Entretien avec Ginette Michaud autour de Tenir au secret (Derrida, Blanchot)
Mathilde Branthomme À propos du séminaire de Jacques Derrida « Répondre du secret », vous écrivez « il y aurait du secret qui ne se dirait pas1 » (p. 17). La toute dernière phrase de votre livre reprend le rapport du secret à l’écriture et à la parole pour associer le « renoncement “à rien dire” » à « la responsabilité infinie contractée quant au secret » (p. 128). Pourquoi avez-vous décidé d’écrire sur le secret et d’écrire ainsi, en demeurant dans l’incertitude, dans l’absence d’une réponse définitive ?
Ginette Michaud C’est une très bonne question, je vous en remercie, elle va nous permettre, d’aller au vif du sujet, mais avant, j’aimerais préciser un peu les circonstances, le « contexte » de ce livre. Tenir au secret a paru en 2006, mais il avait en fait été mis en œuvre bien avant. Suite à la visite à Montréal de Jacques Derrida en 1997 où il avait lu « Un ver à soie », j’avais été très frappée par cette lecture et l’année d’après, en 1998, quand parut Voiles, j’avais commencé une lecture assez élaborée de ce texte, en travaillant aussi par ailleurs sur ces rapports de résistance au secret dans une lecture croisée de L’Instant de ma mort et de Rue Ordener, rue Labat, le livre de Sarah Kofman, qui avait paru en 1994, la même année que celui de Blanchot, et qui relatait aussi un événement survenu cinquante plus tôt. J’avais donc commencé à travailler sur la question du secret à ce moment, dans le sillage du livre de Derrida. Demeure – Maurice Blanchot2. Cela s’est ensuite prolongé et approfondi avec Voiles, et cela devait être un livre assez ample qui jouait sur la question de l’entrelecture chaque fois, dans un premier temps avec Blanchot, puis avec Cixous dans Voiles. Quand j’ai fini le manuscrit et l’ai proposé à Galilée, éditeur parfait sous tous rapports mais qui n’aime pas beaucoup les gros livres, on m’a demandé de prendre une partie seulement pour la publication et on a donc convenu que ce serait ce morceau-là, la lecture croisée de L’instant de ma mort et de Demeure. Cela change déjà un peu le rapport à la lecture de cet essai que de rappeler cela parce que le livre allait vers la question du secret d’une façon différente. Il y avait un moment théorique au début qui reprenait toute la formalisation que Derrida a tentée autour de la notion de secret dans Passions et dans Donner la mort, et ensuite on abordait des expérimentations du secret toujours plus énigmatiques dans l’écriture même de Derrida. Avec Blanchot, il s’agissait d’une sorte de lecture hétéroautobiographique qui se produisait entre eux, et ensuite on s’approchait d’une expérimentation encore plus engagée dans la question même du secret avec le tout dernier fragment qui clôt « Un ver à soie » dans Voiles. Cette première organisation est restée un peu en réserve dans Tenir au secret, qui existe maintenant tout seul de plein droit, mais je pense que c’est peut-être intéressant de rappeler cela. Le livre ne paraîtra probablement jamais que sous cette forme séparée, avec des parties distinctes, mais celles-ci étaient d’emblée très fortement liées de mon point de vue, au moment où j’ai commencé ce travail sur le secret.
Pour répondre à votre question, maintenant : évidemment, je suis ici de très près les traces de Jacques Derrida dans cet essai où je tente de mettre en relief une ligne, une certaine ligne de lecture (ce n’est certes pas la seule possible), une ligne assez risquée qui reprenait elle-même celle du récit de Blanchot, et qui valait justement d’être poursuivie pour cette raison même (certains lecteurs, non-lecteurs plutôt, ont essayé après la parution de Tenir au secret – c’est toujours une facilité et même une niaiserie de faire cela, mais cela arrive hélas assez souvent – de retourner contre Derrida l’argument que je soutenais dans le livre…). C’était, oui, un pari, et peut-être risqué, mais si je l’ai mis de l’avant – et j’étais bien entendu consciente de la malveillance toujours possible de certains lecteurs –, c’est qu’il me paraissait important de pousser encore, de prolonger, de tenir la ligne de lecture ouverte par Derrida en l’assumant jusqu’au bout, aussi loin que possible, dans la logique de son propre argument. Ce n’était pas, évidemment, pour retourner cet argument contre lui, mais, au contraire, pour vraiment aller au bout de sa propre logique selon laquelle le secret, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en formalise, quoi qu’on en théorise, reste de toute façon inavouable, et cela, non pas parce qu’il serait caché ou parce qu’il serait impossible de le dire, mais parce qu’il y a en lui une réserve qui tient au silence même du secret et qui va rester intacte, quoi qu’on fasse. Cela m’intéressait également parce que Demeure expérimentait en quelque sorte la définition même de la littérature théorisée par Derrida dans Passions. À la fin de ce texte, il parle de la littérature en disant que quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise par rapport au secret, on sera tenu en respect par lui et on n’y touchera pas, on ne pourra pas y toucher. D’où peut-être justement l’incertitude, l’absence de réponse définitive qui en découle, qui n’est pas négative du tout, mais bien la condition même de la lecture du secret. Il n’y a pas de lecture du secret, à mon avis, qui puisse vraiment tenir sauf, justement, à s’engager par rapport à cette réserve, qui ne peut ni ne doit jamais être dévoilée, et violée encore moins. C’est donc la raison pour laquelle, même si Tenir au secret est une lecture datée – datée doublement, parce que l’essai travaille beaucoup sur la date et aussi parce qu’il marque une date, et qu’il est lui-même daté –, cette lecture ajoute aussi, du moins, je l’espère, un pas peut-être – j’insiste sur le peut-être –, un pas à côté, ou de côté, tel un accompagnement un peu oblique à l’égard de ces réflexions envers lesquelles j’ai une dette infinie, celle de Blanchot et celle de Derrida. Cet essai veut dire en fait à quel point le travail de réflexion engagé par la lecture de Blanchot et de Derrida reste infini. Et en rappelant cela, je veux aussi insister sur le fait que la lecture, la mienne, est tributaire de ma connaissance, nécessairement partielle, de l’archive de Derrida et de l’archive de Blanchot, notamment en ce qui concerne la pièce maîtresse autour de laquelle tourne ma lecture, en l’occurrence la lettre, la « vraie » lettre envoyée à Derrida par Blanchot avec L’Instant de ma mort.
Car il faut sans cesse rappeler cela : l’archive n’est pas quelque chose de stable. Ce n’est pas un dépôt clos, ni en repos, c’est quelque chose qui bouge, qui est mouvant, qui est de l’ordre d’une trace, une trace qui peut tout aussi bien émerger, surgir, que s’effacer, disparaître. Ainsi, depuis 2006, depuis la parution de mon essai, j’ai rencontré Christophe Bident qui m’a dit qu’il y avait un historien, un « vrai », en bonne et due forme, qui s’était mis à faire des recherches sur la question de la date des combats à Quain et qui semblait confirmer l’enquête qui avait été menée par lui dans sa biographie, Maurice Blanchot – Partenaire invisible, et que j’avais reprise dans le livre. C’est intéressant de voir que cela bouge dans l’archive, que tout n’y est pas définitivement stabilisé, qu’il peut s’y produire du nouveau qui peut modifier encore tout ce que l’on croyait savoir…
Mais je reviens à cette fameuse lettre, qui a été pour moi le moment, l’instant où se produisit une sorte de tremblement, d’oscillation, d’ouverture, de frayage inattendu dans la lecture de Derrida quand, autour de la page 64 dans Demeure, il écrit que « cette lettre n’appartient pas à ce qu’on appelle la littérature ». Le fait que j’aie pris au pied de la lettre, si l’on peut dire, cette lettre et la déclaration de Derrida, cela a suscité énormément de résistances de la part d’amis lecteurs proches de Derrida et de Blanchot, de très bons lecteurs, qui m’ont dit : « Mais tu dérailles, tu penses vraiment que Derrida, après avoir dit que le témoignage et la littérature sont dans une situation de compossibilité, aurait oublié cela à ce moment de sa lecture ? ». Et ils étaient très ironiques en disant que je n’étais pas, moi, assez ironique et qu’il était certain que Derrida ironisait en disant cette phrase. Je me suis dit : « Bon, peut-être… mais c’est mon fil de lecture, je le tiens, je ne le lâche pas ! ». Car l’ironie, comment jamais pouvoir en être sûr ? en décider d’autorité ? Et moi, je pensais vraiment que Derrida n’était pas ironique dans ce passage clé de sa lecture. J’ai tout de même dû, pour tenir compte de cette objection, introduire une note assez longue dans mon texte non pas pour me justifier mais pour avancer en protégeant mes arrières… tout en m’exposant davantage ! Mais ce qui m’a vraiment sidérée et émue, c’est que beaucoup plus tard, bien après Demeure (paru en 1996), et pour moi cela a eu alors valeur d’autorité vraiment forte, quand Derrida a pris la parole aux obsèques de Blanchot – il était le seul présent, avec Jean-Luc Nancy, avec les proches de Blanchot aux obsèques, et le seul à prendre la parole pour prononcer son oraison, son éloge – Derrida, à ce moment-là, a choisi de re-citer, de réciter la fameuse lettre, en y ajoutant une phrase de plus. Cela, pour moi, confirmait qu’il n’était pas possible que Derrida tienne cette lettre dans un simple rapport de feinte littéraire ou ironique, que cette lettre avait et gardait pour lui à l’évidence une très grande importance, d’autant qu’il s’était senti poussé (irais-je jusqu’à dire compulsé en pensant à une certaine compulsion de répétition ?) à évoquer de nouveau cette lettre à ce moment, à cet instant de la mort de Blanchot – pas n’importe quel moment, n’est-ce pas… Dans Demeure, au moment où Derrida introduit ce corps étranger dans sa lecture, c’est, il faut le rappeler puisqu’il y insiste lui-même, tout de même sous le signe d’une certaine violence. Il y a un aveu de sa part qui est très fort, qui est très marqué, où il dit très bien que c’est la première fois de toute sa vie qu’il va commettre une indiscrétion aussi violente à l’endroit de Blanchot, « qui est la discrétion même ». Il cite cette lettre à comparaître, et cette lettre est très puissante dans ses effets parce que, évidemment, Derrida est tout à fait conscient qu’il semble ici répéter le geste qu’une certaine critique biographique ou psychobiographique, qu’il ne tient pas en très haute estime, pratique couramment. Il pose là un geste très important et c’est pour cela que je voulais aussi souligner que la question de l’archive est infinie et infiniment instable concernant ces pièces, que l’on ne doit justement pas voir comme des pièces à conviction (surtout pas !), comme dans une certaine scène judiciaire ou juridique (mais il y a aussi du tribunal dans toute cette scène de lecture), mais bien plutôt comme des fragments, des pièces qui font pièce de « la » « vérité ». Car on n’en sait toujours rien à ce jour du reste de la lettre. Je ne l’ai jamais vue, ni lue dans sa teneur, et tout peut encore bouger si d’autres traces, d’autres documents, d’autres lectures encore inconnus, silencieusement tenus en réserve, viennent au jour, comme on dit.
Mathilde Branthomme Cette lettre, c’est Derrida qui l’avait et elle n’a jamais été publiée, mis à part ce passage-là ?
Ginette Michaud Elle n’a jamais, à ma connaissance du moins, été publiée dans son intégralité, je ne saurais même pas la localiser avec précision (est-elle à l’IMEC ? dans la bibliothèque privée de Jacques Derrida à Ris Orangis, où il gardait précieusement le manuscrit de L’Instant de ma mort qu’il avait acquis ?), je ne sais pas, et il y a en tout cas un droit de réserve concernant la consultation des correspondances dans les archives de Derrida et de Blanchot. Quand je préparais avec Marie-Louise Mallet le Cahier de l’Herne. Derrida, nous avons tenu à intégrer quelques-unes des lettres, souvent très belles, que Derrida avait reçues au cours de sa vie et nous en avons publié quelques-unes de Blanchot, mais Derrida ne nous a pas donné cette fameuse lettre… Cette lettre reste donc très volante, c’est une pièce très ténue, très fragile, mais en même temps, je crois que ce qui se passait entre Derrida et Blanchot tient justement à des choses extrêmement suspendues et ténues. Parfois, cela peut jouer dans l’inflexion de quelques mots dans un fragment de lettre, parfois même dans un signe de ponctuation. Ils ont l’un et l’autre des façons très indirectes, obliques, de se faire signe et c’est cela qui est intéressant. Donc, quoi que j’aie pu dire sur la lettre, je prends la responsabilité de ma lecture, mais en même temps, je me dis que ce qui est importe ici, ce n’est pas tant d’essayer de la connaître, cette lettre réelle en tant qu’artefact, ou « preuve » de quoi que ce soit, c’est la manière même de la questionner. Ce qui était vraiment très troublant pour moi, c’était de voir que, après avoir lu la biographie que Christophe Bident a consacrée à Blanchot et pris connaissance des « faits » se rapportant à l’événement de la quasi-exécution relaté dans la lettre et dans le récit de L’Instant de ma mort, il y avait quand même dans tout cela, dans toute cette affaire autour de la date, quelque chose qui bougeait, que ce n’était pas si clair, ni si « factuel » que cela. Ce qui m’a beaucoup plus intéressée encore, c’était que la date tremblait dans la lettre et qu’elle tremblait aussi dans le récit de Blanchot. Elle bougeait justement au moment où il était question de l’inscription d’une date au fronton d’une maison, de la demeure – et la demeure, ce n’est pas rien dans ce récit, c’est le personnage, elle est beaucoup plus importante que tous les personnages ou figurants « en tant que tels » du récit. La demeure est vraiment le personnage central et son front, son fronton, pour ne pas dire sa face ou son visage, est marqué par cette date. Ce qui m’a frappée, donc, c’était le fait que la date, et sur le versant du réel et sur le versant de la fiction, bougeait deux fois. Dans le récit, elle bouge, dit Derrida, parce que selon lui, et on voit toute l’amitié qui passe dans cette remarque, « la date de 1807 est légèrement erronée » (Demeure, p. 109). Mais comment peut-on faire une « légère erreur » de date ? Ou bien on se trompe sur une date, ou bien on ne se trompe pas, une date c’est une date, n’est-ce pas, en tout cas pour les historiens ! Mais Derrida enregistre tout de même, parce qu’il est un lecteur minutieux, scrupuleux, cette « légère » erreur de datation de Blanchot par rapport à son allusion à Hegel et à l’entrée des troupes de Napoléon dans Iéna. En même temps, sur le plan autobiographique, il y a aussi un autre, tout aussi « léger » flottement de la date par rapport à la vraie demeure de Quain où ce n’est pas la date qui est indiquée dans le récit qui figure au fronton. C’est donc ce genre de redoublement qui faisait que, pour moi, la lettre appartenait de plain pied au récit. Une lettre, comme Derrida l’avait si bien analysé par ailleurs dans La Carte postale et dans plusieurs lieux de son œuvre, ce n’est pas simplement la lettre, mais c’est aussi l’enveloppe et quand Blanchot envoie ensemble le récit et la lettre sous enveloppe à Derrida, c’est tout un, c’est à lire ensemble à mon avis.
Mathilde Branthomme En quoi justement la correspondance entre le fictuel et le secret est-elle particulièrement fertile pour penser le secret ?
Ginette Michaud Le mot même de « fictuel », ce n’est pas moi qui l’ai inventé, je tiens à le préciser, c’était un mot qui flottait un peu dans les domaines de l’autobiographique et de l’autofiction, il a notamment été utilisé par Simon Harel et par Alexis Nouss. J’aimais bien en lui cette conjonction entre le fait, le factuel, et la fiction, le virtuel, qui nous donnait à entendre justement ces limites toujours tremblantes entre fiction et réalité, entre phantasme et réel. J’adhère pour ma part à la conception de la littérature telle que Derrida la définit dans Donner la mort, en parlant de la littérature (c’est un vieux mot, trop lié aux « belles-lettres », disons plutôt : l’écriture), qui nous tombe dessus, toujours un peu comme un météore, comme quelque chose qui est suspendu dans les airs et où toute phrase peut devenir littéraire. La littérature n’est pas d’emblée, essentiellement, littérature pour Derrida. Il n’y a pas d’essence de la littérature. La littérature, comme il l’écrit dans Passions, est toujours autre chose qu’elle-même, elle peut toujours être autre qu’elle-même. On peut très bien en percevoir la trace, de la littérature ou de l’écriture, dans ce billet, dans cette lettre de Blanchot tout comme dans son récit. Par exemple, on peut soutenir qu’il en va de la même syntaxe, du même genre d’enchaînement, d’un même rapport au temps, à l’affect, et peut-être au référent, entre l’une et l’autre. La question est donc la suivante : comment dès lors décider qu’une lettre est simplement un artefact, qu’elle est hors littérature ? Qu’est-ce qui nous autorise à décider que ceci est littéraire et ceci ne l’est pas ? Comment tracer la limite ? Je trouvais que, dans ce cas, c’était très intéressant que Derrida ait été poussé, pour lire le récit, à prendre le risque d’introduire, dans sa lecture, ce corps étranger de la lettre qui, en principe, aurait dû rester hors littérature. Il ne le fait pas du tout dans l’idée de rabattre du biographique ou du référentiel sur le récit, mais pour essayer de nous donner plus à penser justement quant à ce glissement, ce passage incessant, qui ne cesse pas, ni avant, ni pendant, ni après, entre la littérature et ses autres, de toucher à ces limites. Je trouvais cela également intéressant parce qu’on pourrait soulever ce genre de questions pour tous les textes, en principe hors littérature, tels les oraisons, les éloges ou les essais. Car pour moi, il est très clair que entre Demeure et L’Instant de ma mort, il y a aussi quelque chose d’une hétéroautobiographie qui se joue entre Derrida et Blanchot de manière très fine et subtile. Quand Derrida déclare, très tôt dans son travail : « … tout ce que j’écris est terriblement autobiographique3 », il faut, je crois, prendre à la lettre cette phrase et lui donner toute sa portée. Ce n’est pas seulement le mot « autobiographique » qui doit être réévalué, mais aussi l’adverbe « terriblement ». « Terriblement », cela veut dire : « Essayez de voir, si vous le pouvez, jusqu’où ça va, jusqu’où ça pousse, jusqu’où ça touche, jusqu’où cela s’écarte aussi, jusqu’où cela se sépare, de moi, cette chose, l’“autobiographique”. » Cela dit aussi, ce « terriblement », qu’il en va ici d’une zone dangereuse, et qui peut faire, qui devrait faire trembler quiconque s’en approche de peur, de crainte… ou de désir aussi. C’est ce travail de la limite qui m’attirait dans cette lettre, que j’aime justement parce qu’elle est fragmentaire aussi, tout comme le récit de Blanchot est d’une condensation infinie. On n’en aura jamais fini de s’interroger sur la portée de ce texte, sur sa scansion incroyablement puissante par rapport à l’œuvre de Blanchot. Ce n’est pas seulement le « contenu » qui est fascinant dans ce texte de Blanchot, c’est le fait que cela ait pris cinquante ans avant de parler (non, d’écrire) de cette façon de cet événement, de cette « scène primitive », et que cela éclaire complètement autrement toute son œuvre, qui, pourtant, n’a cessé de parler de cela aussi en tournant autour de ce secret de manière certes différente (certes : c’est l’anagramme du secret encore) dans L’Écriture du désastre, dans Le Pas au-delà, ailleurs. Ce n’était pas du tout de l’ordre d’un secret retenu ou caché, mais le mouvement d’empreinte, d’imprégnation qui se crée dans l’événement d’écriture que représente ce récit. Et en disant « récit », on est déjà en train de le faire rentrer dans une catégorie littéraire qu’il n’a pas et à laquelle il échappe, parce que, quand L’Instant de ma mort a été repris chez Gallimard après l’épisode malheureux chez Fata Morgana – et on sait que Derrida, dans Demeure, en citant intégralement le texte de Blanchot dans son commentaire « mot à mot », pas à pas, avait ainsi trouvé le moyen, dans un magnifique geste d’hospitalité poétique, de le faire passer chez Galilée –, quand L’Instant de ma mort, donc, revient dans l’orbe de l’œuvre de Blanchot chez Gallimard peu avant sa mort en 2002, le livre paraît sans aucune mention d’aucune sorte. La collection « Blanche » règle ce problème-là, mais, à l’intérieur, sur la page de titre, il n’y a absolument rien pour désigner, nommer ce texte. On ne sera donc jamais sûr qu’il est question ici d’un récit, d’une fiction, ou d’autobiographie, ou d’autre chose encore.
Mathilde Branthomme Est-ce que c’est là justement où on touche le secret, ce qui vous a fait choisir ce texte, pour parler du secret ?
Ginette Michaud Oui, je pense qu’effectivement le fait qu’on ne puisse jamais déterminer, sur le plan des catégories génériques, formelles, ce qui se passe ici, dans ce lieu-là, je crois que cela fait de ce texte l’un des textes qui, pour moi, s’approchent au mieux ou au plus près de ce qu’est un secret ou, comme on voudra, un aveu, une confession, c’est-à-dire quelque chose qui va toujours rester en retrait et donc continuer de relancer, de manière infinie notre lecture ou notre interprétation, nous appeler aussi à une responsabilité différente dans l’interprétation.
Mathilde Branthomme Tout comme le manuscrit disparu dans L’Instant de ma mort de Blanchot, le secret peut-il être matérialité qui s’échappe, impossibilité de fixer quelque part un contenu, légèreté intrinsèque ? Le secret demeure-t-il le seul corps, même fuyant, même perdu à jamais, toujours à recréer, de la littérature ?
Ginette Michaud Je suis parfaitement d’accord avec votre formulation, c’est exactement cela. Ce qui est intéressant, c’est la littérature au secret. Déjà ce au, il est impossible de le « localiser », de le comprendre autrement que comme un « là », mais un « là où ? ». C’est Hélène Cixous, qui a beaucoup travaillé aussi sur la question du secret, qui le formule ainsi dans son livre Insister. À Jacques Derrida. Mais cette question du lieu est bien celle de Blanchot lui-même. Quand je commente ce texte en l’enseignant, je relis toujours une phrase de Blanchot, parue en janvier 1992 dans La Règle du jeu, où il écrit – on croirait presque entendre la voix de Derrida dans la sienne – : « La littérature est une puissance telle qu’elle ne tient compte de rien, mais quand y a-t-il littérature ? ». C’est cela le « quand », le « là où ? » du secret, et donc l’impossibilité de l’identifier, de le cerner, de l’assigner à résidence. Impossibilité, mais pas par carence d’information, par lacune de savoir, ou par manque de moyens… Même si on savait un jour la « vérité », cela ne changerait absolument rien quant au fond de ce qui est en jeu ici, dans la fiction, dans la virtualité réelle de cette fiction qui nous fait sentir qu’« il y a là du secret » sans qu’on puisse jamais le manifester, le phénoménaliser, le formaliser, le théoriser de façon satisfaisante, et c’est là la quête du secret. Il y en a, mais comment le sait-on, comment le sent-on ? On le sait, on le pressent plutôt qu’on ne le saura jamais parce qu’on ne peut en être sûr, ni se l’approprier d’aucune façon : on peut seulement s’en approcher et cela reste en retrait. Il y a quelque chose qui reste comme cela, suspendu, pour nous, dans ce rapport à ce que ce récit nous donne à penser.
Mathilde Branthomme Quel est le rapport entre le secret et l’art ? La littérature propose-t-elle une approche du secret différente de celle que propose l’art ?
Ginette Michaud Immense question, et je ne crois pas pouvoir y répondre de manière satisfaisante ici, dans le vif de cette conversation. La littérature est-elle différente de l’art quant au secret qu’elle porte ? Je ne sais pas… Je pourrais essayer de répondre par un tableau, une œuvre d’Ambrosio Lorenzetti, Un castello in riva al lago, que j’aime beaucoup, qui me revient au moment où je vous parle comme la figure infinie de l’énigme. On y voit une petite barque noire qui touche rive (accoste-t-elle, ou part-elle ? on ne sait, mais on a plutôt l’impression qu’elle arrive, ou revient chez elle…), elle a la forme d’un sourire ou d’un sexe de femme (J.-B. Pontalis en a fait un très beau commentaire dans Le Dormeur éveillé), et dans cette image, je m’en aperçois en tentant de répondre à votre question, il s’agit d’une image de passage, d’une rive à l’autre, la vie la mort, on est tout près de Blanchot… Je pense que dans l’art, et là je prends un exemple plastique mais il pourrait être musical, chorégraphique, etc., me semble-t-il, de toute forme en fait, car ce n’est pas formel justement, ni formalisable, dès qu’il y art, c’est toujours cela qui nous attire et nous fascine, dans l’art comme dans la littérature : un certain souffle, une certaine chose qui n’a rien à voir avec la pâte, avec la scénographie, la mise en scène ou la composition, mais quelque chose plutôt (pas même une chose encore), qui passe à travers tout cela et qui vient nous atteindre, nous toucher par cette espèce de présence – présence d’une absence aussi, bien sûr. Quelle que soit la forme de l’art, je pense qu’on pourrait dire que, quand il y art, c’est parce qu’il y a passage du secret.
Mathilde Branthomme Vous dites « il y a passage du secret ». Certains diraient « il y a passage du sacré ».
Ginette Michaud Oui, de toute façon, étymologiquement, on ne peut pas séparer ces deux mots, ils restent en contact, ou en contiguïté. Le « sacré », c’est une des familles qui est en formation dans le concept ou le mot de secret dès le départ. Il y a le secret grec, le cryptique (kryptô : le crypté, le chiffré, le codé) et le « se cernere » latin (le caché, le retranché, le dissimulé). Au moment de la rédaction de mon petit essai, j’ai eu la chance d’avoir accès au séminaire de Jacques Derrida, « Répondre du secret » – un jour, j’espère, avec l’équipe avec laquelle je travaille actuellement à l’édition de ses séminaires, pouvoir éditer celui-ci dans son intégralité –, et un des aspects de son travail qui m’avait beaucoup frappée en lisant ce séminaire que Derrida m’avait donné à lire (j’ouvre ici une parenthèse pour préciser que, même si mon livre a paru en 2006, Derrida avait lu mon texte et qu’il était d’accord avec la lecture que j’y esquissais : il était toujours extrêmement discret, mais il disait ce qu’il pensait quand on lui donnait à lire des textes qui le touchaient ; en tout cas, il lisait les miens avec beaucoup de générosité et il m’en disait quelque chose – je mentionne cela parce que cela m’a beaucoup aidée plus tard à tenir mon fil de lecture quand on m’a fait ces objections dont j’ai parlé plus haut –, il m’avait dit : « Oui, vous avez raison, c’est beaucoup plus compliqué que cela. » Ce « beaucoup plus compliqué que cela », cela voulait dire : « Bon, d’accord, votre lecture, ça va, mais c’est encore beaucoup plus compliqué que ce que vous pouvez en dire », c’est ainsi que je l’ai entendu en tout cas, parce que je suis sûre qu’il en savait encore plus que ce qu’il avait choisi de dire à ce moment dans Demeure), un des aspects qui m’avaient frappée dans son séminaire, donc, c’est que Derrida y montrait très bien l’entrelacement de ces diverses acceptions selon les différentes filiations étymologiques. Parfois, justement, ces acceptions (caché vs illisible) du secret se croisaient pour se lier, parfois pour s’opposer, elles étaient contradictoires aussi, et cela produisait des effets de recouvrement partiel, quand on passe du secret grec au secret latin (ou au secret entendu encore autrement en allemand, et je ne parle pas de ce que la psychanalyse fait arriver au secret en le retraduisant encore dans sa conceptualité…), et ce n’est pas pour rien dans le fait qu’on ne comprenne pas le secret. Il y a quelque chose comme une torsion, un nœud dans la langue même, dans le travail de passage entre les langues, de traduction des différentes acceptions du secret. Et c’est la raison pour laquelle on ne peut s’approcher du secret que de cette façon, c’est-à-dire en tournant autour, en faisant un geste lui-même un peu circonvolutionnant, un peu tors ou retors, voire tordu et tourmenté : on ne peut l’éviter. Sinon, on coupe dans le secret, c’est le geste de l’épée dans le nœud gordien, et à ce moment, on fait disparaître complètement la question du secret.
Mathilde Branthomme Lorsque vous évoquez le « Plus de secret, plus de secret » (p. 25) derridien, vous mettez particulièrement en valeur le jeu de langue, la prononciation à peine perceptible qui change le sens. Plus tard, vous vous intéressez au brouillage des dates chez Blanchot, au déplacement léger de celles-ci et vous qualifiez la date de « crypte du secret » (p. 77). Y a-t-il, dans le secret, le désir de départager, d’établir une différence entre, et je vous cite, « les lecteurs bien intentionnés et les autres » (p. 62), le désir de crypter le texte pour perdre en route ceux qui ne peuvent ou ne veulent plus suivre ? Y a-t-il une jouissance particulière liée au déchiffrement toujours partiel du secret ?
Ginette Michaud Oui, il y a sans doute toujours jouissance dans le secret, mais comme le dit Derrida, c’est jouissance et frustration en même temps. Dans mon séminaire, quand je parle du secret, je prononce soudain, à voix beaucoup plus basse : « J’ai un secret à vous dire. » Et tous les visages se tournent, toutes les oreilles se tendent aussitôt ! C’est irrépressible, le secret, le mot et la chose, sont liés au désir, et on pourrait dire, est-ce même la peine de le préciser ?, à un désir qui est d’ordre sexuel. Avec le secret, il s’agit toujours d’une question de scène primitive qui renvoie soit à la différence sexuelle, soit à la mort ou à la naissance, c’est toujours dans ces eaux-là qu’on retrouve la question du secret. Il y a donc dans le secret un désir de savoir, de voir, on pourrait penser à tout ce qui a été élaboré dans Voiles autour de ce « voir dans le secret ». Mais, en même temps, on le sait bien, il y a, à cause de la mise en retrait nécessaire, structurelle du secret, une frustration. Le secret, c’est ce qui résiste et qui doit résister aussi.
Cela me permet d’ailleurs de faire ici un lien qui est très important, et dans la réflexion de Derrida aussi, dans le rapport du secret au politique et à la démocratie. Là où le secret peut trouver un abri, la démocratie est possible. Mais dès que le secret, il faut le « sortir » au dehors, comme il le dira dans cette scène du film D’ailleurs, Derrida de Safaa Fathy où « il faut dire ce qu’on a dans le ventre », où il faut avouer, on est toujours en butte, ce n’est pas un hasard, à des régimes totalitaires (et ceux-ci sont aussi à l’œuvre dans nos « démocraties »). La littérature, la possibilité de la littérature, qui est le droit de tout dire et de tout cacher (j’ajoute toujours : « de tout cacher »), la démocratie et le secret, tout cela est étroitement lié.
Donc, jouissance, oui, mais aussi frustration en même temps par rapport au secret. Il y aurait sans doute beaucoup plus à dire sur cette question si on voulait aller du côté psychanalytique, le mot de « jouissance » l’appelle. On pourrait penser à la façon dont Lacan justement séparait le mot, faisant entendre un peu autrement ce « jouis-sens ». Le secret alors nous forcerait à nous demander de quoi nous jouissons au juste avec lui parce que ce n’est pas du sens. Le secret, c’est ce qui échappe et qui soutient le sens aussi pourtant, qui tient au sens d’une certaine manière. Cela en fait en quelque sorte un « plus de sens », un « plus que sens », de sorte qu’on pourrait dire que le secret, parce qu’il reste inconcevable, est un sens du sens, là où le sens jouit au-delà de toute signification. Le secret, il nous donnerait à penser quelque chose du côté de la jouissance, du sens comme jouissance, pas comme signification. Et aussi en même temps un retrait infini du sens. Est-ce qu’on va jamais toucher le sens, du sens dans le secret ? Je ne sais pas. Je ne suis pas, moi, dans ma pratique de la lecture, tellement du côté du sens, je veux le garder le plus longtemps possible comme ça, devant, sans trop m’y précipiter. Je suis assez troublée par cette question du sens parce que je travaille actuellement beaucoup aussi dans l’œuvre de Jean-Luc Nancy et qu’il n’a pas, lui, le même rapport au sens que Derrida, par exemple. Pour moi, « sens » reste un mot suspect, qui n’est possible que sous rature depuis que j’ai commencé à lire Derrida il y a très longtemps en 1971, ici à l’Université. Le « sens », la « vérité », tous ces mots trop assurés, j’ai toujours été assez réfractaire à les utiliser, à me tourner vers eux. Peut-être qu’avec Jean-Luc Nancy, je peux les apprivoiser autrement, je ne sais pas ! Je pense que ma manière de lire peut être très frustrante probablement pour certains lecteurs parce qu’elle est d’abord et avant tout orientée par cela. Elle est vraiment poussée, tenue, pulsée par le désir tout simplement d’analyser le plus loin possible, jusqu’à temps que l’on sente que oui, ça va, on a quand même assez bien tourné autour de ce qui était l’énigme de ce texte. Mais je ne pourrais pas ensuite le résumer dans un contenu en disant : « Voilà, tel était mon argument, mon hypothèse, et voici ma démonstration, je voulais faire ceci en deux temps, etc. ». Ce n’est vraiment pas comme cela que je travaille une question ! À cause de l’entretien, j’ai été amenée à relire un compte rendu de Tenir au secret, très bien fait, clair et logique, de Michel Lisse. Je lisais cela et c’était d’une telle limpidité, j’étais très admirative non de ce qu’il disait de mon livre, mais que quelqu’un puisse reconstituer un argument que, moi, je ne sens pas du tout de cette façon. S’il y en a un argument, un « fil », il s’est fait vraiment en écrivant. Je tiens beaucoup à cela aussi, à cette vérité, s’il y en a, qui ne vient que par l’écriture et qui n’est pas préformée, prédéterminée d’avance. Oui, j’allais vers la question du secret et tout ce que je savais, c’est que j’étais attirée par cette scène de lecture et aussi par une sorte d’injonction qui revient assez souvent dans les textes de Derrida quand il dit qu’on a pas commencé à le lire si on ne tient pas vraiment compte des dispositifs de son texte, de sa scénographie, de la dimension performative qui se produit dans son écriture. J’avais vraiment envie de le prendre au pied de la lettre, je croyais, je crois toujours – c’est ma naïveté ! – qu’il souhaitait être lu comme ça. J’ai été interpellée, appelée (pourquoi ? ce serait une tout autre question, et j’aperçois, mais très vaguement, des filaments de réponse qui viennent de ma propre histoire) par cette scène de Demeure, scène d’un aveu, d’une confession violente au moment de sa lecture. Ma lecture à la suite de la sienne, ce n’était pas du tout pour la critiquer ; pour moi, elle tient de manière admirable jusqu’à la fin et notamment par cette figure superbement analysée du manuscrit qui disparaît, qui meurt vraiment, écrit plus fortement Derrida. C’est vraiment très fort, cette mort du manuscrit dans le récit de Blanchot. Tout comme je disais tout à l’heure que le personnage principal c’est la demeure, eh bien, l’événement le plus difficile à penser ici, c’est la perte du manuscrit. Cette perte qui là encore peut être tout à fait fictuelle, virtuelle, fictive, fictionnelle, mais qui peut aussi, selon l’enquête de Bident, avoir des assises référentielles. Il est possible, suggère-t-il, que ce manuscrit soit la première version de L’Arrêt de mort. Nonobstant cette affaire, le référentiel, etc., ce qui est le plus scandaleux, le plus difficile à analyser dans le récit, c’est l’équivalence sans aucune commune mesure entre la quasi-exécution du narrateur, qui ne connaît pas la mort et qui connaît pourtant la mort, et le manuscrit qui subit, lui, une disparition virtuelle et réelle. Car ce qui fait que ce récit est beaucoup plus et autre chose qu’un récit, c’est qu’il est une crypte poétique pour ce manuscrit disparu : le récit est la crypte, la mise au tombeau, d’une certaine façon, pour cette chose qui n’existe pas et qui existe pourtant. C’est une façon de la recueillir et de lui donner le lieu le plus puissant, par ce récit qui vient à la toute fin de son œuvre, car même si Blanchot a écrit d’autres textes après 1994, L’Instant de ma mort reste sa ponctuation ultime, un texte d’une portée testamentaire vraiment unique.
Mathilde Branthomme Et vous soulignez à la suite de Derrida justement le rapport entre cela et l’hyper-responsabilité, à laquelle pousse la perte. Vous définissez la déconstruction, la psychanalyse et la littérature comme ce qui met à l’épreuve une « étrange hyper-responsabilité ».
Ginette Michaud Ce mot d’« hyper-responsabilité », je l’employais dans le prolongement des réflexions de René Major4, qui a très bien posé cette question de la responsabilité du point de vue de l’inconscient. Derrida prend ses distances par rapport à la notion de responsabilité et d’éthique parce que si cette responsabilité ou cette éthique relèvent seulement toujours d’un sujet défini en termes de liberté, de conscience, d’intention, de volonté, etc., ce n’est pas suffisant de son point de vue et du point de vue de la psychanalyse non plus puisque cela ne prend pas en compte la question de l’inconscient. Derrida est toujours très vigilant à ne jamais oublier la psychanalyse quand il parle de responsabilité. Qu’est-ce que cela voudrait dire une responsabilité qui tiendrait vraiment compte, si c’est possible de penser cela, de tout ce que l’inconscient introduit ? C’est vraiment difficile du point de vue de l’éthique d’y faire entrer tout ce que la psychanalyse nous a appris et a théorisé (elle-même, elle est très souvent loin de pouvoir en prendre toute la mesure). Cela fait presque sauter complètement une certaine éthique toujours fondée pour l’essentiel sur les philosophèmes classiques. C’est dans ce sens que le mot d’« hyper-responsabilité » peut être utilisé, c’est-à-dire dans une tentative de faire bouger une certaine limite entre l’éthique au sens courant du terme et une hyper-éthique, une hyper-responsabilité qui serait capable de frayer autrement ces questions et donc de ne pas simplement restreindre la responsabilité à quelque chose d’intentionnel, de volontaire, etc., et cela, sans pour autant tomber dans une non-responsabilité ou une irresponsabilité. C’est une des voies les plus neuves et difficiles que le travail de Derrida a ouvert, de même qu’entre la psychanalyse et la déconstruction, c’est ce qui reste l’un de leurs points d’ouverture et de friction les plus vifs. Cela ne va pas du tout de soi de penser que la plus grande responsabilité dans certains cas, cela peut être cette hyper-responsabilité, qui peut toujours avoir les apparences d’une irresponsabilité. Qu’est-ce que cela serait être responsable ? On peut toujours rappeler que dans le mot « responsable », il s’agit de « répondre de », donc peut-être que cela serait une manière de rester sensible à l’appel dans la réponse.
Mathilde Branthomme Cela me faisait penser à Kierkegaard qui, dans Crainte et Tremblement, parle de la suspension de l’éthique, contre la morale générale.
Ginette Michaud Derrida, dans Donner la mort, commente très bien cette scène cruciale d’Isaac et d’Abraham en montrant que la réponse d’Abraham est toute proche de celle de Bartleby quand celui-ci répond qu’il « préfère ne pas… ». Est-ce encore une réponse, d’ailleurs ? C’est une réponse qui est capable dans son enchevêtrement de silence et de réponses de dire plus d’une chose à la fois, et peut-être que là, on retrouverait aussi ce schibboleth du « Plus de secret, plus de secret ». C’est à la fois plus et moins, en quelque sorte. Il faut alors avoir une oreille très fine pour entendre le « fin silence » qui se tisse aussi dans la réponse d’Abraham, qui est à la fois sublime, mais aussi à côté, analytique, irresponsable et responsable à la fois. Quand il répond : « Dieu y pourvoiera », il répond en disant la vérité, il ne ment pas mais en même temps, il dit beaucoup plus que ce qui se passe, ça peut être entendu comme une feinte ironique, c’est abyssal le genre de responsabilité qui est engagé dans cette réponse. C’est à ce moment, à cet instant, pour reprendre le mot de Blanchot, que s’ouvre une vraie lecture, une lecture capable de vraiment contresigner un récit comme celui de L’Instant de ma mort. Ce serait une lecture qui serait au moins aussi forte et aussi puissante en réserve et en silence que le texte dont elle s’approche en tremblant, avec crainte et tremblement.
- 1Ginette Michaud, Tenir au secret (Derrida, Blanchot), Paris, Galilée, « Incises », 2006. Tous les numéros de page indiqués entre parenthèses dans ce texte renvoient à ce livre.
- 2Jacques Derrida, Demeure – Maurice Blanchot, Paris Galilée, « Incises », 1998. La première version du texte fut prononcée le 24 juillet 1995, à l’ouverture d’un colloque organisé par Michel Lisse à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, et publiée dans les Actes qui parurent en 1996 sous le titre Passions de la littérature (Michel Lisse (éd.), Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 1996).
- 3Jacques Derrida, « Avoir l’oreille de la philosophie », entretien avec Lucette Finas, La Quinzaine littéraire, le 16 novembre 1972.
- 4Cf. René Major, « Derrida lecteur de Freud et de Lacan », Études françaises, « Derrida lecteur », 38 : 1-2, 2002.