Trainspotting au théâtre

Une adaptation culturelle

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But you don’t need that in the theatre because you know it’s bourgeois shite and no one’s going to come and see it unless you put something really unusual. So you just concentrate on being as faithful to the original as possible. And you’ve got the freedom to do that because theatre is the exception to the rule.
–Harry Gibson (1997)

Le roman Trainspotting d’Irvine Welsh annonce une nouvelle ère dans la littérature britannique contemporaine, l’ère de la décadence de la génération X, génération déchue de la fin du millénaire. Ce roman phare a suscité diverses adaptations : celle de Danny Boyle, devenue le film-culte des années 90 et l’adaptation théâtrale d’Harry Gibson. Nous examinerons principalement l’adaptation théâtrale de Gibson et ses traductions belge, de Richard McCarthy et Olivier Peyon, et québécoise, de Wajdi Mouawad et Martin Bowman. Avant d’effectuer une analyse comparative des traductions en question, une connaissance de l’œuvre originale (roman) et de la pièce s’impose. Cette dernière est une traduction intersémiotique, pour reprendre la notion de Roman Jakobson, sinon une adaptation libre et sélective, faisant œuvre en soi. Il s’agira ensuite de retracer les traducteurs, de comparer les versions en tant que ré-écriture et adaptation pour un public cible et d’élaborer et examiner la position traductive, le projet de traduction et l’horizon traductif de chaque tandem. La question de la réception est de rigueur. Nous faisons face à une écriture en vernaculaire, éclatée, violente et vulgaire ayant un rythme et une polyphonie qui définissent cette œuvre. Quelles sont les particularités de chaque version sur le plan stylistique et langagier ? Comment traduire un sociolecte au théâtre ? A-t-on traduit par un autre vernaculaire ?

Qui est Irvine Welsh ?

Né à Leith en Écosse en 1958, il quitte l’école à 16 ans. Il obtient finalement un diplôme d’ingénieur électrique et informatique de l’Université Heriot-Watt et travaille comme journaliste au Guardian. Il a écrit Trainspotting, 1993, The Acid House, 1994, Headstate, 1994, Marabou Stork Nightmares, 1995, Ecstasy  : Three Chemical Romances, 1996, Youll Have Had Your Hole, 1998, Some Weird Sun, 1998, Filth, 1998, Glue, 2001 et Porno (la suite de Trainspotting), 2002. Lors de leur parution en édition de poche durant l’été 1994, Trainspotting et The Acid House deviennent best-sellers en Écosse. Vers la fin de 1995, les ventes de Trainspotting au Royaume-Uni atteignent approximativement les 100 000 exemplaires. Jusqu’à présent, Trainspotting s’est vendu à plus de 500 000 exemplaires.

Même avant sa parution en août 1993, Trainspotting a été reconnu par la presse lors du Salon du livre d’Édimbourg comme Book Prize contender. En mars 1994, Harry Gibson en fait une adaptation théâtrale. Il attira l’attention du public pour remporter en mai 1994 le prix du Scottish Arts Council Book. Qui est ce Harry Gibson ? Écossais, dramaturge et metteur en scène, Harry Gibson a adapté l’œuvre de Shakespeare en BD, ainsi que trois romans de Welsh : Trainspotting, 1994, Marabou Stork Nightmare, 1995, Filth, 1999, pour le Citizens Theatre Company de Glasgow.

Trainspotting, la pièce, s’articule autour de quatre personnages principaux : Mark, Tommy, Franco et Alison, quatre rats des villes coincés entre la drogue, l’assistance sociale, le dealer, les mains vides et les bras bleus. Welsh ne voulait pas raconter tout banalement l’histoire d’un groupe d’héroïnomanes pris avec des problèmes de drogues et encore moins présenter l’image du junkie isolé du monde. Il voulait plutôt dépeindre les relations et pressions sociales et culturelles entourant ses personnages. Il voulait réagir contre une certaine culture imposée dans la littérature, la culture des classes sociales, et voulait donc, par le biais de Trainspotting, montrer la laideur et le négatif qu’on peut retrouver dans toute culture sectaire. Il s’agissait d’évoquer les comportements obsessionnels, l’accoutumance et la dépendance, que ce soit à la violence, au sexe, à la drogue et à l’affection. L’adaptation d’Harry Gibson se concentre sur le sexe, la drogue et la scatologie. Pour les besoins de la mise en scène, il a sélectionné des passages particuliers où l’action est forte et représentative. Il a adapté le roman en fonction de la performance et de la mise en scène.

Que veut dire Trainspotting ?

En Angleterre, les « trainspotters » sont ces maniaques un peu allumés qui se tiennent sur les quais de gare et notent scrupuleusement sur un calepin les numéros des trains qui passent. La nuit, ils comparent leurs notes avec celles des jours précédents et appellent d’autres « trainspotters » afin de tenter de reconstituer le mouvement des trains. Par extension, trainspotting peut désigner toute personne au comportement obsessionnel. En matière d’héroïne, Trainspotting fait allusion aux différents points —comme autant de gares sur une ligne de chemin de fer— provoqués sur les bras des junkies par les piqûres des seringues.

Le roman d’Irvine Welsh a provoqué un changement et a annoncé un nouveau « genre », non seulement dans la littérature écossaise, mais aussi dans la littérature en général. Welsh possède une verve bien à lui, une langue proprement welshienne qui ose jouer avec le bien écrire et défier les langues véhiculaires telles que l’anglais. C’est un roman écrit tout d’abord en vernaculaire urbain écossais, spécifiquement celui d’Édimbourg. On y remarque un bouleversement, une rupture avec la koïnè. Welsh de plein gré n’écrit pas toujours dans un anglais « standard ». Il voulait justement exprimer l’oralité des gens, écrire leur parole telle qu’il l’entend dans les rues. Il s’agit d’une œuvre polyphonique où les personnages s’expriment avec leur propre accent, leur propre sociolecte, que même certains Anglais ne peuvent comprendre. On retrouve d’ailleurs un glossaire à la fin du roman qui permet de mieux comprendre certains mots typiquement écossais. Alors, devant ce style proprement welshien, on ne peut ignorer le problème que peut poser une traduction.

Comment la critique a-t-elle reçu l’adaptation théâtrale anglaise ?

Les critiques en général furent élogieuses. L’adaptation de Gibson eut une dizaine de productions au Royaume-Uni seulement et remporta le prix du Herald Spirit of Mayfest et le Sunday Times Best New Play Award. Elle s’est non seulement imposée dans le monde théâtral britannique, mais elle a aussi beaucoup voyagé dans le monde anglophone. La version anglaise comme telle fut reprise et présentée dans plusieurs théâtres, que ce soit à New York, en Irlande, à Londres, à Toronto, etc. Elle est même encore jouée après tant d’années. Elle a été présentée au Vortex Theatre en septembre 2002, puis au Putney Arts Theatre de Londres en novembre 2002. Voyant la popularité de cette pièce dans la culture source, il n’est pas étonnant qu’on ait voulu en faire une adaptation en d’autres langues. Elle est adaptée entre autres en allemand, en espagnol, en tchèque et en français. Notre étude se penchera sur les versions belge et québécoise.

La version belge, destinée au Théâtre de Poche à Bruxelles, est signée Richard McCarthy et Olivier Peyon. Ensemble, ils réalisent les adaptations françaises de nombreux films, notamment Fargo de Joël et Ethan Cohen, Trainspotting et Shallow Grave de Danny Boyle. La pièce fut présentée pour la première fois en 1996 au Théâtre de Poche de Bruxelles, en novembre 2000, dans le cadre du Festival Pur Kultur, puis du 11 décembre au 6 janvier 2001.

La version québécoise est signée par Wajdi Mouawad et Martin Bowman. Wajdi Mouawad est comédien, auteur et metteur en scène. Il signe d’ailleurs des adaptations (Don Quichotte, Trainspotting, Le tour du monde en 80 jours et Voyage au bout de la nuit) et des mises en scène (Le tour du monde de Jo Maquillon, Disco Pigs et OEdipeRoi) pour les plus importants théâtres de Montréal. Il dirige depuis janvier 2000 le Théâtre de Quat’sous. Trainspotting est sa première traduction. 10. Martin Bowman, d’origine écossaise, est né à Montréal. Avec William Findlay, il co-traduit dix pièces québécoises en écossais dont Les Bellessoeurs de Michel Tremblay. Avec Wajdi Mouawad, il co-traduit tout d’abord Trainspotting, puis Disco Pigs de Enda Walsh. Il est présentement professeur d’anglais au Collège Champlain à St-Lambert.

La deuxième partie de notre étude porte sur l’analyse comparative d’un extrait de la pièce de ces deux versions. Cet extrait est très évocateur puisqu’il montre le langage vernaculaire, cru, vulgaire et violent, caractéristique de l’écriture de Welsh. Chaque personnage a son propre degré de vernaculaire. Nous retenons le personnage de Franco, dont le langage est le plus violent et le plus cru. Sa langue est vulgaire, rythmée et exprime une violence incroyable. Il est d’ailleurs le plus violent de tous les personnages. Peut-on remplacer un vernaculaire par un autre vernaculaire ? Qu’arrive-t-il lorsque l’on traduit une langue minoritaire par une autre langue minoritaire ? Comment traduire les jurons ? Comment rendre la brutalité, la vulgarité et la violence du texte ? Telles sont les questions soulevées par ce texte. Nous concentrons principalement l’analyse sur la traduction des jurons et du vocabulaire proprement édimbourgeois qui sont significatifs à l’œuvre. Une fois l’analyse effectuée, nous tenterons de retracer la position traductive, le projet de traduction et l’horizon traductif de chaque tandem de traducteurs.

Présentation des personnages figurant dans l’extrait

Mark Renton, chômeur, décrocheur de l’université, junky.
Franco Begbie, petit criminel, alcoolique, emmerdeur (cunt).
June, chômeuse, enceinte de Franco.
(La plupart sont dans la vingtaine.)

Version originale (avec Mark, Franco et June) :

Franco— Wummen !
Mark— Cannae live wi em… Cannae live without em.
Franco— See ma heid was fuckin nippin this morning, ah kin fuckin tell ye. There’s two boatils ay Beck’s in the fridge an ah down the cunts in double quick time an ah feel better right awey. Ah go back ben the bedroom and she’s still fuckin sleeping…
Mark— June ?
Franco— Aye, June. Lazy fat cunt. Jist cause she’s huvin a fuckin bairn, thinks it gies her the right tae lie aroond aw fuckin day. Ah’ve goat tae pack a bag an ah’m looking fir ma fuckin jeans n she’s jist waking up.
June— Frank !
Franco— That cunt hud better huv washed ma fuckin 501s.
June— Frank, what are ye daein ? Whair ur ye goan ?
Franco— Ah’m ootay here. Whair the fuck’s they soacks ? Everythin takes twice as fuckin long whin yir hung-ower.
June— Whair ur ye goan ?
Franco— N ah kind do withoot this cunt nippin ma fuckin heid.
June— Whair ?
Franco— Ah telt ye, ah’ve goat tae fuckin nash. Ah pulled a bit ay business oaf n ah’m disappearing fir a couple ay weeks. Any polis cunts come tae the door, yuv no seen us fir yonks. Ye think ah’m oan the fuckin rigs, right ? Yuv no seen us, mind.
June— But whair ur ye gaun, Frank ? Whair ur ye fuckin well gaun ?
Franco— That’s fir me tae ken n you tae find oot. What ye dinnae fuckin well ken they cannae fuckin well beat oot ay ye.
June— Ye cannae jist fuckin go like that, ya bastard !
Franco boots her in the fanny
Franco— Nae cunt talks tae us like that. That’s the fuckin rules ay the game, take it or fuckin leave it.
June— The bairn ! Uh ! The bairn !
Franco— The bairn ! The bairn ! Shut yir fuckin mooth aboot the fuckin bairn. It’s probably no even mah fuckin bairn anywey. Shavin gear…
June— Get the doaktir.
Franco— Ah’m fuckin late, ah’ve nae time. Syir fault. See if ah’m fuckin late fir thit train…
June— Ah hurt, ah hurt… Get the doaktir…
Franco— Goat tae fuckin nash.
June— The bairn…
Franco— Ah’ve hud bairns before, wi other lassies. Ah ken whit it’s aw aboot. She thinks it’s aw gaunnae be fuckin great whin the bairn comes, but she’s in fir a fuckin shock. Ah kin tell ye aw aboot fuckin bairns. Pain in the fucking erse.
June— Fraaaank !
Franco— ‘Time fir a sharp exit.’
Hoah ! Marco ! Yah smert cunt ! Pit mah name doon fir the pool will ye, wuv goat a while before the train.
Exit
Mark— Aye…

Version de Richard McCarthy et Olivier Peyon (Tableau 12 : 46).

FRANCO— Les meufs !
MARK— Impossible de vivre avec, impossible de vivre sans.
FRANCO— J’avais la tronche dans le cul ce matin, tu peux pas savoir. Y avait deux bières dans le frigo, je les ai descendues vite fait. J’me suis tout de suite senti mieux. J’rentre dans la chambre, cette conne dort toujours.
MARK— (Elle s’appelle) June !
FRANCO— La grosse feignasse. Elle croit que parce qu’elle attend un gosse, elle a le droit de glander toute la journée. J’ai mon sac à faire, je cherche mon jean’s et la v’là qui se réveille.
JUNE— Frank !
FRANCO— Cette salope a intérêt d’avoir lavé mon 501.
JUNE— Frank, qu’est-ce que tu fais. Où tu vas ?
FRANCO— Je me casse. Où sont mes putain de chaussettes ? Tout prend deux fois plus de temps quand t’as la gueule de bois.
JUNE— Tu vas où ?
FRANCO— Putain cette conne me prend la tête.
JUNE— Réponds quoi Où ?
FRANCO— Je t’ai dit, faut que j’me casse. J’ai du business, je disparais quelques semaines. Si des cons de flics se pointent, tu m’as pas vu depuis un bail. Tu crois que je bosse sur un rafiot. OK ? Tu m’as pas vu, d’accord.
JUNE— Mais tu vas où, Frank ? Tu vas où, bordel ?
FRANK— Devine. Au moins ils pourront pas te frapper pour savoir ce que tu sais pas.
JUNE— Tu peux pas te casser comme ça, bordel !
Il lui donne un coup de pied
FRANCO— Aucune connasse me parle comme ça. C’est la règle du jeu, à prendre ou à laisser.
JUNE— Le gosse ! Uh ! Le gosse !
FRANCO— Le gosse ! Le gosse ! Ferme ta gueule avec ce putain d’gosse ! Ça m’étonnerait que ce soit le mien. Ma mousse à raser…
JUNE— Appelle le docteur.
FRANCO— J’suis en retard, putain, j’ai pas le temps. C’est ta faute. Si je rate le train.
JUNE— J’ai mal, j’ai mal… appelle le docteur…
FRANCO— Faut que j’me casse.
JUNE— Le gosse…
FRANCO— Le gosse, le gosse… J’ai eu d’autres gosses avec d’autres nanas. J’m’y connais. Elles s’imaginent toutes que ça va être génial quand le gosse sera là. Putain, cette salope va se payer une putain de surprise. Je peux tout te dire sur ces putain d’enculés de gosses de merde. Un putain de cauchemar.
JUNE— Fraaaank !!
FRANCO— Faut se casser… vite.
Hoah ! Marco ! Mets mon nom pour le billard, le train part pas avant une plombe.
Il sort
MARK— Ouais…

Version de Mouawad et Bowman (Tableau 12 : 30)

Mark–Franco–June.
Franco— Les femmes !
Mark— Pas moyens d’vive avec, pas moyens d’vive sans.
Franco— Tchèque ! À matin j’avais la tête qui m’blowait en tabarnak. J’peux te l’dire en sacrament. Y avait deux bières dans l’frigo. Les deux tabarnak j’les ai calé righ true. J’me suis t’suite senti mieux. J’rentre dans chambre. Est encore en train d’dormir câliss…
Mark— June ?
Franco— Criss de plotte de trou slaque. A dort tout le temps. Juss parc qu’a attend un tabarnak de flo, a pense que ça y donne le droit de se r’poser toute la tabarnak de journée. J’ai mon sac à faire, chu là à chercher mes câlisses de jeans pis v’là qu’à s’réveille.
June— Frank !
Franco— A’ d’intérêt à avoir lavé mes tabarnak de 501 c’t’hostie d’plotte-là.
June— Frank ! Qué cé qu’tu fais ? Où c’est qu’tu t’en vas ?
Franco— J’décrisse ! Où qui sont mes hostis d’bas ? Toute prends deux fois plus de temps tabarnak, un lend’main d’brosse.
June— Où cé qu’ tu t’en vas ?
Franco— A commence à m’taper s’es nerfs tabarnak c’te criss de fente-là.
June— Où ?
Franco— J’te l’dis faut que j’décâlisse de d’là. J’ai une job à faire fait que j’décolle pour une coupe de s’maine. Si les boeufs s’ramènent câliss, on s’est pas vu d’puis un bon bout de temps. Tu penses que chu sur une ésti d’plate-forme, o.k ? On s’est pas vu, c’correc ?
June— Mais où cé qu’tu t’en vas, Frank ? Où cé qu’tu t’en vas tabarnak ?
Franco— Devine. Comme ça y pourront pas t’battre tabarnak pour savoir c’que tu sais pas câliss.
June— Tu peux pas décrisser comme ça, sacrament !
Il lui donne un coup de pied.
Franco— Y a pas une câliss de plotte qui m’parle de même. C’est la règle du jeu ciboire. C’t ’à prendre ou à laisser tabarnak !
June— Le flo ! Uh ! Le flo !
Franco— Le flo !! Le flo ! Ferme ta criss de yeule a’ec ton câliss de flo ! Pis d’toute façon y est même pas à moi c’te câliss de flo-là. C’qu’a lé ma crème à barbe…
June— Appelle un docteur.
Franco— Ch-t-en r’tard tabarnak, j’ai pas l’temps. Pis c’t’à cause de toi. Si j’rate c’te câliss de train-là…
June— J’ai mal, j’ai mal… appelle un docteur…
Franco— Faut que j’décrisse…
June— Le flo…
Franco— J’en ai déjà eu des flo a’ec d’aut’ filles, je sais c’que c’est. Elles s’imaginent que ça va être beau en tabarnak quand que l’flo va arriver, mais a va s’payer une câliss de suprise. J’peux tout te dire s’es tabarnak de flos. Un câliss de gros enfer de criss.
June— Fraaaank !!
Franco— Faut qu’j’aille me vider. Hoah ! Marco ! Fais pas l’smatt-là, mets mon nom pour la game de pool. On a encore du temps avant l’train…
Mark— Ouais…

L’une des principales caractéristiques de la pièce est l’emploi des injures, qui non seulement font parties du langage urbain d’Édimbourg, le langage des classes prolétaires, mais expriment aussi la violence, l’oralité et la brutalité des personnages, particulièrement chez Franco. Il n’y a pas une phrase où il ne jure pas. Le tableau ci-dessous dénombre les jurons relevés dans cette scène et leurs traductions belge et québécoise.

La difficulté des injures est qu’elles portent à elles seules toute la charge affective et brutale qui traverse tout le texte. Nous constatons qu’il y a une prolifération de jurons (34) dans l’original qui sont exprimés par fuckin (fuck, fucking), cunt et bastard. Ce qui saute aux yeux est que la version belge contient non seulement moins de jurons que l’original, mais encore moins que la version québécoise, ce qui peut supposer une certaine perte et pauvreté lexicales. Tandis que la version québécoise possède un éventail plus large de jurons que l’original, qui sont des sacres. Les sacres sont caractéristiques du joual et proviennent du jargon de l’Église catholique romaine. Bowman soutient dans ses commentaires qu’un des faits importants dans le cas de l’emploi des sacres est que les personnages de Welsh sont catholiques romains : « The repeated swear words of Franco’s speech are in current use as the ordinary expletive language of Montreal street French. The translators did not adapt them to particular use in this play because the characters were Catholic » (Bowman http://www.literarytranslation/index2.html). L’emploi de sacres illustre le caractère catholique des personnages. Les traducteurs Mouawad et Bowman ont donc employé par moments des doubles sacres pour mieux rendre le style langagier de Franco, mais aussi pour amplifier la violence de son langage. Par exemple, au lieu de seulement traduire cunt par plotte, ils ajoutent câliss, criss ou hostie. Le religieux prend une telle importance que nombre de dérivés ont été formés à partir de blasphèmes : « estie », « hostie », « décrisser ». Par le nombre de sacres plus élevé dans la version québécoise, le joual semble avoir un vocabulaire plus riche que le français belge et la langue d’Édimbourg. De ce fait, le joual reflète sensiblement mieux la langue écossaise que le franco-belge tout en restant fidèle à sa propre nature.

La version belge ne se tient qu’à quelques acceptions typiques de l’argot franco-belge. Par exemple, le mot fuckin et ses formes diverses sont la plupart du temps rendus par « putain ». « Bien que le cinéma américain doublé en France nous ait habitués à ce genre d’expressions, force est de constater qu’elles n’ont jamais réellement pénétré le parler québécois. […] il reste que la colère populaire ne s’exprime généralement pas de la même façon en Europe et en Amérique » (Adam 1996 : 180). Cette affirmation de Julie Adam justifie dans une certaine mesure le choix de Bowman et Mouawad d’utiliser le joual et son répertoire de sacres pour mieux traduire l’univers de Trainspotting.

Une autre caractéristique du vernaculaire d’Édimbourg est son vocabulaire sociolectal. Par définition, la langue employée dans la pièce est un sociolecte, qui « désigne en sociolinguistique tout langage propre à un (sous-)groupe social déterminé » (Chapdelaine et Lane-Mercier 1994 : 7 ). Il y a certains mots qui reviennent souvent dans le langage de Welsh et qui viennent de la langue écossaise. Le tableau ci-bas les énumère avec leurs traductions respectives.

Les traducteurs de chaque version ont tous opté pour une traduction propre à la langue d’arrivée choisie, respectant leur propre registre et respectant un registre parallèle à celui de l’original. Étrangement, la version québécoise traduit le mot « wummen » tout simplement par « femmes » sans aucun changement orthographique ni recours à un autre mot plus familier, alors que la version belge a employé le verlan en traduisant par « meufs ».

Le niveau de langue employé dans les deux versions est plutôt populaire à des niveaux différents. Le joual, par définition, déforme la langue et comporte des irrégularités phonétiques, syntaxiques, lexicales et morphologiques comme le eye dialect retrouvé dans l’original. Les mots sont écrits selon la prononciation pour représenter l’oralité sur papier et créer un rythme. McCarthy et Peyon dans leur version ont parfois tenté d’exprimer cette oralité orthographique en tronquant des mots, en employant l’apostrophe, mais dans l’ensemble, ils se sont tenus à une orthographe régulière. Pour renvoyer à l’emploi des sacres mentionné plus haut, certains mots comme « câliss/câlisses », « hostie/ésti » prennent diverses formes en parallèle aux mots « fuckin/fuck/fucking » qui expriment l’intensité de la violence et l’évolution de l’état d’âme dans lequel Franco se trouve. Il y a dans le sacre toute l’inscription sociale et émotive du personnage, une puissance et une rythmique du langage. L’emploi d’un anglicisme, « blowait » pour « nippin », dans la version québécoise accentue le caractère vernaculaire du joual, en réponse à la langue écossaise. La version belge a opté pour une expression imagée, « tronche dans le cul », pour rendre le sens de gueule de bois.

Tentons de retracer la position traductive, le projet et l’horizon traductifs de chaque tandem. Bien que rien n’ait été explicitement énoncé par Richard McCarthy ou Olivier Peyon, nous essayerons d’élaborer hypothétiquement leur démarche traductive en nous basant sur les conclusions de l’analyse effectuée. McCarthy et Peyon ont choisi un pseudo-verlan, des expressions argotiques tantôt typiquement belges et tantôt françaises. Leur registre se situe entre le langage populaire, de la rue et le franco-belge, parsemé de mots comme « bordel, merde, putain, nana, flics, tronche, gosse, bail, connasse, etc. ». Sur le plan textuel ou formel, l’orthographe reste en général normative, mis à part quelques déformations langagières et syntaxiques comme « j’me suis, j’rentre », il n’y a pas le constant eye dialect retrouvé dans l’original. Étant toutefois un texte destiné au théâtre, donc à la performance, cet eye dialect n’est pas nécessaire dans la mesure où l’accent est exprimé sur scène par les comédiens. Dans ce cas-ci, leur horizon et projet de traduction sont en fonction du public francophone belge ou français, employant un argot franco-belge assez compréhensible de tout membre de la francophonie. Comme Mouawad et Bowman, ils ont gardé les noms des personnages et les lieux.

« Les particularités du vocabulaire québécois par rapport au français de l’Hexagone ou au français dit “international” placent parfois le traducteur devant un choix malaisé : quelle variété de français doit-il privilégier lorsqu’il s’adresse à un public francophone relativement indéterminé ? » (Adam 1996 : 179). Mouawad et Bowman ont préféré recourir au joual pour leur version afin de mieux refléter la langue de Welsh. Bowman, ayant déjà remporté du succès pour ses traductions du joual vers l’écossais pour les pièces de Michel Tremblay, a voulu refaire l’expérience joual-écossais, mais cette fois-ci en sens inverse. Le projet de traduction du tandem a été énoncé clairement par Bowman lui-même dans « Translating Trainspotting, Notes on the Trainspotting workshop » :

I produced a literal draft into French with a detailed commentary on the language of the original. The commentary was at least as long as the text itself. After a few queries, Wajdi rendered the literal text into French. Then we went over the text speech by speech, refining and changing his first draft to make it as faithful as possible to the original without losing the living voice of the Quebec French. This draft was used in rehearsals which went on for a period of ten weeks. I was in attendance during the first six weeks and gave language notes at the beginning of almost every session. At this point, the collaboration of the actors was essential in developing the authentic Quebec voices of these Scottish characters (Bowman http://www.literarytranslation/index2.html).

Bowman et Mouawad ont adopté une méthode de travail très étroite, essayant de rester fidèles tant à l’original qu’au joual. Ce processus de traduction a été suivi d’un travail sur scène avec les comédiens, qui ont eux aussi participé à la révision de la traduction. Bowman et Mouawad affirment aussi qu’ils ont tenté dans leur traduction de refléter le rythme du texte original à travers la répétition et la prolifération des sacres. Ce processus de traduction montre à quel point la théâtralité et la performance des comédiens influencent la traduction même.

Bien que de nombreux traducteurs de théâtre, dont Jean-Michel Déprats, soutiennent que la traduction d’un dialecte par un autre dialecte dans le contexte théâtrale ne fonctionne pas, le joual de la version québécoise est plus proche textuellement et culturellement du vernaculaire écossais que le franco-belge. Nous faisons face à deux types de traduction : le transfert d’un vernaculaire à une langue majeure et le transfert d’un vernaculaire à un autre. La version en joual est plus parallèle à la version originale que la version belge, puisque deux langues minoritaires se répondent et se transfèrent l’une à l’autre. Le vernaculaire écossais et le joual ont un statut minoritaire face à la langue majeure et véhiculaire qu’est l’anglais standard et le français international. Ce sont deux langues résistantes qui ont une histoire et une relation semblables par rapport à la langue majeure. Voilà deux langues identitaires qui témoignent de l’inscription du sujet parlant ou écrivant par rapport à sa communauté linguistique que ce soit par leurs dimensions historiques, institutionnelles et fonctionnelles. Comme l’affirme Emily Apter, « it is precisely a meeting between argots over the bodies of the official tongues from which they depart. […] the bonds forged between ethnic and proletarian vernaculars in different cultures defy the gold standard of vehicular languages such as English and French » (Apter 2001 : 67).

La version belge eut un succès dès sa présentation. Les salles étaient pleines, complètes, sinon bourrées. Puis il y a eu des prolongations. Un public nouveau, interpellé, qui en redemande. La pièce attira un public de moins de 26 ans qui ont rarement ou jamais mis les pieds au théâtre. Voici quelques témoignages de spectateurs suite à la représentation :

[…] c’était extrême, provocant, puissant ! Je ne devais pas réfléchir, c’était vrai ! Je comprenais tout, on ne devait rien m’expliquer. Maintenant je sais ce que je dois vivre !

[…] cette pièce m’a remué psychologiquement et émotionnellement. C’est la première fois que cela m’arrive, mais n’est-ce pas le rôle du théâtre ? (Frère : http://poche.cediti.be/trainspotting/Outils/outils.htm)

La version québécoise, quant à elle, a été présentée en janvier 1998 et a remporté beaucoup de succès : dix représentations supplémentaires :

Plus sombre, plus sale, plus décousue, plus rugueuse que le film de Danny Boyle, Trainspotting, la pièce, ressemble à une série de shoots : une succession de flashs —où une drôlerie dérisoire le dispute à l’horreur— entrecoupée de noir. Les mots, traduits avec une efficace rythmique ordurière par Wajdi Mouawad et Martin Bowman, s’y bousculent, les émotions se télescopent. Pas toujours intelligible (comme le film d’ailleurs, en patois édimbourgeois), mais prenant. Un climat, un beat (Labrecque 1998).

Le but de cette étude n’était pas de chercher la meilleure version aux dépens de l’autre, mais bien de prendre en compte le caractère d’adaptation de la traduction théâtrale. La question primordiale soulevée en traduction théâtrale est bien « pour qui traduit-on ? ». La traduction théâtrale est avant tout une adaptation qui s’adresse à une communauté donnée, à une époque déterminée de son histoire. Elle est influencée par la mise en scène et la performance, voire la théâtralité. L’une des particularités de la traduction théâtrale est qu’elle est régie par les metteurs en scène, les comédiens et le public. « Dans le domaine du théâtre, il est vrai que le rapport étroit entre texte et jeu ne peut que justifier et faciliter la démarche du traducteur qui peut, dans une certaine mesure jouer des signes verbaux et non verbaux » (Tomarchio 1990 : 86). Les deux tandems de traducteurs ont choisi d’adapter le texte de Gibson (qui est lui-même une adaptation, une traduction intersémiotique de l’œuvre de Welsh) à leur culture respective. Non seulement le public doit être pris en considération dans tout horizon traductif, mais la notion de réception est aussi un facteur de la validité et de l’efficacité de la tradaptation. La traduction théâtrale est une expérience en soi. C’est la question du rapport d’une langue à une autre, d’une culture à l’autre, d’une histoire à l’autre… Comment faire réapparaître l’autre histoire, l’autre culture, l’autre langue dans celle de la traduction ?

  1. 1Cet article est la version écrite d’une communication présentée au colloque Odyssée de la traductologie, tenu le 21 mars 2003 à la Bibliothèque nationale du Québec.