Problématique de la fidélité en traduction

Si l’écriture sert à miner l’unité discursive qui s’impose comme un sujet collectif englobant, la traduction constitue une expérience à laquelle participe un récepteur actif et responsable. Loin d’être soumis à une cohérence textuelle rigide ou à une chaîne linéaire formée par narrateur-héros-narrataire, ou même à l’ordre du discours de la société réceptrice, le traducteur a pour tâche de s’introduire dans l’hétérogénéité du récit, dans le dialogisme interne de celui-ci d’emblée ouvert aux voix extérieures.

Dans cet article, nous tenterons de cerner le concept de fidélité dont la signification et la portée sont prédéfinies soit par une méthode de travail, soit par une visée ou une perception de l’activité traduisante elle-même.

Traduction selon la perspective linguistique

Dans les 1950, Vinay et Darbelnet proposent une méthode comparative, inspirée par les travaux de Saussure, qui relève davantage de la langue que de la parole. Selon cette école de pensée, l’équivalence se situe au niveau de la langue : il faut rendre la langue de départ le plus idiomatiquement possible, en accord avec son génie et le découpage de réalité qu’elle impose. Dans cette logique, un système linguistique est remplacé par un autre, vu que les phénomènes comparables peuvent être désignés par des codes linguistiques différents à condition qu’on respecte la spécificité formelle de la langue d’arrivée. C’est donc la structure du texte qui prime, c’est-à-dire en dehors de l’autorité de l’auteur qui, du même coup, devient un concept obsolète, car lié à la tradition idéaliste centrée sur le Logos qui garantit la transparence et la fixation de la signification.

La réalité extralinguistique, ce qui reste en dehors de la langue, c’est-à-dire le domaine e la parole, du discours, du langage vivant, devient l’objet d’études des théoriciens proposant la méthode interprétative, issue de la pratique des interprètes en consécutive et en simultanée, appelée aussi la théorie du sens. Son fondement est élaboré par Seleskovitch et Lederer de l’ÉSIT, qui inscrivent la traduction dans un acte de communication ou dans la sémantique du discours centrée sur le sens de l’idée exprimée et non sur la signification linguistique : le sens d’un énoncé est toujours contextualisé, mis en situation déterminée et destiné à un interlocuteur. Comprendre l’énoncé signifie comprendre l’intention et le vouloir dire du locuteur qui sont réarticulés à partir des connaissances du traducteur.

La distinction faite par Benveniste entre l’énoncé et l’énonciation, les travaux de Jakobson consacrés à la sémantique et la publication de la théorie des actes de langage par Austin en 1963 offrent une base solide aux théoriciens de la méthode interprétative. Le langage en tant que performance, grâce à ses trois forces, locutoire (centrée sur la langue et l’analyse sémantique du contenu de la proposition), illocutoire (centrée sur le locuteur et son intention communicative) et perlocutoire (centrée sur l’interlocuteur qui subit l’effet produit par l’acte de langage), acquiert un pouvoir d’action qui dépasse la pure expression, resserrant les liens entre celui qui parle et celui qui écoute. L’équivalence, selon cette perspective, serait la reproduction à la fois de l’intention du locuteur et de l’effet produit sur le récepteur.

Un des aspects les plus importants soulevés par les adeptes de la théorie du sens est, sans aucun doute, l’accent mis sur le rôle actif du destinataire. Dans le processus d’écoute du discours de l’autre, tout un savoir s’active pour atteindre la compréhension. Et plus l’information est obscure, plus le rôle actif de l’interprète ou du traducteur est mis de l’avant. Puisque la traduction fait partie de l’enjeu de communication, elle ne peut pas être envisagée comme un phénomène purement linguistique : le sens n’est pas donné, livré tel quel, mais construit par l’orateur/scripteur ainsi que par l’auditeur/lecteur (Seleskovitch 1984 : 10).

Toutefois, le postulat de Lederer, selon lequel le traducteur peut se passer « de toute référence formelle à la langue originale » (Lederer 1981 : 345), puisque seule la pensée saisie est prise en compte, simplifie l’acte de traduire, en le réduisant à une activité langagière facilement décodable, autrement, à un transfert efficace de l’information.

Force est de constater que la méthode interprétative connaît un succès auprès des traducteurs qui pratiquent l’adaptation, choix motivé par le souci d’établir une « interaction du traducteur avec son milieu » (Bastin 1990 : 217). Le plus fécond de ce genre de traducteur est probablement Nida, pasteur et traducteur biblique, qui vise avant tout l’efficacité de la communication dans le but d’évangéliser les peuples non chrétiens. L’équivalence dynamique prouve que tout est traduisible à condition que la forme, la spécificité de la langue de départ n’entrent pas dans le commerce du sens.

Traduction et sociocritique

La conception de la traduction réduite à l’acte de communication néglige ce que parler veut réellement dire, pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Bourdieu. À ce titre, il faudrait investiguer, à la manière de Foucault, les manipulations des énoncés motivées par les jeux de pouvoir, les lois du marché, l’inconscient avec ses désirs individuels et collectifs. Comme le remarque Derrida, l’efficacité de communication n’est pas égale à la véracité du langage (Derrida 1972 : 383). Les conditions de félicité d’Austin ne définissent que la réussite ou l’échec de l’acte de parole et non la vérité ou le mensonge du message transmis.

La méthode interprétative ou la théorie du sens, basée sur l’observation des interprètes en consécutive et en simultanée, ne trouve pas sa pleine application dans la traduction où l’on a à faire avec l’écriture, définie par Derrida comme une trace ou une « marque qui reste » coupée de son contexte initial, ou encore comme un espacement, empêchant l’appropriation du texte (Derrida 1972 : 377). D’ailleurs, le texte, l’objet matériel, qui se manifeste par l’écrit n’est jamais relié à une représentation qui lui serait propre, unique et fixe. Dans « Des Tours de Babel », Derrida explique que « si l’original appelle un complément, c’est qu’à l’origine il n’était pas là sans faute, plein, complet, total, identique à soi » (Derrida 1985 : 232). Issu de lui, le sens, ou « la chose du texte », pour employer le terme de Gadamer, se forme d’emblée par la différence. Avec l’absence de l’auteur et du contexte, l’intention (la force illocutoire) est invérifiable, donc l’effet reste variable d’un lecteur à l’autre.

Dans Ce que parler veut dire, Pierre Bourdieu prend également la position critique face à la théorie des actes de parole d’Austin. Même si, d’après Saussure, c’est la langue qui définit l’espace, il faut se demander quelle instance se trouve derrière la langue, qu’est-ce qui la forme et qui la manipule, car elle est loin d’être un simple assemblage de structures dont le social est exclu (Bourdieu 1982 : 9, 26). La communication entre les personnes n’est pas, de ce fait, une interaction verbale encadrée exclusivement par les possibilités expressives d’une langue, mais elle est régie par les structures transcendantes à l’interaction, comme le pouvoir, l’autorité, etc. (Bourdieu 1982 : 61).

Un exemple bien documenté est offert par Annie Brisset dans son étude de l’adaptation théâtrale au Québec, intitulée Sociocritique de la traduction. L’auteure se sert d’une méthodologie empruntée à la théorie ou à l’esthétique de la réception, élaborée dans les années 1960 par l’« école de Constance », notamment par H. R. Jauss et W. Iser. Cette approche, qui se veut pragmatique, objective et descriptive, procède à des déplacements majeurs au sein des études littéraires, l’accent étant mis sur le produit, le lecteur et la réception de l’œuvre et non sur le processus, l’auteur et la genèse du texte.

Adoptée en traductologie dans les années 1970 par I. E. Zohar de l’Université de Tel-Aviv et continuée par G. Toury et J. Lambert, la théorie de la réception mène au développement de la théorie du polysystème centrée sur le phénomène de la littérature (traductions incluses) comme une institution sociale. Du point de vue historique, l’étude porte sur les types de textes traduits à une époque donnée. Selon l’approche quantitative, il s’agit de savoir le nombre d’auteurs traduits, retraduits ou tombés dans l’oubli, et de quelle langue on traduit le plus ou le moins, à quel moment la production traductive augmente ou diminue. Quant à la quantité, il est primordial de connaître ce qu’on traduit, littérature classique, livres de qualité ou littérature rentable, du type populaire, comme le roman policier ou la collection « Harlequin », etc. L’ensemble de l’étude fournit une vision globale de la traduction dans une culture donnée à une époque donnée, il est révélateur de la société réceptrice. Quels sont les discours dominants dans les milieux reliés à la traduction ? Quels sont les discours politiques et économiques qui influent sur la traduction ? Bref, à partir de quel horizon d’attente un texte est-il perçu, compris et traduit ? Cet horizon est formé, selon la formule élargie de Jauss, par les normes esthétiques, sociales, morales et religieuses avec lesquelles le premier public ainsi que les récepteurs successifs accueillent une œuvre et qui, toutes ensemble, ont un impact indéniable sur l’interprétation du texte sur le plan diachronique. Puisque l’horizon d’attente est changeant, il donne la possibilité de trouver de nouvelles réponses à des questions posées dans le texte.

L’esthétique de la réception fait également découvrir jusqu’à quel point les œuvres étrangères participent à la formation de la littérature et de la culture locales. Il s’agit d’investiguer, comme le remarque Bassnett-McGuire, « the whole process of the absorption of a translated text into a given culture at a given moment in time » (Bassnett-McGuire 1991 : xii). De ce point de vue, la traduction ne se limite pas à l’introduction des auteurs d’un espace culturel différent ; elle ne répond pas seulement aux goûts du public en quête de nouveautés ou d’exotisme, mais elle s’impose comme un élément actif et dynamique à des modes d’écrire et de penser du nouveau public. Anthony Pym, soulevant les problèmes épistémologiques en traduction, déclare que « translation is intimately involved in the creation of a discourse » (Pym 1993 : 98), ce qui correspond au fait que, comme le soulève Jauss, « la fonction de l’œuvre d’art n’est pas seulement de représenter le réel, mais aussi de le créer » (Jauss 1978 : 33). Toute traduction, allant de la version la plus fidèle au cas extrême des traductions-appropriations qui déforment, manipulent et déguisent la voix originale —ce que nous verrons plus loin avec l’étude d’Annie Brisset mentionnée plus haut—, participe activement au dire d’une culture et à la projection d’une image de l’autre. Mais, à son tour, chaque zone linguistique, culturelle et sociale constitue « the environment of a literary system » (Lefevere 1992 : 14). Le texte traduit s’implante toujours à l’intérieur d’un système à plusieurs niveaux, poétique, symbolique, social, économique, politique, éthique, système préexistant qui accueille l’œuvre étrangère selon ses critères internes.

En déplaçant l’intérêt vers la réception des textes, la théorie de la réception se concentre sur le rôle du lecteur. « La vie de l’œuvre littéraire dans l’histoire, constate Jauss, est inconcevable sans la participation active de ceux auxquels elle est destinée. C’est leur intervention qui fait entrer l’œuvre dans la continuité mouvante de l’expérience littéraire, où l’horizon ne cesse de changer, où s’opère en permanence le passage de la réception passive à la réception active, de la simple lecture à la compréhension critique, de la norme esthétique admise à son dépassement par une production nouvelle » (Jauss 1978 : 45). Du même coup, la tâche du traducteur consiste à refuser le mimétisme et à choisir l’enrichissement du texte par une compréhension nouvelle ancrée dans l’historicité du destinataire, c’est-à-dire motivée par son horizon d’attente.

L’ouvrage d’Annie Brisset Sociocritique de la traduction s’inspire justement de la méthodologie proposée par l’école de Tel-Aviv qui consiste d’abord à trouver les normes, les contraintes et les hypothèses dans le domaine de la traduction et, ensuite, à expliquer l’effet que la traduction produit sur le public cible et sur son horizon d’attente garantissant l’accueil bienveillant ou hostile à une œuvre étrangère.

Tout comme Jakobson et Toury, Brisset considère la traduction comme un acte discursif lié à l’histoire et à ses impératifs ; en d’autres termes, il s’inscrit dans les discours sociaux dominants. L’acte de parole d’Austin est élargi ici par ce qui le transcende : l’autorité, l’idéologie, la tradition littéraire, les genres pratiqués, etc.

À la lumière des études menées dans le cadre de l’esthétique de la réception, l’équivalence en traduction reflète l’état de la société réceptrice. Une parcelle de l’histoire y trouve une place permanente. À la lecture de la traduction se dégage le mode d’être d’une langue, mais aussi le visage d’une société enfermée dans un moment historique précis.

Dans le cas des adaptations théâtrales au Québec entre les années 1970 et 1980, la fidélité à l’original est réduite à la création de soi-même, de sa propre identité nationale, de sa propre voix comme peuple. Cette période de l’histoire du Québec est marquée par un monologisme qui conditionne également la production de la traduction rattachée également à la manière d’écrire du moment. Brisset appelle ce type de traduction la « traduction perlocutoire », concept inspiré du troisième aspect des actes de discours d’Austin et de Searl, celui qui cherche à produire un effet : effrayer, alarmer, motiver, convaincre, éclairer, édifier, inspirer, etc. Cette force, qui consiste à vouloir produire un effet désiré sur le public, pourrait faire croire à une réelle visibilité du traducteur, mais, au fond, il ne s’agit que d’un acte servile, d’un oui à la voix collective.

Comme dans la méthode interprétative, c’est le message et son sens accentués par la joualisation qui prévalent et non le côté esthétique du texte, sa forme. Sauf que dans la traduction-appropriation, le contexte immédiat de l’acte de parole s’élargit au contexte socio-historique de l’énonciation qui se retrouve derrière la traduction. L’effet voulu (la persuasion dans le cas qui nous intéresse) est de plus ajouté à la version destinée au public cible au nom d’une urgence historique, ce qui ne se pratique pas dans le cadre de la théorie du sens où, au contraire, l’effet de la communication doit être reproduit tel quel d’une langue à l’autre. Si le locuteur (auteur, narrateur, etc.) cherche, par exemple, à faire rire le lecteur ou le public, le traducteur ou l’interprète sont obligés de faire de même, sinon l’acte de communication est manqué.

Vu que la traduction s’écrit avec l’aide de la société, qu’elle s’inscrit dans l’histoire et les enjeux économiques et politiques, qu’elle peut refléter l’ordre du discours ou appuyer un pouvoir, un travail critique est indispensable pour dégager ce que dans la pratique traductive tend à légitimer l’autorité et à faire disparaître les conflits qui jalonnent le cours de l’histoire. Le rôle instrumental que le traducteur accepte et assume, quelle que soit la forme d’autorité en vigueur (la parole divine, le génie de l’auteur, l’avis des spécialistes, les discours dominants, les idéologies en marche, etc.), devrait finalement être aboli au profit de la découverte de soi et de son rôle actif dans le processus traductif.

Traduction et réflexion herméneutique

Cela nous mène directement aux questions herméneutiques qui ont été soulevées par Mikhaïl Bakhtine dans l’ensemble de son œuvre. Le texte, selon lui, représente une source inépuisable de richesses promettant un renouveau de la pensée grâce à l’interprète qui libère l’auteur de la prison de son temps et fait sortir le potentiel insoupçonné des mots préservés. Mais le texte est aussi un événement dans la vie du destinataire, événement qui produit la pluralité et la différence, qui laisse place à la possibilité et à la rupture dans l’ordre habituel des choses. Du point de vue de l’interprétation, l’événement, contrairement à la contemplation et à l’explication, exige une participation active au dialogue, qu’il soit lecture, interprétation ou traduction. Le texte représente donc cette autre conscience qui agit sur celui qui lit, réfléchit, comprend, interprète, traduit. C’est grâce au texte que le lecteur réalise qu’il est inachevé, ouvert à la parole de l’autre et apte à se repenser. Il prend également conscience que l’auteur, tout en s’adressant à lui, l’incite au dialogue déjà en cours entre le créateur et ses héros, derrière lequel sont présents « les maillons antérieurs » du processus verbal.

Les maillons, ce sont, bien sûr, les énoncés faisant partie de « la chaîne de l’échange verbal » (Bakhtine 1984 : 301). Tout énoncé possède d’abord son auteur réel (locuteur ou écrivain) et se produit par un acte somatique de parole (intériorisé ou extériorisé). En parlant ou en écrivant, le sujet énonciatif s’approprie non pas une unité linguistique toute prête (phrase, proposition), mais crée un énoncé « déterminé par l’objet du sens et par l’expressivité, c’est-à-dire par le rapport de valeur que le locuteur instaure à l’égard de l’énoncé » (Bakhtine 1984 : 298). C’est pourquoi une telle production verbale, associée donc à une bouche, à un contexte précis, est toujours unique et non reproductible, contrairement aux unités linguistiques qui « servent de façon également satisfaisante toutes les valeurs, les plus variées et les plus opposée et toutes les instances du jugement de valeur » (Bakhtine 1984 : 298). L’effort de dire créativement quelque chose (le je qui parle) à propos de quelque chose (l’objet du dialogue) est une expression de la prise de position face à l’énoncé de l’autre (le tu qui s’est déjà prononcé). Ainsi, l’énoncé est une réponse qui « manifeste non seulement son propre rapport à l’objet de l’énoncé, mais aussi le rapport du locuteur aux énoncés d’autrui » (Bakthine 1984 : 299). Dès qu’on répond à un interlocuteur, on se trouve en face « des mots d’autrui, caractérisés, à des degrés variables, par l’altérité ou l’assimilation, […] [qui] introduisent leur propre expression, leur tonalité des valeurs, que nous assimilons, retravaillons, infléchissons » (Bakhtine 1984 : 296).

Pour que le dialogue puisse se poursuivre, il faut établir les frontières entre les énoncés, ce qui garantit l’alternance des sujets participant à l’échange verbal. Cela est possible dans la mesure où l’énoncé doit toujours être achevé : seul le tout d’un énoncé, qui contient le locuteur, l’objet et la parole de l’autre tourné à la fois vers le même objet, peut constituer une unité discursive valide.

Mais la chaîne verbale exige aussi la participation d’un destinataire. S’adressant à autrui, l’énoncé vise une réponse, une compréhension responsive active1, ouvrant l’unité achevée du discours et, par là, garant d’une pluralité de réceptions. Bakhtine explique que le destinataire se manifeste sous différentes formes : un interlocuteur immédiat, un ensemble de spécialistes, des proches ou des étrangers, des condisciples ou des adversaires, ou bien « lautre non concrétisé » (Bakhtine 1984 : 303). Cet autre joue un rôle très important parce que l’anticipation de sa « réaction-réponse » (Bakhtine 1984 : 302) influe sur l’élaboration de l’énoncé. Bakhtine spécifie que le destinataire peut être spécifique et identifiable, « peut coïncider en personne […] avec celui (ou ceux) à qui l’énoncé répond » (Bakhtine 1984 : 303). L’exemple typique, cité par le penseur, est l’échange épistolaire où le tu participe directement à l’élaboration de l’énoncé, parce que sa réaction-réponse est plus ou moins prévisible. De la même manière, le lectorat bien cerné facilite la tâche d’anticiper la réponse de l’autre. La situation se complique quand « la réaction-réponse sera présumée de façon pluridimensionnelle » (Bakhtine 1984 : 304), comme c’est le cas du texte destiné à la traduction.

Saisir le sens de l’original « déraciné » signifie l’ouverture du texte, son enrichissement par les contextes les plus variés et parfois très éloignés. Il est donc impensable, comme le souligne Henri Meschonnic, de traiter le texte à traduire à partir d’une théorie littéraire ou linguistique, car cela mène à une esthétisation de la littérature, alors que l’écriture est reliée à la voix, à l’éthique et à l’histoire (Meschonnic 1989 : 154). La traduction ne se limite donc pas à l’application d’un modèle atemporel de l’analyse du texte qui néglige la temporalité dans l’écriture et dans la réception, mais elle s’avère une participation active qui aboutit à la production et au renouvellement du sens.

C’est pourquoi il est important de concevoir la traduction comme une réécriture qui est soumise aux mêmes contraintes que l’écriture, comme le rappellent souvent Meschonnic et Derrida. La traduction est un texte achevé et autonome, et, comme tout autre énoncé, elle abrite, d’une manière particulièrement explicite, à la fois la parole de l’auteur et celle de l’autre. Non sans raison, Antoine Berman critique le postulat de Gideon Toury concernant la secondarité de la littérature traduite dans le polysystème littéraire d’une langue (Berman 1995 : 54). Les textes traduits, étrangers, venant du dehors, sont accompagnés de la translation qui les aide à s’implanter dans la culture d’accueil. Ils se greffent dans les réseaux discursifs de celle-ci et en deviennent une partie intégrante. Commentaires, critiques, interprétations, retraductions, renvois intertextuels constituent, dans la terminologie bakhtinienne, la chaîne dialogique qui ne connaît ni limites ni frontières. D’ailleurs Berman accorde une place importante non seulement à la traduction, mais également au sujet traduisant qui s’implique entièrement dans un travail de réflexion et de création qui est indissociable de son produit. L’approche herméneutique de Berman fait voir la traduction sous un autre angle : n’étant plus l’objet d’une analyse objective ni le phénomène ancré dans les discours sociaux souvent normatifs, elle acquiert un statut particulier par le fait même que le traducteur intervient dans le texte et devient le participant actif du grand dialogue, là, comme le répète souvent Bakhtine, où les profondeurs de la vie intérieure d’un individu se dévoilent.

D’autre part, si la littérature vise a priori la subversion et la transformation, la traduction devrait refléter et non camoufler cette idée fondatrice de l’art, l’art moderne en particulier. Le traducteur incarne une autre voix/voie et une autre historicité, il correspond au rythme de son époque, de sa culture et de son corps. Ainsi, Meschonnic déclare que « le sens des mots, devient un sens du temps, sens d’une histoire, sens d’un sujet » (Meschonnic 1989 : 185).

D’après Bakhtine, seul celui qui comprend le texte entre dans le dialogue comme un nouveau participant, car le texte s’adresse toujours à l’autre qui lit, écoute, interprète, se questionne et répond activement aux questions posées. Sans la compréhension, le dialogue est une pure abstraction, une répétition ou une obéissance à l’autorité. Sans la trace de la réponse qui serait incluse dans la réécriture, la traduction n’est qu’une activité monologique, un simple transcodage qui ne dévoile rien, qui n’enrichit ni le traducteur lui-même, ni le public, ni la culture au sens large du mot. Le sujet traduisant n’a pas le droit d’être neutre ou passif, selon cette règle qui est, au fond, une exigence éthique visant la créativité et la critique.

Outre les réponses données aux questions posées dans l’original, la traduction devrait préserver les traces des réponses que le traducteur se pose à lui-même. Pourquoi traduis-je ce texte ? Qu’est-ce que ce texte peut encore révéler grâce à moi ? Qu’est-ce qui survivra de moi-même grâce à la traduction ? Quel changement de mon horizon se produit grâce au travail sur le texte ? Quel préjugé, quelle conviction réussis-je à abandonner ? Quel nouveau sens puis-je acquérir ? Quelle influence puis-je exercer sur le public ?

Dans la situation où la voix du traducteur est introduite directement au texte, parce qu’il participe à la co-production du sens, la question de l’équivalence reste problématique. Philip Lewis, traducteur de l’essai derridien « La mythologie blanche », a nommé ce phénomène la « traduction abusive », qu’il identifie à « the strong, forceful translation that values experimentation, tampers with usage, seeks to match the polyvalencies or plurivocities or expressive stresses of the original by producing its own » (Lewis 1985 : 41). D’ailleurs, l’écriture de Derrida se prête facilement à un tel exercice de re-création, parce qu’elle « makes visible the very incidence of syntactic formations upon meaning-generation that is being argued » (Lewis 1985 : 57). Ainsi, le texte fait et ce qu’il dit, le traducteur doit opter soit pour le message, soit pour la performance (Lewis 1985 : 57). Quant à Lewis, il avoue avoir malheureusement privilégié le message en affirmant qu’il est difficile de traduire abusivement quand on appartient à une tradition dite classique qui domine notre langue et notre pensée (Lewis 1985 : 59). Mais cette vision rigide de la traduction est en train d’évoluer, comme le souligne Rachel May, grâce à une critique du type bakhtinien qui encourage les maisons d’édition à accueillir des projets plus innovateurs et, du même coup, à donner plus de liberté aux traducteurs (May 1994 : 5-6).

C’est ainsi que la traduction féministe a pu trouver sa place légitime parmi d’autres manières de traduire. La phrase connue de Luce Irigaray qui affirme que « si nous continuons à nous parler avec le même langage, nous allons produire la même histoire » (Irigaray 1977 : 205) résume l’idée fondatrice de ce projet. L’écriture ou la réécriture au féminin s’oppose à la voix des hommes, à une perspective unique à partir de laquelle le monde est perçu et compris. C’est au sexe opposé, se trouvant dans le discours périphérique, dans la position décentrée, d’ouvrir ou d’élargir cette vision. Loin d’être une lutte acharnée contre l’autre, le différent, ce projet sert à préparer un terrain fertile à la parole d’autrui (Bakhtine 1970 : 340).

Comme le moi transcendant et substantialisé n’existe pas, ni celui de l’auteur ni celui du traducteur, et comme le texte subit les transformations imposées par les lois du marché, les courants artistiques et intellectuels, l’individualité et la créativité du sujet traduisant, ainsi que les idéologies dominantes, l’équivalence en traduction est une compréhension responsive qui se forme grâce à un dialogue avec la multiplicité des discours (direct, indirect, quasi direct), la pluralité des voix, la diversité des positions (autocritique incluse) (May 1994 : 1). L’écriture ou la traduction sont, dans ce sens, des œuvres collectives, incluant les visées variées, comme la politique des maisons d’édition, les attentes du public ou les attentes éditoriales qui font partie du projet de la traduction.

Et comme la compréhension responsive est toujours partielle, imparfaite et limitée, l’équivalence « might be called the vitality of non-equivalence » (Emerson 1983 : 24). Ce qui est défini comme la perte ou la trahison en traduction n’est, en fin de compte, que « the impulse to life ; the interaction of two different, discrete systems » (Emerson 1983 : 25). D’où le phénomène de la retraduction qui est une manifestation du langage vivant et du texte comme potentialité infinie dont le sens se modifie selon le changement de l’horizon du lecteur. D’ailleurs la non-équivalence devient de plus en plus prononcée dans les sociétés contemporaines à la dominante multilingue dans lesquelles la traduction, au sens large, est une expérience quotidienne et une constituante de la culture. Il serait utile de rappeler à cet endroit que, pour Bakhtine, « le sens se répartit entre les diverses voix » (Bakhtine 1984 : 323) puisqu’il est issu du dialogue incessant.

Bien que le texte, tout comme le langage, soit, selon le penseur russe, le produit de l’interaction sociale, de ce qui se dit sur une place publique dans une activité verbale fébrile et incessante, c’est la liberté intérieure qui sauve le sujet écrivant, parlant ou traduisant de l’intersubjectivité envahissante : il est doté d’un pouvoir créatif qui offre une porte de sortie pour s’assumer individuellement, pour rester fidèle à soi-même. Écrire, lire, interpréter, traduire —autant de manières de mener le dialogue où s’exprime la vie intérieure la plus profonde dans une rencontre avec l’autre. L’expression de soi et l’accès à soi à partir de la perspective d’autrui se réalisent par la voix qui parcourt la distance entre les interlocuteurs. Aller vers l’extérieur permet et promet un retour vers soi toujours renouvelé et enrichi.

La production textuelle est aussi indissociable de la dimension temporelle : pour échapper au présent, le texte se dirige vers l’avenir qui signifie l’ouverture, l’inachèvement, la liberté, la possibilité. Le présent est lourd, sérieux, mensonger et menaçant. « L’aujourd’hui, écrit Bakhtine, ne peut pas ne pas mentir » (Bakhtine 2000 : 235). D’où l’importance du tiers anticipé par l’auteur, capable de donner sa réponse au texte dans un avenir lointain, à l’horizon plus libre et plus vaste. Pour les grands classiques de la littérature mondiale, cela s’explique dans la mesure où le nombre élevé d’interprétations, de traductions et de lectures, ou la chaîne dialogique, nourrit préalablement la compréhension du texte qui se transforme et qui agrandit son sens chaque fois que le processus de réception est repris. Probablement, Shakespeare nous paraît plus riche aujourd’hui qu’il ne l’était pour ses contemporains qui pouvaient retrouver et identifier les références à leur monde social, historique et culturel, bloquant ainsi le passage vers une interprétation plus profonde et plus créative. Si l’auteur aspire, comme le remarque Bakhtine, à un tel destinataire, c’est pour libérer sa création de l’emprise du temps présent qui ramène tout à la servilité, à l’utilité et à l’achèvement.

L’interprète ou le traducteur devrait garder aussi à l’esprit que l’auteur est avant tout celui qui dialogue avec son héros. Dans un court essai écrit dans la première moitié des années 1940, essai dans lequel Bakhtine formule les idées principales qui serviront à la composition du livre sur Dostoïevski, le penseur écrit d’une manière télégraphique ce qui suit : « La responsabilité devant son héros comme une responsabilité devant une personne vivante, la peur de niveler son aspect humain, d’insulter sa dignité humaine, de l’achever jusqu’au bout. L’aspiration d’élargir l’humanité, de trouver l’être humain là où personne ne l’a encore trouvé » (Bakhtine 2000 : 245). Ce passage évoque la dimension éthique de la réception, le destinataire étant un nouveau participant de l’activité dialogique initiée par la lecture. Les enjeux de la traduction ne se limitent donc pas au politique ou au poétique, parce que tout texte oblige le lecteur à s’ouvrir, à s’exprimer et surtout à ne pas rester neutre face aux prises de positions énoncées soit par l’auteur/narrateur, soit par les protagonistes.

Le mot de la fin

En passant en revue différentes approches à la traduction, nous avons tenté d’exposer le problème de fidélité. Nous avons abordé, tout d’abord, l’équivalence structurale (méthode comparative), ensuite, l’équivalence communicationnelle (école interprétative ou théorie du sens), l’équivalence dictée par l’institution littéraire de la société réceptrice (théorie du polysystème) et, finalement, la traduction dialogique ou événementielle qui introduit au cœur de l’activité traduisante le problème de la rencontre avec l’altérité. Mais aucune école de pensée n’épuise, au fond, la complexité de la traduction, qu’elle soit l’objet, le processus ou le résultat, l’activité traduisante pouvant être traitée comme une reproduction de la structure linguistique, une saisie et une transmission du message, une soumission à l’ordre du discours dominant ou bien une créativité subjective et responsable qui ouvre l’original au grand dialogue entre les individus, les sociétés, les cultures et les époques.

  1. 1Dans Le Marxisme et la philosophie du langage, Volochinov et Bakhtine définissent ainsi la compréhension responsive : « La compréhension se confond avec une prise de position active vis-à-vis de ce qui est dit et compris » (107), et plus loin, « comprendre l’énonciation d’autrui signifie s’orienter par rapport à elle, la replacer dans un contexte adéquat. À chaque mot de l’énonciation à décoder nous faisons correspondre une série de mots à nous, formant une réplique » (146).