspects envisagés, passons à l’examen de la façon dont les protagonistes agissent face à leur enfermement. La prise de parole constitue une force libératrice et peut devenir un moyen de puissance. Les mots parlés ont donc un impact direct sur les protagonistes. Il devient évident que les deux auteurs recourent à une utilisation particulière des mots et de la langue. Dans ce contexte, Lequin constate :
[La] recherche de l’identité passe souvent par la parole […]. C’est souvent sous le signe de l’urgence que les protagonistes prennent la parole. Elles racontent […] pour que la douleur ne les englue pas dans une nostalgie stérile » (Lequin 1992 : 34-35).
La prononciation concrète des rêves et des désirs est un geste primordial qui constitue un élément clé dans l’acte de libération. Dans le récit de Fatima, le lien entre l’enfermement et la prise de parole se présente de façon positive. Les mots parlés, plus précisément, les histoires et les contes racontés par les femmes au harem, leur permettent de s’enfuir pour un instant de leur vie réelle. Les histoires permettent aux femmes de traverser les frontières du harem, de s’évader, d’oublier leur captivité et de faire des voyages intérieurs. Ainsi, Fatima se souvient de cette tradition :
As soon as the women finished their domestic chores, they would rush to inquire where Aunt Habiba was telling her stories […]. Seated comfortably on my cushion, with my legs crossed, I journeyed all over the world, hopping from one island to the next on boats that were always being wrecked and than miraculously set afloat again by resourceful princesses. (Mernissi 1994 : 113)
Les mots semblent posséder une sorte de magie, ils sont capables de faire oublier la réalité. Les femmes arrivent ainsi à créer dans leurs esprits leur propre monde merveilleux, qui est différent de la vie secrète neutre et limitée, qu’elles partagent :
[Aunt] Habiba was certain that we all had magic inside, woven into our dreams. « When you happen to be trapped powerless behind walls, stuck in a dead-end harem, » she would say, « you dream of escape. And magic flourishes when you spell out that dream and make the frontiers vanish. Dreams can change your life, and eventually the world. Liberation starts with images dancing in you little head, and you can translate those images in words. And words cost nothing ! ». (Mernissi 1994 : 114)
Exprimer les rêves par des mots constitue alors un acte libérateur pour les femmes. Il faut ajouter ici qu’il y a, dans le texte de Mernissi, un récit qui devient symbole de la puissance des mots prononcés : il s’agit de l’histoire de Scheherazade des Mille et une Nuits, qui était capable de magnétiser le roi par ses contes fantastiques :
As soon as she entered King Shahriar’s bedroom, Scheherazade started telling him such a marvellous story, which she cleverly left hanging at a most suspenseful part, that he could not bear to part with her at dawn. So he let her live until the next night, so she could finish her tale. […] The same thing happened the next night and the next, for a thousand nights, […] until the King was unable to imagine living without her. (Mernissi 1994 : 15)
Jour par jour, les contes sauvent cette femme de la mort. Et jour par jour, les femmes du harem se racontent ces histoires afin de s’enfuir du néant. L’histoire de Scheherazade est alors fortement liée au sens du texte et renforce mon hypothèse, en ce qu’elle montre que l’habileté à parler (dans le sens langagier, mais aussi dans le sens d’être capable d’exprimer ses désirs) équivaut à la puissance. Cette histoire révèle aussi que la prise de parole constitue une affirmation positive envers la vie. En revenant sur la notion du secret et en le liant à la prise de parole, le texte offre un niveau d’analyse supplémentaire : la dénonciation des souffrances des femmes au Harem de la part de Mernissi, peut être vu comme une sorte de révolte contre les limites imposées. L’écriture devient son moyen de se pencher sur ses expériences et sur les conflits qui ont marqué sa vie. Dans ce contexte, une autre auteure arabe, Assia Djebar, souligne la fonction de l’autobiographie. Selon Djebar, l’autobiographie livre l’écrivaine à une « quête de [soi]-même ». Le texte véhicule ainsi une « quête personnelle, intime tout autant que collective » (Djebar 1999 : 107). Elle souligne également qu’il existe en général, dans la littérature arabe, la tendance vers une révélation des choses et vers une préoccupation avec le soi. À partir de cette théorisation, on peut dire que Mernissi utilise son autobiographie et le dévoilement de la vie secrète au Harem non seulement comme force pour la révolte publique, mais également comme réflexion critique envers elle-même.
Contrairement à Fatima, Dounia n’effectue pas une véritable prise de parole. Il y a des moments dans la vie de Dounia qui sont pertinents dans ce contexte : après être arrivée au Canada, elle habite avec sa famille chez les Archambault, un couple âgé québécois. Ceux-ci offrent à la famille pauvre de loger chez eux pendant la période d’adaptation au pays d’accueil. Les Archambault ne parlant pas l’arabe, Dounia ne peut leur exprimer sa gratitude et en souffre profondément :
Si au moins j’avais pu leur parler… J’arrivais à leur dire bonjour, je savais ce mot-là au moins, j’arrivais à leur sourire, et un sourire est un sourire dans toutes les langues. Ils voyaient bien que je n’étais pas muette, mais moi, j’aurais aimé être muette et sourde et aveugle. Ç’aurait été plus facile puisqu’il fallait que je fasse comme si je l’étais. (Farhoud 1998 : 72)
À ce moment important, Dounia ressent sa propre impuissance liée à son incapacité de prononcer ses pensées. Néanmoins, on voit chez Dounia des tentatives de s’exprimer d’une façon différente, elle essaie de trouver un substitut pour les mots qui lui manquent et qu’elle n’ose pas prononcer :
Je ne sais pas parler […]. Moi, je donne à manger. Mes mots sont les branches de persil que je lave, que je trie, que je découpe, les poivrons et les courgettes que je vide pour mieux les farcir, les pommes de terre que j’épluche, les feuilles de vigne et les feuilles de chou que je roule. (Farhoud 1998 : 14)
La préparation des repas traditionnels est alors sa manière d’exprimer ses sentiments, de manifester son amour envers ses enfants et de contribuer à leur bonheur. Il s’agit aussi et surtout d’une tentative pour se ré-attribuer une valeur en tant que femme et mère. Cependant, sa famille ne voit pas le sens caché derrière ses actes, ils ne comprennent pas ces signes. La porte symbolique reste alors fermée pour Dounia. Voici la différence entre Dounia et Fatima : malgré le fait que Fatima se trouve enfermée entre des murs concrets, elle jouit de la liberté de prononcer ses rêves et ses craintes à travers les histoires qui incarnent les sentiments de toutes les femmes au harem. Par contre, Dounia est confrontée à des frontières fictives, qui rendent impossible toute communication de ses désirs et soucis. Elle est privée de cette liberté, son chagrin reste omniprésent. Dounia se rend compte de sa situation, et elle aspire à une libération. Néanmoins, tous les sujets abordés restent quand même des secrets que seul le lecteur partage avec elle. Sous le plan de l’écriture, on peut dire que le récit offre à la fois un espace de libération et d’enfermement pour le secret de Dounia. Le récit devient l’espace où le secret s’échappe et où il demeure aussi enfermé. L’écrivaine donne toute la liberté au lecteur qui est destinataire du secret et qui fait son choix : il peut garder le secret, le comprendre, le déchiffrer, le véhiculer. Il faut préciser qu’il ne s’agit pas d’une autobiographie, mais d’un texte fictif. Néanmoins, la relation entre l’écrivaine et la protagoniste fictive est particulière : étant elle-même une femme migrante libanaise vivant au Canada, Farhoud miroite en partie ses expériences personnelles dans le texte. Mais, finalement, le secret de Dounia reste un secret, ce qui montre que Farhoud n’a pas l’intention de forcer les choses. Elle veut garder la dignité de son personnage, ce qui est important parce que le secret est lié à la honte. De plus, Farhoud n’a pas tendance à parler pour l’autre. Elle veut montrer que pour Dounia, une libération est impossible, parce que celle-ci ne dévoile pas ce qu’elle cache au monde. Ainsi, Dounia reste « un animal en cage » (Farhoud 1998 : 120). En comparant les deux récits, on voit donc, que les mots parlés marquent la différence entre l’enfermement et la libération, ils sont la clé dans le dépassement des frontières et dans la sortie de l’isolement.
Cette étude a permis de regarder de plus près une des fonctions du secret dans la littérature arabe et dans la littérature migrante québécoise-arabe. Mernissi dévoile la vie secrète dans le harem en montrant les aspects spécifiques d’une vie dans l’enfermement. L’autobiographie comme genre textuel s’oppose au secret. Effectivement, Mernissi se révolte contre les restrictions en révélant les conflits existentiels des femmes et en rejetant l’image romantique et exotique du harem. Grâce au principe du secret, cette image stéréotypée est paradoxalement niée : on attendait que le secret s’affirme, mais l’analyse a démontré le contraire. À travers le personnage de Dounia, Farhoud présente une femme qui garde un secret : son âme est chargée de craintes et de souvenirs douloureux. Dans les deux cas, la mémoire constitue l’élément fondamental qui permet au secret de s’évader du fond de l’être. Tandis que l’approche de Mernissi semble être plus concrète, étant donné qu’elle parle de l’enfermement dans le sens propre, Farhoud entre dans des sphères plus abstraites en présentant l’enfermement dans le sens figuré, à travers l’expérience de la migration d’un personnage fictif. D’un autre côté, les deux écrivaines évoquent des sujets similaires et partagent l’idée selon laquelle la prise de parole est primordiale. Les histoires de Fatima et de Dounia ont montré que la possibilité de s’exprimer constitue une sorte de pouvoir qui permet de se libérer des charges spirituelles et de sortir de l’isolement. Pour Fatima, « dire [devient] acte de vie » (Lequin 1992 : 38), les contes de Mille et une Nuits deviennent des compagnons pour les femmes vivant dans un « jardin secret ». Elles incarnent l’expérience d’une émancipation de l’esprit, parce que leurs rêves et leurs soucis sont manifestés à travers les contes racontés. Dans ce contexte, Dounia peut être regardée comme un exemple négatif : en gardant son secret, elle se prive de ce type d’émancipation. L’étude a donc montré que le secret, dans les textes, renvoie à des problématiques identitaires qui doivent être prononcées pour qu’une libération ait lieu. La prise de parole est essentielle pour les femmes faisant l’expérience d’un enfermement dans tous les sens. Dans une perspective plus large, on peut dire qu’il s’agit d’un élément clé pour l’émancipation en général.