La femme comme énigme
Étude des œuvres de Gustave Moreau, Œdipe et le Sphinx, Le Sphinx vainqueur, Œdipe voyageur et de la pièce de Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande
« Le premier caractère de l’énigme est sacré », écrit René Alleau dans La science des symboles1. Or la sphinge, « sphinx au buste de femme » ou « femme énigmatique »2, à la fois mystérieuse, étrange et détentrice de secrets, est une des représentations picturales et littéraires de la femme à la charnière du vingtième siècle. La sphinge, monstre par définition, est une représentation de l’altérité ; ainsi, la femme est sacralisée dans la mesure où elle renverrait à une dimension « autre » de la réalité. De plus, le spectateur peut lire dans ses représentations ce mélange de peur et de fascination qui constitue le sentiment du sacré (du « numineux », comme l’appelle Rudolf Otto).
La Sphinge du mythe d’Œdipe apparaît comme le paradigme de la femme énigmatique, d’une part parce qu’elle pose des questions qui sont autant d’énigmes, et d’autre part en raison de sa nature monstrueuse, hybride et ambivalente. Mais, la femme peut être sphinge, c’est-à-dire énigme, sans prendre les traits de la chimère. C’est le cas par exemple dans la pièce de Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, que nous étudierons au même titre que les tableaux de Gustave Moreau qui, eux, ont utilisé le mythe d’Œdipe. À l’instar de Georges Didi-Huberman, nous chercherons dans les deux cas à « ouvrir l’image », c’est-à-dire à aller au-delà de ce qui se donne simplement à voir, pour atteindre le cœur de l’énigme ou plus précisément, ce qui, dans l’œuvre, dévoile l’invisible, l’indicible. « Ouvrir l’image » pour appréhender le mystère de l’œuvre d’art, pour saisir en quoi aujourd’hui encore elle nous touche, dans le sens premier d’un heurt qui nous affecte corporellement, peut nous faire violence, et nous fait vivre une « expérience intérieure »3 qui a pu être celle-là même du créateur, mais qui peut être aussi personnelle, car selon Didi-Huberman, la figure « relève d’un usage toujours singulier des signes et des regards » ( Didi-Huberman 2007 : 196).
Le mythe d’Œdipe et le Sphinx chez Gustave Moreau : de l’énigme de la femme-sphinge à l’énigme de l’art
C’est bien en précurseur du mouvement symboliste que Moreau présente au Salon de 1864 son œuvre Œdipe et le Sphinx. Il est significatif que la peinture ait été réalisée après le retour d’un voyage en Italie qui, selon Peter Cooke, a été une « véritable retraite spirituelle » et même le déclencheur d’une « conversion religieuse » (Cooke 1998 : 14). Il y a fort à parier que la fréquentation des maîtres de la Renaissance n’est pas indifférente à cette conversion, et l’aurait même déclenchée, car le pouvoir de l’art et des images est grand pour celui dont le regard porte au-delà du visible4.
Le désir d’ascétisme et la quête de spiritualité du peintre sont donc à l’origine d’un tableau novateur dans ses formes, et qui se présente à ses contemporains comme une énigme. Le peintre adopte en effet, d’après l’analyse de Peter Cooke, un style paradoxal qui mêle des éléments modernes et archaïsants, ou plus précisément, qui unit « la linéarité la plus stricte » au « colorisme le plus suggestif », autrement dit Ingres à Delacroix, le classicisme académique au romantisme (Cooke 1998 : 16). Moreau adopte ce que l’histoire de l’art nommera « le style archaïque préraphaélesque » ou encore « le style néo-primitif ». Quoi qu’il en soit, il rompt avec les conventions académiques et s’éloigne du réalisme « pour créer un art à la fois symbolique et décoratif » (17). De plus, Gustave Moreau pense que la peinture est la « langue du symbole, du mythe et du signe », « la langue de Dieu » (Moreau 1984 : 183-184). Si, pour lui, le mystère est constitutif de l’œuvre d’art, s’il est conscient de peindre des œuvres énigmatiques, voire hermétiques5, peindre l’énigme qu’est la sphinge révèle en soi sa conception d’un art spiritualiste, dont le sens ne s’offre pas d’emblée au spectateur, mais nécessite un déchiffrement. Dès lors, pour pénétrer au cœur de l’énigme et vivre cette expérience intérieure que devrait provoquer toute véritable œuvre d’art, le spectateur aura à lever un à un les différents voiles du sens. C’est ce que propose Kandinsky avec sa théorie du « voilé-dévoilé », qui « veut qu’une œuvre d’art ne soit lisible que par approfondissements successifs »6. Cette théorie peut s’appliquer à une lecture des tableaux de Gustave Moreau ayant pour thème le mythe d’Œdipe.
Le sens manifeste, évident, car déjà connu, est celui du mythe d’Œdipe et le Sphinx. La peinture ne serait que l’illustration d’un épisode du mythe, un traitement personnel d’un récit que le spectateur est censé connaître, et dont il reconnaît, représentées, les différentes composantes, tels les personnages en présence ou encore les cadavres de ceux qui ont échoué dans la résolution de l’énigme. La vision de l’image pousse immédiatement le spectateur à se remémorer le récit légendaire.
Un deuxième sens de l’image est celui d’un second mythe qui se superpose au premier, celui de la femme fatale : la rencontre d’Œdipe et du Sphinx traduit le rapport de l’artiste (en tant qu’homme) à la femme. La femme est représentée dans son animalité sous la forme d’un monstre. Dans cette lecture, la sexualité de la femme est mise en avant, pour signifier qu’elle constitue un obstacle dans la quête de spiritualité du créateur. En effet, pour réaliser son œuvre, l’artiste doit se détacher de toute matérialité, de même que celui qui entre en religion. Peter Cooke fait de la lutte entre l’esprit et la chair une thématique constante chez Moreau, qui parle quant à lui, du « contraste si pénétrant et si tenace entre l’appel vers l’idéal et le divin et la nature physique qui résiste » (Moreau 1984 : 96). Ce rapport de l’artiste à la femme est illustré dans Œdipe et le Sphinx par le corps à corps de l’animal et de l’homme : la position du monstre sur l’homme suggère l’étreinte amoureuse par la proximité et l’intimité des corps, les poitrines sont presque collées l’une à l’autre, uniquement séparées par un tissu qui masque en partie le corps de l’homme. L’homme soutient fermement le regard du monstre alors que son corps est plutôt en recul. Ce sont peut-être ces deux mouvements contradictoires du regard et du corps qui ont pu faire dire à Cooke que « sous le masque du mythe, à cette époque préfreudienne, Moreau livre au public du Salon un aperçu de ses fantasmes – désir et terreur simultanés de la femme – annonçant ainsi le symbolisme de la fin du siècle. » (Cooke 1998 : 57). La beauté et le pouvoir majestueux de la Sphinge, la tête couronnée comme celle d’une princesse, la chevelure blonde soigneusement tressée, le profil grec, la blancheur de la peau – toutes caractéristiques qui connotent un certain idéal de la féminité – s’opposent à la violence érotique ici suggérée. Une violence qui est beaucoup plus explicite dans le tableau de 1886, Le Sphinx vainqueur, en raison de la présence de quatre corps nus. S’ils étaient des corps endormis et non des cadavres, le tableau pourrait être une représentation de luxure et de déchéance. Une telle lecture – celle du rapport de l’artiste à la femme – se justifie, mais sa portée nous semble limitée dans la mesure où elle correspond à une lecture « historique » (celle d’une lutte des sexes) marquée par le mythe de la femme fatale, lui-même symbole du mythe de la décadence. Les ambitions artistiques du peintre doivent nous conduire au-delà et nous inviter à lever un autre voile.
Les deux toiles ci-dessus commentées ont en commun la fascination pour la violence et la beauté, incarnées par le monstre7. C’est ce mélange de beauté fascinante et de violence terrifiante, qui figure l’énigme qu’est le monstre et qui provoque chez le spectateur le sentiment du sacré. La femme-sphinge est sacralisée en tant qu’elle est à la fois « mysterium tremendum » et « mysterium fascinans » (Otto). Quant à la Sphinge du tableau de 1886, elle est rendue mystérieuse par le regard qu’elle porte sur un ailleurs inaccessible au spectateur, regard complètement indifférent à ses victimes8. Son visage porte une expression de sérénité, d’innocence et de pureté, renforcée par la clarté lumineuse autour de la tête de la bête. Perchée en haut d’un massif rocheux surplombant la mer, elle trône comme une idole dressée sur un autel, inatteignable, intangible. Sacralisée par sa position, elle constitue un interdit9 qui, bafoué, ne peut conduire qu’à la mort, ce dont témoignent les cadavres accrochés à la paroi rocheuse ou tombés à son pied. Quel sens peut-on donner à la mort, autre que celui du récit légendaire ? Une troisième lecture permet de répondre à cette question.
La représentation du mythe figurerait une métamorphose de la relation homme-femme en une relation de l’artiste à son art. Cette lecture rejoint l’analyse de Jean-David Jumeau-Lafond. Le critique constate la récurrence du sujet dans la carrière du peintre en retenant trois dates : 1864, Œdipe et le Sphinx ; 1878, Le Sphinx deviné et 1888, Œdipe voyageur. Il explique cette récurrence thématique par l’évolution du peintre, en tenant compte des contextes social et personnel. Son interprétation va du geste de défi du peintre dans la toile de 1864 à sa gloire dans la toile de 1888, en passant par la confrontation du peintre « à son art et à la réception de ses œuvres », dans le tableau de 187810.
Mais le Sphinx n’est pas seulement l’image du récepteur de l’œuvre, il serait l’incarnation d’un idéal « chimérique ». Jumeau-Lafond nous met sur la voie en nous parlant de la « métamorphose du Sphinx en Chimère », faisant très probablement allusion au tableau d’Alexandre Séon, Le désespoir de la Chimère (1890), tableau qui est considéré comme une œuvre majeure du symbolisme français. Dans cette toile, la Chimère est en effet peinte sous les traits d’une sphinge. De plus, en se détachant des représentations de « la sphinge-chimère de Khnopff, Stuck ou Toorop, femme fatale lourdement typée », la peinture figure « l’image même de l’idéal artistique » (Jumeau-Lafond 1999 : 169), ainsi elle n’est plus image d’une femme, mais image d’une idée. Cette interprétation d’une sphinge comme figure de l’idéal est confirmée par le peintre lui-même. Dans L’assembleur des rêves, Gustave Moreau expose le projet d’une peinture de Danaïdes. Dans cette toile, les jeunes filles apportent une urne pleine à un sphinx, ainsi décrit : « un génie splendide, sphinx aux deux sexes, aux ailes dispersées, indéchiffrable et superbe, serait posé, avidement, ardemment contemplé. L’Idéal sans cesse poursuivi : ce gouffre sans fond rempli sans cesse. » (Moreau 1984 : 126).
Pour le critique, Moreau aurait atteint cet Idéal à la fin de sa carrière, hypothèse à remettre en question, car l’analyse de Jumeau-Lafond est incomplète : elle ne commente pas la toile intitulée Le Sphinx vainqueur, réalisée vers 1886. Serait-ce parce que, dans cette toile, le peintre est la victime du monstre et donc de son art, interprétation qui irait à l’encontre de l’évolution du peintre vers une maîtrise assurée de son art, acquise avec le temps et permise grâce à son succès ? En effet, la toile offre au premier plan le corps nu et sanguinolent d’un homme retenu d’un bras par les griffes de la Sphinge, dans une position qui rappelle à bien des égards celle du Christ à la Descente de la Croix. Ainsi le poète serait-il sacrifié à son art. Et l’attitude d’Œdipe dans Œdipe voyageur, humblement vêtu et tête respectueusement baissée sous le regard fixe et dominateur de la Sphinge, pourrait être interprétée comme celle du poète soumis à un art tout puissant, dont le mystère ne lui sera jamais entièrement révélé. Interprétation qui s’éloigne de celle du poète qui triomphe de l’épreuve, en sachant que son œuvre lui survivra11.
Nous lèverons un dernier voile (mais non l’ultime) sur la quête individuelle de spiritualité dont nous parlions en introduction de l’étude. Pénétrer l’énigme qui est au cœur de l’art, c’est partager, entre autres, le vécu de l’expérience intérieure du créateur, car l’art est bien le fruit de cette expérience. Si ce partage est possible, c’est parce que l’art est capable de « traduire la pensée éternelle »12. Le voile levé ici correspondrait alors au « plan existentiel transcendant » dont parle Souriau, plan sur lequel l’œuvre d’art suggère « quelque chose au-delà de la simple présence des êtres offerts à notre représentation […] sentiment d’un vague mystère, d’un secret13 qu’on nous propose énigmatiquement » (Souriau 1969 : 91). Le choix de la Sphinge apparaît de ce fait pertinent pour symboliser l’art, car la forme y épouse parfaitement le contenu.
L’œuvre d’art, chez Moreau, suit un mouvement qui va de l’universel (le mythe) à l’individuel (l’artiste) pour rejoindre l’universel (la « pensée éternelle »). Les artistes à la charnière du vingtième siècle seraient, comme Moreau et Kandinsky, « à la recherche de la subjectivité transcendantale, du point fragile de la rencontre entre l’individu et l’universel »14. Il paraît alors vain de limiter la lecture du tableau à un contexte historique donné :
Que les grands mythes antiques ne soient pas continuellement traduits en historiographes, mais en poètes éternels, car il faut enfin sortir de cette chronologie puérile qui force l’artiste à traduire les temps limités au lieu de traduire la pensée éternelle. Pas de chronologie du fait, mais la chronologie de l’esprit. (Moreau 1984 : 61)
Moreau inaugurerait-il une conception novatrice de l’histoire de l’art, celle dont Georges Didi-Huberman se réclame ? Dans cette conception, le temps occupe une place essentielle. De même qu’il a fallu du temps au peintre dans l’accomplissement de l’œuvre, il faudra du temps au spectateur pour pénétrer petit à petit le tableau, le temps nécessaire pour accéder à la connaissance15 ou bien à la « pensée éternelle » dont parle Moreau, le temps nécessaire au repérage des « détails » qui permettront « d’ouvrir l’image ». Alors que l’artiste accomplit un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur pour faire prendre forme à ses idées et à ses sensations, le spectateur, partant des sensations produites par la contemplation du tableau (objet qui lui est extérieur), de ses formes et de ses couleurs, accomplit le mouvement inverse pour accéder à l’idée. C’est pourquoi les tableaux de Moreau sont volontairement hermétiques pour les spectateurs contemporains, afin de les rendre actifs dans leur lecture de l’œuvre. Le spectateur est placé devant l’œuvre d’art comme Œdipe devant le Sphinx : il s’agit de regarder, d’interpréter, de chercher un sens, d’atteindre à la connaissance ; l’œuvre d’art livre quelque chose, mais tout en le voilant.
Regards sur Mélisande, la femme énigmatique
Les pièces de Maeterlinck ont pu paraître, à leur tour, hermétiques à ses contemporains. N’étant pas fondées sur une intrigue, elles offrent peu de prise aux spectateurs et suscitent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses aux questions qu’ils pourraient se poser. En ceci elles peuvent être considérées comme des énigmes. À la théorie du « voilé-dévoilé » du peintre correspondrait chez l’écrivain celle du « double dialogue ». Une des nouveautés de son théâtre est de « mêler dans une même expression le dialogue intérieur et extérieur » (Maeterlinck 1908 : 180). Le dialogue extérieur est celui où se lit le sens manifeste, tandis que le dialogue intérieur permet d’accéder à « l’âme de l’œuvre », qui est aussi celle de celui qui a présidé à sa création, celle du poète. Car, si l’on en croit l’expérience du peintre Kandinsky, l’œuvre est le fruit d’une « nécessité intérieure ». La poésie véritable conduit le lecteur de l’extérieur à l’intérieur. Maeterlinck écrit qu’elle a pour but de « tenir ouvertes “les grandes routes qui mènent de ce qu’on voit à ce qu’on ne voit pas” » (Maeterlinck 1986 : 145), soit du dehors au dedans, du visible à l’invisible. L’image employée – celle des grandes routes – implique celle d’un cheminement du lecteur dans l’œuvre, ainsi rendu actif. Dans Pelléas et Mélisande, l’énigme que constitue l’œuvre est portée par un personnage féminin qui exerce sur les autres personnages une fascination, en raison précisément de son caractère énigmatique.
La fascination de l’inconnu passe par le regard, motif récurrent de ce texte dramatique. Les yeux semblent être la métonymie de Mélisande comme énigme, c’est d’ailleurs une des rares caractéristiques physiques dont le texte parle, ce qui souligne son importance. À plusieurs reprises, différents personnages de la pièce remarquent l’étrangeté du regard de la princesse. De même que ceux du Sphinx, dans la peinture de Gustave Moreau Le Sphinx vainqueur, les yeux de Mélisande ont l’air d’être éternellement ouverts sur un ailleurs. Or, dans la pensée de Maeterlinck, l’ouverture des yeux signifie l’ouverture de l’âme. De plus, les yeux de la femme énigmatique, en attirant et effrayant tout à la fois, provoquent le sentiment du sacré (Otto) ce qui confirme l’hypothèse que la femme est une représentation de l’invisible.
L’étude de la différence du regard porté par les deux personnages masculins principaux (Golaud et Pelléas) sur Mélisande permettra de comprendre qui ils sont, et quelle relation ils entretiennent avec la jeune femme, et par conséquent avec l’inconnu ou l’infini, comme l’appelle Maeterlinck. Lorsqu’il rencontre pour la première fois sa future femme, Golaud est attiré par ses yeux :
MÉLISANDE : Pourquoi me regardez-vous ainsi ?
GOLAUD : Je regarde vos yeux. – Vous ne fermez jamais les yeux ?
MÉLISANDE : Si, si ; je les ferme la nuit. (Maeterlinck 1992 : 16)
L’emploi de l’adverbe « ainsi » dans la première question indique que le regard porté n’est pas naturel. De plus, la question du prince, étrange en elle-même, puisqu’elle suppose que Mélisande ne ferme jamais les yeux, contribue à créer son aspect mystérieux. Cependant, la réponse – banale – de la jeune fille renvoie au quotidien. À la fin de la pièce, Golaud n’a toujours pas percé le mystère des yeux de Mélisande, en d’autres termes, il n’a pas su accéder à l’âme de sa femme ; il s’est arrêté aux apparences16. C’est pourquoi il ne peut croire en l’innocence de sa relation avec Pelléas. Son incapacité à « voir » indiquerait à la fois son appartenance au monde matérialiste et son impossibilité à s’élever au monde spirituel. Pour reprendre les mots de Didi-Huberman, le personnage s’arrête au « visible » et n’atteint pas le « visuel »17.
Mélisande est belle, et la fascination exercée par sa beauté est semblable à celle qu’exerce l’inconnu. Si la femme maeterlinckienne est toujours belle, c’est qu’ « Elle est encore plus près de Dieu et se livre avec moins de réserve à l’action pure du mystère. » (Maeterlinck 1908 : 81), ce qui lui permet d’accéder à la Vérité ; et si elle est mystérieuse, c’est que sa beauté est l’incarnation de l’inconnu. Car pour Maeterlinck, la beauté est « le langage de l’âme », et l’âme, la part de divinité de l’homme que souvent il ignore et qu’il doit chercher à connaître pour vivre une « vie supérieure ». La beauté extérieure est alors le reflet de la « beauté intérieure18 » qui sacralise la femme en la rapprochant de Dieu. Comprendre Mélisande et l’énigme qu’elle constitue, c’est comprendre sa beauté.
Selon Maeterlinck, reprenant une idée de Plotin qu’il cite : « tout homme doit commencer par se rendre beau et divin pour obtenir la vue du beau et de la divinité » (Maeterlinck 1908 : 116). En d’autres termes, pour « voir », il faut être semblable à l’objet que l’on contemple. Golaud, n’ayant pas su (ou voulu ?) accéder à sa propre part de divinité, ne peut voir celle des autres. La seule beauté dont il a été touché est la beauté extérieure.
Un passage de la scène 2 de l’acte IV, précédant de peu le meurtre de Pelléas par Golaud, indique que le prince se sent menacé par le mystère des yeux de Mélisande. Le drame de Pelléas et Mélisande serait un drame du regard. Il nous faut citer longuement ce passage essentiel où le destin des personnages se noue :
GOLAUD : Je ne viens pas vous demander l’aumône. Vous espérez voir quelque chose dans mes yeux, sans que je voie quelque chose dans les vôtres ? – Croyez-vous que je sache quelque chose ? – (À Arkël.) Voyez-vous ces grands yeux ? – On dirait qu’ils sont fiers d’être purs… Voudriez-vous me dire ce que vous y voyez ?…
ARKËL : Je n’y vois qu’une grande innocence…
GOLAUD : Une grande innocence !… Ils sont plus grands que l’innocence !… Ils sont plus purs que les yeux d’un agneau… Ils donneraient à Dieu des leçons d’innocence ! Une grande innocence ! Écoutez : j’en suis si près que je sens la fraîcheur de leurs cils quand ils clignent ; et cependant, je suis moins loin des grands secrets de l’autre monde que du plus petit secret de ces yeux !… Une grande innocence ! Plus que de l’innocence. On dirait que les anges du ciel s’y baignent tout le jour dans l’eau claire des montagnes !… Je les connais ces yeux ! Je les ai vus à l’œuvre ! Fermez-les ! fermez-les ou je vais les fermer pour longtemps !… (Maeterlinck 1992 : 51)
À un premier niveau de lecture, le ton pourrait être ironique, il serait celui du mari qui soupçonne sa femme d’adultère, mais une lecture à un deuxième niveau, sans ironie, montre l’énigme que les yeux constituent. Golaud révèle sans le savoir la vérité de Mélisande, sa pureté, mais sans comprendre que le secret de ces yeux EST celui de l’autre monde. Contrairement à ce qu’il croit, il est aussi loin « des grands secrets de l’autre monde que du plus petit secret de ces yeux » (51).
On retrouve dans cet extrait la première caractéristique de l’énigme, qui est celle du sacré, car l’innocence et la pureté renvoient au sacré en renvoyant aux origines (car seul l’homme d’avant la faute est innocent et, à l’image de Dieu, pur). La pureté des yeux de Mélisande terrifie Golaud, de même que le sacré provoque le sentiment d’effroi. En voulant fermer les yeux de Mélisande, Golaud refuse de les comprendre, de résoudre leur énigme, d’accéder à l’âme et donc au divin. La seule chose que Golaud a connue lorsqu’il s’exclame : « Je les connais ces yeux ! Je les ai vus à l’œuvre ! », c’est leur pouvoir de fascination, qui d’abord l’a attiré (mysterium fascinans) puis qu’il rejette maintenant avec terreur (mysterium tremendum).
Golaud a regardé Mélisande en refusant de la comprendre, il a fermé son âme à jamais et restera l’homme terrestre, celui qui s’attache à la réalité visible. Alors que Pelléas n’a pas eu besoin de regarder Mélisande pour la comprendre : « Il faut que je la regarde bien cette fois-ci (…) Et je n’ai pas encore regardé son regard » (54). Il a su, de manière intuitive, qu’elle était son destin. Dès leur premier dialogue, dès le premier silence, leurs âmes se sont rencontrées. Car, pour Maeterlinck, c’est dans le silence que les âmes s’atteignent, se possèdent et se connaissent19. La pièce comporte seulement onze didascalies indiquant un « silence », mais leur présence est très significative. Parmi ces silences, trois se font entendre entre Pelléas et Mélisande, qui signifient tous la communion de leurs âmes20, s’y ajoute un autre silence, indiqué par le petit Yniold : « GOLAUD : Ils ne disent rien ? / YNIOLD : Non, petit père21 » ; deux silences pèsent entre Golaud et Pelléas dans la scène de la grotte, au cours de laquelle Golaud a été tenté de tuer son demi-frère22 ; puis il y a le silence de la poursuite de Mélisande par Golaud, après le meurtre de Pelléas23 ; enfin, cinq silences entourent la mort de Mélisande24. Ce relevé montre que le silence unit de façon particulière (et unique) les deux protagonistes de la pièce. Ainsi, le silence n’est pas une absence de parole, il est une autre parole, un autre langage qui supplée au langage ordinaire, car « les mots n’expriment jamais les relations réelles et spéciales qu’il y a entre deux êtres » (Maeterlinck 1986 : 21). Maeterlinck renouvelle le langage dramatique en introduisant le langage du silence25. Par l’esthétique du silence, le poète livre lui-même son âme, et le rapport qu’il entretient avec son œuvre est du même ordre que celui qui unit deux êtres dont les âmes communiquent. Il n’y a pas de frontière entre la pensée qu’il développe dans son essai philosophique du Trésor des humbles et ses drames. Alberte Spinette constate d’ailleurs qu’une même dialectique anime l’essai et ses pièces, celle du dedans et du dehors, du voilé et du dévoilé, de l’invisible et du visible (168). Elle identifie une autre caractéristique commune aux deux types d’écrits, celle d’un « réseau de métaphores centré sur le regard et sur la difficulté d’entrevoir la vérité cachée qui nous fait vivre » (169).
Le silence n’est pas qu’absence de paroles, il est la parole qui se cache derrière les paroles les plus banales. Le bref dialogue de la première rencontre entre Pelléas et Mélisande, dans lequel tous deux observent la mer et se contentent de commenter ce qu’ils voient (I, 4), est un exemple de ce « dialogue inutile » qui doit révéler le véritable sens de l’œuvre. Car « Il n’y a guère que les paroles qui semblent inutiles qui comptent dans une œuvre. C’est en elles que se trouve son âme. » (108). Ces paroles ne seraient que le bruit qui recouvre le silence du langage des âmes, qui n’est autre que le langage de l’amour pour Maeterlinck. Un amour prédestiné, mais impossible unit Pelléas et Mélisande, c’est pourquoi il conduit à la mort, que seul le petit Yniold a su voir, car son regard est clairvoyant, comme celui de tous les enfants des pièces de Maeterlinck. La clairvoyance de ce regard se substitue au regard aveugle de Golaud. Dans la scène 5 de l’acte III, Golaud demande à son fils d’épier Pelléas et Mélisande, et Yniold constate qu’« ils ne ferment jamais les yeux » (Maeterlinck 1992 : 46). L’enfant comprend intuitivement ce que cela signifie, il lit dans les yeux des protagonistes leur destin, d’où son effroi :
YNIOLD : Oh ! oh ! petit-père, ils ne ferment jamais les yeux… J’ai terriblement peur… (…) Non, petit-père – j’ai peur, petit-père, laissez-moi descendre ! (…) Je n’ose plus regarder, petit-père !… Laissez-moi descendre !…
GOLAUD : Regarde ! regarde !
YNIOLD : Oh ! oh ! je vais crier, petit-père ! – Laissez-moi descendre ! laissez-moi descendre !… (46-47).
Le regard de l’âme n’est pas celui de l’œil, il va au-delà du visible, il n’a même pas besoin du visible pour voir. Pelléas a compris que Mélisande, la femme énigmatique, est sa destinée (de même que le sphinx représente la destinée de l’homme) : « J’ai joué en rêve autour des pièges de la destinée… » (54). C’est peut-être la raison pour laquelle, jusqu’à leur dernière rencontre, il a évité de la regarder : « Je ne pouvais pas regarder tes yeux… Je voulais m’en aller tout de suite… et puis… » (57). Mais maintenant qu’il a décidé de partir, pensant naïvement pouvoir échapper à son destin, il souhaite la regarder. Peut-être pour s’assurer qu’elle n’est pas un rêve, qu’il n’a pas rêvé :
Il y a des choses que je ne me rappelle plus… on dirait par moments, qu’il y a plus de cent ans que je ne l’ai revue (…) Il ne me reste rien si je m’en vais ainsi. Et tous ces souvenirs… c’est comme si j’emportais un peu d’eau dans un sac de mousseline… (54).
Alors ils se regardent, et Mélisande lit de manière prémonitoire le destin de Pelléas dans ses yeux, sa mort prochaine :
PELLÉAS : Où es-tu ? – Je ne t’entends plus respirer…
MÉLISANDE : C’est que je te regarde…
PELLÉAS : Pourquoi me regardes-tu si gravement ? (…) Où sont tes yeux ? – Tu ne vas pas me fuir ? (…) Tu regardais ailleurs…
MÉLISANDE : Je te voyais ailleurs… (…)
PELLÉAS : Tu es si belle qu’on dirait que tu vas mourir…
MÉLISANDE : Toi aussi… (56-57).
Le regard annonce la mort, de même que le silence brisé par l’aveu de leur amour, « Comme si la mort du silence amoureux avait pour conséquence nécessaire le silence de la mort. » (Rykner 1996 : 316).
L’« éloquence muette » des silences du texte dramatique rejoint celle de la peinture, elle définit l’attitude que devrait adopter le spectateur devant une œuvre symboliste. Pour juger des œuvres, de l’art, dit Gustave Moreau, « Il s’agit de savoir et de connaître, d’avoir les yeux de l’âme et de l’esprit et aussi les yeux du corps. » (Moreau 1984 : 137). Savoir regarder (une peinture, une pièce de théâtre) ce n’est donc pas seulement, et prioritairement (« les yeux du corps » constitue le troisième terme de l’énumération, et un ajout – « aussi » – aux termes principaux) utiliser ses organes visuels. Dans le silence de la contemplation, dans les silences du texte, « les yeux de l’âme et de l’esprit » s’ouvrent, à l’écoute. « L’œil écoute » dirait Paul Claudel.
Mélisande est un personnage énigmatique, insaisissable, presque fantomatique ; elle est passée dans le château comme un rêve mystérieux. Seul celui dont l’âme est ouverte a su la retenir un instant, car avec les yeux de l’âme, il a vu vraiment qui elle était. Pelléas est comme le poète, ouvert à l’inconnu, au rêve et à l’étrange, il serait dans la pièce une figure de l’« idéaliste » opposée à la figure du « matérialiste » Golaud. Mélisande figurerait l’œuvre d’art dont les origines comme la fin sont mystérieuses : d’où vient-elle ? où va-t-elle ? nul ne le sait. Une fois le rêve évanoui, il reste l’œuvre du poète ou la petite fille de Mélisande, qui devront trouver leur place dans le monde réel.
- 1Cité par Alain Delaunay dans l’article « Énigme » de l’Encyclopoedia Universalis, version 9.
- 2Définitions du dictionnaire Robert 2007 ; remarque : nous utiliserons la majuscule pour les mots « sphinx » et « sphinge » lorsqu’ils désignent explicitement le « personnage » du mythe.
- 3Expression qui renvoie à un essai de Georges Bataille, L’expérience intérieure ; Wassily Kandinsky parle, quant à lui, de « nécessité intérieure » comme moteur de la création artistique.
- 4Nous pensons à leur pouvoir sur le corps, étudié par Didi-Huberman au chapitre VI de L’image ouverte.
- 5« Moreau tirait gloire de ce qu’il appelait “ce caractère indécis et mystérieux” » de ses œuvres, dans Peter Cooke, « Gustave Moreau entre dessin et couleur, entre décoration et évocation ».
- 6Préface de Philippe Sers à Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, p. 16.
- 7Cette fascination se retrouve dans d’autres toiles de Moreau, par exemple dans certaines versions de Salomé, dont deux ont été décrites par Huysmans dans À rebours.
- 8 Nous verrons dans l’étude de la pièce de Maeterlinck que le regard est une des caractéristiques qui fait de Mélisande un personnage « autre », surgi d’un « autre monde ».
- 9Interdit qui relèverait du mystère, ici synonyme de « secret », selon le sens étymologique latin du mysterium (« chose tenue cachée, secrète »), voire du Mystère, celui du Verbe divin ; ainsi Marie-Madeleine ne peut toucher le Christ après sa Résurrection (« Noli me tangere »).
- 10Pour une analyse détaillée, lire Jean-David Jumeau-Lafond, « Gustave Moreau et Œdipe : Une image de l’artiste face à son destin ».
- 11Interprétation de Jumeau-Lafond dans son article « Gustave Moreau et Œdipe : Une image de l’artiste face à son destin ».
- 12Lire ci-dessous la citation complète de Moreau. La « pensée éternelle » serait une pensée qui transcende l’histoire, dans la mesure où elle ne s’arrête pas aux faits chronologiques ; selon Moreau, le tableau peut être « anachronique », son contenu peut renvoyer à différents moments historiques (dans L’assembleur des rêves, il donne l’exemple d’un tableau de Poussin, p. 134).
- 13 C’est nous qui soulignons. Ce secret serait celui des origines et de la fin de l’œuvre d’art, qui resteront, sans doute, à jamais, mystérieuses.
- 14Préface de Philippe Sers à Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, p. 12.
- 15C’est-à-dire celle de l’existence d’un autre monde, d’une autre réalité (qui peut prendre différents noms : réalité intérieure, surnaturelle ou divine, voire inconsciente) dont l’œuvre d’art aura fait prendre conscience.
- 16À la fin de la pièce, Arkël dit à Golaud : « Vous ne savez pas ce que c’est que l’âme… » (p. 69).
- 17Le philosophe et historien de l’art développe une théorie de « l’image ouverte », une image dont « l’ouverture » (qui peut être le détail d’un tableau, par exemple) permet de faire passer de ce que l’on voit – le visible – à ce que l’on ne voit pas – le visuel. Il prend l’exemple de « l’art visuel chrétien », dans lequel c’est le divin qui permet le passage du visible au visuel, de l’imitation à l’incarnation, car l’image ouverte est celle qui dépasse la mimésis pour s’incarner, comme le Verbe divin s’est incarné dans le corps du Christ (Didi-Huberman, 2007).
- 18Expression de Maeterlinck, titre du chapitre XIII du Trésor des humbles.
- 19Chapitre I du Trésor des humbles intitulé « Le silence », dans lequel le mot « âme » est employé 26 fois.
- 20Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande, I, 4 p. 21 ; II, 1 p. 23 et III, 1 p. 34.
- 21Idem, III, 5 p. 46.
- 22Idem, III, 3 p. 39 et 40.
- 23Idem, IV, 4, p. 59.
- 24Idem, V, 1 p. 63 et V, 2 p. 68, 69 et 70.
- 25Arnaud Rykner définit la fonction « historique » du silence, qui est d’ébranler le mécanisme du dialogue dramatique et d’ouvrir la scène à l’appréhension d’autres forces, rebelles à toutes formes de « communication » ; chez Maeterlinck, ce sont les « forces invisibles » qui entrent sur la scène.